lundi 30 novembre 2020

Histoire de la Divination - Accademia

18 juin : deux batailles et un discours

 Au calendrier de l'histoire de France, le 18 juin tient une place avantageuse en raison de trois « crus » dont l'importance n'est pas comparable 1429, 1815 et 1940.

À l'époque où l’Éducation nationale enseignait encore l'histoire de France, les écoliers français connaissaient mieux Crécy et Azincourt que la bataille, pourtant décisive, de Patay, remportée le 18 juin 1429 par l'armée de Jeanne d'Arc sur une armée anglaise commandée par John Fastalf et John Talbot. Cette rencontre suivait la délivrance d'Orléans, le 8 mai, et les prises de Jargeau, le 12 juin, Meung-sur-Loire, le 15, et Beaugency, le 17. Tandis que la Pucelle exhortait le duc d'Alençon à poursuivre les Anglais - « En nom Dieu, il faut combattre et tout de suite. S'ils étaient aux nues, nous les aurions » -, Talbot décida d'attendre les Français près du village de Patay. 

La tactique anglaise devait être la même qu' à Azincourt quatorze ans plus tôt. les archers armés du longbow - grand arc en bois d'if -, bien entraînés et protégés par des pieux fichés en terre en avant de leurs positions, décimeraient la cavalerie française. Mais à Patay, l'armée anglaise n'eut pas le temps d'organiser sa défense. Un cerf effrayé par des éclaireurs français s'enfuit du côté des archers qui poussèrent des cris, révélant leur position aux Français. La cavalerie de l'avant-garde française, conduite par Etienne de Vignolles, dit La Hire, les attaqua de flanc et les massacra, puis la cavalerie anglaise fut à son tour bousculée. Talbot fut fait prisonnier, Fastalf prit la fuite. Pour les Anglais, le bilan était lourd 2000 à 2500 tués, contre une centaine de Français (moins de cinq selon certaines sources…). La bataille de Patay ouvrait à Charles VII la route de Reims, où il fut sacré le 17 juillet, ce qui établit sa légitimité face aux prétentions anglaises et aux doutes sur sa filiation.

Waterloo, fin d'une partie perdue d'avance

Aussi décisive, la bataille de Waterloo, en Belgique, le 18 juin 1815, associe dans la mémoire française le souvenir d'une défaite cuisante avec les derniers feux de la gloire impériale. Napoléon dispose de 125000 hommes, l'anglais Wellington de 90000, le prussien Blücher de 120000. L'Empereur décide de battre ses adversaires séparément. Le 16 juin, le maréchal Ney repousse les Anglais aux Quatre-Bras, tandis qu'à Ligny, Napoléon défait les Prussiens qu'il ordonne au général Grouchy de poursuivre avec deux corps d'armée. Le 17 au soir, l'empereur rejoint les Anglais retranchés sur le plateau du Mont-Saint-Jean, au sud du village de Waterloo. Il pleut toute la nuit et le lendemain l'attaque doit être différée en raison du terrain boueux et de la fatigue des soldats : la bataille ne s'engage que vers 11 h 30, sur un front de quatre kilomètres. En contre-bas du plateau, les Britanniques ont transformé en redoutes les fermes d'Hougoumont à l'ouest, de La Haye-Sainte au centre et de la Papelotte à l'est. Les assauts français sont partout repoussés. Vers 15 heures, au centre, Ney conduit, de sa propre initiative mais trop tôt, la charge des cuirassiers dont Victor Hugo restituera plus tard la dimension épique - « C'étaient des hommes géants sur des chevaux colosses »(1) Napoléon lui-même lance toute sa cavalerie pour casser les carrés anglais. Mais vers 14 heures, les Prussiens, échappés à Grouchy, sont apparus à l'est, contraignant Napoléon à envoyer pour les contenir ses réserves d'infanterie, qui lui manquent contre les Anglais. À 19 heures, l'empereur fait donner la garde… mais ces vétérans eux-mêmes reculent ! Wellington passe alors à l'offensive, tandis que les Prussiens s'emparent du village de Plancenoit, sur les arrières des Français qui, gagnés par la panique, se débandent. Le souvenir s'est conservé de la résistance désespérée du dernier carré de la Vieille garde et du « mot » - légendaire - du général Cambronne, sommé de se rendre par les Anglais « La garde meurt et ne se rend pas ! Merde ! »

La bataille de Waterloo termine l'aventure vouée à l'échec des Cent jours. Napoléon eût-il vaincu que la guerre n'en aurait pas pris fin pour autan. Les puissances coalisées étaient déterminée à en finir avec la Révolution, qu'il continuait d'incarner. « Son génie a prolongé, à grands frais, une partie perdue d'avance », a écrit Jacques Bainville(2). Pour la France, le dernier sursaut de l'Aigle a eu un coût démesuré.

Le glaive contre le bouclier

Victoire ou défaite, Patay et Waterloo ont vraiment influencé le cours de l'histoire. Le troisième « 18 juin » n'est pas de même nature. Le bref discours radiophonique prononcé le 18 juin 1940 par Charles De Gaulle habille la légende d'un homme, construite à des fins de propagande. Peu de Français l'ont entendu combien devaient écouter un général presque inconnu sur la BBC, alors que la France entière était stupéfaite par la défaite, que les soldats français continuaient à se battre et à mourir (l'armistice ne sera signé que le 22 juin), qu'un million d'entre eux étaient prisonniers et que dix millions de civils erraient au long des routes, épuisés et mitraillés par les stukas ? Le texte de ce fameux appel à la résistance commence par une accusation : « Les chefs qui, depuis de nombreuses années, sont à la tête des armées françaises, ont formé un gouvernement. » L'adversaire désigné n'y est pas la classe politique de la IIIe République qui a conduit la France au désastre, mais les militaires - en premier lieu le maréchal Pétain, que le président Lebrun a en effet chargé, le 16 juin, de former un gouvernement pour conclure un armistice qui paraît inévitable. Depuis Londres, le « glaive » choisit de frapper le « bouclier ».

1). Victor Hugo, Les Misérables.

2). Jacques Bainville, Napoléon.

Hervé Bizien monde&vie 2 juillet 2015 n°910

Great Reset ou la grande réinitialisation - La Franc Maçonnerie et son r...

dimanche 29 novembre 2020

Il faut encore penser... contre la Révolution française !

 avec Philippe Pichot-Bravard

Philippe Pichot-Bravard est docteur en droit, maître de conférences en histoire du droit, directeur d'émission sur Radio Courtoisie. Son livre, La Révolution française, a été couronné du Prix Renaissance des Lettres 2015 remis par le prince Sixte-Henri de Bourbon-Parme. Il a osé revenir sur une bibliographie bien fournie et ajouter un livre à tous les livres qui évoquent la Révolution française. Un livre de plus, après Gaxotte, après Soboul… Mais pas un livre de trop.

Quel était votre angle d'attaque dans ce livre ? L'histoire des idées ?

Ma formation d'historien du droit et d'historien des idées politiques me porte à prêter une attention particulière aux conceptions philosophiques, à l'évolution des mentalités, à la conception du droit, à la traduction des idées dans la législation, au contenu des constitutions et des lois. Jusque-là, l'histoire de la Révolution, et d'une manière générale, l'histoire de France, a été écrite par des historiens des facultés de lettres. Un historien du droit peut apporter un éclairage différent, qui insistera moins sur l'événementiel (sans pour autant le négliger) pour offrir de la Révolution une analyse philosophique, un éclairage institutionnelle et juridique qui mettra en valeur les traits les plus saillants, ceux qui sont utiles à la compréhension de l'événement. Ainsi, certains aspects très importants, habituellement négligés par les historiens des Lettres sont mis en valeur. Un exemple ? La définition par l'abbé Sieyès du système représentatif sur lequel repose notre ordre constitutionnel. 

C'était le 7 septembre 1789. À la tribune de l'Assemblée, il expliqua aux députés qu'ils avaient le choix entre deux formules politiques : la démocratie, régime dans lequel le peuple décide lui-même des lois auxquelles il doit obéir, et le régime représentatif, dans lequel le peuple élit des représentants qui décident à sa place de ces lois, des représentants qui, une fois élus, échappent complètement à ceux qui les ont élus, votant la loi en leur âme et conscience, sans être tenus par quelque mandat impératif que ce soit. Le choix dès cette époque d'un système représentatif illustre finalement toute l'ambiguïté de notre système politique qui se prétend démocratique alors qu'il est représentatif, c'est-à-dire, par nature, oligarchique. L'une des tensions les plus fortes que connaît notre système politique découle de là.

Une leçon magistrale contre l'idéologie des droits de l'homme

Qu'est-ce que la « régénération de l'homme » pour un révolutionnaire ? Comment s'y prend-on pour refabriquer l'homme ?

La Révolution française a eu pour ambition essentielle de régénérer la société et de régénérer l'homme, c'est-à-dire, de donner naissance à une société nouvelle et à un homme nouveau, « le citoyen », auquel Jean de Viguerie vient de consacrer une très belle étude. Le mot « régénération » souligne le caractère religieux de cette ambition, caractère dont témoigne, dès la Fête de la Fédération, la volonté d'établir une religion du citoyen, religion théorisée par Rousseau dans Le Contrat Social, dont la Patrie révolutionnaire est la divinité, dont la Constitution et les droits de l'homme sont l’Évangile. L'idée de l'homme nouveau est bien présente dès 1789. « Chargée défaire le bonheur d'un peuple, […] il fallait renouveler ce peuple même, changer les hommes, changer les choses, changer les mots. […] Il faut renouveler ce peuple, le rajeunir, changer ses formes pour changer ses idées, changer ses lois pour changer ses mœurs, et tout détruire, oui, tout détruire, puisque tout est à recréer », explique, par exemple, le député Rabaut Saint-Etienne le 12 novembre 1789. L’ambition de « changer les hommes » est nourrie par la conception matérialiste et sensationniste de l'homme, typique des penseurs des Lumières et des acteurs de la Révolution. Si l'homme n'est qu'une petite machine réagissant aux sensations qu'il perçoit, si l'homme est façonné par son environnement, alors il devient techniquement concevable de changer cet homme en changeant cet environnement, en manipulant les sensations qu'il perçoit. De cette régénération, la loi est l'instrument privilégié, ce qui suppose que le législateur intervienne dans tous les domaines de la vie sociale, ce qui était inconcevable au temps de la monarchie absolue. La mission régénératrice assignée à la loi a survécu au Coup d’État de Bonaparte le 18 Brumaire. Elle apparaît ainsi, comme l'a montré Xavier Martin, lors de la rédaction du code civil, entre 1800 et 1804. Outre la loi, les fêtes révolutionnaires, constitutionnellement établies en 1791 en 1793 et en 1795, sont un outil de toute première importance. Il s'agit, à l'occasion de grands rassemblements, de mobiliser tous les arts (le chant, la musique, la danse, la sculpture, la rhétorique…) afin de faire impression sur chaque citoyen et de le transformer à son insu. De plus, l'instauration d'un nouveau calendrier, en 1793, est explicitement justifiée par Fabre d'Eglantine on retrouve dans cette ambition calendariste, la volonté de « régénération du peuple français ». Il s'agit de « substituer […] au prestige sacerdotal la vérité de la nature ». Dans l'esprit des conventionnels, la déchristianisation du calendrier doit engendrer la déchristianisation des mentalités. Sous le Directoire, le gouvernement se donne beaucoup de mal pour faire respecter ce calendrier révolutionnaire dont pas grand monde ne veut. L'enjeu est d'importance : « Le calendrier républicain […] est une des institutions les plus propres à faire oublier jusqu’aux dernières traces du régime royal, nobiliaire et sacerdotal », explique un arrêté du 3 avril 1798. Ce calendrier ne sera abandonné qu en 1806. Enfin, parmi les outils de régénération, il en est un autre qui a conservé toute son actualité l'instruction publique, dont le conventionnel Marie-Joseph Chénier a pu dire, le 5 novembre 1793, qu'elle avait d'abord pour but « déformer des républicains ».

Quelle est l'ambiguïté des droits de l'homme ? Demeure-t-elle aujourd'hui ?

Il y a une triple ambiguïté dans la déclaration des droits de l'homme. Premièrement, il existe dans la déclaration une tension entre l'article 2 qui proclame l'existence de droits naturels de l'homme et l'article 6 qui définit la loi comme l'expression de la volonté générale, l'article 6 fait de la volonté de la nation souveraine la source de toute norme juridique; ce faisant, il escamote l'existence d'un ordre naturel supérieur à la volonté du législateur. Or les constituants, de manière volontaire, ont refusé d'établir un organe et une procédure juridique permettant de vérifier que les textes adoptés par le législateur soient réellement respectueux des droits naturels proclamés dans la déclaration. Avec la déclaration des droits de l'homme, la volonté du législateur ne rencontre plus aucune limite, ce qui était l'une des conditions de la régénération révolutionnaire. Deuxièmement, comme l'a montré Edmund Burke, le caractère abstrait des droits de l'homme n'offre aucune garantie. Tout au contraire, la Liberté abstraite s'avérera très rapidement redoutablement dangereuse pour les libertés concrètes. Un exemple, parmi d'autres ? L'article premier proclame que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit ». Or, quelques mois plus tard, l'Assemblée constituante ventile les citoyens en quatre catégories censitaires, les citoyens passifs, les citoyens actifs, les citoyens actifs éligibles et les citoyens actifs éligibles à la députation. Les deux-cinquièmes des hommes se voient ainsi privés du droit de vote et les trois-quarts sont exclus de l'éligibilité. Troisièmement, la déclaration des droits de l'homme passe pour porter une conception élevée de l'homme; en réalité, elle exalte l'homme comme individu, mais, en escamotant la nature spirituelle et sociale de cet homme, elle l'appauvrit considérablement. J'invite ici le lecteur à consulter les ouvrages du Pr. Xavier Martin qui a mis en lumière le réductionnisme anthropologique qui découle du matérialisme et de l'individualisme des Lumières.

Aujourd'hui, notre système occidental insiste beaucoup sur la promotion de droits de l'homme, abstraits, qui restent soumis à la définition qu'en donnent les institutions, et notamment les cours suprêmes de justice, nationales et supranationales, définition qu'adopte une opinion publique changeante et partiellement mondialisée, que des campagnes de presse peuvent guider aisément. De là d'inévitables inflexions qui permettent de concilier ces droits de l'homme avec de puissants intérêts économiques et idéologiques. Ainsi, la promotion des droits de l'homme coexiste harmonieusement avec le refus catégorique des sociétés contemporaines de protéger la vie des êtres humains depuis la conception jusqu'à la mort naturelle. Comment accorder du crédit à l'idée de droits de l'homme lorsque le premier droit, celui de vivre, est non seulement nié mais combattu afin de satisfaire tout à la fois les revendications idéologiques du féminisme révolutionnaire, les préoccupations malthusiennes des organisations supranationales et les calculs financiers des laboratoires de recherches ?

Être contre-révolutionnaire aujourd'hui

La franc-maçonnerie a-t-elle un rôle dans la Révolution française ?

La Révolution française a été un événement d'une grande complexité. Dans les années 1780, la France, par-delà ses indéniables atouts, traverse une crise très grave, crise des mentalités, crise sociale, crise institutionnelle et financière, aggravée ultimement, en 1787-1789, par une dégradation de la situation économique due à des difficultés climatiques et à la mise en œuvre d'un traité de libre-échange avec la Grande-Bretagne. Cependant, il y a aussi, au sein des élites sociales, nobiliaires et surtout bourgeoises, des hommes qui aspirent à bouleverser les institutions et l'ordre juridique de la France pour construire une société nouvelle. Ces hommes appartiennent aux sociétés de pensée, c'est-à-dire à des cercles de sociabilité, reliés entre eux, qui s'intéressent aux questions politiques, économiques et sociales. Ce sont les cabinets de lecture et les loges maçonniques. Ces sociétés de pensée ont joué un rôle important dans la déstabilisation de la monarchie. Elles ont orchestré la fronde des corps intermédiaires contre le cardinal de Loménie de Brienne et la réforme Lamoignon au cours du printemps 1788. Pendant l'hiver 1788-1789, elles ont préparé activement la réunion des assemblées d'électeurs et l'élection des députés, réussissant à faire élire leurs amis presque partout dans les assemblées du Tiers-État, et souvent même, dans les assemblées du Clergé. La stratégie et les objectifs des sociétés de pensée ont été décrits par l'abbé Sieyès dans son pamphlet, Qu'est-ce que le Tiers-État ? Cette stratégie fut mise en œuvre avec succès entre le mois de mai et le mois de juillet 1789.

Y-a-t-il une essence de la Révolution française valable à toute époque, qui justifie que Ton soit contre-révolutionnaire aujourd'hui ?

L’essence de la Révolution réside dans la volonté de faire table rase de l'héritage des pères, de l'ordre naturel, dans la négation du réel, la négation de la transcendance, dans l'ambition de construire une société entièrement élaborée par la volonté humaine, constituée d'hommes qui sont « régénérés », refaçonnés par la main de l'homme. Le conflit qui n'a pas manqué de surgir entre cette ambition idéologique et le réel a débouché sur la première expérience totalitaire des temps contemporains, source d'inspiration puissante, souvent explicitement assumée, des grands totalitarismes du XXe siècle. Etre contre-révolutionnaire aujourd'hui exige d'abord le respect du réel, le respect de l'autorité effective du droit naturel, tel que le concevait la pensée juridique romaine et la philosophie thomiste. Être contre-révolutionnaire exige aussi un retour de chacun sur soi-même afin de se libérer de soi, du subjectivisme, de l'insupportable, stérile et omniprésent « Moi, je pense que » pour rechercher la justice, pour admettre les faits tels qu'ils sont et non tels qu'on voudrait qu'ils soient. Être contre-révolutionnaire dans la Cité repose sur deux principes l'enracinement et la transcendance.

Philippe Pichot-Bravard, La Révolution française, éd. Via romana 294 pp. 24 euros, préface de Philippe de Villiers Postface de Reynald Sécher

Propos recueillis par l'abbé G. de Tanoüarn monde&vie 20 mai 2015 n°908

Inquisition : l’histoire contre la légende

 « Inquisitio », thriller diffusé sur France 2 au mois de juillet, réunit tous les clichés imaginables sur l’Inquisition. Il faut lire en contrepoint le livre de l’historien Didier Le Fur, qui remet la réalité en perspective.

     Du sang, du sexe et de la mort, des bourreaux et des comploteurs, des méchants très méchants et des gentils très gentils : excellents ingrédients pour un thriller. Nicolas Cuche y a recouru sans compter dans Inquisitio, téléfilm dont il est à la fois le concepteur, le réalisateur et le scénariste. L’oeuvre, présentée comme « la saga de l’été », sera diffusée par France 2 lors des quatre mercredis du mois de juillet. Le problème , c’est que ce thriller se déroule au XIVe siècle et que l’auteur, au nom de la « liberté romanesque », mêle sans vergogne l’histoire et la fiction. Pour un historien, l’exercice serait déjà à haut risque. Mais de la part d’un non-historien, il relève de la tromperie quand sont travestis des faits et des personnages qui ont réellement existé et sur lesquels les archives nous renseignent parfaitement. Ce qui est le cas ici. « Inquisitio n’est pas une leçon d’histoire homologuée par une batterie d’experts », reconnaît Nicolas Cuche. Mais l’avouer ne constitue pas une excuse, car le téléspectateur non averti avalera comme authentiques toutes les erreurs et les invraisemblances d’une série qui semble relever du grand Guignol, et non de l’histoire.

     Nous sommes en 1370. Le Grand Schisme divise l’Occident : un pape règne en Avignon, l’autre à Rome. A Carpentras, la peste décime la population. Persuadé qu’il s’agit d’un fléau envoyé par Dieu pour punir les hommes de leurs errements et qu’il n’y a rien d’autre à faire que de traquer le péché et l’hérésie, le grand inquisiteur nommé par le pape d’Avignon s’oppose à un médecin juif, esprit éclairé, qui veut éradiquer la maladie. Mais tous deux sont pris dans les péripéties d’un complot fomenté par le pape de Rome, qui veut éliminer son rival d’Avignon.

Un mythe forgé au XIXe siècle

Entre quelques scènes de torture ou de viol, le film donne à voir Clément VII (le pape d’Avignon) dans son bain en compagnie de jeunes personnes dévêtues, des fidèles d’Urbain VI (le pape de Rome) inoculant la peste dans le Comtat Venaissin sur ordre de Catherine de Sienne – la sainte mystique étant réduite à une névrosée aux pulsions meurtrières.
      « Inquisitio raconte l’échec et les ravages du fanatisme religieux et de l’intolérance », assure le producteur de la série télévisée. « L’Inquisition, constate en écho l’historien Didier Le Fur, reste dans l’imaginaire collectif un temps de violence et d’abus, le temps d’une justice arbitraire conduite par des religieux. Un temps d’obscurantisme et d’intolérance, un temps de nuit, d’ignorance, où régnait, victorieuse, la superstition » *. Mais le chercheur d’ajouter aussitôt : « La légende fut bien construite. »
     Spécialiste du Moyen Age tardif et de la Renaissance, Le Fur publie un livre particulièrement précieux pour ceux qui voudront comprendre quelque chose à l’Inquisition en évitant les divagations d’un feuilleton télévisé. L’origine, les buts, les méthodes et les effets de cette institution médiévale, si contraire à la mentalité contemporaine, y sont exposés en s’appuyant sur les travaux universitaires qui, depuis une trentaine d’années, ont abouti à la déconstruction d’un véritable mythe dont on sait qu’il a été largement instrumentalisé par les anticléricaux. En 1829, sous la Restauration, Etienne-Léon de Lamothe-Langon publiait ainsi une Histoire de l’Inquisition en France dans laquelle, affirmant avoir travaillé à partir de documents inédits tirés des archives ecclésiastiques de Toulouse, il décrivait avec force détails les crimes imputables aux tribunaux inquisitoriaux, alignant noms de victimes, dates et lieux. Dans les années 1970, deux historiens britanniques, Norman Cohn et Richard Kieckhefer, voulurent examiner la thèse de Lamothe-Langon à partir de ses sources originales : quelle ne fut pas leur surprise de constater que les archives en question n’avaient jamais existé ! « Le texte de Lamothe-Langon, raconte Didier Le Fur, est aujourd’hui considéré comme une des plus grandes falsifications de l’histoire. »

Combattre l’hérésie cathare

L’Inquisition médiévale, fondée au XIIIe siècle, possède une légende noire qui doit beaucoup à la confusion avec les excès de l’Inquisition espagnole, organisation politico-religieuse née au XVe siècle et destinée à assurer la cohésion sociale du nouveau royaume de Castille et d’Aragon sur la base de l’unité de foi. En Provence et dans le Languedoc, les tribunaux ecclésiastiques institués dans les années 1230 avaient pour but, eux, de réduire les hérésies, notamment celle des cathares. Refusant l’arbitraire, ils procédaient de façon formaliste et même paperassière (inquisition vient du latin inquisitio qui signifie « enquête »), interrogeaient des accusés qui avaient le droit de produire des témoins à décharge et de récuser leurs juges. En un temps où la justice civile utilisait la torture, ces tribunaux n’y recouraient que dans des situations codifiées, prononçaient parfois des acquittements, le plus souvent des sentences religieuses (réciter des prières, faire des pèlerinages), les condamnations à mort étant rares, et jamais exécutées par l’Eglise. Ajoutons que les Juifs ne tombaient pas sous le coup de ce système, fondé pour réprimer l’hétérodoxie chrétienne.
     A l’origine, écrit Didier Le Fur, le motif de l’Inquisition « était tout à fait honorable : sauver les âmes et conserver la chrétienté ». Son déclin s’esquissera dès les années 1270, les hérésies vaincues, les inquisiteurs ne poursuivant plus que sorciers et magiciens, avant d’être supplantés, au XIVsiècle, par les magistrats laïcs du pouvoir royal.

     Aux hommes d’aujourd’hui, y compris aux chrétiens, le contrôle social des consciences et des comportements religieux paraît inconcevable, ce qui rend l’Inquisition incompréhensible et injustifiable. Mais il n’en était pas de même au Moyen Age, Didier Le Fur explique pourquoi. L’historien n’a pas à juger le passé : son devoir est de l’expliquer. 

Jean Sévillia

* L’Inquisition. Enquête historique, France, XIIIe-XVe siècle, de Didier Le Fur, Tallandier.

https://www.jeansevillia.com/2015/04/11/inquisition-lhistoire-contre-la-legende/

Il y a 500 ans, en plein Petit Âge Glaciaire, l'Europe était dévastée par le paludisme

   

« À l'ère de l'information, les connaissances populaires sur les questions scientifiques - en particulier sur la santé et l'environnement - sont submergées par une vague de désinformation, présentée en grande partie dans les "grands discours" de scientifiques professionnels. Les activistes alarmistes opérant dans des groupes de revendication bien financés jouent un rôle de premier plan dans la création de cette désinformation. Dans de nombreux cas, ils manipulent les perceptions du public avec des déclarations "scientifiques", émotionnelles et extrêmement critiques, ajoutant une inflexion dramatique à l'urgence de s'attirer une couverture médiatique. Leur habileté à promouvoir les notions de "fait" scientifique élude la complexité des problèmes en jeu et exerce une influence puissante sur l'éducation, l'opinion publique, et le processus politique. Ces notions sont souvent renforcées par l'attention portée à des articles scientifiques revus par des pairs qui semblent corroborer leurs déclarations, que ces articles aient été largement approuvés ou non par la communauté scientifique concernée. Les médias qui défient ces alarmistes ont rarement la priorité et sont souvent présentés comme des sceptiques ».

Cette phrase semble d'une brûlante actualité bien qu'elle ait été prononcée il y a quatorze ans par le plus grand spécialiste mondial des moustiques, l'entomologiste britannique Paul Reiter. Intervention visant le Giec et les « scientifiques alarmistes », qu'il présenta devant la Chambre des Lords, au Palais de Westminster. Lequel, fut construit il y a 500 ans, en plein Âge Glaciaire, sur un marécage infesté de malaria !

« Justement c'est la dernière trouvaille des alarmistes du Climat. Que publiait en fanfare le 4 avril le magazine du web Business Insider-France. Reprise en boucle par les réseaux Sociaux.

« Certains moustiques peuvent être porteurs de maladies virales telles que la dengue, le chikungunya et le Zika. Ces maladies à transmission vectorielle sont responsables de plus d'un million de morts chaque année à travers le monde, selon l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Une étude récemment publiée dans la revue scientifique "PLOS" et citée par Wired affirme que près d'un milliard de personnes pourraient être exposées aux maladies infectieuses comme la dengue ou le Zika à cause du réchauffement climatique. À noter que le paludisme, qui tue plus de 400 000 personnes chaque année selon l'OMS et notamment en Afrique, n'a pas été pris en compte dans l'étude. Si un scénario extrême de réchauffement climatique, soit une hausse des températures moyennes globales de plus de 4°C, se produisait d'ici 2080, le nombre de morts causés par ces maladies à transmission vectorielle ne ferait qu'augmenter ».

Passons rapidement sur l'idéologie d'ultra-gauche, pleinement "alarmiste" qui imprègne PLOS, ses fondateurs très impliqués dans le militantisme Démocrate tendance Al Gore et antitrumpiste. Quant à Wired, c'est un mensuel qui tire tout de même à plus de 800 000 exemplaires. Il appartient au géant Condé Nast, fleuron de la dynastie Newhouse (Neuhaus lorsqu'elle habitait le Belarus). Business Insider, propriété du magnat de la presse allemande Axel Springer, est dirigé par un homme d'affaires, Kevin Ryan, membre du Council of Foreign Relations, du comité directeur de Human Rights Watch, clone d'Amnesty International. Ancien de Médecins sans Frontières. C'est un proche de l'ancien maire de New York, Michael Bloomberg.

Des « experts » en paludisme qui n’y connaissent rien

D'abord les 400 000 morts annuels de paludisme (plutôt 500 000) sont compris dans le million, ce qui laisse moins d'espace aux 21 autres maladies classées par l'OMS parmi celles à transmission vectorielle. Ensuite, si l'article parle d'un milliard d'individus exposés à ces maladies « du fait du réchauffement climatique », cela ne repose sur rien. Outre l'absence de réchauffement climatique de nature à provoquer une transhumance des moustiques autre que celle liée à la mondialisation, il est avéré par exemple que la dengue menace la moitié de la population mondiale. Cela ne signifie pas que tous en sont frappés. Elle ne tue que 22 000 personnes par an dans le monde.

L'article affirme ensuite que le réchauffement climatique annoncé devrait déplacer ces vecteurs vers « les régions nordiques comme l'Alaska et le Nord de la Finlande » dont on ne sache pas qu'elles soient surpeuplées. En sorte que « le nombre de personnes exposées aux moustiques porteurs de la dengue pourrait doubler dans les 30 prochaines années ». En revanche, les Caraïbes, l'Afrique du Sud Ouest ou l'Asie du Sud Est, régions à fortes populations, « deviendront des régions trop chaudes pour que les moustiques porteurs puissent transporter le virus efficacement. Les cas de maladies tropicales pourraient potentiellement diminuer »... Donc 50 % de morts en plus au Kamchatka, 50 % de moins au Congo ? Le compte y est.

Aussi, tout à fait logiquement nous avertit Colin Carlson, un post-doctorant de l'Université de Georgetown, co-auteur de cette étude et spécialiste de l'extinction putative des parasites en particulier des tiques - « Pour dire les choses simplement, le changement climatique va tuer un grand nombre de personnes »... Eh bien voilà, c'est dit !

L'article s'achève sur une déclaration d'un Professeur Schooley, spécialiste des maladies infectieuses de l'Université de San Diego, au magazine de vulgarisation Popular Science, propriété d'un des géants de l'édition à grand tirage, le Suédois Bonnier : « La propagation des moustiques et d'autres vecteurs qui peuvent transmettre de multiples agents pathogènes est un problème important sur lequel ceux qui ne pensent pas que le changement climatique soit un problème sérieux devraient réfléchir ».

N'est-ce pas un avis d'expert ? Robert T. Schooley l'est en effet. Mais c'est du sida et de l'hépatite C qu'il est spécialiste et on ne sache pas qu'ils aient le moindre rapport avec les moustiques.

René BLANC. Rivarol 10 avril 2019

Mystères pontiques et panthéisme celtique à la source de la spiritualité européenne 3/3

 Le christianisme de Kyrillos s’étoffe d’un triple apport philosophique et théologique, écrit Osterrieder. Il repose :

  • a) Sur un culte de la “sophia”, une sagesse personnifiée sous les traits d’une belle jeune femme dans le culte orthodoxe de Sainte-Sophie (Haghia Sophia).
  • b) Sur une “gnose”.
  • c) Sur une interprétation du mystère de la Pentecôte, où, après réception de la grâce, le croyant voit son individualité renforcée et acquiert force et liberté.

Le séjour de Kyrillos en Crimée

Cette synthèse originale, Kyrillos l’a forgée au cours de ses multiples pérégrinations. Diplomate au service de Byzance, il est envoyé en ambassadeur chez les Khazars pour négocier leur alliance contre l’Islam qui risque de contourner le territoire byzantin par le Nord en empruntant, en sens contraire, le chemin des Scythes. Kyrillos séjourne en Crimée : il y visite les communautés grecques et les monastères troglodytes, où sont conservés quantité de manuscrits. À cette époque, la Crimée reçoit une double influence : celle du Nord varègue-scandinave et celle de l’Iran, via la Géorgie et les peuples de cavaliers de la steppe. La Crimée fait ainsi la synthèse entre les influences varègues venues par les grands fleuves russes, byzantines venues par la Mer Noire et irano-scythes venues par l’intermédiaire des peuples cavaliers. La sphère pontique, pour Osterrieder, est le site d’une formidable synthèse d’éléments divers et est le produit d’une alchimie ethnogénétique particulière, où l’Iran apporte son mazdéisme et son zoroastrisme, le continent euro-sibérien le chamanisme des peuples finnois et centre-asiatiques et la religiosité autochtone, un culte de la Terre-Mère.

Osterrieder nous signale que le culte de la Magna Mater, représenté par une mère allaitant son enfant nouveau-né, était très présent dans ce territoire de l’Ukraine et de la Crimée. Ce culte est passé dans les cultes mariaux du christianisme et a fusionné en terre russe avec le culte nordique-païen de la déesse Nerthus. Dans la tradition orthodoxe russe, Saint-Dimitri (= “Celui qui est né de Déméter”) est le saint patron des Slaves.

Mystères pontiques et traditions militaires

Pour Osterrieder, les résidus du culte de Mithra se retrouvent dans celui, christianisé, de Saint-Georges. Dans les pays slaves, Georges a hérité des attributions de Mithra. Il est en effet le protecteur de la Communauté (mir) et le garant de la paix (également “mir”). Toute communauté doit vivre en paix sous la protection de Saint-Georges, avatar de Mithra ou héritier de bon nombre de ses attributions. Saint-Georges est le protecteur de la pravda, de la juste voie qui assure la paix et l’harmonie. Il est particulièrement vénéré par les communautés paysannes.

Les “mystères pontiques” sont les dépositaires de traditions militaires et chevaleresques, dont les éléments orientaux sont :

  • a) la formation que reçoivent les kschatriyas indiens, rassemblés dans un ordre guerrier à dimensions initiatiques.
  • b) Les traditions des cavaliers persans, dont les techniques innovan­tes ont été particulièrement appréciées des Romains, notamment celle qui consistait à caparaçonner les hommes et les chevaux. Les Romains recrutaient pour leur propre cavalerie des “cataphractaires” sarmates, cavaliers en armure.
  • c) Ces traditions issues des Scythes ont transitées par l’Arménie et la Géorgie où elles ont été empruntées par les Celtes et les Goths.

Ces traditions de chevalerie scythes et persanes ont eu un impact direct sur la chevalerie médiévale européenne. Celle-ci dérive évidemment d’autres sources occidentales :

Première source : les rites et l’esprit de l’accession du jeune Germain au statut de guerrier. Le jeune homme reçoit solennellement un bouclier, une framée et, plus tard, sous l’influence de Rome, une épée. L’épée a d’abord été plus symbolique qu’utile; à elle s’est attachée une dimension sacrée.

“Equites” romains et “hippeis” grecs

Deuxième source : les equites romains ne représentaient au départ qu’une fonction sociale, impliquant des droits d’ordre censitaire et indiquant la fortune. Cette fonction sociale et militaire s’est renforcée par l’acquisition d’un certain nombre de techniques et par l’influence des Celtes et des Goths, qui apportent dans les légions les armures, les selles et les étriers. Par l’influence perse et scythe sur les Goths, l’initiation et le sens du service s’installent dans l’empire romain.

Troisième source : Les hippeis grecs bénéficient également de l’influence scythe. Rappelons-nous que les cavaliers et les archers grecs étaient souvent d’origine scythe-pontique. Dans cet espace pontique, la nécessité de la maîtrise de la steppe a conduit les peuples cavaliers à élaborer des selles (d’abord en feutre, ensuite en cuir) facilitant la monture sur longues distances, ensuite des étriers, puis, par influence celtique, les éperons.

À l’apogée de la Perse, les chevaliers développent une éthique guerrière du service reposant sur la trilogie des “pensées pures”, “paroles pures” et “actions pures” (humata, hukhata, huvarshta). Mais cette pureté ne dérive pas d’un refus du réel. Pour cette chevalerie persane, le “pensée pure” se manifeste dans le concret, par exemple, dans la concentration mentale dans le tir à l’arc et l’équitation. La “pensée pure” exclut l’erreur, postule la rigueur dans le geste. La “parole pure” implique le refus du mensonge et l’expression claire. L’“action pure” se retrouve dans la maîtrise complète du cheval, dans la fusion homme-cheval, qui culmine dans le mythe des centaures. Cette trilogie de pureté conduit le chevalier à méditer le contrôle opéré par l’âme sur le corps et les passions. La formation des jeunes chevaliers se déroulait de 5 à 24 ans. Ils acquéraient des disciplines comme le tir à l’arc, le lancement du javelot, l’équitation et l’expression de la vérité (“dire la vérité”). Les sources de cette formation tout à la fois militaire et spirituelle dérivent du zoroastrisme, dualisme issu des cosmogonies avestiques indo-européennes. La formation des kshatriyas indiens y est apparentée. La chevalerie persane développe ainsi un code d’honneur, que mentionnent les chroniques évoquant ses victoires successives sur les Romains à partir de 53 av. JC.

Les origines perses de la chevalerie médiévale

Si les troupes grecques-macédoniennes d’Alexandre se sont “persifiées” au Moyen-Orient, les légions romaines s’y sont “mithraïcisées” et les chevaliers francs (la militia carolingienne) s’y sont “orientalisés”, c’est-à-dire “persifiés”. Face à eux, les guerriers musulmans s’iranisèrent/se persifièrent également à la même époque, créant cette cavalerie au service de la foi et des hommes, la fotowwat. D’où les traces dans la littérature épique médiévale d’amitiés réciproques entre chevaliers allemands et musulmans-iraniens (Parzifal et Feirefiz). D’où les guerres chevaleresques, notamment entre Frédéric II de Hohenstaufen et Saladin.

Contrairement à ce que l’on croit généralement, la “religion légalitaire“ s’est montrée hostile à la chevalerie. Elle a voulu en faire un instrument à son service. Elle a contesté son indépendance commensale et militaire. Cette hostilité s’est tournée essentiellement contre les Chevaliers du Temple, mais aussi contre les Hospitaliers (non persécutés parce qu’ils étaient trop présents en Méditerranée et avaient été vainqueurs à Rhodes). Dans la lutte de l’Eglise contre les Cathares, les Hospitaliers avaient défendu ces derniers.

Chevalerie et “religion légalitaire”

À l’Est, Léon et Mélier d’Arménie règnent sur un pays chrétien zoroastrisé, iranisé. Les Arméniens possèdent une chevalerie, placée sous le patronage de Saint-Michel, avatar chrétien d’un archange persan. Le modèle de la chevalerie arménienne exercera une influence indubitable sur les croisés francs, suscitant la méfiance de la papauté. L’Eglise est ensuite hostile aux fêtes (solsticiales) du “feu sacré” de la Saint-Jean, remise à l’honneur par les chevaliers. La chevalerie, d’après Du Breuil, dérive son christianisme de l’héritage des Esséniens et de l’Evangile de Jean, s’opposant à la “religion légalitaire“ du pharisaïsme dans le cadre juif et du pétrinisme dans le cadre chrétien. Les grands ordres de chevalerie ne rendent pas de culte au Christ en Croix, mais vénèrent plutôt un “Pantotor” à l’instar des Orthodoxes. Les tribunaux ecclésiastiques reprocheront aux Templiers d’adorer le “Baphomet”, représentation médiévale de l’androgyne primitif.

Charles-Quint, contraint par des impératifs géopolitiques, reconnaît qu’à Malte l’OSJ est indépendant du Pape. L’OSJ est également présent en Russie en dépit du clivage catholicisme/orthodoxie, au-delà de la césure entre Rome et Byzance. L’OSJ semblait vouloir défendre un principe “pan-chrétien”, avant sa destruction en 1917. En Russie, l’OSJ disposait d’une école militaire, qu’on peut sans doute décrire comme le dernier avatar de la tradition scythe-persane. Du Breuil rêve de redonner son indépendance à la chevalerie européenne, et critique les ordres résiduaires qui sont encore en place mais ne représentent finalement plus grand chose de la tradition. Il veut les dégager de la “religion légalitaire”.

En conclusion, Osterrieder pense que si l’on avait pu fusionner et souder géographiquement panthéisme celtique et mystères pontiques, puis les fondre avec l’œuvre de Cyrille, avec sa définition de la sophia, de la gnosis et avec son mythe très particulier de la Pentecôte, le développement de la pensée européenne aurait été plus harmonieux. Elle aurait pu résister à la folie du pouvoir pour le pouvoir, à la volonté maniaque de tout contrôler, au vœu de juguler la pensée parce qu’elle est toujours trop impertinente pour les légalitaires. Effectivement, elle dissout les certitudes.

Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°39, 1999.

[Université d’été de Synergies Européennes, Trente, 1998, et des Oiseaux Migrateurs, Normandie, 1998]

Bibliographie complémentaire :

  • Sylvia & Paul F. BOTHEROYD, Lexikon der Keltischen Mythologie, Eugen Diederichs Verlag, München, 1992.
  • Ian BRADLEY, Der Keltische Weg, Knecht, Frankfurt am Main, 1993.
  • Peter CHERICI, Celtic Sexuality. Power, Paradigms and Passion, Duckworth, London, 1994.
  • Paul DU BREUIL, La chevalerie et l’Orient, Guy Trédaniel, 1990.
  • Dr. FCJ LOS, De Oud-Ierse Kerk. Ondergang en opstanding van het Keltendom, Uitgeverij Vrij Geestesleven, Zeist, 1975.
  • Prínséas NI CHATHAIN & Michael RICHTER (Hrsg.), Irland und die Christenheit/Ireland and Christendom, Bibelstudien und Mission/The Bible and the Missions, Klett-Cotta, Stuttgart, 1987. Dans ce volume collectif, se référer à : Heinz DOPSCH, « Die Salzburger Slawenmission im 8./9. Jahrhundert und der Anteil der Iren » ; J. N. HILLGARTH, « Modes of evangelization of Western Europe in the seventh century » ; Herwig WOLFRAM, « Virgil of St. Peter’s at Salzburg » ; Ian WOOD, « Pagans and Holy Men, 600-800 ».

http://www.archiveseroe.eu/tradition-c18393793/32

La machine à exclure

 La République n'est pas un système de gouvernement, c'est une idée. Et cette idée a littéralement pris possession de la France depuis le XVIIIe siècle, produisant ce que l'on peut appeler non une démocratie mais une idéocratie. Une idée.. Mais quelle idée ? demande Hubert Champrun… L'idée d'un nouveau commencement., qui périme tout ce qui n'est pas lui.

Le projet républicain français est d'emblée universaliste. C'est bien la France qui change, mais cette transformation se veut radicale au point d'être une métamorphose; ses promoteurs entendent qu'elle soit fondatrice d'un ordre nouveau qui doit étendre son empire sur toutes les nations. Le nouvel État qui naît est sans doute français, mais l'adjectif désigne bien plus ce qui vient de naître - et bien plus sûrement ce qui va advenir - qu'une quelconque continuité historique. On pourrait débattre de la proclamation effective de la Première République, de la Convention nationale, etc. : retenons que le projet républicain tel qu'il est immédiatement mis en oeuvre est fondé sur la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (un des textes fondamentaux de notre actuelle Constitution), avec son fameux premier article, « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », qui abolit, à la suite du 4 août, quelques siècles de vie commune et quelques millénaires de civilisation : clergé, noblesse, métiers, villes et provinces ne sont plus rien. La Déclaration universelle des droits de l'homme, de 1948, reprendra la formule dans son article premier : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

Le premier Empire, agent révolutionnaire du dépassement des nations

Ce que pose la déclaration de 1789 est valable, déjà, pour, toute l'humanité, et les révolutionnaires ont bien en tête de prêcher à tout l'univers. Si les nations demeurent dans les discours, c'est qu'elles paraissent alors être les formes naturelles et insurpassables du vivre ensemble, les corps intermédiaires que sont les provinces étant déjà balayés et les formes d'organisation politique étrangères (principautés et autres duchés) déjà condamnées. Le premier empire, puis l'expansion coloniale du XIXe, sauteront aisément le pas et dépasseront le cadre national pour proposer d'étendre un empire raisonnable sur tous les territoires qui accepteraient, volens nolens, d'être illuminés. Le territoire n'est donc plus une réalité traditionnelle mais une contingence historique : la France est un projet salvateur de l'humanité, et ses frontières ne sont pas tant celles qu'un long usage a plus ou moins consacrées, au hasard des guerres et des alliances, que le théâtre administratif de son gouvernement éclairé; mieux, ses peuples ne sont pas forcément ceux qui résident en ces territoires mais la collection des individus qui adhèrent au projet républicain. On pourrait bien sûr examiner la xénophobie évidente des révolutionnaires et de leurs épigones de plus en plus lointains : c'est oublier que la nation est d'abord un projet purement contractualiste, et que la destruction des Français et les massacres opérés par les armées révolutionnaires et impériales sont d'abord des opérations politiques nécessaires d'épuration. Ce que proclame la République nouvelle, c'est l'abolition de tous droits préexistants à ceux qu'elle reconnaît : les frontières n'ont pas d'existence, le vocabulaire n'est pas fixé, les langues doivent disparaître, les coutumes s'abolir, les êtres se réincarner en d'autres eux-mêmes, transfigurés par la foi républicaine, transmutés de sujets en citoyens, etc.

Tout est déjà là qui animera toute la vie politique française : ne jamais réellement reconnaître au passé la moindre valeur que celle qui, ponctuellement, permet de légitimer la disparition de tout ce qui n'est pas purement républicain toutes traditions (des manières.de se tenir à table aux dogmes du catholicisme, de l'enseignement du latin au maintien d'une armée confondues dans une même détestation.

Et cette exigence d'adaptation permanente n'a jamais quitté la pensée des républicains qui ont gouverné la France et son empire - et encore moins les intentions de ceux qui ont jeté la France, logiquement, et avec ferveur, sur la voie de l’européanisation et de la mondialisation. La république française veut que chacun porte le projet républicain le règne universel d'un individu parfaitement égal à tous les autres, absolument indifférencié, quitte à être perpétuellement redéfini et requis d'adhérer à sa redéfinition, sous peine d'être… au mieux exclu, au pire éliminé. Le rêve réel de la République française n'est pas l'empire mondial qu'elle régenterait mais la dissolution absolue dé la France une fois obtenue l'unanimité planétaire. Cas unique, et prodigieux d'un régime qui ne poursuit que son anéantissement et ne consent à exister que comme moyen subordonné à sa cause.

« Le rêve réel de la République est la dissolution de la France »

Le pur et délirant amour d'une humanité théorique conduit ainsi la France républicaine, aujourd'hui, à nier les genres après avoir aboli ses frontières, renoncé à sa monnaie, abandonné sa législation, dissous son peuple, détruit sa religion, bref réalisé la tabula rasa la plus radicale qui soit, en pouvant avec orgueil mettre en avant qu'elle n'en tire réellement aucun profit, sinon d'être encore et toujours le phare d'une humanité nouvelle. La République française n'est ni une tyrannie, ni un totalitarisme, ni un absolutisme - même si elle en a tous les traits roides, intolérants et brutaux elle est ce régime singulier porté par une chimère dont seuls les communistes ont rêvé, l'annihilation de toute différence, au prix de sa propre disparition. Aucun moyen n'est immoral rapporté à cette fin - et la République française s'attache donc à disparaître totalement, et son peuple avec elle. Héroïque vertu.

Hubert Champrun Monde&vie 10 juin 2015 n°909

samedi 28 novembre 2020

Un héritage sulfureux (texte de 2015)

Lorsque les politiques se réfèrent aux « valeurs de la République », de quelle république parlent-ils ? Lesdites « valeurs » varient en effet avec le temps et selon le numéro du régime.

Ce relativisme débouche sur des contradictions, qu'avait soulignées l'historien François-Georges Dreyfus dans le numéro de printemps 2010 de la Revue universelle. Dans un article intitulé « Les valeurs républicaines, le mythe et la réalité », il écrivait « Honorer les valeurs républicaines, c'est évidemment honorer les républiques qui ont précédé la Ve. Se rend-on compte que cela signifie mettre à l’honneur les Ie IIe IIIe et IVe Républiques. Il n’est pas sûr que les défenseurs des valeurs républicaines aient songé à cela. »

La Ie République, remarquait l'historien, « c'est la Convention et le Directoire, c'est-à-dire, d'abord, un régime totalitaire et génocidaire, puis, avec le Directoire, un régime aux coups d'Etat successifs, où règnent désordre, corruption et impuissance. » Si, sur ce dernier point, les républicains actuels paraissent bien dignes des grands ancêtres, le souvenir des guillotinades d'antan tranche un peu avec l'unanime condamnation de la peine de mort par les actuels moralistes de la République.

Les valeurs de Vichy !

Faut-il en appeler plutôt à la République numéro II ? Hélas, sa Constitution est rédigée « en présence de Dieu et au nom du peuple français ». Fâcheuse épine dans le pied de la laïcité, cette « valeur » fondatrice forgée par les républicains de combat de la IIIe Jules Ferry (ci-contre) et ses amis. Mais, patatras ! Ferry, ce Père de la République, est lui aussi suspect d'avoir dérogé aux vraies valeurs, comme le rappelait François Hollande en lui rendant un curieux hommage, le 15 mai 2012 : « Tout exemple connaît des limites, toute grandeur a ses faiblesses. Et tout homme est faillible. En saluant aujourd'hui la mémoire de Jules Ferry, je n'ignore rien de certains de ses égarements politiques. Sa défense de la colonisation fut une faute morale et politique. Elle doit, à ce titre, être condamnée. » À qui se fier ?

Passons sur les textes promulgués en 1938 par Daladier, « qui prévoient la mise en place de véritables camps de concentration pour les étrangers en situation irrégulière », rappelle François-Georges Dreyfus, et auparavant sur la loi du 10 août 1932, préparée par Edouard Herriot et Albert Sarraut, « protégeant la main-d'œuvre nationale », autrement dit établissant la préférence nationale : horreur et discrimination ! Les valeurs républicaines dateraient-elles donc de Marianne IV ? Pas davantage en 1956, le socialiste Guy Mollet décida d'envoyer le contingent en Algérie. Son garde des Sceaux était alors un certain François Mitterrand : qu'en pense aujourd'hui Christiane Taubira ? « Toute grandeur a ses faiblesses... »

François-Georges Dreyfus terminait son article par un terrifiant constat toutes ces républiques avaient « maintenu des valeurs qui ne sont pas les "valeurs républicaines" d'aujourd'hui. Travail, Famille, Patrie, ces trois termes caractérisent au fond assez bien ce que l'on peut appeler "valeurs républicaines" quoi qu'en pensent la gauche et nombre des intellectuels d'aujourd'hui. Il est vrai, comme le disait le général De Gaulle, que les principes dits de Vichy ne sont que "le prolongement normal de la devise républicaine" » Ciel ! Comme disait Tartuffe, cachez ce sein que je ne saurais voir.

Hervé Bizien monde&vie 10 juin 2015 n°909

Voler dans les airs... au Moyen-âge

Mystères pontiques et panthéisme celtique à la source de la spiritualité européenne 2/3

  Ce souci d’éliminer à l’Ouest le “schismatisme irlandais” allait de pair avec la volonté de contenir la religiosité slave, également de forte facture monastique. Cette religiosité connaissaient pour l’essentiel deux formes de monachisme : les koinobites, soit les communautés monacales structurées, et les skites, soit les ermites indépendants, disséminés sur tout le territoire slave. Les skites ne subiront le courroux de l’église russe-orthodoxe qu’à partir des XVe et XVIe siècles sous Iossif de Volokolamsk. Ce prince moscovite détruit le skitisme libertaire, mais n’y parvient pas entièrement : le peuple continue à se choisir des prêtres indépendants, les starets. Le monachisme slave vient du Proche-Orient, via Byzance et le Mont Athos, via les cloîtres-cavernes de Crimée et de Kiev. Un autre filon monachiste partait également du Proche-Orient pour aboutir à l’Irlande, via l’Afrique du Nord pré-islamique (Alexandrie, Carthage), l’Espagne (Séville, Braga, Lugo), la Gaule méridionale (Lérins, Marseille, Narbonne, Toulouse). La communauté de l’Ile du Lérins commence à fonctionner dès 375. Martin de Tours (325-397) fonde des communautés de moines dans toute la Gaule occidentale. Dans les Iles Britanniques, la première communauté monacale date de 397: c’est le cloître de Ninian à Whithorn en Ecosse occidentale. De là, le monachisme s’implantera en Irlande, pour connaître une étonnante destinée et un rayonnement extraordinaire. Bon nombre de découvertes archéologiques attestent des liens unissant les communautés monacales britanniques aux communautés du Proche-Orient. Les chroniques mentionnent la visite d’Irlandais en Égypte et d’Égyptiens en Irlande, qui n’était pas, à l’époque, une île isolée sur la frange atlantique de l’Europe.

En Gaule franque toutefois, le monachisme de Martin de Tours et les ermites rencontrent une forte résistance de la part des évêques nommés par Rome, qui sentent que ce mouvement échappe totalement à leur contrôle. En 540, Benoît de Nursie exige la codification contraignante de règles monastiques strictes, prélude à la mise au pas de toutes les initiatives autonomes, qu’elles soient communautaires ou individuelles.

La “peregrinatio” des disciples de Colomban

En 590, Colomban (543-615), moine irlandais, débarque sur le continent avec douze disciples. C’est le début de la longue peregrinatio des moines irlandais en Europe du Nord-Ouest. Pour Osterrieder, ce retour amorce une reconquête pacifique et spirituelle de l’ancien espace celtique continental. Les zones, où l’impact des disciples et successeurs de Colomban a été le plus profond et le plus durable, sont la Gaule du Nord et de l’Ouest, l’Alsace et la Lorraine, la Flandre, la Rhénanie, l’Alémanie, la Souabe, la partie de la Franconie baignée par le Main, la Bavière et la Lombardie, soit autant de régions ou l’im­prégnation celtique avait été prépondérante avant l’envol de Rome et l’arrivée des Germains. L’œuvre de Colomban est impressionnante, mais elle n’in­timide pas les hiérarchies ecclésiastiques dans leur volonté de barrer la route à l’irlando-scotisme. Sa règle, énoncée à Luxeuil en Franche-Comté, se répand dans toute la zone organisée par les Irlandais. La régente Brunehilde et les évêques gaulois servent d’instruments pour détruire l’œuvre de Colomban. En 610, il est arrêté, on veut le renvoyer en Irlande, mais il s’échappe et se réfugie chez le roi Theudebert à Metz, qui le protège et l’envoie sur les rives du Lac de Constance, pour qu’il poursuive son œuvre plus à l’Est en direction de la Bavière et de la Slovénie, aux frontières du monde slave. Colomban meurt en 615 en Lombardie dans le cloître de Bobbio, qu’il venait de fonder.

La formation dont bénéficiaient les moines irlandais, héritiers des druides, était nécessaire au pouvoir politique et au savoir en général, mais fragilisait et relativisait ipso facto la position de Rome, comme seule détentrice de la “vérité révélée”, ce qui est inacceptable pour la Papauté, non pas en tant qu’instance spirituelle mais en tant que pouvoir temporel. Exemple : le moine irlandais Dicuil est le principal astronome d’Europe et le premier rédacteur d’un traité de géographie en 825 ; il répand un savoir utile et pratique à l’exercice profane du pouvoir, mais porte ombrage à la rhétorique manipulatrice qui se dissimule derrière la “foi”. L’évêque irlandais de Salzbourg, Virgil (Fergil), sait que la terre est ronde. Ce qui le fera accuser d’hérésie, 800 ans avant Galilée.

L’idée de “quête”

Le conflit opposant l’Irlande à Rome est le conflit entre la tradition “pétrinienne” (et augustinienne) et la tradition johannite (fusionnée avec le druidisme christianisé, via la communauté de l’Ile du Lérins et l’œuvre de Patrick). Le filon druidique-celtique-irlandais-johannite-monachique repose sur l’idée de “quête”, impliquant un grand courage personnel, une présence d’esprit constante, l’esprit de décision, l’action et la voie personnelles, la responsabilité individuelle. Ce qui est essentiel dans cette vision, c’est le “dépassement héroïque de soi”. Ce qui exclut toute voie strictement intellectuelle, toute spéculation en vase clos, à l’abri des tumultes du monde. L’action, la “quête” se déroule dans le monde. Valeur essentielle en Europe… que Tertullien (155-222) avait dénoncée dans sa théologie. Tertullien interprète à sa façon la parole du Christ (“Cherchez et vous trouverez; frappez à la porte et on vous ouvrira”). Pour Tertullien, l’homme doit chercher et trouver l’Église, la vraie foi et puis arrêter sa quête. Pour le reste, Tertullien lance une malédiction contre “l’homme qui cherche où il ne doit pas chercher, qui cherche où il n’y a rien à trouver” et contre “l’homme qui ne cesse de frapper à la porte et auquel nous n’ouvrirons jamais”. C’est la condamnation théologienne la plus nette de toute quête intellectuelle personnelle et autonome. L’église irlandaise, elle, avait interprété la parole du Christ dans un sens ouvert, éducatif, prospectif.

Boniface contre l’œuvre de Colomban

Par la conquête progressive de la Germanie par les communautés monacales de référence irlandaise, la tradition césarienne de la Rome décadente, post-républicaine (qui est un autre modèle fondateur de la culture européenne) se trouve fortement ébranlée. Rome doit répondre pour survivre. L’instrument de sa riposte sera le prêtre anglais Boniface (Wynfreth, Winfrid), formé à Canterbury, bastion de Rome dans les Iles Britanniques, sous la houlette d’Aldhelmus, Abbé de Malmesbury et évêque de Sherbourne, mort en 709. En 718, Boniface quitte l’Angleterre, se rend à Rome où il rencontre le Pape Grégoire II qui lui donne ses ordres de mission : reconquérir la Germanie avec l’aide des princes francs. Boniface devait instaurer en Germanie une église fortement charpentée et structurée, ne laissant rien au libre arbitre des croyants, et éradiquer le travail des missions irlando-écossaises, en même temps que les résidus de paganisme. Ensuite, il devait imposer des prêtres ordonnés selon le rite romain et évincer, si possible, tous les autres. Boniface assumera sa mission en Thuringe et en Bavière. En 742, lors du Concilium Germaniae, Boniface, désormais chef de l’église d’Austrasie avec l’appui du roi franc Carloman, annonce qu’il va rétablir la loi de Dieu et de l’Église et protéger le peuple chrétien de l’influence des “faux prêtres”. Ses pérégrinations le mèneront à fonder les principaux évêchés allemands. Il deviendra lui-même archevêque de Mayence, avant d’être tué en 754 par des Frisons, qui entendaient fermement rester fidèles aux traditions de leurs ancêtres.

Après la mort de Boniface, la Bavière devient le centre de l’oppo­sition anti-carolingienne, sous l’impulsion du Duc Odilon (736 ou 737-748). Toutes les marches de l’Empire donnent asile aux contestataires (Aquitaine, Saxe, Alémanie, Bavière et peuples slaves). Le successeur d’Odilon, le Duc Tassilo III (748-788/794), poursuit la politique de son père. Le centre spirituel de cette opposition est Salz­bourg, d’où partent des missions irlandaises vers les pays slaves. L’é­vêque de Salzbourg est un Irlandais, Virgil ou Fergil (710-784), formé à Iona. Très tôt, la Papauté et le pouvoir carolingien tonnent contre l’”hérésie salzbourgeoise, parce que Virgil, bon astronome et géographe, défend la “doctrine des antipodes”, impliquant la sphéricité de la Terre, dont le Pape apprend l’existence avec une horreur qu’il communique dans une lettre à Boniface, la qualifiant de doctrina perversa. Après la mort de Virgil, son successeur, désigné par Rome, fait construire un mur sur sa tombe, pour qu’on l’”oublie”, pour qu’aucune ferveur populaire ne puisse perpétuer son souvenir, en organisant des pèlerinages sur sa sépulture. Dès 798, les ouvrages de Virgil sont retirés de la bibliothèque de Salzbourg.

La hargne à l’encontre de l’”hérésie salzbourgeoise” s’explique pour des raisons géopolitiques. Envoyant sans cesse des missions en pays slave, Virgil était tout simplement en train de souder les deux parties de l’Europe, vivifiées par un monachisme spirituel et fécond, et d’isoler Rome. La réaction carolingienne ne tardera pas : la Karantanie (Carinthie et Slovénie) et la Pannonie (Hongrie) ne seront pas évangélisées par la douceur mais par l’épée et la coercition, après que les princes karantaniens et panonniens aient appelé l’empereur franc, protecteur de la Papauté, à l’aide contre les Avars. Les Francs et la Papauté installent un barrage non seulement contre les incursions des peuples de la steppe mais aussi contre les missions de Cyrille et de Méthode, contre l’influence grecque-byzantine, puis, nous le verrons, contre le complexe spirituel pontique, influencé par l’Iran.

Les missions slaves de Bregenz

Si les moines celtiques et les missionnaires byzantins véhiculaient un monachisme autonome, échappant à toute tutelle de type romain-pétrinien, la steppe véhiculait, elle aussi, une religiosité incompatible avec le césaro-papisme. C’est dans l’espace régi par cette religiosité rétive aux dogmes limitants issus de Tertullien et d’Augustin, que vont se déployer les missions en pays slave, à partir de Salzbourg. En 612 déjà, Colomban décide de lancer des missions chez les Slaves, au départ de Bregenz (Brigantia). Le problème pratique ma­jeur de ces missions, c’était que les Slaves, qui n’avaient jamais connu la domination romaine, ignoraient le latin et le grec. La langue vernaculaire s’imposait. La Karantanie (Carinthie + Slovénie actuelles) était sous la menace des nomades de la steppe, et, pour s’a­ligner sur l’Europe christianisée, seule capable de la défendre, elle de­vait adopter rapidement le christianisme, ce qui n’était possible que par des missions en langue slave.

En Moravie, plaque tournante géopolitique en Europe centrale, les princes optent également pour le christianisme, que leur apportent les missionnaires de Passau, d’obédience franque et romaine. Si les voies fluviales de la Bohème mènent, via l’Elbe, à la Mer du Nord, les voies fluviales de la Moravie mènent au Danube et à la Mer Noire. La Moravie a donc été le point de rencontre entre la religion légalitaire romaine-franque, la spiritualité irlando-celtique et les courants divers venus de la zone pontique, en remontant le Danube, voie fluviale du centre de l’Europe.

Konstantin-Kyrillos

À cette triple influence, s’ajoutera, deux siècles après Colomban, celle de Konstantin-Kyrillos, né en 826 à Salonique, d’une mère macédonienne ou bulgare, qui s’exprimait en langue slave. Par le lait de sa mère, Konstantin-Kyrillos apprend à parler slave et constate, adulte, qu’il y a peu de différences, à l’époque, entre les divers idiomes de ce groupe linguistique. Kyrillos forge une langue et un alphabet “glagolitiques” (que l’on utilise parfois encore en Croatie) qui correspond parfaitement à la phonétique particulière des langues slaves. Précisons qu’il ne s’agit pas de l’actuel alphabet “cyrillique”, utilisé par les Ukrainiens, les Biélorusses, les Russes, les Serbes et les Bulgares : cet alphabet est grosso modo un alphabet grec, auquel on a ajouté quelques lettres, exprimant des consonnes ou des voyelles spécifiquement slaves.

À suivre

Mystères pontiques et panthéisme celtique à la source de la spiritualité européenne 1/3

 • Analyse : Markus OSTERRIEDER, Sonnenkreuz und Lebensbaum. Irland, der Schwarzmeer-Raum und die Christianisierung der europäischer Mitte, Urachhaus, Stuttgart, 1995, 368 p.

Au IXe siècle, les missions irlando-écossaises, porteuses d’une vision panthéiste, et les missions inspirées par les héritages helléno-persans et byzantins de Cyrille et de Méthode se rencontrent au centre de l’Europe. Peu dogmatiques, ces courants qui n’ont finalement de “chrétien” que le nom, auraient parfaitement pu fusionner et donner à l’Europe une spiritualité plus conforme à ses aspirations profondes. Le moyen-âge post-mérovingien avait en effet été marqué par une imprégnation religieuse d’origine irlandaise, où, sans heurts, le passé druidique et panthéiste avait accepté en surface un christianisme non autoritaire, mêlant sans acrimonie deux traditions aux origines très différentes. Avec une politique systématique d’immixtion dans les affaires religieuses des peuples européens, avec la théologie augustinienne et les armées des Carolingiens, la Papauté, autoritaire et césarienne, éradiquera tant les acquis de la chrétienté irlando-écossaise que les paganismes résiduaires de Frise et de Saxe et que les fondations de Cyrille et de Méthode en dehors de la sphère byzantine (en Pannonie et en Moravie).

Comment s’est déroulée cette confrontation ? Quels en sont les enjeux théologiques ?

Pour Markus Osterrieder, l’histoire religieuse de l’Europe commence à la protohistoire par une transition entre le système matriarcal et le système patriarcal. Il l’explique par un retour brutal vers le centre de l’Europe de peuples cavaliers, partis à la conquête des steppes. La vie nomade dans les steppes implique une hiérarchisation patriarcale. De l’Ukraine aux Iles Britanniques, l’adstrat patriarcal va dès lors se superposer au passé matriarcal. La tragédie d’Oreste dans la Grèce antique témoigne du passage aux panthéons patriarcaux, avec l’intervention d’Apollon et de Pallas Athena, déesse masculinisée, en faveur d’Oreste, matricide malgré lui, transgresseur de la loi matriarcale.

Les Druides, formateurs de la jeunesse

Deuxième étape dans l’évolution religieuse de l’Europe d’après Osterrieder : l’impact celtique de la Culture de La Tène. Cet impact n’est pas politique, comme le sera plus tard l’impact romain. Il est spirituel et porté par une caste de prêtres, les Druides. Ceux-ci en­tre­tenaient entre eux des relations étroites et suivies et assuraient une formation orale très poussée, réclamant parfois vingt années d’étu­des. Le Druide avait également fonction de former la jeunesse, ce qu’aucune autre culture européenne préhistorique et proto-historique n’a été en mesure d’assurer aussi systématiquement : ni en Grèce, ni à Rome, ni en Germanie.

L’enseignement druidique pour Osterrieder était tourné vers le mon­de extérieur, vers ce que les Indiens appellent le «Grand Cosmos» et non pas vers la méditation intérieure et l’ascèse. Les druides avaient des connaissances astronomiques (héritées sans doute de la civilisation mégalithique) et étudiaient les rythmes et les choses de la nature.

Pour cette approche celtique, druidique, puis chrétienne selon la tra­dition irlando-écossaise, toutes les choses de ce monde sont en mou­vement perpétuel, y compris le monde des dieux. Pour les Cel­tes, le mouvement est la force créatrice active qui compénètre tout l’univers, qui transforme et rénove toutes choses. L’essence de l’u­ni­vers est un mouvement cosmogonique. Les dieux sont des fleuves, pro­venant d’une source, mais non pas la source elle-même. Ce dynamisme interdit aux Celtes d’enfermer les dieux dans l’enveloppe d’une statue. Diodore de Sicile nous rappelle le rire de Brennus, le chef celte victorieux, qui entre à Delphes et voit les statues des dieux helléniques. Pour lui, comme pour ses congé­nères, les dieux comme les hommes ne sont jamais achevés, fermés sur eux-mêmes, mais des êtres en devenir permanent, en évolution con­stante. Il était dès lors incongru de les statufier. L’idée de dieux éternellement pareils à eux-mêmes, l’idée d’un cosmos statique, leur étaient étrangères. Cette vision dynamique se répercute sur la morale : celle-ci ne saurait être codée sur un bien et un mal définis une fois pour toutes, mais elle découle toujours de faits de vie particuliers, qui ont leurs lois propres, soumises à un devenir unique et à des mutations, également particulières.

Padraig, l’apôtre de l’Irlande

En Hibernie (= Irlande), où les aigles de Rome n’ont jamais été plantées, cette vision dynamique de l’univers, calme et sereine, acceptante de tous les faits de monde et de leur logique intérieure, est demeurée intacte. Elle fusionnera avec un christianisme qui y sera importé sans l’intervention de la Papauté romaine. Un chroniqueur gallois, Gildas, affirme même dans une chronique de 1126 que les premiers chrétiens irlandais sont apparus dès la fin du règne de Tibère, c’est-à-dire immédiatement après la mort du Christ. En général, pourtant, la conversion de l’Irlande est attribuée à Patrick (Patraic) (395-459). Mais l’”apôtre des Irlandais” n’aurait pas agi sous l’injonction d’un Pape. Parti d’Irlande à l’âge de 16 ans, enlevé par des pirates, il se serait retrouvé à Auxerre, où il serait entré en contact avec des moines issus du cloître johannite de l’Île de Lérins (Lerinum), qu’il aurait également visitée. Rien ne prouve une intronisation officielle et canonique de Patrick : au contraire, un texte qu’on lui attribue, rapporte quelques-unes de ses paroles. Il dit : « Moi, Patrick, pécheur, très inculte, je me nomme moi-même évêque. Je suis sûr que ce que je suis, je l’ai reçu de Dieu ». Autre indice du caractère personnel de son initiative de convertir l’Irlande : les chroniques ecclésiastiques officielles ne mentionnent pas son nom, comme s’il fallait l’”oublier” (Prospère, Constance, Bède ou Gildas). La tra­dition populaire, pourtant, a gardé son souvenir très vivant, même dans la diaspora irlandaise aux États-Unis. Ensuite, disent les sources, Patrick, seul, de sa propre initiative, aurait “nommé” 450 évê­ques irlandais, exactement comme un Druide aurait eu 450 étudiants…

En Irlande : la christianisation n’est pas une rupture traumatique

Palladius sera le premier évêque envoyé par Rome en 431 en Irlande, avec pour mission d’éradiquer là-bas la doctrine de Pélasge (Pelagius). Les adeptes de Palladius, c’est-à-dire les adeptes des canons romains, restent très minoritaires et n’exercent aucune influence. Pendant ce temps, le passage du druidisme au monachisme chrétien-irlandais s’opère sans violence ni martyrs. Druides, Vates et autres prêtres celtiques deviennent moines et frères chrétiens. Ils se spécialisent dans la rédaction et le recopiage intense de textes, recensant avec bienveillance toutes les coutumes de leurs ancêtres et les mêlant à l’adstrat chrétien. Indice de cette transition dans la douceur : on constate que bon nombre de chrétiens irlandais sont issus de clans comptant dans leurs lignées beaucoup de druides. Le passage au christianisme n’est pas vu comme une rupture traumatisante par les Irlandais, mais comme une simple transformation dans le processus ininterrompu de transformations qui œuvre dans le monde.

Pelage (384-422), dans son œuvre philosophique et théologique, insistait essentiellement sur la “voie individuelle” que devaient emprunter l’homme et le croyant dans sa quête spirituelle. Pour Pélage, l’institution cléricale a moins d’importance. L’idée d’une voie individuelle s’opposait clairement à la doctrine de la prédestination d’Augustin, Père de l’Église, ainsi qu’à l’idée d’une nature foncièrement pécheresse de l’homme. À partir de 416, le pélagianisme est condamné comme l’hérésie la plus grave dans l’écoumène chrétien. L’hostilité future de Rome à la version irlando-écossaise de la chrétienté s’explique par la proximité entre le pélagianisme et la chrétienté celtique, héritière des mystères et des enseignements druidiques. Cette hostilité ira crescendo. Sur le plan intellectuel, un autre philosophe irlandais Jean Scot Érigène (mort en 880), qui enseignait à Laon dans la cour de Charles le Chauve, reprenait le combat celtique pour la “libre volonté”, revivifiant le filon pélagien, étouffé par l’augustinisme romain. Dans son œuvre De praedestinatione, il rappelait, très logiquement, que si l’homme avait été créé à l’image de Dieu, comme le proclament les écritures, il ne pouvait en aucune façon être privé de l’attribut divin de la liberté. Dès lors, l’homme avait un rôle central à jouer dans le processus de rédemption au sein de la création, car l’homme est capable, après une ascèse spirituelle, d’arraisonner le monde par sa pensée et par sa volonté. Il est l’officina totius creaturae, “l’atelier de toute la création”. En 1225, le Pape Honoré III ordonne de brûler tous les textes de Jean Scot Érigène. Le filon partant de Pelage pour aboutir à Scot Érigène conteste la nature pécheresse de l’homme et la prédestination et, partant, la pratique de lui imposer de force des doctrines. Pour le pélagianisme, il faut convaincre par la parole et par l’action, par la douceur et par l’exemple, en déployant des forces inscrites dans l’intériorité même de l’homme.

La lutte contre le schisme irlandais

Dans ce double contexte d’une chrétienté druidique et du pélagianisme, le maître spirituel irlandais Columcille demande que soient construits des sites permanents pour accueillir les moines et les lettrés. L’église irlandaise s’enracine donc dans le monachisme, dans un réseau d’ermites savants prodiguant leur enseignement en toute liberté. L’Ir­lande, au haut moyen-âge, se couvre ainsi d’un tissu de communautés monacales autonomes, de fraternités de prière (oentu, cotach), de familles monastiques dirigées par un pater ou une mater spiritualis. Ces communautés s’administrent elles-mêmes sans intervention extérieure. Le principal centre spirituel de l’église irlando-écossaise est l’île d’I ou d’Hy (Iona). Cette autonomie et ce principe harmonieux d’autonomie déplaisent à Rome, qui n’hésite pas à armer des “païens” anglo-saxons pour détruire, à partir de 450, la “secte irlandaise” (Scottorum secta). En 556, le Cardinal Baronius dénonce les “schismatiques irlandais”. Pour faire pièce à cette idée d’autonomie et pour établir le principe hiérarchique romain, la Papauté fonde l’archevêché de Canterbury en 596, appelé à contrer la diffusion du “schisme irlandais”, puis à le refouler. Lors du Synode de Whitby en 664, les “Romains” parviennent à avancer dangereusement leurs pions et à consolider fortement leurs positions dans les Iles Britanniques. En 1155, le Pape Hadrien IV parachèvera le travail, en bénissant les armées de Henri II Plantagenet parties à la conquête de l’Irlande. Rome annihilait ainsi un monachisme autonome, qui défiait son autorité à l’Ouest, en instrumentalisant un expansionnisme profane et sans scrupules. Les guerres irlandaises ne sont pas terminées, comme nous le montre l’actualité.

À suivre