vendredi 27 décembre 2019

Maurras éternel

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Maurras aurait eu 150 ans le 20 avril Plus souvent caricaturé que lu, le Martégal est fortuitement revenu sur toutes les lèvres lors d'une polémique inattendue. L'occasion de revenir aux textes mêmes de celui qui fait encore tant couler d'encre.
À priori, Jean-Noël Jeanneney n’est guère maurrassien. Ancien président de Radio France et des célébrations du Bicentenaire de 1789 l'homme est peu suspect d'adhésion à un quelconque coup de force antirépublicain. Pourtant, Jeanneney vient de claquer avec fracas la porte du Haut-Comité des commémorations nationales Mieux sur douze membres du Haut comité, ils sont dix à avoir démissionné, indignés par la décision du Ministère de la culture de supprimer le passage initialement dédié à Maurras (né le 20 avril 1868) au sein du Livre des commémorations 2018. « Une censure », selon eux. Il est vrai que la présence d'un tel passage, d'une mention du Martégal au sein d'un document républicain, ne pouvait qu'attiser la haine de quelques chiens de garde, et les vociférations de ceux qui ne l'ont pas lu. Exit, donc, le texte de présentation signé Olivier Dard, professeur en Sorbonne. Au lieu de cela, des commentaires de journalistes. Maurras selon Askolovitch ? « Un idiot complotiste ». Tout simplement.
L’ombre d'affaires troubles - l'antidreyfusisme, les quatre états confédérés, le maréchalisme, la condamnation pour intelligence avec l'ennemi - plane en effet sur la tombe de Maurras. Qu'importe qu'il fût l'un des plus vifs pourfendeurs de l'hitlérisme. Qu'importe qu'il fût, outre un polémiste de diable, un fin lettré comme on n’en fait plus que sa vision de l'État ait inspiré De Gaulle qu'importe son influence intellectuelle sur Bernanos, Maritain, mais aussi Lacan ou Althusser. Qu'importent toutes ces nuances Maurras est condamné une deuxième fois par le sénat des incultes, avide d’étiquettes infamantes. Sous la religion des bons sentiments, il n'est plus besoin de Saint-Office pour mettre le Martégal à l'Index.
Oh, certes, il existe bien un public lettré ou sympathisant qui se chuchote des aphorismes en forme de mots de passe « vivre c'est réagir » « pays légal, pays réel » « je suis Romain, je suis humain ». Mais il faut lire les textes dans leur épaisseur pour en comprendre la complexité, en saisir les faiblesses et les élévations, s’extraire de l’écume des commentaires oiseux et convenus.
C'est le projet de Martin Motte et Jean-Christophe Buisson avec cet épais volume (R. Laffont). Il compile harmonieusement des textes politiques essentiels fameux ou moins connus, poétiques, esthétiques, ou encore autobiographiques. Il faut souligner la qualité de l'appareil critique de M. Motte, antidote contre les jugements hâtifs et les anachronismes. Près de 1 300 pages, donc, pour se replonger dans une vie. Ce qui frappe, en lisant ce pavé, c'est que l’architecture générale de l’œuvre est moins classique que ce à quoi l’on pourrait s’attendre venant d'un atticiste. Non pas qu’elle soit brouillonne, loin de là, mais elle est évolutive, diverse on serait tenté de dire plurielle. Alors, faut-il parler de Maurras au pluriel ? Nous ne le croyons pas pour autant. Si les papiers changent, si les avis évoluent, si les opinions se forgent et s'éclaircissent en se débroussaillant, l'homme, lui, conserve un fil rouge. Ce fil, c'est un souci constant de pérennité de la Cité française; une Cité sujette à des affres divers, ce qui explique que le Maurras de 1886 ne soit pas exactement le même que celui de 1952. Mais sa pensée s’esquisse clairement, comme le résume J.-C. Buisson, « autour d'une certitude et d'une interrogation. La certitude l'homme est habité par deux activités en société, le travail et l'héritage (matériel, financier, spirituel, historique). L'interrogation quel pouvoir peut assurer ce double mouvement et arracher la France à son apathie synonyme de décadence ? »
Raison, lettres et doutes
La réponse, c'est la monarchie traditionnelle, héréditaire, antiparlementaire et décentralisée. On sait combien le monarchisme de Maurras est fait d'un bois particulier. Sa méthode est technique, c'est l’« empirisme organisateur » Analysant l'Histoire des hommes, disséquant la vie en société, disciple d'Auguste Comte, le Provençal entend tirer une loi rationnelle du cours des événements, et ainsi percevoir les germes du renouveau intellectuel, moral et politique de la patrie. Car son patriotisme ne vient pas d'un monarchisme d'habitude : c’est même l’exact inverse « la volonté de conserver notre patrie française une fois posée comme postulat, tout s'enchaîne, tout se déduit d'un mouvement inéluctable [ ] Si vous avez résolu d'être patriote, vous serez obligatoirement royaliste. La raison le veut ». Ce n est pas le moindre des paradoxes de Maurras que de batailler contre le Progrès tout en usant d'un procédé intellectuel fort moderne. Cette modernité de la méthode assure la singularité du Martégal, celle d'un contre-révolutionnaire pas comme les autres.
Mais on aurait bien tort de ne voir en lui qu'un doctrinaire. C'est d'abord dans les eaux fortes de la littérature - poésie et critiques littéraires - que fut ondoyé le Maurras écrivain. Lettres classiques, latines et grecques. Combien puissant fut son attrait pour la Grèce, celle d'Homère et Sophocle, bien sûr, mais aussi celle de Jean Moréas et de la lumière solaire, bien réelle, qui éblouit le jeune reporter lors des Jeux olympiques de 1896 ! La splendeur hellénique - opposée aux brumes germaniques - est un topos maurrassien, un fil d Ariane que l’on suit dans ses récits de voyage (Anthinéa) et ses textes provençaux. Car son atticisme et sa romanité ont partie liée à son provençalisme de Félibrige. Oliviers, cyprès, lumière, civilisation patinée par les siècles chez lui, Maurras rêve de la Grèce. Là-bas, comme en Toscane, il revoit sa chère Provence.
Sa fascination pour la Grèce prend des accents païens, parfois sensuels voire voluptueux des poèmes erotiques, inédits, sont publiés dans ce volume ainsi de la Devinette d'Ipsilon. Mais le Dieu des chrétiens n’est jamais très loin, qui finira par triompher. C'est le même homme qui fait ses dévotions au Cariatides en 1896 et compose la Prière de la fin (1950)
« Et je ne comprends rien à l'être de mon être :
Tant de dieux ennemis se le sont disputé !
Mes os vont soulever la dalle des ancêtres :
Je cherche, en y tombant, la même vérité
[…]
Comment croire Seigneur pour une âme que traîne
Son obscur appétit des lumières du jour ?
Seigneur endormez-la dans votre paix certaine,
Entre les bras de l'Espérance et de l'Amour ».
À nos interrogations contemporaines sur la foi et l'identité, sur la civilisation, sur les racines et l'universel, la pensée maurrassienne peut être une forme de viatique.
Une œuvre actuelle
Plus qu'une somme de souvenirs épars et de documents historiques, il s'agit de textes d'une étonnante actualité. Les bases solides d'une anthropologie politique classique - la politique naturelle : animal social, prudence - permettent à Maurras d'anticiper les affaires de la Cité. La question se pose-t-elle d'un jacobinisme étouffant ? On peut relire la Déclaration des félibres fédéralistes (1892) et L'idée de la décentralisation. Une loi rompt-elle avec l'ordre naturel des choses ? Le Martégal, par la voix cristalline d’Antigone, répond : « l'anarchiste c'est Créon ». Le régime des partis semble-t-il nuire à la puissance française ? Lisez Kiel et Tanger. L'islam politique apparaît-il comme un défi majeur ? Maurras l'avait déjà entr'aperçu en 1926, lors de l'inauguration de la grande mosquée de Paris. Faut-il construire des murs ou poser des ponts ? Le Provençal nous met à l’école sicilienne « Quand Syracuse est prise Archimède est égorgé, et tant pis pour le théorème ».
Oui, Maurras a ses obsessions, ses travers, ses limites son incapacité à passer de la théorie à l'action concrète, par exemple. D'aucuns n'ont voulu retenir que les regrettables échos de son antisémitisme d'Etat ou de terribles articles au vitriol. On l'a peint en vieux bougon haineux. Mais sa curiosité est immense et généreuse, et sa plume livre un cri de vitalité. Dans une lettre à Pierre Boutang (1950), le prisonnier de Clairvaux vibre d'une éternelle jeunesse. S'y mêlent convictions solides, fragilité toute humaine, espérance chrétienne, eschatologique enfin. C'est un testament fondateur :
« Nous bâtissons l'arche nouvelle, catholique classique hiérarchique humaine où les idées ne seront plus des mots en l'air ni les institutions des leurres inconsistants ni les lois des brigandages, les administrations des pilleries et des gabegies - où revivra ce qui mérite de revivre, en bas les républiques, en haut la royauté, et par-delà tous les espaces, la papauté.
Même si cet optimisme était en défaut, et si, comme je ne crois pas tout à fait absurde de le redouter la démocratie étant devenue irrésistible, c’est le mal, c’est la mort qui devait l'emporter et qu’elle ait eu pour fonction historique de fermer l'histoire et définir le monde, même en ce cas apocalyptique, il faut que cette arche franco-catholique soit construite et mise à l'eau face au triomphe du Pire et des pires.
Elle attestera, dans la corruption universelle une primauté invincible de l'Ordre et du Bien. Ce qu'il y a de bon et de beau dans l'homme ne se sera pas laissé faire. Cette âme du bien l'aura emporté, tout de même, à sa manière, et périssant dans la perte générale, elle aura fait son salut moral et peut-être l'autre. Je dis peut-être, parce que je ne fais pas de métaphysique et m’arrête au bord du mythe tentateur mais non sans foi dans la vraie colombe comme au vrai brin d'olivier en avant de tous les déluges »
Charles Maurras. L’avenir de l'intelligence et autres textes, édition établie par M. Motte, préface de J.-C. Buisson, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1280 p.

François La Choüe monde&vie 19 avril 2018

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