mardi 27 novembre 2012

Saint Louis (1214 - 1270) L'apogée de la France capétienne

Le 8 novembre 1226, à la mort du roi Louis VIII le Lion, son jeune fils lui succède sous le nom de Louis IX. Il est sacré à Reims le 29 novembre suivant. Son règne coïncidera avec l'apogée de la France capétienne et chrétienne et il restera dans la postérité sous le nom de Saint Louis.
Le «siècle de Saint Louis»
Le XIIIe siècle français est souvent qualifié de «siècle de Saint Louis». Né l'année de la bataille de Bouvines (1214), le roi règne en effet de 1226 à 1270. Dans cette longue période, il porte le royaume capétien à son maximum de prestige.
Chevalier courageux et combatif, souverain habile et sage, mari empressé autant que fidèle, profondément pieux, le roi Louis IX apparaît comme le modèle du chevalier chrétien, d'où sa canonisation quelques années à peine après sa mort.
Le roi met fin à la première guerre contre l'Angleterre ainsi qu'à la croisade contre les Albigeois. Il régularise les relations entre la France et l'Aragon. Il remet enfin à leur place les turbulents féodaux et modernise l'administration.
Sous son règne, Paris devient la ville la plus prestigieuse de la chrétienté occidentale avec son Université et ses monuments (Sainte Chapelle, Notre-Dame). Les foires de Champagne, entre Flandres et Lombardie, stimulent le commerce et la naissance d'une bourgeoisie urbaine active et entreprenante.
Une prise de pouvoir progressive
Par sa mère Blanche de Castille, le nouveau roi est est l'arrière-petit-fils d'Henri II et Aliénor d'Aquitaine.
Il n'a que 12 ans quand il succède à son père et c'est sa pieuse mère qui prend alors en main les destinées du royaume avec le titre de «baillistre» (régente, d'après le vieux français baillir, synonyme d'administrer).
La baillistre met un terme à la croisade contre les Albigeois en concluant le traité de Meaux avec le comte de Toulouse en 1229. En 1234, elle soutient une lutte difficile contre de turbulents vassaux comme le comte de Boulogne, le duc de Bretagne et le comte Thibaut IV de Champagne. La coalition se défait et échoue, peut-être en partie à cause de l'amour passionné que le comte de Champagne voue à la belle reine Blanche, amour que celle-ci repousse néanmoins sans équivoque.
Enfin, elle marie son fils à Marguerite de Provence le 27 mai 1234 en la cathédrale de Sens. D'une nature ardente, le roi aimera sa femme avec passion sans cesser bien entendu de lui être fidèle. Les deux époux auront onze enfants.
Bien que déclaré majeur en 1236, à un âge déjà bien avancé, 21 ans, Louis IX laisse les rênes du gouvernement à sa mère jusqu'en 1242, ne les reprenant que pour combattre une ultime révolte féodale. Après les victoires de Taillebourg et Saintes, le roi renouvelle à Lorris un traité de paix avec le comte de Toulouse. Il prépare également une paix durable avec l'Angleterre. Celle-ci est signée le 4 décembre 1259 à Paris, mettant fin à la première «guerre de Cent Ans» entre les deux pays.
Dans le même souci d'équilibre et de concessions réciproques, le roi capétien a signé l'année précédente à Corbeil un traité par lequel il abandonne toute forme de suzeraineté sur la Catalogne, la Cerdagne et le Roussillon cependant que le roi Jacques 1er d'Aragon renonce à ses prétentions sur la Provence et le Languedoc (à l'exception de Montpellier). Le fils du roi de France, futur Philippe III, épouse par ailleurs la fille de Jacques, Isabelle d'Aragon.
Fort de sa réputation de souverain juste et équitable, Louis IX est quelques années plus tard, à Amiens en 1264, choisi comme arbitre dans un conflit entre le roi Henri III d'Angleterre et ses barons. Cet arbitrage est connu sous le nom de «mise d'Amiens».
La chrétienté occidentale au XIIIe siècle
Cliquez pour agrandir L'Europe actuelle et une bonne partie de nos moeurs et de nos institutions ont été forgées au coeur du Moyen Âge, dans une époque assombrie par les disettes, les maladies et l'insécurité mais éclairée par la foi et la confiance en l'avenir...
Triomphe du roi chrétien
Libéré de ses soucis de voisinage, le roi inaugure à Paris la Sainte Chapelle. Ce chef d'oeuvre de l'art gothique est destiné à abriter de saintes reliques acquises à prix d'or par le souverain. Pour le futur Saint Louis, l'acquisition des reliques et la construction de la Sainte Chapelle sont certes affaire de piété. Elles sont aussi le fruit d'une habile politique visant à faire de Paris une cité comparable, en prestige et en sainteté, à Rome et Jérusalem.
Cette politique est servie par le dynamisme et le rayonnement de l'Université de Paris où enseigne Saint Thomas d'Aquin (1225-1274). Contemporain et ami du roi, le dominicain italien tente de concilier la pensée d'Aristote et la foi chrétienne. En 1253, le chapelain du roi Robert de Sorbon fonde sur ses deniers une pension pour accueillir les étudiants et les maîtres en théologie dépourvus de ressources. Ce Collegium pauperum magistrorum deviendra plus tard... la Sorbonne.
En son royaume, le roi se montre à la hauteur de sa réputation. Il institue des enquêteurs qui sanctionnent les abus de ses représentants locaux, baillis et sénéchaux, et met en place une commission financière chargée de traquer les détournements de fonds (elle deviendra la Cour des Comptes sous le règne de son petit-fils Philippe le Bel).
Il sévit contre les guerres privées. Les conseillers et juristes de la cour prennent l'habitude dans les années 1250 de se réunir en «parlement» (le mot est nouveau), parfois en présence du roi, pour juger des affaires qui leur sont soumises. Ainsi se développe une justice d'appel qui prévient et corrige les abus de la justice locale ou seigneuriale.
En 1261, le roi interdit les duels judiciaires. Cette pratique archaïque sera remise en vigueur à titre exceptionnel par son lointain successeur Henri II à l'occasion du duel de Jarnac.
Justice royale, arbitraire seigneurial
Louis IX se signale aussi par ses initiatives à l'encontre des juifs. Il fait brûler en place publique tous les manuscrits hébreux de Paris (pas moins de 24 charrettes) après qu'un juif converti, Nicolas Donin, eut assuré en 1242 qu'ils contenaient des injures contre le Christ. En 1254, il bannit les juifs de France (mais, comme souvent au Moyen Âge, la mesure est rapportée quelques années plus tard en échange d'un versement d'argent au trésor royal).
En 1269 enfin, il impose aux juifs de porter sur la poitrine une «rouelle», c'est-à-dire un rond d'étoffe rouge, pour les distinguer du reste de la population et prévenir les unions mixtes, appliquant ce faisant une recommandation du concile de Latran (1215) qui avait demandé de marquer les juifs, à l'image de ce qui se pratiquait déjà dans le monde musulman.
Ces mesures contestables témoignent du désir du pieux souverain de moraliser son royaume. Dans le même ordre d'idées, il réprime la prostitution, l'ivrognerie, les jeux de hasard. Il expulse aussi en 1269 les banquiers lombards et les usuriers originaires de Cahors (les cahorsins).
Une réputation de sainteté
La vie de Saint Louis nous est surtout connue par son biographe Jean de Joinville (1224-1317), sénéchal de Champagne, qui vécut à son service à partir de la septième croisade (1244). Joinville a ainsi popularisé l'image du roi rendant la justice sous un chêne, dans son domaine de Vincennes, à l'est de Paris.
Dans sa vie privée, le roi se montre d'une austérité à toute épreuve. Il se restreint sur la bonne chère et le vin, porte un cilice (vêtement de crin) à même la peau pour se mortifier, se fait fouetter le vendredi en souvenir de la mort du Christ, soigne et lave lui-même les pauvres...
Jean de Joinville a écrit sa Vie de Saint Louis entre 1305 et 1309 à la demande de la reine Jeanne de Navarre, épouse de Philippe le Bel. Sur la miniature ci-dessus (1330-1440), on le voit remettre son manuscrit à Louis de Navarre, futur Louis X le Hutin.
Le manuscrit, dont un original a été redécouvert au XVIIIe siècle, a fait l'objet de plusieurs rééditions (très remaniées) dès la Renaissance. Il va contribuer au renouveau du culte de Saint Louis sous le règne d'Henri IV. Ce roi appartient à une branche cadette de la dynastie capétienne qui remonte à Robert de Clermont, quatrième fils de Saint Louis. Soucieux de consolider sa légitimité, Henri IV souligne sa filiation avec le saint roi. Ainsi donne-t-il son prénom à son fils aîné, le futur Louis XIII.
Malheureuses croisades
Le roi se consacre par ailleurs à ses rêves de croisade en Terre sainte. Ils ne lui porteront pas chance.
Ayant une première fois fait le voeu de se croiser suite à une maladie, il s'embarque avec son armée à Aigues-Mortes, en Provence, le 12 juin 1248, après avoir confié le royaume aux bons soins de sa chère mère. Il atteint le delta du Nil et s'empare de Damiette, puis ill bat l'armée du sultan, composée de mercenaires appelés mamelouks, devant la citadelle d'el-Mansourah. Mais son avant-garde s'aventure imprudemment sur la route du Caire en dépit de ses ordres. Bientôt, toute l'armée est bloquée par la crue du Nil et menacée par la famine et l'épidémie. Elle tente de battre en retraite. Le 8 février 1250, le roi de France est fait prisonnier en protégeant son arrière-garde.
Hôte forcé des Égyptiens, Saint Louis impressionne ses geôliers par sa piété et sa grandeur d'âme. Libéré contre une rançon de 200.000 livres et la restitution de Damiette, il séjourne quatre ans dans les échelles franques du Levant dont il restaure l'administration et les défenses. La mort de sa mère le 26 novembre 1252 l'oblige à revenir enfin chez lui.
Saint Louis est encore à l'origine de la huitième et dernière expédition. L'expédition, longuement préparée, est contestée par les proches du roi et le fidèle Joinville lui-même refuse d'y participer ! Comme précédemment, il s'embarque avec son armée à Aigues-Mortes mais se dirige vers... Tunis. Son objectif est de convertir l'émir local. Mais, à peine débarquée, l'armée est frappée par une épidémie de typhus. Le roi lui-même est atteint et meurt pieusement sous les murs de Tunis, emportant avec lui l'idéal religieux de la croisade.

La dépouille du roi est inhumée dans la nécropole royale de Saint-Denis, à l'exception de son coeur, conservé à Monreale, en Sicile, dans le royaume de son frère Charles.
Dès l'année suivante est entamé son procès en canonisation. Celle-ci est prononcée par le pape Boniface VIII le 11 août 1297, sous le règne de son petit-fils Philippe IV le Bel. La monarchie capétienne est alors à son maximum de prestige et la France figure comme le royaume le plus puissant et le plus prospère de la chrétienté.
André Larané. http://www.herodote.net

Naissance de l'Europe Blanche de Castille ( 1188 - 26 novembre 1252)

1188 à Palencia (Castille) - 26 novembre 1252 à Paris
Blanche de Castille, épouse de Louis VIII le Lion et mère de Saint Louis, est l'une des rares reines de France qui ait trouvé grâce auprès des historiens.
Son destin n'a tenu qu'à un... prénom. En 1200, la vieille reine Aliénor d'Aquitaine (80 ans) se rend en délégation à la cour du roi Alphonse VIII de Castille pour ramener une infante, sa petite-fille, promise au fils et héritier du roi de France Philippe Auguste. La délégation se voit présenter l'infante. Elle a toutes les qualités requises sauf... son prénom, Urraca (pas de traduction française).
Chacun de se demander si les Français pourront jamais aimer une reine dotée d'un si méchant prénom. Qu'à cela ne tienne, le roi de Castille leur rappelle qu'il a une fille de rechange. La cadette a quinze ans ; elle ne manque pas non plus de qualités et porte le doux prénom de Blanca...
C'est ainsi que Blanche épouse Louis, fils et héritier de Philippe Auguste, le 23 mai 1200, le lendemain du traité du Goulet. Elle donnera le jour en 1214 (l'année de la victoire de Bouvines) au futur Saint Louis, qu'elle éduquera d'une excellente et pieuse façon.
Son fils n'ayant que 12 ans à son avènement, elle gouverne en son nom le royaume avec le titre de «baillistre» et surmonte avec brio les traquenards des barons et grands seigneurs. Elle reprendra les rênes lorsque son fils partira pour la 7e croisade, de 1249 à sa mort en 1252. Elle sera inhumée dans l'abbaye de Maubuisson, au nord de Paris...

dimanche 25 novembre 2012

Les combattants de Verdun (1916) Première Guerre Mondiale

Douze journées à Verdun. Un jour dans l'Histoire sur Canal Académie de Christophe Dickès avec Henri Amouroux (historien)

Louis-Philippe, le dernier roi des Français - Entretien avec Arnaud Teyssier

Qu'est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ce roi ?
La personnalité de Louis-Philippe m'a toujours paru infiniment plus riche et plus complexe qu'on ne le prétend. Cette coalition d'hostilités à son égard - à droite comme à gauche -, cette façon de le noyer dans un « orléanisme » nécessairement abominé, tout cela, d'instinct, me paraissait un peu faisandé. Et j'avais toujours été frappé de la considération que lui portaient Bainville et Maurras, pourtant peu portés à l'indulgence envers les diverses figures de la modernité. ..

Vous insistez beaucoup sur l'intelligence politique que Louis-Philippe a montrée avant et pendant son règne. En quoi a-t-elle surtout consisté ?
Comme l'écrit dès 1800 Mallet du Pan, Louis-Philippe a compris très tôt le sens, la portée de l'événement révolutionnaire. Et ce avant tous les autres princes. C'est un homme qui, pour des raisons qui sont également intimes et personnelles (son père !), a un sens aigu de l'Histoire, de sa dimension tragique. Il sait que le retour pur et simple à l'Ancien Régime est inenvisageable, et que le retour de la monarchie passera nécessairement par une expérience politique et constitutionnelle originale. Comme le dit le Genevois, « il a su mettre à profit l'adversité » - entendez en saisir les ressorts secrets qui permettent d'infléchir à nouveau le cours des événements. Ce que Napoléon appelait « l'art de rendre les révolutions utiles. » C'est ensuite toute l'histoire du règne : Louis-Philippe met en œuvre un « système » qui vise à réparer la France et à fabriquer à nouveau du pouvoir qui dure.

Sur le plan extérieur, la politique de Louis-Philippe a-t-elle réussi ?
Oui, à tous les égards. Il a réussi à contenir tous ceux qui, à droite comme à gauche, voulaient précipiter la France dans des aventures extérieures. Il nous a épargné une guerre avec l'Angleterre. En même temps, il a su recourir à l'intervention militaire quand elle était nécessaire : ainsi, au début de son règne, pour assurer l'indépendance de la jeune Belgique. Il a joué habilement de la double dimension de son trône : il était à la fois un prince, un Bourbon, et le produit d'une révolution. Il voulait rassurer les cours européennes. Mais en même temps, il entendait restaurer une certaine prépondérance diplomatique de la France.

L'échec final de Louis-Philippe est-il aussi celui du parlementarisme ?
Il était partisan d'un régime parlementaire un peu singulier, annonçant à bien des égards ce que sera la Ve République première manière : avec une très forte prépondérance de l'exécutif, mais un exécutif incarné dans un souverain et non dans un chef de majorité. Son règne laisse à cet égard un héritage ambigu : la France poursuit son apprentissage du parlementarisme, qu'elle a engagé sous la Restauration, mais sans que cette culture politique parvienne à s'implanter profondément dans notre pays.

Pour quelles raisons l'équilibre entre monarchie et démocratie n'a-t-il pas été trouvé au XIXe siècle ? 
L'empreinte de la monarchie absolue avait été si forte, celle de l'expérience napoléonienne si vigoureuse que notre tempérament démocratique en est resté puissamment marqué. Les républicains en ont conçu une sorte de répulsion pour tout ce qui évoquait de près ou de loin le pouvoir d'un homme. De ce point de vue, le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte a compromis pour longtemps la conciliation entre le principe monarchique et les libertés politiques qui avait été tentée par Louis-Philippe et qui aurait pu permettre de terminer avantageusement la Révolution. Le peuple français, en revanche, a conservé la nostalgie, tenace, mais largement inconsciente, du pouvoir royal qui avait forgé l'unité du pays.

Vous démolissez les clichés sur le roi bourgeois, anglomane, dont le goût aurait été mauvais, sourd au malheur des pauvres, etc. Quelles sont les sources principales de ces images ?
Le conformisme, le bon vieux conformisme, qui n'est pas d'aujourd'hui mais qui a été repris et amplifié par la tradition soixante-huitarde et post-soixante-huitarde. Ce qui accable ce malheureux Louis-Philippe, c'est encore une fois la conjonction de tous les conformismes. Il a tout à la fois contre lui les admirateurs de la duchesse de Berry et les éternels pourfendeurs de la société de consommation, qui se donnent la main comme le faisaient à l'époque carlistes et républicains. Il a contre lui un certain snobisme anti-bourgeois, qui est bien sûr profondément bourgeois dans les faits, et qui emprunte à toutes les traditions. Par ailleurs, soyons justes : Daumier et sa « poire » lui ont fait un tort irréparable...

Vous insistez sur le caractère fondateur du règne de Louis-Philippe, dont la portée de l'action se serait développée jusqu'à la III République, voire, jusque dans les années 1980.
Le règne de Louis-Philippe a dessiné les traits de la France moderne dans ses aspects les plus solides et les plus dynamiques : la société tirait sa force de la présence d'une administration puissante, legs de l'Ancien Régime, du Consulat et de l'Empire. Elle a connu une réelle prospérité économique, mais on oublie qu'elle était liée à une intervention active de l’État. J'ai en mémoire une intuition très juste de Paul Morand dans le Journal inutile : « Le XIXe siècle a pu croire que les structures du libéralisme étaient solides, parce que la route avait été préalablement nettoyée et cimentée par l'absolutisme napoléonien. » Beaucoup de ceux qui se réclament aujourd'hui du « libéralisme » et qui l'identifient à une éradication profonde de l'État se trompent lourdement. La force de la France - sa puissance, son unité - a longtemps tenu à un alliage subtil entre une administration forte, centralisée, et une société à la fois traditionnelle et inventive, conservatrice et novatrice. La Ve République dans ses jeunes années a apporté l'élément fondamental qui faisait défaut : la force et la cohérence des institutions politiques, tant attendues après cette interminable litanie de constitutions que nous avions connues. Ce composé original - un exécutif fort et incarné, avec un parlementarisme rationalisé - avait été esquissé par Louis-Philippe avec une rare habileté et une remarquable constance. Tout cet héritage - politique et administratif - est aujourd'hui en déshérence, sans qu'on soit parvenu à lui substituer à ce jour un autre modèle. Il me semble, avec le recul, que la personnalité de Louis-Philippe n'en paraît que plus grande. Le dernier roi des Français est le premier à avoir poussé aussi loin l'incroyable synthèse dont le Consulat, cette prodigieuse remise en ordre de la France, avait engagé l'accomplissement.

On est frappé, à la lecture de votre ouvrage, par les réactions très diverses des écrivains face à Louis-Philippe. Tandis que Victor Hugo l'encense, Chateaubriand le méprise. Trouve-t-on la même ligne de partage chez les historiens ?
Quand on sait que Chateaubriand vieillissant n'avait pas craint de faire sa cour au jeune Louis-Napoléon Bonaparte, tant était grande sa détestation de Louis-Philippe et de la branche cadette, on mesure la mauvaise foi et le manque de discernement de cet écrivain privé d'un vrai destin politique. Son portrait du roi des Français est profondément injuste et excessif, quand celui de Hugo est fin, tout en nuances. Mais la postérité a surtout retenu le point de vue de Chateaubriand, servi, il est vrai, par une puissance d'écriture absolument admirable. Et aussi celui de Tocqueville, qui n'aimait pas non plus Louis-Philippe. Les historiens sont partagés. Depuis Thureau-Dangin, qui écrivit une monumentale et équitable histoire de la monarchie de Juillet à la fin du XIXe siècle, Louis-Philippe a connu un destin historiographique contrasté. Le principal danger qui le menace, c'est plutôt l'oubli, l'indifférence, l'anachronisme, la dilution dans une sorte de réprobation vague et indifférenciée de la monarchie « bourgeoise », systématiquement réinterprétée à partir des événements ultérieurs. Voyez le château de Versailles : qui se souvient que Louis-Philippe l'a entièrement sauvé, par ses efforts et sur ses deniers ? On ne retient que son prétendu mauvais goût... « Louis-philippard » : tout est dit !

Selon vous, une biographie fournit-elle un bon terrain pour approfondir le sens politique ?
Ce qui est intéressant, c'est de comprendre comment un homme intelligent, cultivé comme l'était Louis-Philippe a pu envisager l'exercice du pouvoir : en montant sur le trône à près de soixante ans, après avoir vu de ses propres yeux se dérouler la geste grandiose et terrifiante de la Révolution française. Comment peut-on tenter de « fabriquer », littéralement, du pouvoir dans un pays aussi divisé, traumatisé qu'a pu l'être la France du premier tiers du XIXe siècle ? Victor Hugo estimait que ce roi passablement mélancolique y était parvenu, malgré la conclusion brutale de son règne. Pourquoi ? Parce qu'il était habité par l'Histoire et parce qu'il avait le sens de l’État, et de la continuité d'une nation. La connaissance de l'Histoire, la compréhension des passions humaines qu'elle permet et qui est le cœur même de la politique, c'est le secret même des vrais hommes de pouvoir. Machiavel, Montesquieu l'ont écrit. Mais on l'oublie toujours. Pour paraphraser, en l'inversant, la sentence célèbre de Raymond Aron sur Valéry Giscard d'Estaing, Louis-Philippe savait que l'Histoire est tragique...
propos recueillis François Latour LE CHOC DU MOIS novembre 2010
 Arnaud Teyssier, Louis-Philippe, le dernier roi des Français, Perrin, septembre 2010, 450 p. 23 €.

Contre-courant

Universitaire atypique, Xavier Martin n'en a pas moins un parcours exemplaire qui a renouvelé notre vision du XVIIIe siècle, de Voltaire au Code Civil. Portrait d'un professeur émérite à l'occasion de la parution d'un opuscule qui retrace une vie de chercheur faite de curiosité et d'étonnements.
« Au commencement était le Code Civil... » : telle se présente à peu près la Genèse à laquelle les pontifes du Droit ont sommé (ou somment encore) des générations d'étudiants de donner leur foi. Ce Code émancipateur, paré de tous les oripeaux du Progrès, sanctifié par une Révolution dont il devait être le fruit le plus appréciable, Xavier Martin se souvient d'avoir eu très tôt l'audace un peu inconsciente d'en interroger les fondements. La mise au jour d'une série de contradictions tenaces et d'occultations manifestes, particulièrement dans les fondements anthropologiques les plus valorisés et les moins discutés de l'édifice, détermina pour lui une autre genèse : celle d'une carrière de recherche et d'enseignement entièrement consacrée à l'homme du Code Civil, cette fois placé dans sa lumière véritable, non plus figure absolutisée du Droit mais produit d'un ensemble doctrinal et philosophique lui-même prenant naissance dans l’« ambiance » (comme disait Léon Daudet) intellectuelle et morale où baignèrent les Lumières et l'Idéologie.
De loin, l'entreprise ainsi circonscrite paraît de celles qui sont dignes d'occuper une vie de savant. On imagine déjà de sages compilations, d'aimables controverses universitaires. Il n'en fut rien. Le futur professeur se rendit vite compte qu'il s'était embarqué dans une navigation des plus hasardeuses sur un océan presque sans bords. Dans cette longue suite d' « étonnements » qui la jalonnèrent, tous capables de renverser la barque d'un explorateur moins déterminé, il faut citer celui qui fut la matrice de tous les autres, la découverte du caractère foncièrement pessimiste du prétendu humanisme des rédacteurs du Code, la vision parfaitement mécaniste et matérialiste de l'être humain qui fut la leur, la constante négation du libre-arbitre véritable fondement de toute cette architecture tendant en réalité non à exalter les Droits de l'individu, mais à le minoriser et faire de lui un rouage.
C'est ici en effet que s'est nouée l'aventure. Car faire une telle découverte et surtout la proclamer, c'était d'abord prendre le risque d'« avoir raison contre tout le monde », posture peut-être grisante mais des plus inconfortables car exposée au doute et au soupçon d'être inspirée par la plus misérable forme d'esprit : l'esprit de contradiction. C'était surtout être contraint de la justifier par des moyens qui n'appartiennent en propre à aucune discipline, même pas juridique, refuser de s'enfermer dans aucun fonctionnement sous l'autorité trompeuse de quelques topoï indéfiniment ressassés. L'homme théorique du Code, produit négatif, réduit lui aussi à son seul fonctionnement, ne pouvait être envisagé que dans une démarche nommée pompeusement « transdisciplinarité », que beaucoup vantent et dont ils se gargarisent tant qu'elle ne les contraint pas à se risquer dans une véritable synthèse qu'ils seraient sans doute incapables d'établir.
L'étonnement, creuset de la recherche
C'est ce dont on ne peut soupçonner Xavier Martin. Par son exemplaire unité, son œuvre nous révèle que cette vision synthétique, large et compréhensive, est la seule capable d'atteindre une cohérence véritable. Dans le cas précis, cette cohérence ne lui a pas été dictée, insiste-t-il, par un système ou une doctrine posés a priori, mais s'est révélée dans la démarche même, selon une méthode critique qui s'est imposée à lui et qui tient beaucoup selon nous d'une sorte d' « empirisme organisateur ». Pour la résumer, il s'agit, dans un contact direct avec les textes - à l'exclusion des compilations et ouvrages de seconde main - de laisser apparaître les liens idéels, les relais et les filiations qui unissent les conceptions et les doctrines en se laissant guider par leurs consonances logiques et rhétoriques. La quête de proche en proche s'élargit et touche les véritables fondements philosophiques de l'anthropologie de Lumières, et en particulier l'œuvre de Hobbes, dont de nombreux rapprochements textuels précis montrent que le pessimisme systématique n'exerça pas une influence vague et médiate mais fut une véritable source.
D'étonnantes providences de lecture d'allure quasi romanesque, des confrontations les plus inattendues (entre, par exemple, les figures d'un jeu de cartes de l'an II, la correspondance de Voltaire, celle de Rousseau et le matérialisme médicophilosophique de Cabanis) font progressivement apparaître dans sa vraie cohérence l'humanisme paradoxal des Lumières, au plus loin de l'optimisme anthropologique que la paresse et l'ignorance lui prêtent généralement. À l'œuvre dans ses soubassements circule en effet une terrible logique du mépris et de l'exclusion qui, associée à une volonté à la fois médicale et politique de régénération du corps social, conduit à toutes les terreurs et à tous les racismes génocidaires modernes, depuis la Vendée jusqu'à Auschwitz. Ceux précisément que l'on croit conjurer en invoquant les apôtres de la Tolérance, alors que, ironie majeure, les « philosophes » n'ont jamais pensé devoir réserver les bénéfices de cette même tolérance qu'aux seuls humains, c'est-à-dire ceux que la Raison aura fait hommes, à l'exception de tous les autres. Mais le plus fort étonnement que nous livre le petit livre de Xavier Martin ne vient pas de ces idoles renversées ni de ces apocalypses spectaculaires où nous convie, par exemple, son remarquable, et trop discret quant à son titre, Voltaire méconnu, en fait véritable mise à nu du patriarche de Ferney(1). Ce sensationnel, il le recherche d'autant moins que ces révélations ne manifestent pas selon lui de secrets bien gardés : toute cette matière était « imprimée, d'un accès facile », à portée de main comme la lettre volée d'Edgar Poe. Encore fallait-il vouloir lire, c'est-à-dire accepter d'être étonné ou contredit, sortir de la quiétude rassurante (et profitable) de la doxa pour s'apercevoir, comme disent les Allemands, que le bien-connu n'est le plus souvent que l'autre nom de l'inconnu. Il fallait surtout un goût de la liberté intellectuelle que Xavier Martin nous communique avec une belle alacrité et qui contraste vivement avec les tristes et répétitifs pensums du conformisme universitaire.
Antoine Foncin LE CHOC DU MOIS novembre 2010
• Xavier Martin, Trente années d'étonnement, péripéties d'une randonnée intellectuelle, Dominique Martin Morin, 158 p., 16 €. Tous les ouvrages de Xavier Martin sont disponibles chez DMM.
1) Voltaire méconnu. Aspects cachés de l'humanisme des Lumières (1750-1800)Paris, DMM, 2006.

samedi 24 novembre 2012

L'esprit de chevalerie

Sublimation des vertus guerrières mises au service d'une cause juste ou sacrée, la chevalerie, longtemps miroir et référence des comportements occidentaux, devient, sauf exceptions, incompréhensible à une historiographie en rupture avec ses racines culturelles et religieuses.
L'idéal chevaleresque, tel qu'il apparaît au tournant de l'an Mil pour croître et s'épanouir au XIIe siècle, n'a pas jailli tout à coup de rien ; il s'ancre dans un passé, des traditions, des comportements, des croyances antérieurs à la société médiévale, et même au christianisme. Comment s'est-il forgé, mis en place, imposé ? Autant de question auxquelles Dominique Barthélemy apporte des réponses, ou des commencements de réponse dans un essai remarquable de justesse, d'érudition, d'intelligence et d'humour, La Chevalerie.
Vertus guerrières
Qu'il existe des vertus guerrières communes à toutes les sociétés indo-européennes, voire à toutes les civilisations qui exaltent le courage et le métier des armes, on ne saurait en douter. Cependant, impossible de comparer Roland ou Lancelot à Achille ou Hector, ni de faire procéder le héros médiéval d'un modèle romain, comme certains historiens ont tenté de le démontrer, parce que l'individualisme chevaleresque est à l'opposé de l'esprit des légions. Il convient de chercher son modèle ailleurs, dans un passé « barbare », germanique, exaltant la  valeur personnelle, le rôle du cavalier, les rapports entre un chef de guerre et ses hommes. Au vrai, ce modèle germanique supposé serait tout autant, voire davantage celtique, mais il tend à s'imposer avec l'avènement du monde franc, s'épanouit à l'époque carolingienne, devient chevalerie telle que nous entendons le mot à l'aube des temps capétiens. L'un des grands intérêts de l'étude, souvent incisive et mordante, est de mettre en évidence combien le combat chevaleresque, dès ses origines, se veut élitiste, quoique largement ouvert aux talents et mérites, donc économe en sang, le but étant de briller, pas de se faire tuer. Aussi de montrer comment les puissants, rois ou ecclésiastiques, oeuvrèrent à orienter ce goût de l'exploit individuel vers l'intérêt général, guerres de conquête ou croisade capables de souder la communauté dans la poursuite d'un but unique. Tournois, joutes et défis s'inscrivent dans une même logique, tandis que la chanson de geste, le roman arthurien ou courtois, objets d'un chapitre passionnant, tracent un modèle parfait, ce qui ne signifie pas que tout chevalier ait incarné cette perfection. En allant au-delà du mythe et de l'idéalisation, le professeur Barthélemy propose une vision profondément juste et humaine d'une institution qui tendit vers le Bien, sans toujours l'atteindre, et un éclairage équilibré sur ses relations avec un Islam qui proposait un contre modèle chevaleresque ; Sarrasins ou Francs, les vrais chevaliers, d'un côté comme de l'autre, y furent étonnamment sensibles.
La Table ronde
Le cycle des romans de la Table ronde, inspirateur de tant de rêves et de comportements héroïques, s'ancrent, eux aussi, dans un passé indo-européen très lointain. Rompant avec les délires ésotériques trop suscités par le sujet, un universitaire britannique, John Matthews, propose, sous forme d'un élégant album illustré, Le Graal, la vérité derrière le mythe, étude poussée sur les origines de la légende du calice de Joseph d'Arimathie, et l'interprétation qu'il convient de donner à l'histoire. Le symbole du vase sacré qui permet de communiquer avec la Divinité existe dans toutes les cultures, même les plus éloignées de la nôtre. En Europe, on le retrouve dans le cratère primitif d'Ouranos, le chaudron magique des dieux celtes, et chez les Scythes, ce qui permit d'ailleurs à Matthews, conseiller historique d'un film consacré au roi Arthur, d'y soutenir la thèse, aventurée mais défendable, d'un Arcturus officier romain né dans les plaines de l'Est. Ce qui importe est de comprendre pourquoi ce récipient tient une telle place dans l'imaginaire collectif de tous les temps et comment, d'un rôle symbolique, celui de la quête de l'âme vers Dieu, il a pu, dans des sociétés de plus en plus matérialistes, devenir l'objet de la recherche d'obligation stérile d'un objet tangible doué de pouvoirs supposés magiques. Le résultat est stimulant, par les discussions qu'il suscite, et passionnant.
Est-ce ce matérialisme ambiant qui conduit aujourd'hui à appréhender les croisades comme une entreprise de conquête coloniale animée de vulgaires appétits de lucre hypocritement travestis en guerre sainte ? Sans doute… S'y ajoute, chez des historiens coupés de la tradition catholique, une incapacité véritable à comprendre le phénomène, donc prompts à le condamner de manière véhémente. L'Anglais Jonathan Phillips en fait la démonstration avec Une histoire moderne des Croisades. En quoi « moderne » ? En cela qu'elle réprouve une entreprise perçue, la faute en revenant aux propos de George W. Bush après le 11 septembre, comme une agression gratuite contre un monde musulman plus ouvert, civilisé, lumineux que l'Occident mal sorti des brumes de la barbarie. Thèse faussée d'emblée, on l'aura compris, qui perd de vue que l'Islam régnait sur le Proche- Orient après en avoir chassé les Byzantins et laissé aux chrétientés locales le choix entre la peu enviable dhimmitude et la conversion. Que cette agression remontât à trois siècles ne la légitimait pas. En fait, Philipps, conscient que la croisade constituait une réponse au djihad, entendait écrire une histoire de la guerre sainte, ce qu'indique le titre anglais de son livre. L'ennui étant que, dépassé par la complexité du sujet pour un non-arabisant, ou inquiet des aspects politiquement incorrects de sa démarche, il a réorienté son travail pour en faire le procès d'une entreprise par essence catholique, voire nationaliste. Horresco referens... Je ne saurai trop vous conseiller de relire plutôt Grousset, réédité en poche chez Perrin, qui se revendiquait patriote et croyant et dont l'Histoire des Croisades, inconnue de Mr. Philipps, pour n'être pas "moderne" n'en demeure pas moins un chef d'oeuvre.
Aux côtés des Croisés
Les mêmes a priori se retrouvent dans le petit livre de Claude Lebédel, Les Croisades, paru dans une nouvelle collection désireuse de rendre l'histoire abordable à un lectorat ignorant. Sans s'encombrer de chronologie, s'arrêtant à quelques personnages subjectivement choisis - Pourquoi aucune femme quand Mélisende de Jérusalem ou Constance d'Antioche, entre autres, le justifiait ? Pourquoi Renaud de Châtillon, seigneur brigand plutôt que l'admirable Baudouin IV ? - sans peur des erreurs de détails, - Bohémond de Hauteville, prince de Sicile, n'est pas Bohémond de Normandie… - dégoulinant de complaisance pour tout ce qui n'est ni croisé ni franc, au risque d'attribuer l'invention de la boussole et de la soie aux Arabes plutôt qu'aux Chinois, l'auteur signe une synthèse plus ambitieuse que sérieuse et passablement insatisfaisante.
Royaume latin
Qu'il ne s'agissait nullement d'une entreprise d'appropriation territoriale, un fait l'atteste : au lendemain de la prise de Jérusalem, en juillet 1099, la majorité des Croisés repartit vers l'Europe sans penser à la survie du nouveau royaume latin... Ce fut l'urgente nécessité d'assurer une armée permanente qui entraîna la naissance de l'Ordre du Temple et la transformation des Hospitaliers de Saint-Jean en moines soldats. Aventure singulière que cette nouvelle chevalerie dont saint Bernard s'instaura le chantre et qui a entraîné, en français du moins, d'innombrables études plus ou moins sérieuses et circonstanciées. Il semble qu'il n'en existe pas d'équivalentes outre-Manche puisque l'étude de Desmond Seward, Les chevaliers de Dieu, y demeure, depuis sa parution en 1972, un classique inégalé. Fallait- il en proposer la traduction ? Oui. Certes, Seward, dans cette synthèse consacrée aux Ordres militaires, n'apprendra strictement rien à ceux que le sujet intéresse concernant Templiers, Hospitaliers, devenus chevaliers de Malte, ou Teutoniques ; en revanche, et cela justifie l'entreprise, le chapitre consacré aux ordres espagnols et portugais, Calatrava, Alcantara, Aviz, Montesa, Santiago et Mercédaires, qui combattirent uniquement dans la péninsule ibérique, la Reconquista étant regardée comme équivalente à la Croisade, est, à ma connaissance, la seule approche disponible dans notre langue. Seward y met en évidence la laïcisation de ces Ordres, l'emprise des souverains, qui imposèrent des princes comme Grands Maîtres, précisément ce que Philippe le Bel tenta vainement d'obtenir du Temple, et explique ainsi leur longue durée. Cela comble une lacune de notre historiographie.
Anne Bernet L’ACTION FRANÇAISE 2000 n° 2816 – Du 5 au 18 mai 2011
✓ Dominique Barthélemy : La Chevalerie, Fayard, 525 p., 26 s.
✓ John Matthews : Le Graal, Le pré aux clercs, 175 p., 20 €.
✓ Jonathan Phillips : Une histoire moderne des Croisades, Flammarion, 520 p., 26 €.
✓ Claude Lebédel : Les Croisades, Ouest-France, 160 p., 6 €.
✓ Desmond Seward : Les Chevaliers de Dieu, Perrin, 380 p., 22 €.

Le génocide des Saxons par le boucher Charlemagne

Extrait du livre Les Vikings (L'épopée des Rois de la Mer )
de Jean Mabire édition L'ancre de Marine

Dix ans après le massacre des païens saxons par Charlemagne, les moines subissent à Lindisfarne la fureur des Normands.
Le sang appelle le sang.
Ils sont quatre mille cinq cents guerriers saxons vaincus, entravés comme des bêtes fauves.
Les soldats francs viennent de les rassembler dans l'immense clairière de Sachsenheim. Sur toutes les lisières de la forêt ténébreuse, veillent des hommes d'armes, engoncés dans leurs broignes de cuir aux anneaux de fer.
Des croix s'écartèlent sur les boucliers de bois clouté.
D'autres croix frissonnent sur les étendards, rouges comme le feu ou bleus comme la nuit. Ceux qui viennent de remporter la bataille, non loin de la bourgade de Verden, sur les rives de l'Aller, au sud de Brême, en pleine terre rebelle, servent le futur empereur d'Occident – que les clercs vont appeler Charlemagne.
En cette année 782, se poursuit la guerre inexpiable des Francs et des Saxons, la lutte de la croix du Christ contre le marteau de Thor.
Les chrétiens de Karl der Grosse ont vaincu les païens de Widukind.
Ceux qui croient en Jésus fils de Dieu tiennent à leur merci ceux qui nomment Dieu le secret des bois.
Les Saxons vaincus n'ont qu'un choix, le baptême ou le massacre.
Sur leur nuque roide : l'eau du Ciel ou le fil de l'épée.
Autour des captifs, se préparent ceux qui vont maintenant accomplir le geste décisif.
Les soldats et les moines s'impatientent. Depuis des semaines que dure cette campagne épuisante dans les pays du Nord, ils attendent ce moment.
L'heure de la vérité est venue. Les soldats ricanent. Les moines psalmodient.
Immense murmure qui couvre soudain le chant des oiseaux tournant sous les nuages sombres du crépuscule.
De longues minutes s'écoulent. Interminables. Les Francs grondent d'impatience et de colère.
Les Saxons les défient du regard et se taisent. Leur silence semble déjà une réponse : 
• Nous resterons fidèles à la foi de nos pères.
Déçus, les moines se regroupent autour de leur évêque. Ils n'auront personne à baptiser aujourd'hui. Ils entonnent à pleine gorge un cantique :
Gloria in excelsis Deo
Les voix des tonsurés s'affermissent. Ils se serrent l'un contre l'autre, dans leurs longues robes de bure marron. Le prélat brandit une croix d'or qui étincelle de tout l'éclat de ses joyaux. Gloire à Dieu au plus haut des cieux !
Et in terra pax hominibus bonae voluntatis.
Paix aux hommes de bonne volonté ! Mais les païens ne sont pas de cette race qui accepte de plier le genou et de courber la tête pour recevoir l'eau divine du Seigneur devenu homme. Ils s'obstinent à adorer les dieux des sources et des arbres. Et ils saluent ce cavalier borgne qui chevauche les soirs d'orage sur un cheval à huit pattes galopant dans les nuages et les éclairs : Odin.

Quatre mille cinq cents têtes de païens tranchées net.
Les Saxons refusent la parole du Dieu unique. Alors, ils subiront la loi du roi des Francs. Les soldats s'avancent. Les moines forcent encore leur chant :
Per Christum dominum nostrum
Un geste du chef vainqueur lance les bourreaux à la besogne. Un ordre :
Au nom du Père ...
Tranchée net, la première tête roule aux pieds de l'évêque. Cette terre de Sachsenheim ne sera pas arrosée par l'eau de la rédemption, mais par le sang du paganisme.
Et du Fils ...
Sifflement de l'épée dans l'air devenu soudain silencieux entre deux cantiques. Dans un grand battement d'ailes les oiseaux s'abattent sur la cime des chênes.
Et du Saint – Esprit !
Une troisième tête tombe dans l'herbe haute qui s'emperle de grosses gouttes rouges. Les Saxons regardent les trois corps étendus que n'agite plus aucun frémissement.
• Ce soir, lance un prisonnier, ils participeront au festin des guerriers dans le Valhalla du dieu Odin.
         
Le chant des moines a repris. Comme un grondement de tonnerre, il emplit maintenant toute la clairière. Les soldats se mettent aussi à chanter, entrecoupant les pieux versets de terribles « Han ! » de bûcherons chaque fois qu'une épée s'abat sur une nuque païenne.
Gloria et honor Patri et Filio et Spiritui sancto in saecula saeculorum !
Tranchez les têtes, glaives du Christ ! Tranchez quatre mille cinq cents têtes de païens. Tranchez-les ces têtes dures qui ne veulent pas comprendre que les dieux de leurs ancêtres sont devenus maudits sur le sol où vivent leurs enfants.
Alleluia ! Alleluia ! Alleluia !
Dans la nuit, à la lueur des torches, les soldats du roi Charles vont longtemps poursuivre leur terrible besogne. Le fer a raison de ceux qui refusent la croix.

Bénies soient les armes qui assurent la victoire de la vraie foi. A l'aube, la forêt est redevenue silencieuse. Les soldats et les moines peuvent reprendre leur marche. Verden brûle avec des flammes immenses et de lourds panaches de fumée que chasse un vent froid venu de la mer du Nord.
Soudain, dans le ciel, on croit entendre le galop d'un cheval.
Le chef Widukind se réfugie dans le libre pays du Nord
Vaincu par Charlemagne, Widukind réussit à s'enfuir. Il chevauche à bride abattue à travers les bois et les landes de son pays dévasté et vaincu.
Il franchit l'Elbe, arrive en Nordalbingie, relance son coursier fourbu, traverse l'Eider.
Voici enfin le chef saxon au pays du roi danois Godfred. Il va même épouser la sœur de son hôte.
Dans le Jutland entre deux mers, les marais et les tourbières, les hêtres et les étangs défendent les approches de la presqu'île sacrée où reste inconnue la loi de Rome.
Là vivent les libres païens du Nord. A tous, Widukind va dire et redire le sanglant baptême subi par les guerriers de son peuple :
• Tous les miens ont été exterminés jusqu'au dernier captif.
Quatre mille cinq cents nobles guerriers ont péri.
Les vieillards, les femmes, les enfants, tous ceux qui ne portaient pas d'armes, ont été déportés en terre étrangère où les attendent la misère et le mépris.
Et le chef saxon répète :
• Les Francs nomment leur crime : la foi du fer de Dieu.
Partis du Rhin vers les infinis rivages sablonneux et les sombres forêts du pays saxon, les soldats et les moines du roi Charles vont imposer leur ordre implacable.
Celui qui règne à Aix-la-Chapelle prétend n'être que le représentant sur cette terre du Dieu tout-puissant et éternel qui règne dans les nuées invisibles.
C'est au nom du Christ de Jérusalem et de son vicaire de Rome qu'un terrible capitulaire vient imposer sa loi au pays des vaincus : 
« Tout Saxon non baptisé qui cherchera à se dissimuler parmi ses compatriotes et refusera de se faire administrer le baptême sera mis à mort. »
« Quiconque refusera de respecter le saint jeûne du Carême et mangera alors de la chair sera mis à mort. »
« Quiconque livrera aux flammes le corps d'un défunt suivant le rite païen, et réduira ses os en cendres sera mis à mort. »
Et se succèdent les articles dans une interminable litanie, où reviennent sans cesse les mêmes mots : « sera mis à mort ».
Tout le pays entre la Weser et l'Elbe connaît le feu du ciel et le fer du roi. La paix de la mort règne en pays saxon.
Pour plus de deux siècles et demi la fureur des Normands.
Chez les païens qui ont donné asile à Widukind, le récit des massacres et des exils frappe les imaginations populaires. De veilles haines s'attisent comme cendres sous la brise. Au fer de Dieu doit répondre le fer d'Odin. Un mot jaillit, s'enfle, emporte tout dans un ouragan de feu : Vengeance !
Depuis la nuit des temps, de blonds géants aux yeux clairs, venus de cette « terre d'Hyperborée » où les Anciens plaçaient la demeure des dieux solaires, déferlent sur l'Occident conquis par les guerriers du pays de l'ambre et du bronze. Cimbres, Teutons, Vandales, Burgondes, Lombards, Angles ou Jutes, ils ont fait crouler l'empire romain et trembler le monde chrétien. Maintenant, les Vikings vont prendre la grande relève du sang. Ce sera la dernière vague du monde norois.
La plus terrible et la plus fantastique. Pendant plus de deux siècles, les hommes du Nord, les Northmen ou Normands, vont faire payer aux abbayes et aux cités d'Occident le crime de Charlemagne.
Terrible retour de l'Histoire. Les païens ont été vaincus dans la forêt ; c'est sur la mer que d'autre païens vont venger leurs frères.
Les Saxons et les Frisons semblent tous soumis à un joug implacable ; mais déjà les Danois, les Norvégiens et les Suédois forgent leurs armes pour d'autres combats.
Vague après vague, les Vikings vont s'abattre sur le monde chrétien terrifié.
C'est un nouveau cantique que vont désormais chanter les clercs et les nonnes  
A furore Normannorum
Libera nos, Domine !

Mais le ciel se tait. Pendant des années et des années, les rivages du monde chrétien n'entendront que le fracas des flots qui se brisent, le cri des Normands qui se lancent, l'épée haute, dans l'écume, le choc du fer qui tranche, égorge et achève.
Toute une jeunesse impatiente va déferler du Nord et imposer une seule loi : celle des héros aventureux et solitaires, dont le domaine n'aura plus désormais que la seule limite de leur force.
Voici le prodigieux printemps des peuples avides d'espace et de butin.
Ceux qui partent en expéditions vikings sont les meilleurs de leur lignée, les plus braves guerriers et les plus hardis marins.
Ils sont les fils de la tempête et du carnage.
Ils sont de la race des aigles et des loups.
Leurs raids évoquent le vol de rapaces ou la meute de carnassiers.
Soudain, le monde appartient à leur épée et jamais ce monde n'aura été si beau, sous le grand tournant du soleil.        
Les Vikings ne représentent pas la masse de leurs peuples. En Scandinavie – dans les premières décennies de la grande aventure, du moins – restent les vieillards, les femmes et les enfants, les légistes, les marchands et les paysans.
Ceux qui partent ne sont que l'écume bouillonnante.
Ecume blanche comme neige qui va devenir rouge comme sang.
Jean Mabire

Le génocide de Verden :    
Revenons un peu sur ce qui motiva son peu glorieux – mais étonnant – surnom de “Tueur de Saxons” : l’attaque et la prise d’Eresburg, furent suivies de la destruction de l’Arbre Sacré Irminsul le jour de la grande fête de l’équinoxe en 772 aux Externsteine.  
La destruction d'Irminsul par Charlemagne   
Elle s’ensuivit, dit-on, de la conversion de la “noblesse” saxonne (choisie parmi les plus Kollabo) qui favorisa l’annexion de leur pays au royaume des Francs. Mais, Widukind (Witikind ou Weking) et les paysans fidèles à leur Foi maternelle s’y opposèrent. Une répression de la “révolte” (la Résistance) eut lieu en 779/ 780.
782 : après l’anéantissement d’une armée franque dans le Sündtal, eut lieu à Verden dans la forêt de Teutoburg (le Bourg ou “château-fort” de la Teuta/ Tribu ou des Teutons, ce qui est la même chose) – forêt située entre Detmold et Paderborn, au peu au nord de Cologne – le “Massacre” de 4.500 de ses frères Saxons livrés par la dite “noblesse”.
Lorsque le "glorieux Saint" Charlemagne s’aperçut qu'avec les Arabes cela ne serait pas aussi simple qu’avec les Saxons, il s'enfuit de l'Espagne sous domination musulmane et pris le chemin du retour. Sur ce chemin se trouvait un peuple qui n'était ni "Infidèle" arabe, ni "païen" Saxon, mais christianissime Basque, chrétien depuis plusieurs siècles. Cela n'empêcha pas l'imperator christianisateur de se comporter en hôte mal élevé et d'abandonner Roland le valeureux guerrier massacré par les Basques.
Citation des basques :
"Un cri ébranla les montagnes des Escaldounacs, et l'Etchéco-Jauna dit : Qu'est-ce cela?...Qu'avaient-ils à faire en nos montagnes, ces fils du Nord? Pourquoi sont-ils venus troubler notre paix ?...Fuyez, fuyez ceux qui ont encore conservé des forces et un cheval! Fuis, roi Charlemagne, avec tes plumes noires et ton manteau vermeille. Ton neveu, ton plus brave, ton cher Roland gît étendu là-bas. Sa bravoure ne lui a servi de rien. Et maintenant Escaldounacs, laissons les roches, descendons vite lançant des flèches sur les fugitifs...
.http://konigsberg.centerblog.net/1904-le-genocide-des-germains-par-le-boucher-charlemagne

vendredi 23 novembre 2012

L'Afrique à l'endroit : Entretien avec Bernard Lugan

On ne présente plus Bernard Lugan. Historien prolifique, professeur à l'Université Lyon III, auteur d'ouvrages indispensables, il est beaucoup plus qu'un spécialiste de l'Afrique. Un passionné qui la connaît de fond en comble. Ce qui lui épargne les habituelles billevesées sur le sujet, du pillage à la repentance. Très sévère avec la colonisation, dans laquelle il voit un drame de part et d'autre de la Méditerranée, il appelle Africains et Européens à retrouver leurs racines. Et non pas à adopter celles des autres. Politiquement et historiquement incorrect. Il dirige la revue L'Afrique réelle.

Le Choc du mois : L'histoire de la colonisation et de la décolonisation reste encore aujourd'hui un sujet très sensible en Europe et tout particulièrement en France. Comment expliquez-vous que, malgré le passage du temps, les crispations demeurent et même s'exacerbent ?
Bernard Lugan : Pour trois grandes raisons. D'abord parce que les témoins disparaissant, ne restent plus que les écrits de l'école de la culpabilisation européenne qui entretiennent le mythe du pillage colonial. Ensuite, parce que ce mythe incapacitant est l'arme absolue que les ennemis de notre identité utilisent pour procéder au « Grand Remplacement » de la population européenne selon la belle expression de Renaud Camus. Enfin, parce que, pour nombre de groupes de pressions, d'associations et même d’États, il s'agit de rentes de situation.

Toutes ces tensions semblent montrer qu'en France, la décolonisation n'a toujours pas été «digérée» alors que, sans être idéale, la situation quant à cette question paraît plus apaisée chez, par exemple, nos voisins anglais. Comment appréhender cette différence ? Résulte-t-elle de la « nature » divergente des démarches coloniales française et britannique ? Est-elle une énième conséquence du climat de « culpabilisation » et de « repentance » régnant dans l'hexagone ?
Tout le problème vient du fait que, à la différence de la colonisation britannique, la colonisation française fut idéologique. Pour la gauche, coloniser était un devoir révolutionnaire qui allait permettre de briser les chaînes des peuples tenus en sujétion par les tyrans noirs qui les gouvernaient tout en détruisant leurs cultures enracinées vues comme incompatibles avec les «idées de 1789». Pour la droite, à la mystique universaliste des droits de l'homme, ont largement correspondu l’évangélisation visant à éliminer l'animisme vu comme le paganisme des Noirs, l'élan vital, la recherche des horizons lointains et la gloire du drapeau. Mais en faisant sienne l'expansion coloniale définie par la gauche, la droite nationaliste et catholique se rallia aux principes qu'elle combattait depuis 1789 et elle y a perdu ses repères.
Le système colonial français, reposant sur l'assimilation, était ancré sur le postulat de l'identité du genre humain. Son corollaire était l'éducation, car il était postulé que, une fois éduquées, les populations coloniales et la population métropolitaine se fondraient dans une France multiraciale et planétaire. La colonisation française fut donc un humanitarisme civilisateur et assimilateur, idée qui anima le courant intégrationniste de l'Algérie française, incarné par Jacques Soustelle, et auquel se rallièrent nombre d'hommes de droite. S'étant fourvoyée dans l'aventure coloniale, la droite française est entrée dans un piège dont elle est aujourd'hui incapable de se sortir comme le stérile débat sur « les apports bénéfiques de la colonisation » l'a montré.

Vous ne voyez pas d'un bon œil ces « apports bénéfiques de la colonisation » intégrés dans les programmes scolaires ?
Quels « apports bénéfiques de la colonisation » et pour qui ? Je pense qu'il faudrait au contraire parler des conséquences négatives d'une colonisation faite au nom des «bons» sentiments. Je prendrai deux exemples. Nous avons, au prix du sacrifice de nos médecins, fait de l'Afrique, continent de basse pression démographique, un monde surpeuplé, aujourd'hui étranglé par sa démographie : 100 millions d'habitants en 1900, un milliard en 2010. Au regard de la morale gnangnan, nous avons indubitablement fait le bien, mais en réalité nous avons provoqué la catastrophe. De même, en colonisant, nous avons établi la paix et mis un terme aux luttes interafricaines. Certes, mais ce faisant, nous avons arrêté l'histoire du continent au moment où des « Prusses africaines » étaient en phase de coagulation politique régionale. Comme si des extraterrestres étaient intervenus en Europe au VIIIe siècle pour mettre un terme aux dévastations ; certes, ils auraient alors sauvé des vies, mais ils auraient aussi et surtout interdit la gestation de nos sociétés. Là encore, il n'y a d'« apport positif » qu'aux yeux de notre propre morale. Avec le recul du temps et au terme d'une lente évolution personnelle, je considère aujourd'hui que la colonisation fut une erreur majeure, un désastre pour l'Afrique et une catastrophe irrémédiable pour l'Europe. Je ne retiens plus qu'un seul aspect «positif» de la colonisation, celui de certaines aventures individuelles qui, pour l'essentiel, tournèrent autour de la notion de l'effort gratuit, du dépassement, du « plus est en nous ». Des hommes comme Cortez, Pizarre, mais également Voulet et Chanoine furent à cet égard les porteurs de l'élan vital de l'Europe. Il eut certainement mieux valu qu'ils l'eussent exercé en direction de Constantinople, mais là est une autre histoire... Il est désormais indispensable pour la survie de notre identité de refermer la parenthèse coloniale et de mettre une fois pour toutes un terme aux débats passéistes et au romantisme liés à cette époque, car ils nous paralysent au moment où la survie de notre identité est en jeu.

Certains activistes noirs radicaux, tel que Kemi Seba, réclament non seulement l'annulation de la dette africaine, mais également le versement de réparations. Comment jugez-vous ces revendications ?
Tout n'est pas à rejeter chez Kemi Seba. Autant sa logorrhée africanocentriste qui n'est que le copié-collé des délires pseudo scientifiques de Cheikh Anta Diop est scientifiquement irrecevable, autant son évolution doctrinale qui l'a conduit de l'idée de la suprématie de la «race noire» à l'ethno-différencialisme présente bien des intérêts aux yeux d'Européens enracinés. Quand il déclare que l'Afrique doit être aux Africains et l'Europe aux Européens, on ne peut que souscrire à une telle évidence et sur ce point, je me sens plus en accord avec lui qu'avec les universalistes de «droite» qui défendent les « apports positifs de la colonisation » ou la mortelle assimilation. Ceci étant, l'idée de versement de réparations est une imbécillité, car si nous faisons les comptes, ce serait plutôt l'Afrique qui devrait en verser à l'Europe, la colonisation lui ayant coûté des sommes considérables pour des profits inexistants.
Plus généralement, il serait intéressant de nous rapprocher de la nouvelle génération d'intellectuels africains qui a dépassé le stade de la récrimination. Comme elle n'a pas été déformée par nos universités, et cela à la différence de nombre de ses aînés, elle a une morale d'hommes libres et elle considère que la manifestation de la véritable émancipation de l'Afrique serait l'abandon de l'utopie aliénante de l'émigration vers les pays occidentaux. Oui, les élites africaines ont mieux à faire en Afrique pour construire leurs pays respectifs que de gémir en Europe sur des aliénations passées.

Combien l'aventure africaine a-t-elle vraiment coûté ?
Il a fallu attendre la thèse de Jacques Marseille (1984), puis celle de Daniel Lefeuvre(1) pour voir que loin d'avoir exploité et pillé son Empire, la France s'y est au contraire ruinée, même si des Français s'y sont enrichis. Avant 1914, comme les deux tiers des investissements privés français qui y furent réalisés portaient sur le commerce, les plantations ou certaines mines facilement exploitables, l’État fut contraint de se substituer au capital privé. Ceci fait que la mise en valeur de l'Empire africain fut totalement supportée par l'épargne des Français et les sommes considérables qui y furent investies ont été retirées du capital disponible français afin de financer outre-mer des infrastructures pourtant nécessaires en métropole. Les chiffres sont éloquents : de 1900 à 1914, Algérie mise à part, les dépenses coloniales représentèrent ainsi en moyenne 6,5% de toutes les dépenses françaises. Après 1945, la France qui sortait ruinée du conflit et qui avait à reconstruire, 7000 ponts, 150 gares principales, 80% du réseau de navigation fluviale, 50 % du parc automobile, etc., lança dans son Empire et donc à fonds perdus pour elle, une fantastique politique de développement et de mise en valeur qui se fit largement aux dépens de la métropole elle-même. De 1945 à 1958, l’État français investit outre-mer 1700 milliards de francs, dont 800 en Afrique noire, 60 % de ces investissements allant à la création d'infrastructures de transport. Entre 1955 et 1958, les investissements français en Afrique représentèrent le chiffre effarant de 22 % du total de toutes les dépenses françaises sur fonds publics. À ces sommes, il convient encore d'ajouter les budgets de fonctionnement, les salaires des fonctionnaires et les dépenses militaires. De plus, l'empire boulet n'était même pas un fournisseur de matières premières agricoles ou minières à bon compte pour la métropole, cette dernière ayant toujours payé les productions impériales, quelle avait pourtant subventionnées, environ 25 % au-dessus des cours mondiaux. Quant à l'Algérie, en 1959, toutes dépenses confondues, elle engloutissait à elle seule 20 % du budget de l'Etat français, soit davantage que les budgets additionnés de l’Éducation nationale, des Travaux publics, des Transports, de la Reconstruction et du Logement, de l'Industrie et du Commerce ! Daniel Lefeuvre a démontré que, contrairement aux idées reçues, la main-d'œuvre industrielle algérienne était plus chère que celle de la métropole. Un rapport de Saint-Gobain daté de 1949 en évaluait le surcoût à 37 %.

En marge des États, la colonisation n'a-t-elle pas néanmoins permis à des compagnies privées, des groupes commerciaux et des « familles » de commerçants ou de financiers d'amasser des fortunes considérables ? Dans ce cas, trouvez-vous illégitime que certains africains puissent envisager de demander des comptes à leurs ayants droit ?
Si l'Empire fut une erreur économique majeure pour la France, ce fut en revanche une bonne affaire pour l'Afrique, car, au moment où elle leur accorda l'indépendance, elle y laissa en héritage 50 000 km de routes bitumées, 215 000 km de pistes toutes saisons, 18 000 km de voies ferrées, 63 ports, 196 aérodromes, 2000 dispensaires équipés, 600 maternités, 220 hôpitaux, dans lesquels les soins et les médicaments étaient gratuits. En 1960, 3,8 millions d'enfants africains étaient scolarisés et dans la seule Afrique noire, 16 000 écoles primaires et 350 écoles secondaires, collèges ou lycées fonctionnaient, tandis que 28 000 enseignants, soit le huitième de tout le corps enseignant français exerçaient sur le continent africain.

L'Afrique a-t-elle réellement été décolonisée ? La décolonisation étatique n'a-t-elle pas simplement cédé la place à une colonisation privée d'ordre économique ? Ce système néo-colonial (avec notamment son pendant « France-Afrique ») ne revient-il pas finalement à retirer à l'Afrique toutes ces problématiques « apports bénéfiques » (sécurité, hôpitaux, entretien des routes, écoles, santé, paix...) pour ne conserver, pour le coup, que le pillage ?
L'Afrique a perdu ses colonisateurs amoureux qui ont été remplacés par des capitalistes rapaces et des prédateurs, notamment Chinois. Elle a chassé les colons blancs, mais aujourd'hui, elle vend ses terres à des sociétés capitalistes qui y pratiquent la plus honteuse des exploitations. C'est en effet aujourd'hui qu'il est donc possible de parler de pillage de l'Afrique, et non à l'époque coloniale.

L'observation de l'Afrique conduit souvent à un certain fatalisme tragique. Le continent semble enfoncé dans des problématiques inextricables et des drames perpétuels dont on peine à percevoir une possible issue positive. Partagez-vous ce sentiment ? Comment voyez-vous l'avenir de l'Afrique ?
L'Afrique est définitivement condamnée si elle continue à vouloir imiter l'Europe, car on ne greffe pas des prunes sur un palmier. En d'autres termes, les Africains ne sont pas des Européens pauvres à la peau noire, mais les héritiers d'une vieille histoire ancrée sur le communautarisme et la continuité temporelle. Ils se suicideraient donc s'ils abandonnaient ce qui fait leur identité. Si, au contraire, ils répudient le modèle européen fondé sur l'individualisme et l'oubli des racines, alors, tout leur sera possible. Mais pour cela, ils doivent auparavant rejeter les modes intellectuelles européennes et expliquer aux ONG qu'il y a suffisamment de malheureux en Europe pour occuper le temps de leurs membres, même si la misère est plus agréable à soulager au soleil des tropiques que durant les frimas de l'hiver septentrional...!
Propos recueillis par Xavier Eman LECHOCDUMOIS septembre 2010
1 Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d'un divorce, 1984, réédition en 2005, Albin Michel ; Daniel Lefeuvre, Chère Algérie. La France et sa colonie (1930-1962), 2005, Flammarion.