jeudi 30 avril 2020

L'épopée miraculeuse de Jeanne d'Arc

L'épopée miraculeuse de Jeanne d'Arc

La conception de la nation de Fichte par Lionel BALAND

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Le philosophe Johann Gottlieb Fichte, né à Rammenau, près de Dresde, en 1762, et décédé à Berlin, en 1814, est une des grandes figures de l’Idéalisme allemand, aux côtés d’Emmanuel Kant (1724 – 1804), de Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770 – 1831) et de Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling (1775 – 1854).
Parmi les productions littéraires les plus connues de Fichte figurent les Discours à la nation allemande, tenus durant l’hiver 1807 – 1808, alors que les armées de Napoléon occupent la Prusse, à Berlin et publiés en 1808 dans cette ville. Ils visent à réveiller le sentiment national allemand et à la réalisation d’un État regroupant les Allemands.
Au sein de l’introduction de la traduction française parue en 1992 à l’Imprimerie Nationale à Paris (1) et réalisée par le philosophe français, né en 1948, Alain Renaut, ce dernier se pose la question de la conception de la nation mise en avant par Fichte : celle née de la Révolution française, qui considère que le tiers état la constitue, ou celle du romantisme allemand, « dont on a parfois soutenu qu’elle avait émergé avec la notion herderienne (2) de Volksgeist (3) », qui veut que seuls les descendants de membres de la nation appartiennent à cette dernière ?
La nation révolutionnaire
« Plutôt qu’un corps auquel on appartient, la nation révolutionnaire est un édifice que l’on bâtit à partir d’un lien contractuel, qu’il faut donc penser en termes de volonté. La nation désigne ici l’ensemble des sujets contractants et décidant de remettre le pouvoir à la volonté générale. Ainsi Robespierre, en mai 1790, s’appuie-t-il sur une telle idée pour récuser que le roi soit un “ représentant de la nation ” : il en est, dit-il, le “ commis et le délégué ”, détenteur de “ la charge suprême d’exécuter la volonté générale ”. Politiquement, l’horizon de l’idée de nation, entendue sur ce mode, est donc la communauté démocratique, définie par l’adhésion volontaire à des principes publiquement programmés, tels que ceux de la Déclaration des droits de l’homme. Et il faut préciser que, dans cette logique, il n’y a par le monde plusieurs nations que parce qu’il y a plusieurs régimes politiques, dont les principes ne sont pas tous ceux de la démocratie et de l’État de droit : la différence entre nations est politique, donc de fait, et non pas naturelle, donc de droit, je veux dire : infrangible (4) . »
En conséquence, la frontière marque la limite de l’application du contrat social et n’est pas une limite territoriale ou ethnique. L’appartenance nationale n’est pas une détermination naturelle, mais « un acte d’adhésion volontaire à la communauté démocratique ou au contrat social ».
« La nationalité se résorbe ainsi dans la citoyenneté et elle se définit moins comme un lien affectif que comme une adhésion rationnelle à des principes; la patrie, au sens révolutionnaire du terme, c’est la communauté démocratique en tant que patrie des droits de l’homme, et si les citoyens sont des “ enfants de la patrie ”, c’est avant tout en tant qu’ils constituent les héritiers de la Révolution – l’héritage se définissant précisément comme celui des droits de l’homme (5). »
« Si la nationalité procède d’un acte d’adhésion volontaire, l’accès à cette nationalité relève d’un libre choix : dans la logique révolutionnaire, il suffit de déclarer son adhésion aux droits de l’homme et, à partir de 1791, à la Constitution, pour devenir français (6). »
Une demande d’adhésion peut dans cette optique être imposée, mais ne conduit pas à un refus. Le citoyen peut aussi, toujours selon cette vision, perdre la nationalité à partir du moment où il décide de ne plus adhérer à ces valeurs.
Jusqu’en 1799, Fichte se dit français, « sans d’ailleurs, à son vif désespoir, rencontrer quelque écho du côté de l’administration républicaine (7). »
La nation issue de la Révolution française est donc amenée à englober l’ensemble des individus de la planète, lorsque ceux-ci auront adhéré à ses valeurs.
La nation romantique
La nation selon les romantiques se situe aux antipodes du concept de celle-ci développé lors de la Révolution française. Elle est fondée sur l’idée qu’il existe des différences naturelles entre les hommes et que la nationalité est liée à la naissance, la « naturalisation » n’étant qu’un pis-aller. La nationalité peut être refusée, notamment à ceux qui disposent d’une connaissance trop faible de la langue nationale. La nationalité ne se perd pas, même si l’individu vit dans un autre endroit du monde.
Le tournant
La question qui se pose est de savoir quand l’idée de nation est passée, au sein de l’espace germanophone, du concept des Lumières à celui du romantisme.
Alain Renaut rejette l’idée que Herder est à l’origine de ce tournant et met en avant le fait que ce dernier n’a jamais expressément utilisé la notion de Volksgeist et que Isaiah Berlin (1907 – 1999) a montré que Herder reste universaliste : « C’est en premier lieu le romantisme allemand, à partir des Schlegel notamment, qui, à travers sa critique bien connue de toute forme d’humanisme abstrait, en viendra ainsi à l’affirmation corrélative d’une hétérogénéité absolue des cultures nationales. »
Il précise que si la vision de la nation née en France est passée en Allemagne, celle née dans les territoires germanophones a aussi pénétré la France.
L’idée fichtéenne de nation
L’idée de nation chez Johann Gottlieb Fichte relève-t-elle des Lumières ou du romantisme se demande Alain Renaut. Il met en avant le fait que la conception de la nation évolue chez Fichte : ses textes les plus anciens attribuent au terme de nation un sens proche de celui des Lumières, alors que dans les Discours à la nation allemande, ce concept glisse vers celui du romantisme.
Au sein de la vision fichtéenne, de l’époque des Discours à la nation allemande, de la nation figurent des éléments qui renvoient à la conception romantique de cette dernière : la langue, la valorisation du Moyen Âge et la mise en relation de la défaite de la Prusse et de « la destruction par le rationalisme de l’important facteur de cohésion nationale qu’avait été la religion (8) ».
Cependant, des éléments de critique du romantisme sont également contenus au sein des Discours à la nation allemande. En effet, le renvoi au Moyen Âge de Fichte est dirigé vers les villes libres et pas vers les princes et la noblesse, donc pas vers les « ordres ». Fichte ne se rallie donc pas à un modèle antithétique à la démocratie émergeant des Lumières. Alors que les romantiques exaltent le catholicisme, Fichte prend position en faveur de la Réforme. Bien que Fichte enracine l’idée de nation dans la langue, il écrit, au sein d’une lettre datant de 1795 : « Quiconque croit à la spiritualité et à la liberté de cette spiritualité, et veut poursuivre par la liberté le développement éternel de cette spiritualité, celui-là, où qu’il soit né et quelle que soit sa langue, est de notre espèce, il nous appartient et fera cause commune avec nous. Quiconque croit à l’immobilité, à la régression et à l’éternel retour, ou installe une nature sans vie à la direction du gouvernement du monde, celui-là, où qu’il soit né et quelle que soit sa langue, n’est pas allemand et est un étranger pour nous, et il faut souhaiter qu’au plus tôt il se sépare de nous totalement (9). »
Il considère donc que tous ont la possibilité de devenir allemands à partir du moment où ils adhèrent « aux valeurs universelles de l’esprit et de la liberté (10). »
« Un tel patriotisme et le cosmopolitisme, Fichte le suggérait en 1806 dans ses Dialogues patriotiques (11) ne s’excluraient nullement : on ne naît pas Allemand, on le devient et on le mérite (12). »
D’autre part, si les Discours à la nation allemande refusent le romantisme politique, ils critiquent sévèrement les Lumières, au moins sur trois points. En effet, ceux-ci accusent ces dernières d’avoir détruit le lien religieux entre les individus qui séparent désormais leurs intérêts personnels de la destinée commune. De plus, la conception de l’éducation des Lumières, qui vise à réaliser le bonheur de l’individu et évacue tout idéal moral, renonce à former l’homme, « à aller contre la nature pour faire surgir la liberté, elle vise seulement à “ former quelque chose en l’homme ”, par exemple tel ou tel talent; on présuppose ainsi que le libre arbitre existe naturellement, qu’il n’y a pas à le former, mais seulement à lui donner tel ou tel objet. […] À l’éducation des Lumières, les Discours opposent alors une éducation qui, loin de valoriser la nature et le culte du bonheur, ne présuppose pas la liberté, mais la forme par contrainte de ce qui représente en nous la nature (13). »
Et encore, l’idéal politique des Lumières consistant en « une sorte d’automate où chaque rouage serait forcé de contribuer à la marche de l’ensemble, simplement par intérêt bien compris » est voué, selon Fichte, à l’échec.
Fichte renvoie les Lumières et le romantisme dos-à-dos, leur reprochant à tous deux la primauté de la nature individuelle sur la loi. En conséquence, en 1807 – 1808, le concept de nation de Fichte est-il une transition entre celui des Lumières et celui du romantisme, ou une troisième idée de celui-ci fondée non pas sur une appartenance ou une adhésion à la nation, « mais pensée en termes d’éducabilité » ?
Fichte estime donc que toute personne peut adhérer à la communauté nationale, dès lors qu’elle reconnaît les valeurs de l’esprit et de la loi. Mais, « il nous lègue aussi cette considération selon laquelle la liberté, qui fonde l’adhésion, est, non une liberté métaphysique, transcendant le temps et l’histoire, mais toujours une liberté-en-situation, bref, que, pour s’exercer de façon significative, cette liberté doit s’inscrire dans une culture et une tradition pour lesquelles les valeurs de l’esprit et de la loi ont un sens. Comment toutefois penser cette inscription ? […] Fichte a conçu en fait que le signe visible de l’inscription d’une liberté au sein d’une culture et d’une tradition consiste dans la capacité d’être éduqué, dans l’éducabilité aux valeurs de cette liberté et de cette tradition. De là son insistance sur l’éducation nationale comme éducation à la nation. De là aussi […] qu’il a pu mettre en avant l’importance de la donnée linguistique, hors laquelle l’éducabilité est problématique, mais sans faire de cette donnée une condition sine qua non, comme l’eût fait une théorie de la nation fondée, non sur l’éducabilité, mais sur l’appartenance (14). »
Ce modèle a permis à Fichte de dénoncer la conception de la nation, tant des Lumières que du romantisme, et au-delà de celle-ci de ces deux systèmes de pensées.
Lionel Baland
Notes
1 : Johann Gottlieb Fichte, Discours à la nation allemande, présentation, traduction et notes d’Alain Renaut, Imprimerie nationale, Paris, 1992.
2 : Johann Gottfried Herder est né en 1744 et mort en 1803.
3 : « Esprit du peuple » ou « génie national ».
4 : Johann Gottlieb Fichte, Discours à la nation allemandeop. cit., p. 13.
5 : Ibid., p. 14.
6 : Ibid.
7 : Ibid.
8 : Ibid., p. 29.
9 : Ibid., p. 32.
10 : Ibid.
11 : Traduction par Luc Ferry et Alain Renaut, in Johann Gottlieb Fichte, Machiavel et autres écrits philosophiques et politiques de 1806 – 1807, Payot, Paris, 1981.
12 : Johann Gottlieb Fichte, Discours à la nation allemande, op. cit., p. 32 – 33.
13 : Ibid., p. 36.
14 : Ibid., p. 42 – 43.
• D’abord mis en ligne sur EuroLibertés, le 13 avril 2020.

Georges Bernanos - Journal d'un curé de campagne

lundi 27 avril 2020

L'étrange défaite De mai 1940 au 11 Septembre 2001

« Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts, » disait Paul Reynaud en 1940. Les plus forts et les plus intelligents. Les Américains ne disent pas autre chose aujourd’hui, en Afghanistan et ailleurs. Mais le monde ne se laisse pas faire…
Jean-Philippe Immarigeon est un de ces auteurs élégants, frondeurs et discrets qui élaborent patiemment une œuvre précieuse et considérable tout en semblant se jouer de tout et de rien, en illuminant les sujets les plus ardus et les plus graves d'un sourire moqueur. La grande affaire de ses trois précédents livres, c'était l'Amérique, sa névrose, ses secrets, ses mensonges. Son dernier opus, lui, plus ambitieux et tout aussi provocateur, traite de stratégie militaire, mais qu'on ne s'y trompe pas : c'est de métaphysique en réalité qu'il s'agit, au travers une analyse savante et iconoclaste de la défaite française de juin 1940. Son propos, cependant, n'est pas celui d'un historien il essaie au contraire de montrer en quoi le désastre de la débâcle que nous avons connue en 40 a quelque chose à nous dire sur celle que rencontrent les troupes de l'OTAN, aujourd'hui, en Afghanistan.
À cela, une justification des plus pertinentes et bien connue de tous ceux qui s'intéressent de près aux œuvres de stratégie militaire parues dans les vingt ou trente dernières années outre-Atlantique, surtout dans le camp des « néo-cons » la plupart des analystes américains qui ont pignon sur rue en la matière ne cessent étrangement de défendre mordicus l'excellence de la stratégie française mise au point par nos chefs militaires de la fin de la IIIe République : Philippe Pétain, Maurice Gamelin, Maxime Weygand.
Pire, à les en croire, les critiques bien connues que le général De Gaulle, lorsqu'il n'était encore que colonel, a adressées à l'encontre des locataires de l'hôtel de Brienne étaient injustes, voire délirantes : axer toute la stratégie de l'armée française sur l'idée d'une guerre de mouvement, dont l'usage offensif et anarchique des chars d'assaut eût été l'inspiration principale, confine à de la folie pure et simple. Peu importe à leurs yeux que ce soit bien ainsi que Guderian et von Manstein aient opéré, avec le plein assentiment du Führer et surtout le résultat que l'on sait.
Jamais la France, en 1940, n'aurait dû perdre la guerre
Le point pertinent de cette argumentation, qui fait sourire au premier abord, est qu'elle balaie, une bonne fois pour toutes, les poncifs qui ont survécu au naufrage de Vichy et au stupide procès de Riom que le régime avait intenté à Léon Blum, mais que l'on ne cesse de reproduire à tout va : la France aurait été vaincue en raison de son infériorité mécanique et de sa méconnaissance de l'usage des chars de combat, principalement parce que le pacifisme du Front populaire nous aurait laissés très en retard des Allemands dans ce domaine devenu décisif. Or, la vérité historique aujourd'hui est à peu près établie par tous les historiens qui se sont penchés sur la question : nous avions en France autant de chars et d'avions que le Reich, souvent même d'une qualité technique supérieure. La cause de la défaite n'est donc pas d'ordre matériel ou technologique, non plus que vraiment politique.
La vérité est plus simple, mais plus difficilement acceptable : nous avons été vaincus précisément parce que nous avons été plus rationnels, plus savants, plus précautionneux, mieux préparés, en somme, que les Allemands. Ce n'est pas à cause de l'immoralisme des personnages de Proust et de Gide, comme le proféraient les folliculaires de Vichy, que la France s'est retrouvée à la merci de la Wehrmacht, mais en raison de l'héritage si prestigieux de Descartes, qu'aucun intellectuel, de gauche ou de droite, n'aurait osé incriminer.
La stratégie allemande était folle, à l'image de l’État allemand lui-même, mais la folie a sur la raison la supériorité de la certitude que confère le délire, et cette résolution dans l'initiative que dissout implacablement la géométrisation du monde. Hitler en cela était plus proche de Napoléon - qui lui aussi aurait dû perdre Austerlitz ou Wagram et lui aussi fut finalement vaincu - que de Frédéric II qu'il aimait tant mais qui ne lui ressemblait pas.
L'illusion des États-Unis d'Obama, selon Immarigeon, est la même aujourd'hui que celle de Gamelin et de Weygand en 1940. Mais le monde ne se laisse pas faire, et les chefs talibans, avec des kalachnikovs dérisoires, gagneront la guerre en Afghanistan exactement comme Guderian, doté seulement de quelques unités blindées et motorisées, est entré dans Paris, à la stupéfaction générale, le 14 juin 1940.
Philippe Marsay Le Choc du Mois mai 2011

Jean-Philippe Immarigeon, La Diagonale de la défaite, de mai 1940 au 11 septembre 2001, François Bourin, 230 p., 20 €.

L'hérésie cathare au Moyen Âge

vendredi 24 avril 2020

MAIS OÙ EST L'ARGENT DES COLONIES ?

Une bonne nouvelle : réédition prochaine des deux premiers Cahiers d'Histoire du nationalisme

Publiés au printemps et à l'été 2014, les deux premiers numéros des Cahiers d'Histoire du nationalisme étaient épuisés depuis plus de trois ans. Une quinzaine de livraisons de cette collection de référence sont venues les compléter.
Le n°18, consacré à Honoré d'Estienne d'Orves et aux monarchistes et nationaux engagés dans la Résistance en 1940, initialement annoncé pour le mois de mars, sortira en juin cliquez ici. Il en sera de mêmes pour les rééditions du n°1 (Léon Degrelle) et du n°2 (François Duprat).
Comme nous vous en avions tenus informés à la fin mars, nos imprimeurs ont été contraints de suspendre leurs activités en raison du confinement. Dès que celui-ci sera levé, nous pourrons à nouveau, nous aussi, reprendre notre travail d'éditeur. Les commandes seront alors livrées.
Mais que tout cela ne vous empêche pas de commander dès maintenant ces deux rééditions indispensables pour mieux connaître l'histoire de notre famille politique.
CHN 1 NLLE EDITION 1 DE COUV.jpg
CHN n°1 Léon Degrelle, témoignages et documents cliquez ici
CHN 12 A Arcand.jpg
CHN n°2 François Duprat et le nationalisme-révolutionnaire cliquez là

Jean de La Varende - Les manants du Roi (Littérature Monarchiste)

jeudi 23 avril 2020

Julien Freund L’essence du politique

Julien Freund - L'essence du pilitique.jpegLe 26 juin 1965, Julien Freund soutient à la Sorbonne sa thèse de philosophie politique sous la direction de Raymond Aron. Quelques mois plus tard, cette somme se transforme en un ouvrage fondamental L'Essence du politique.
Plus disponible en italien, en allemand ou en espagnol qu'en français, timidement connue dans le monde anglo-saxon, cette étude magistrale est à l'origine dédiée à Aron et à Carl Schmitt, deux figures alors décriées par la caste intello-médiatique progressiste.
Les sept essences
Plus enclin à suivre Aristote que Platon, Julien Freund considère que la vie humaine en collectivité s'ordonne autour de sept essences : l'économique (qu'il analysera dans un livre posthume en 1993), la religion, la morale, la science, l'art, le droit et le politique. Il examine en particulier ce dernier parce que « la société est un fait de nature » et que « l'homme est un être politique par nature ».
Quitte à émouvoir les belles âmes, Freund explique que « la politique provoque la discrimination et la division, car elle en vit. Tout homme appartient donc à une communauté déterminée et il ne peut la quitter que pour une autre. Il en résulte que la société politique est toujours société close. [...] Elle a des frontières, c'est-à-dire elle exerce une juridiction exclusive sur un territoire délimité. Qu'importe l'étendue d'un pays ! Si vaste soit-il, la société politique qui le contrôle reste close du fait même qu'elle a des frontières. »
Julien Freund interprète différemment certaines réflexions de Carl Schmitt, car il intègre la célèbre relation conflictuelle ami-ennemi à d'autres « présupposés » (commandement-obéissance et privé-public) ainsi qu'aux trois dialectiques permanentes l'ordre, l'opinion et la lutte.
Primauté du bien commun
Freund détermine ainsi la spécificité du politique qui se décline en finalités téléologiques, « tactiques » (ou « technologiques ») et eschatologiques. Il s'attache par conséquent à examiner son but, le bien commun. L'auteur insiste souvent : le politique ne saurait correspondre, se réduire ou se fondre, dans l'économie, la morale ou le droit, contrairement à ce que s'imaginent les libéraux.
Il prévient enfin que « se tromper sur son ennemi par étourderie idéologique, par peur ou par refus de le reconnaître à cause de la langueur de l'opinion publique c'est, pour un État, s'exposer à voir son existence mise tôt ou tard en péril ». Les dirigeants occidentaux devraient méditer ce maître livre plutôt que se fourvoyer hier, aujourd'hui et demain en Afghanistan, en Syrie, en Irak, en Libye, en Centrafrique, en Corée du Nord, au Venezuela ou en Russie...
Georges Feltin-Tracol Réfléchir&Agir n° 56 Été 2017

Julien Freund L’Essence du politique Dalloz, 2003,867 pages, 45 euros

mercredi 22 avril 2020

Giono, le retour du Grand Pan

Giono, le retour du Grand Pan
On a besoin de Giono (1895-1970) comme on a besoin de nature, de saisons, d’arbres, d’oxygène. Ça libère les bronches. Gallimard vient de publier en un seul volume toutes ses Chroniques romanesques. Un "Quarto" qui fait son poids et que Mireille Sacotte a magnifiquement présenté.
Giono est un sourcier du langage, moitié guérisseur aux pouvoirs telluriques, moitié magnétiseur qui fait jaillir des images. Une sorte de rebouteux lexicographe soignant les corps malades par le verbe. Un enfant de Manosque et d'ailleurs qui a ramassé dans l'arrière-pays provençal la flûte égarée du Grand Pan et en a tiré des sons enivrants. Il y avait en lui un sortilège de la parole, quelque chose d'hellénique et de sensuel, comme si ce qu'il écrivait délivrait des phéromones et que les mots s'accouplaient dans une noce sauvage.
Ses livres nous éclaboussent d'une pluie de poussière cosmique. On a l'impression d'assister à la conversation d'Homère, à des batailles de Troie transportées dans une Provence imaginaire, pleine de bruit et de fureur. C'était i homme du Sud assurément, mais d'« un Sud austral », insistait-il, comme pour se libérer de la géographie et se démarquer aussi bien des félibriges que de Pagnol. Il était aux antipodes, au loin, au large, dans la Grèce des présocratiques, l'Athènes de Sophocle et d'Eschyle, l'Italie de Stendhal et des carbonaris, la Florence de Machiavel, avec Melville sur le bateau du capitaine Achab, sur les épaules de Virgile dans l'un des chants de l'Enéide.
Il a poursuivi l'harmonie dans « la trilogie de Pan », chassé le bonheur dans « le cycle du Hussard », étreint la mort, la folie et le meurtre dans les Chroniques-Romanesques. Ces Chroniques aujourd'hui rééditées, c'est la Provence vue au travers d'une insolation, dans une enfilade de paysages arides où il a transplanté ses Atrides à lui, Faust au village, pour reprendre le titre de l'un de ses recueils de nouvelles. « L’écrivain, confiait-il, qui a le mieux décrit la Provence, c'est Shakespeare ».
Pasolini disait avoir une nostalgie immense « du mythique, de l'épique et du sacré ». Ainsi de Giono qui en a cherché les traces dans le Haut Pays provençal, aux pieds des Alpes, à travers une suite de personnages démesurés, abrupts, pleins de bizarreries, une race de meurtriers et de géants qui se dressent comme des oiseaux de proie au milieu d'un cirque de pierre dans une nature inhumaine. Cette race y accroche des cœurs ensanglantés et des festons de chair aux arêtes des pierres qui se détachent dans le soleil couchant. Alors, l'œuvre irriguée de sang - « le théâtre du sang » - devient pareille à un crépuscule empourpré et vermeil.
Tout change pour Giono durant l'été 1939. Il croyait, lui le pacifiste, que les paysans se soulèveraient contre la mobilisation générale, que la guerre serait ajournée. Autant rêver. La guerre et deux séjours en prison, en 1939 et en 1944, vont ainsi le faire revenir de ses rêveries champêtres, de ses Républiques agricoles. Dans l'intervalle, le monde est devenu hostile. Jean le Bleu a viré au noir et au rouge. Il devient misanthrope, mais un misanthrope qui chante comme une mésange n'en est pas vraiment un. Si le mal est partout, c'est un mal plus ludique que métaphysique. L'homme est mauvais, et il l'est souvent chez Giono, mais quand il est grand, c'est à tomber à la renverse.
C'était la tête de Langlois qui prenait les dimensions de l'univers
Il ne va plus-s'intéresser qu'aux personnages hors norme, aux grands formats, aux tailles XXL. Des êtres qui cherchent la démesure, l’hubris des Grecs et passent leur temps à jouer au chat et à la souris avec le destin. Des monstres, au sens antique et tragique du mot, ayant quitté l'humanité pour la surhumanité. Dès lors, le lyrisme est rejeté à l'arrière-plan. C'est désormais le hors-nature, le dénaturé, qui va occuper le devant de la scène. Il faut à Giono des têtes qui dépassent, de celles que la justice des hommes aime couper.
Tels seront les grands prédateurs des Chroniques, sortis d'arrière-pays inhospitaliers, de hauts plateaux balayés par le vent surgissant au bout de la dernière route du dernier village, comme dans Les Grands chemins. C'est là, dans ce décor sauvage, à l'abri de la civilisation, que le chroniqueur va convoquer sa galerie de dominateurs et d'excentriques Napoléon des champs, Clausewitz d'auberge désertique, Vautrin de sous-préfecture, Borgia de lieu-dit, Lady Macbeth du district de Mtsensk, comme dans la fabuleuse nouvelle de Leskov. Des caractères héroïques sur lesquels Giono va plaquer son monde élémentaire et ses passions carnivores, univers confiné, aliénant, faulknérien, consanguin, vénéneux, qui prédispose aux coups de sang. Pour autant, tous ces meurtriers seront innocents. « À partir d'une certaine altitude, le péché n'existe pas. Là-haut, on fait son destin à la main » (Ennemonde et autres caractères).
Giono prend le contre-pied du divertissement pascalien. Un roi sans divertissement n'est pas un homme plein de misères, mais un homme déjà mort. Ainsi, Langlois, capitaine de louveterie, allumant son bâton de dynamite en guise de cigare à la toute fin d'Un Roi sans divertissement. « Et il y eut, au fond du jardin, l'énorme éclaboussement d'or qui éclaira la nuit pendant une seconde. C'était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l'univers. »
Le jeu, l'amour surhumain, les passions dévorantes, voilà ce qui occupe Madame Numance dans Les âmes fortes ; qui unit les deux frères dans Deux cavaliers de l'orage ; qui nourrit la grande pitié de Monsieur Joseph pour la folie des Coste dans Le Moulin de Pologne qui mène la danse funèbre de la baronne au son du cor, la nuit en forêt, dans L'iris de Suse.
Les Chroniques dessinent une suite de westerns méditerranéens, de romans policiers, de tragédies en technicolor, d'opéras bouffes (leur auteur a d'ailleurs songé à les appeler ainsi). Les personnages sont grimés de telle sorte que leurs traits sont surlignés. Tout est surexpressif, avec néanmoins d'immenses blancs dans la narration, qui ajoutent au mystère, si bien qu'on avance parfois à tâtons, même s'il y a des lucioles ou des loupiotes, des bouts de rampe, qui aident le lecteur égaré à se repérer. C'est à la fois baroque et elliptique. Mais Giono reste classique en cela qu'il revient toujours au nerf de la langue. Sec dans sa profusion, allusif dans son abondance, coloré dans sa noirceur. Les passions sont baroques, mais les caractères classiques. Ou l'inverse.
Œdipe, les yeux crevés, se met à beugler
S'il joue avec tout, les personnages, la lumière, le destin, c'est qu'il a jeté par-dessus bord les outils de navigation, sextant et boussole. Il ne sait pas où il va, ouvrant des voies nouvelles. Désormais, il ne s'interdit aucune audace. Dans une grande improvisation, il piétine la chronologie, dédaigne la cohérence, viole les conventions, atteignant une liberté formelle, narrative et stylistique inégalée, sans jamais cesser d'être naturel. Car il n'y a rien ici de laborieux. Tout est facile sous sa plume. Il rédige ses chroniques à la vitesse où Stendhal a dicté La Chartreuse de Parme. On ne sent jamais l'effort.
Le caprice seul commande une écriture qui explore toutes les voies du langage, jusqu'à Noé, roman du roman, arche que Giono a sauvée du déluge de l'histoire des hommes. « Il y a de petites places désertes où, dès que j'arrive, en plein été, au gros du soleil, Œdipe, les yeux crevés, apparaît sur le seuil et se met à beugler. Il y a des ruelles, si je m'y promène tard, un soir de mai, dans l'odeur des lilas, j'y vois Vérone où la nourrice de Juliette traîne sa pantoufle. Et dans le faubourg de l'abattoir, à l'endroit où il n'y a plus qu'une palissade en planches, j'ai installé tous les paysages de Dostoïevski. »
Il a adopté un style oral, décousu, hirsute. Ses images harponnent le lecteur, le traînent par les cheveux. On est à la fois saisi et commotionné. C'est comme s'il nous sortait brutalement du lit pour nous projeter en pleine lumière. On est d'abord aveuglé, avant de tout discerner avec une acuité décuplée. On voit plus intensément. Il y a un effet d'écho dans ses images qui déchirent l'enveloppe du réel. Tout y est amplifié. Le lecteur a pour ainsi dire l'oreille collée sur le cœur du personnage, il entend les battements de son cœur, sa respiration, ses silences. Inoubliable.
Chapeau bas à Mireille Sacotte pour sa préface et sa présentation de chaque « chronique », toutes pareillement magnifiques. Elle a bien mérité de Giono, s'étant mise au diapason de sa lyre. Quant à la collection "Quarto" elle s'enrichit d'un nouveau recueil où les chefs-d'œuvre se comptent désormais à foison.
François Bousquet Le Choc du Mois novembre 2010
Jean Giono, Chroniques romanesques, « Quarto », Gallimard, 1456 p., 35 documents, 33 €.

Saint-Just: l'archange de la Révolution!

mardi 21 avril 2020

Antoine de Saint-Exupéry - Terre des hommes

Un revenant dans l'ombre d'Obama L'heure de gloire de Zbigniew Brzezinski

L'heure de gloire de Zbigniew Brzezinski.jpegÀ plus de quatre-vingts ans, Zbigniew Brzezinski revient au pouvoir aux États-Unis. Sans poste officiel mais il ne cherche plus les honneurs. Pour l'ancien conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter Barack Obama est le Président rêvé pour mettre en oeuvre sa doctrine. Avec la bénédiction de l'Europe.
« Bush est mort, vive Obama ! » C'est bien, et jusqu'à la nausée, ce que scandent en chœur, depuis des semaines, urbi et orbi, parodiant la formule traditionnelle de nos Anciens Régimes, les partisans, pêle-mêle ou au choix, de l'atlantisme, du mondialisme multilatéral, de l'hégémonie états-unienne, du cosmopolitisme « post-moderne » et du multiculturalisme « post-racial ». L'antienne est connue et affirmée de façon tonitruante depuis le mois de novembre l'Amérique, enfin débarrassée de ses mauvais génies « néo-conservateurs » et fondamentalistes, va pouvoir désormais redevenir pour de bon ce qu'elle a toujours été et ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être, la grande démocratie avancée et éclairée qui, comme jadis en Europe la Prusse de Frédéric II aux yeux des philosophes des Lumières, a été missionnée par l'Histoire, bien plus encore que par le Dieu de la Bible, pour expurger du monde le Mal - ce Mal tenace, protéiforme, archaïque et omniprésent, celui des papes, des rois, des bolcheviks, des nazis, des barbus à turbans, des aviateurs kamikazes, des voleurs de bétail, des maris adultères ou des fumeurs de tabac.
Barack Obama, un nouvel et exotique saint Jean-Baptiste
Car de Jefferson à Lincoln et de Lincoln à Obama, les Etats-Unis sont et demeurent la grande République impériale, pour reprendre le terme célèbre de Raymond Aron, l'hyper-puissance vertueuse et progressiste qui est au service du Bien et où tout, finalement, se termine bien - à l'image des films à gros budgets d'Hollywood du temps où le dollar était « aussi bon que l'or » (c'est-à-dire il y a longtemps). Et Barack Obama, ce nouvel et exotique saint Jean-Baptiste dont la tête est censée demeurer fixe sur ses épaules, venu symboliquement en train de Philadelphie à Washington comme Lincoln lui-même en 1861 pour recevoir la consécration présidentielle, l'a redit de façon lyrique lors de son discours d'investiture, le 20 janvier dernier « Sachez que l'Amérique est l'amie de chaque pays et de chaque homme, femme et enfant qui recherche un avenir de paix et de dignité - et que nous sommes prêts à diriger à nouveau. »
Cette seule phrase, pourtant, devrait donner à réfléchir car son sens ne laisse pas vraiment présager une inflexion significative du projet hégémonique et, appelons les choses par leur vrai nom, néo-fasciste des États-Unis (dans le sens où le fascisme a été juridiquement défini en 1945 par le tribunal de Nuremberg comme le recours à la guerre d'agression ou d'extermination en tant que ressort essentiel de la politique d'un État souverain). Son principal inspirateur, en réalité, est tout le contraire d'un nouveau-né dans la politique américaine et au seul énoncé de son patronyme, il apparaît déjà comme plus que probable, sinon comme acquis, qu'il n'y aura pas plus de « rupture » substantielle en Amérique après le 20 janvier 2009 qu'il n'y en a eu en France après le 5 mai 2007.
Car il s'agit ni plus ni moins de Zbigniew Brzezinski (Zbig pour les intimes), l'ancien conseiller à la sécurité nationale du Président Jimmy Carter de 1977 à 1981, demeuré depuis lors un des plus influents stratèges et penseurs géopolitiques des États-Unis, à l'égal au moins de Henry Kissinger, son homologue républicain. Plusieurs sources bien informées en font en effet le conseiller de politique étrangère le plus proche et le plus écouté du nouveau Président afro-américain, et ce déjà depuis les primaires qui l'opposèrent au clan Clinton.
Un stratège qui dévoile tous ses plans, c'est rare !
Cette information, que la presse et les « américanologues » assermentés en France se gardent bien de commenter ou même de confirmer, est pourtant lourde de conséquence quant à la réalité de ce que sera la future politique diplomatique d'Obama, car quiconque s'est intéressé un tant soit peu à la géopolitique contemporaine sait que Brzezinski n'est pas n'importe qui et que les thèses qu'il défend n'ont rien à voir avec la réputation de pacifisme et/ou de néo-isolationnisme que les obamaniaques prêtent en Europe à leur champion.
L'heure de gloire de Zbigniew Brzezinski 1.jpegSon œuvre majeure, Le Grand Echiquier parue en 1997 il y a douze ans donc, au moment des guerres de Yougoslavie entreprises entre autres à son initiative sous l'égide du secrétaire d’État aux Affaires étrangères Madeleine Albright, demeure une lecture absolument fondamentale pour qui veut comprendre les desseins géostratégiques et géopolitiques que les États-Unis ont élaborés et poursuivis depuis la fin de la Guerre froide (et aussi auparavant). Une telle œuvre, d'ailleurs, est rare dans l'histoire des relations internationales et, à la limite, ne peut guère être comparée - même si naturellement en l'occurrence comparaison n'est pas tout à fait raison - qu'au Mein Kampf d'Hitler de 1925 (et encore celui-ci n'avait-il jamais accédé au pouvoir lorsqu'il rédigea son brûlot dans sa prison munichoise).
On n'imagine pas, en effet, dans le passé, Metternich, Talleyrand, Disraeli ou Bismarck détaillant à l'avance dans un livre tiré à des centaines de milliers d'exemplaires dans le monde entier l'exposé rigoureux, minutieux et argumenté des stratégies diplomatiques ou guerrières qu'ils entendaient mener dans les décennies à venir. Avec et grâce à Brzezinski, en quelque sorte, le monde a été prévenu en lieu et en temps voulus des intentions de l'Empire. Les choses étaient claires et les bombardements sur la Serbie ou la mise à sac de l'Irak, dans les années 1990, n'étaient guère qu'un prélude par la vertu de l'effondrement de l'Union soviétique, de nouveaux « orages d'acier » allaient être déversés par Washington sur un certain nombre de peuples et de pays, tandis que d'autres, relativement préservés par la détention de l'atome, comme la Russie ou la Chine, ne perdaient rien pour attendre. « Zbig » les désignait nommément comme les véritables cibles des manœuvres diverses dont il explicitait assez froidement la logique. La République impériale, apparemment guérie de sa défaite humiliante et traumatisante au Vietnam, entrait ainsi bel et bien dans son ère d'agression belliciste maximale, et l'un des plus prestigieux intellectuels d'outre-Atlantique prenait la peine de nous prévenir et de nous expliquer pourquoi il devait en être ainsi.
Il était même allé encore plus loin que cela. Car l'homme, il faut le reconnaître, en dépit de tout ce qu'il peut avoir de glacial et d'antipathique, a de l'intelligence et de l'audace. Notamment, dans une interview devenue a posteriori plus que sulfureuse, parue en 1998 dans le Nouvel Observateur reconnaissait-il froidement que l'intervention militaire des Soviétiques en Afghanistan avait été subtilement mais directement provoquée par le Département d'Etat de Washington dans la mesure où l'aide logistique fournie par la CIA aux mouvements de la guérilla moudjahidine (d'où naîtra l'organisation clandestine d'un certain Ben Laden) fut mise en place plusieurs mois avant l'invasion du pays par l'Armée Rouge, afin de déstabiliser le gouvernement pro-communiste de Babrak Karmal. Cela revenait ni plus ni moins à confirmer à vingt ans de distance les affirmations du Kremlin de 1979 selon lesquelles l'intervention militaire soviétique était légitimée par une ingérence directe des Américains dans la guerre civile qui agitait le pays.
Les Américains en Afghanistan avant les Soviétiques
Trois ans donc avant les attentats de New York, Brzezinski affirmait cyniquement ne rien regretter de cette décision dans la mesure où il ne considérait pas l'islamisme djihadiste comme un danger significatif pour les intérêts américains dans le monde. Sa justification vaut le coup d'être rappelée aujourd'hui : « Qu'est-ce qui est le plus important au regard de l'histoire du monde ? Les talibans ou la chute de l'Empire soviétique ? Quelques excités islamistes ou la libération de l'Europe centrale et la fin de la Guerre froide ? Voir dans l'islamisme un danger pour l'Occident est une sottise : il faudrait pour cela qu'il existe un islamisme global, et il n'y en a pas. »
Même après le 11-Septembre, d'ailleurs, il ne se rétractera pas et, précurseur discret mais réel de Thierry Meyssan ou de Jean-Marie Bigard, laissera entendre plusieurs fois que les attentats du 11-Septembre pourraient bien n'être que l'ultime épisode de la collaboration née sous ses auspices dans les années 1970 entre les services de renseignement américains et ce qui allait devenir Al Qaida.
Car Brzezinski fut aussi, à partir de 2001, un des plus farouches adversaires de la politique de Bush comme d'Israël mais pour des raisons qu'il appartient aujourd'hui, avec l'élection de son disciple Obama à la Maison Blanche, de bien comprendre, car elles n'en font pas un ennemi des néoconservateurs - bien au contraire. Pour Brzezinski, d'origine polonaise, la véritable menace décisive pour l'Empire américain n'est pas le monde arabe, et encore moins comme on vient de le voir l'Islam ou l'Iran, mais la Russie. Ou plus exactement le recouvrement de la puissance russe, surtout si elle tend à se rapprocher soit de la Chine à l'Est soit de l'Europe occidentale à l'Ouest (entendez, la France, l'Allemagne et l'Italie), soit plus encore des deux en même temps - comme c'est le cas depuis l'accession au pouvoir de Vladimir Poutine.
Disciple de Halford Mackinder, le grand géopoliticien britannique du début du siècle précédent, l'auteur du Grand Echiquier est d'abord un homme profondément angoissé, comme l'était Bismarck vers 1890, car, convaincu que le centre spatial de la puissance se trouve en Eurasie et non dans la zone atlantique, il a d'avance saisi la profonde fragilité réelle de l'Empire mondialisé mais aussi décentré qu'il sert.
Pour Brzezinski, c'est en Eurasie que tout se joue
Dès la fin de la Guerre froide, Brzezinski s'est persuadé, à juste titre, que la domination des Etats-Unis sur le monde passait avant tout par l'impératif absolu de refoulement de la puissance russe en Asie et son corollaire obligé, le maintien de l'hégémonie américaine sur l'Europe occidentale, centrale et orientale (très attaché au projet d'intégration européenne défendue par Bruxelles, il a aussi été vraisemblablement un des principaux initiateurs de l'agression géorgienne perpétrée par le président Saakachvili contre l'Ossétie du Sud l'été dernier).
Si Obama et lui-même sont donc, à l'inverse de l'administration Bush, des « pro-européens », c'est uniquement en ce sens, directement contraire à un projet d'indépendance et de puissance de l'Europe. Aux yeux de Brzezinski, le Proche et le Moyen Orient, en dépit des ressources pétrolières qui s'y trouvent, ne constituent qu'une zone stratégique secondaire et limitrophe, et en soutenant la politique déstabilisatrice d'Israël comme en provoquant une inutile débâcle militaire en Irak, George Bush et son vice-président, Dick Cheney, ont selon lui lâché catastrophiquement la proie russe pour l'ombre islamique. Erreur d'autant plus grave à ses yeux que pour contrer la Russie comme la Chine, Washington a impérativement besoin de cet allié vital et indispensable qu'est la grande et de plus en plus islamiste Turquie.
Dès lors, si se confirme dans les mois qui viennent l'influence exercée par Brzezinski sur Obama, faudra-t-il enfin voir les choses en face le nouveau Président exotique et fringant qu'ont élu les Américains et qu'idolâtrent stupidement les Européens pourrait bien se révéler pour ces derniers un adversaire infiniment plus redoutable que son calamiteux mais finalement providentiel prédécesseur. Mais on sait qu'il n'est pas de pires aveugles que ceux qui ne veulent pas voir - ou ne savent pas lire.
À lire : Le Grand Echiquier, l'Amérique et le reste du monde, de Zbigniew Brzezinski, Hachette Pluriel.

Pierre-Paul Bartoli Le Choc du Mois février 2009

Aux origines de la cathophobie

Aux origines de la cathophobie.jpeg
L’hostilité de la société moderne à l’Église catholique ne date pas d’aujourd’hui. Au-delà de ses aspects les plus démonstratifs, ses raisons sont liées à la vocation même de l’Église.
Simple aperçu sur une réalité mal connue selon une note de la direction générale de la gendarmerie nationale, publiée par Le Figaro le 22 septembre 2010, il se commet en France une profanation antichrétienne tous les deux jours. Encore ce chiffre paraît-il minoré si l'on se réfère aux indications que Brice Hortefeux a fournies le 4 novembre au Conseil de l'Europe, dans lesquelles le ministre de l'Intérieur évoque 410 dégradations de sites chrétiens (cimetières et lieux de culte) entre le 1er janvier et le 30 septembre 2010 soit plus d'une par jour. En regard, 40 sites musulmans et 35 sites israélites ont été vandalisés au cours de la même période.
En outre, ces agressions se multiplient puisqu'en 2009, la Mission Interministérielle de vigilance et de lutte contre les mouvements sectaires (Miviludes) n'avait dénombré « que » 226 actes de profanation, à 95 % antichrétiens comme le soulignait Mgr Marc Aillet, évêque de Bayonne, au lendemain de la profanation du tabernacle de l'église Saint-Laurent de Billère, le 29 octobre dernier. « À cet égard, observait-il, je ne peux m'empêcher de m'interroger sur la responsabilité morale de certains médias qui entretiennent dans la société française, un climat d'anticatholicisme particulièrement malsain, et passent quasiment sous silence les actes de profanation ou de vandalisme lorsque ceux-ci n'ont pas pour cible nos frères juifs ou musulmans ». La cathophobie est en effet bien partagée au sein de la société française, comme on l'a vu à de nombreuses reprises sous les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI. Citons entre autres le faux procès intenté à Pie XII, la publicité faite au Da Vinci Code, la polémique montée autour de la levée d'excommunication des évêques lefebvristes et les déclarations de Mgr Williamson, celle organisée autour des propos de Benoît XVI sur le préservatif lors de sa visite en Afrique, les dessins du caricaturiste Plantu figurant le pape ou les évêques en pédophiles.
Rien de neuf sous le soleil du Bon Dieu : depuis les attaques des hommes des Lumières à celles des franc-maçons et rad-socs de la IIIe, en passant par la persécution révolutionnaire, l’Église en a vu d'autres. Reste à comprendre les raisons de cette hostilité aussi ancienne que notre modernité - englobant la période qui s'étend de la Réforme jusqu'à aujourd'hui.
La Vérité en débat
Les raisons du conflit, religieuses avant d'être historiques, se nouent d'abord sur la querelle autour de la Vérité : s'opposant au relativisme ambiant, l’Église témoigne d'une vérité transcendante et intangible, qui n'est pas une opinion parmi d'autres. Pour être moderne, cette dispute n'est pas nouvelle, elle apparaît déjà dans le dialogue entre Pilate et Jésus « Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité », dit le Christ « Qu'est-ce que la vérité ? », répond le sceptique procurateur.
Le débat est crucial et dans cette optique, Veritatis Splendor fut sans doute l'encyclique la plus importante publiée par Jean-Paul II. Pour nos sociétés démocratiques, fondées sur l'individualisme et qui réduisent le vrai à l'opinion, la prétention de l’Église catholique à avoir reçu en partage le dépôt de la vérité révélée est inacceptable. Elle aboutit à remettre en cause, sinon la forme démocratique du pouvoir tel qu'il est conçu dans nos sociétés occidentales, dû moins l'absolutisme de la démocratie : « Dans certains courants de la pensée moderne, écrit Jean-Paul II, on en est arrivé à exalter la liberté au point d'en faire un absolu qui serait la source des valeurs. »
Par ces mots, le pape polonais caractérise le conflit entre le catholicisme et le libéralisme. Les tenants de cette idéologie ne le lui envoient pas dire : ce n'est pas par hasard qu'Alain Peyrefitte, par exemple, oppose dans Le Mal français, aux nations latines et catholiques dont il annonce le déclin, les sociétés anglo-saxonnes individualistes, habitées par l'esprit de la Réforme. Le protestantisme aurait préparé l'avènement du capitalisme, à l'esprit duquel l’Église catholique demeure étrangère. C'est donc comme un corps étranger que celle-ci subsiste au cœur de la société moderne. Et les défenses immunitaires de ladite société la traitent logiquement comme une menace.
Certes, l’Église s'est ralliée à la démocratie - mais il subsiste une grosse ambiguïté dans le contenu qui est de part et d'autre donné à ce terme, ambiguïté qui apparaît pleinement lorsque Benoît XVI en appelle à la loi naturelle, « norme écrite par le Créateur dans le cœur de l'homme », comme antidote au relativisme éthique : « Une conception positiviste du droit semble dominer chez de nombreux penseurs aujourd'hui, constate-t-il. Selon eux, l'humanité, ou la société, ou en fait la majorité des citoyens, devient la source ultime de la loi civile. Le problème qui se pose n'est donc pas la recherche du bien mais celle du pouvoir, ou plutôt de l'équilibre des pouvoirs. À la racine de cette tendance se trouve le relativisme éthique, dans lequel certains voient même l'une des principales conditions de la démocratie, car le relativisme garantirait la tolérance et le respect réciproque des personnes. Mais s'il en était ainsi, la majorité d'un instant deviendrait la source ultime du droit. L'histoire montre très clairement que les majorités peuvent se tromper. La vraie rationalité n'est pas garantie par le consensus d'un grand nombre, mais uniquement par la transparence de la raison humaine à la Raison créatrice et l'écoute commune de cette Source de notre rationalité ».
On est prié de laisser sa foi au vestiaire
Au nom de cette loi naturelle fondée par Dieu, l’Église fait entendre sa voix, souvent discordante, en développant une anthropologie inconciliable avec le matérialisme, sous ses différents aspects. C'est au nom de cette conception de l'homme qu'elle est entrée en conflit, tant avec le libéralisme qu'avec le socialisme - puisqu'elle répudie la lutte des classes et prétend faire évoluer la société par la charité plutôt que par la révolution -, mais aussi avec l'hédonisme qui imprègne les sociétés occidentales, et même aujourd'hui avec une certaine forme d'écologisme qui considère l'homme comme un nuisible. En somme, avec à peu près toutes les idéologies qui ont marqué ces cinquante dernières années.
Ça fait beaucoup de monde et beaucoup d'intérêts. Or, parce qu'elle est plus visible, structurée et hiérarchisée qu'aucune autre religion, l’Église catholique possède les moyens de faire entendre sa voix. Cette visibilité et cette structuration fournissent d'ailleurs un argument de plus contre elle : « Vous pouvez accepter Dieu au nom de la liberté de conscience, mais à condition de refuser toute organisation par derrière, susceptible de limiter la liberté absolue de penser par soi-même », écrivait le professeur Claude Nicolet dans un dossier élaboré par la Ligue française de l'Enseignement en janvier 1989.
Ceux qui ne partagent pas la foi catholique pourraient hausser les épaules : après tout, qu'importe ce que le pape pense de l'homosexualité ou de l'avortement ? Pourtant, ceux-là même qui dénoncent l'intolérance de l’Église ne supportent pas qu'elle tienne un autre langage que celui du « politiquement correct » et contredise le prêt-à-penser médiatique.
Pour la faire taire, ses adversaires ont ressorti du vieux placard rad-soc la défroque laïciste, remise à neuf, dont l'argument principal n'est pas recevable pour les catholiques : la religion se cantonnerait au domaine privé et ne saurait s'immiscer dans les affaires publiques. On est prié de laisser sa foi au vestiaire. L'accepter, pour l’Église catholique et apostolique, reviendrait à renoncer à la mission que lui a confiée le Christ. On aurait alors affaire à des catholiques schizophrènes, à la Bayrou.
Pour l'y contraindre, les attaques médiatiques se succèdent, avec le risque d'entretenir le climat d'hostilité dont parle Mgr Aillet, et dont le vandalisme et les profanations ne sont que la partie la plus spectaculaire.

Hervé Bizien Le Choc du Mois novembre 2010

lundi 20 avril 2020

Les Templiers, lieux mythiques et légendes

Contre-courant

Universitaire atypique, Xavier Martin n'en a pas moins un parcours exemplaire qui a renouvelé notre vision du XVIIIe siècle, de Voltaire au Code Civil. Portrait d'un professeur émérite à l'occasion de la parution d'un opuscule qui retrace une vie de chercheur faite de curiosité et d'étonnements.
« Au commencement était le Code Civil. » telle se présente à peu près la Genèse à laquelle les pontifes du Droit ont sommé (ou somment encore) des générations d'étudiants de donner leur foi. Ce Code émancipateur, paré de tous les oripeaux du Progrès, sanctifié par une Révolution dont il devait être le fruit le plus appréciable, Xavier Martin se souvient d'avoir eu très tôt l'audace un peu inconsciente d'en interroger les fondements. La mise au jour d'une série de contradictions tenaces et d'occultations manifestes, particulièrement dans les fondements anthropologiques les plus valorisés et les moins discutés de l'édifice, détermina pour lui une autre genèse : celle d'une carrière de recherche et d'enseignement entièrement consacrée à l'homme du Code Civil, cette fois placé dans sa lumière véritable, non plus figure absolutisée du Droit mais produit d'un ensemble doctrinal et philosophique lui-même prenant naissance dans l’ « ambiance » (comme disait Léon Daudet) intellectuelle et morale où baignèrent les Lumières et l'Idéologie.
De loin, l'entreprise ainsi circonscrite paraît de celles qui sont dignes d'occuper une vie de savant. On imagine déjà de sages compilations, d'aimables controverses universitaires. Il n'en fut rien. Le futur professeur se rendit vite compte qu'il s'était embarqué dans une navigation des plus hasardeuses sur un océan presque sans bords. Dans cette longue suite d' « étonnements » qui la jalonnèrent, tous capables de renverser la barque d'un explorateur moins déterminé, il faut citer celui qui fut la matrice de tous les autres, la découverte du caractère foncièrement pessimiste du prétendu humanisme des rédacteurs du Code, la vision parfaitement mécaniste et matérialiste de l'être humain qui fut la leur, la constante négation du libre-arbitre véritable fondement de toute cette architecture tendant en réalité non à exalter les Droits de l'individu, mais à le minoriser et faire de lui un rouage.
C'est ici en effet que s'est nouée l'aventure. Car faire une telle découverte et surtout la proclamer, c'était d'abord prendre le risque d' « avoir raison contre tout le monde », posture peut-être grisante mais des plus inconfortables car exposée au doute et au soupçon d'être inspirée par la plus misérable forme d'esprit : l'esprit de contradiction. C'était surtout être contraint de la justifier par des moyens qui n'appartiennent en propre à aucune discipline, même pas juridique, refuser de s'enfermer dans aucun fonctionnement sous l'autorité trompeuse de quelques topoï indéfiniment ressassés. L'homme théorique du Code, produit négatif, réduit lui aussi à son seul fonctionnement, ne pouvait être envisagé que dans une démarche nommée pompeusement « transdisciplinarité », que beaucoup vantent et dont ils se gargarisent tant qu'elle ne les contraint pas à se risquer dans une véritable synthèse qu'ils seraient sans doute incapables d'établir.
L'étonnement, creuset de la recherche
C'est ce dont on ne peut soupçonner Xavier Martin. Par son exemplaire unité, son œuvre nous révèle que cette vision synthétique, large et compréhensive, est la seule capable d'atteindre une cohérence véritable. Dans le cas précis, cette cohérence ne lui a pas été dictée, insiste-t-il, par un système ou une doctrine posés a priori, mais s'est révélée dans la démarche même, selon une méthode critique qui s'est imposée à lui et qui tient beaucoup selon nous d'une sorte d' « empirisme organisateur ». Pour la résumer, il s'agit, dans un contact direct avec les textes - à l'exclusion des compilations et ouvrages de seconde main - de laisser apparaître les liens idéels, les relais et les filiations qui unissent les conceptions et les doctrines en se laissant guider par leurs consonances logiques et rhétoriques. La quête de proche en proche s'élargit et touche les véritables fondements philosophiques de l'anthropologie de Lumières, et en particulier l'œuvre de Hobbes, dont de nombreux rapprochements textuels précis montrent que le pessimisme systématique n'exerça pas une influence vague et médiate mais fut une véritable source.
D'étonnantes providences de lecture d'allure quasi romanesque, des confrontations les plus inattendues (entre, par exemple, les figures d'un jeu de cartes de l'an II, la correspondance de Voltaire, celle de Rousseau et le matérialisme médicophilosophique de Cabanis) font progressivement apparaître dans sa vraie cohérence l'humanisme paradoxal des Lumières, au plus loin de l'optimisme anthropologique que la paresse et l'ignorance lui prêtent généralement. À l'œuvre dans ses soubassements circule en effet une terrible logique du mépris et de l'exclusion qui, associée à une volonté à la fois médicale et politique de régénération du corps social, conduit à toutes les terreurs et à tous les racismes génocidaires modernes, depuis la Vendée jusqu'à Auschwitz. Ceux précisément que l'on croit conjurer en invoquant les apôtres de la Tolérance, alors que, ironie majeure, les « philosophes » n'ont jamais pensé devoir réserver les bénéfices de cette même tolérance qu'aux seuls humains, c'est-à-dire ceux que la Raison aura fait hommes, à l'exception de tous les autres. Mais le plus fort étonnement que nous livre le petit livre de Xavier Martin ne vient pas de ces idoles renversées ni de ces apocalypses spectaculaires où nous convie, par exemple, son remarquable, et trop discret quant à son titre, Voltaire méconnu, en fait véritable mise à nu du patriarche de Ferney (1). Ce sensationnel, il le recherche d'autant moins que ces révélations ne manifestent pas selon lui de secrets bien gardés : toute cette matière était « imprimée, d'un accès facile », à portée de main comme la lettre volée d'Edgar Poë. Encore fallait-il vouloir lire, c'est-à-dire accepter d'être étonné ou contredit, sortir de la quiétude rassurante (et profitable) de la doxa pour s'apercevoir, comme disent les Allemands, que le bien-connu n'est le plus souvent que l'autre nom de l'inconnu. Il fallait surtout un goût de la liberté intellectuelle que Xavier Martin nous communique avec une belle alacrité et qui contraste vivement avec les tristes et répétitifs pensums du conformisme universitaire.
Antoine Foncin Le Choc du Mois novembre 2010
Xavier Martin, Trente années d'étonnement, péripéties d'une randonnée intellectuelle, Dominique Martin Morin, 158 p., 16 €. Tous les ouvrages de Xavier Martin sont disponibles chez DMM.

1) Voltaire méconnu. Aspects cachés de l'humanisme des Lumières (1750-1800) Paris, DMM, 2006.

7 LIVRES d'Histoire de France à connaître ! ����

dimanche 19 avril 2020

Louis-Philippe le dernier roi des Français

Louis-Philippe le dernier roi des Français.jpegSpécialiste de la IIIe République, auteur de biographies consacrées à Lyautey et Péguy, Arnaud Teyssier apporte une vision renouvelée d’un des rois les moins compris de l’histoire de France : Louis-Philippe. Cette biographie très documentée offre une lecture politique exemplaire de l’histoire de France entre Louis XVI et Louis-Philippe (et même au-delà !). Que pouvait-il se dire de nouveau sur ce prétendu « roi-bourgeois » caricaturé en poire, défendu pourtant par Victor Hugo ?
Entretien avec Arnaud Teyssier
Qu'est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ce roi ?
La personnalité de Louis-Philippe m'a toujours paru infiniment plus riche et plus complexe qu'on ne le prétend. Cette coalition d'hostilités à son égard - à droite comme à gauche -, cette façon de le noyer dans un « orléanisme » nécessairement abominé, tout cela, d'instinct, me paraissait un peu faisandé. Et j'avais toujours été frappé de la considération que lui portaient Bainville et Maurras, pourtant peu portés à l'indulgence envers les diverses figures de la modernité.
Vous insistez beaucoup sur l'intelligence politique que Louis-Philippe a montrée avant et pendant son règne. En quoi a-t-elle surtout consisté ?
Comme l'écrit dès 1800 Mallet du Pan, Louis-Philippe a compris très tôt le sens, la portée de l'événement révolutionnaire. Et ce avant tous les autres princes. C'est un homme qui, pour des raisons qui sont également intimes et personnelles (son père !), a un sens aigu de l'Histoire, de sa dimension tragique. Il sait que le retour pur et simple à l'Ancien Régime est inenvisageable, et que le retour de la monarchie passera nécessairement par une expérience politique et constitutionnelle originale. Comme le dit le Genevois, « il a su mettre à profit l'adversité » - entendez en saisir les ressorts secrets qui permettent d'infléchir à nouveau le cours des événements. Ce que Napoléon appelait « l'art de rendre les révolutions utiles. » C'est ensuite toute l'histoire du règne Louis-Philippe met en œuvre un « système » qui vise à réparer la France et à fabriquer à nouveau du pouvoir qui dure.
Sur le plan extérieur, la politique de Louis-Philippe a-t-elle réussi ?
Oui, à tous les égards. Il a réussi à contenir tous ceux qui, à droite comme à gauche, voulaient précipiter la France dans des aventures extérieures. Il nous a épargné une guerre avec l'Angleterre. En même temps, il a su recourir à l'intervention militaire quand elle était nécessaire : ainsi, au début de son règne, pour assurer l'indépendance de la jeune Belgique. Il a joué habilement de la double dimension de son trône : il était à la fois un prince, un Bourbon, et le produit d'une révolution. Il voulait rassurer les cours européennes. Mais en même temps, il entendait restaurer une certaine prépondérance diplomatique de la France.
L'échec final de Louis-Philippe est-il aussi celui du parlementarisme ?
Il était partisan d'un régime parlementaire un peu singulier, annonçant à bien des égards ce que sera la Ve République première manière : avec une très forte prépondérance de l'exécutif, mais un exécutif incarné dans un souverain et non dans un chef de majorité. Son règne laisse à cet égard un héritage ambigu : la France poursuit son apprentissage du parlementarisme, qu'elle a engagé sous la Restauration, mais sans que cette culture politique parvienne à s'implanter profondément dans notre pays.
Pour quelles raisons l'équilibre entre monarchie et démocratie n'a-t-il pas été trouvé au XIXe siècle ?
L’empreinte de la monarchie absolue avait été si forte, celle de l'expérience napoléonienne si vigoureuse que notre tempérament démocratique en est resté puissamment marqué. Les républicains en ont conçu une sorte de répulsion pour tout ce qui évoquait de près ou de loin le pouvoir d'un homme. De ce point de vue, le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte a compromis pour longtemps la conciliation entre le principe monarchique et les libertés politiques qui avait été tentée par Louis-Philippe et qui aurait pu permettre de terminer avantageusement la Révolution. Le peuple français, en revanche, a conservé la nostalgie, tenace, mais largement inconsciente, du pouvoir royal qui avait forgé l'unité du pays.
Vous démolissez les clichés sur le roi bourgeois, anglomane, dont le goût aurait été mauvais, sourd au malheur des pauvres, etc. Quelles sont les sources principales de ces images ?
Le conformisme, le bon vieux conformisme, qui n'est pas d'aujourd'hui mais qui a été repris et amplifié par la tradition soixante-huitarde et post-soixante-huitarde. Ce qui accable ce malheureux Louis-Philippe, c'est encore une fois la conjonction de tous les conformismes. Il a tout à la fois contre lui les admirateurs de la duchesse de Berry et les éternels pourfendeurs de la société de consommation, qui se donnent la main comme le faisaient à l'époque carlistes et républicains. Il a contre lui un certain snobisme anti-bourgeois, qui est bien sûr profondément bourgeois dans les faits, et qui emprunte à toutes les traditions. Par ailleurs, soyons justes Daumier et sa « poire » lui ont fait un tort irréparable…
Vous insistez sur le caractère fondateur du règne de Louis-Philippe, dont la portée de Faction se serait développée jusqu'à la IIIe République, voire, jusque dans les années 1980.
Le règne de Louis-Philippe a dessiné les traits de la France moderne dans ses aspects les plus solides et les plus dynamiques la société tirait sa force de la présence d'une administration puissante, legs de l'Ancien Régime, du Consulat et de l'Empire. Elle a connu une réelle prospérité économique, mais on oublie qu'elle était liée à une intervention active de l’État. J'ai en mémoire une intuition très juste de Paul Morand dans le Journal inutile : « Le XIXe siècle a pu croire que les structures du libéralisme étaient solides, parce que la route avait été préalablement nettoyée et cimentée par l'absolutisme napoléonien. » Beaucoup de ceux qui se réclament aujourd'hui du « libéralisme » et qui l'identifient à une éradication profonde de l'Etat se trompent lourdement. La force de la France - sa puissance, son unité - a longtemps tenu à un alliage subtil entre une administration forte, centralisée, et une société à la fois traditionnelle et inventive, conservatrice et novatrice. La Ve République dans ses jeunes années a apporté l'élément fondamental qui faisait défaut la force et la cohérence des institutions politiques, tant attendues après cette interminable litanie de constitutions que nous avions connues. Ce composé original - un exécutif fort et incarné, avec un parlementarisme rationalisé - avait été esquissé par Louis-Philippe avec une rare habileté et une remarquable constance. Tout cet héritage - politique et administratif - est aujourd'hui en déshérence, sans qu'on soit parvenu à lui substituer à ce jour un autre modèle. Il me semble, avec le recul, que la personnalité de Louis-Philippe n'en paraît que plus grande. Le dernier roi des Français est le premier à avoir poussé aussi loin l'incroyable synthèse dont le Consulat, cette prodigieuse remise en ordre de la France, avait engagé l'accomplissement.
On est frappé, à la lecture de votre ouvrage, par les réactions très diverses des écrivains face à Louis-Philippe. Tandis que Victor Hugo l'encense, Chateaubriand le méprise. Trouve-t-on la même ligne de partage chez les historiens ?
Quand on sait que Chateaubriand vieillissant n'avait pas craint de faire sa cour au jeune Louis-Napoléon Bonaparte, tant était grande sa détestation de Louis-Philippe et de la branche cadette, on mesure la mauvaise foi et le manque de discernement de cet écrivain privé d'un vrai destin politique. Son portrait du roi des Français est profondément injuste et excessif, quand celui de Hugo est fin, tout en nuances. Mais la postérité a surtout retenu le point de vue de Chateaubriand, servi, il est vrai, par une puissance d'écriture absolument admirable. Et aussi celui de Tocqueville, qui n'aimait pas non plus Louis-Philippe. Les historiens sont partagés. Depuis Thureau-Dangin, qui écrivit une monumentale et équitable histoire de la monarchie de Juillet à la fin du XIXe siècle, Louis-Philippe a connu un destin historiographique contrasté. Le principal danger qui le menace, c'est plutôt l'oubli, l'indifférence, l'anachronisme, la dilution dans une sorte de réprobation vague et indifférenciée de la monarchie « bourgeoise », systématiquement réinterprétée à partir des événements ultérieurs. Voyez le château de Versailles qui se souvient que Louis-Philippe l'a entièrement sauvé, par ses efforts et sur ses deniers ? On ne retient que son prétendu mauvais goût… « Louis-philippard » : tout est dit !
Selon vous, une biographie fournit-elle un bon terrain pour approfondir le sens politique ?
Ce qui est intéressant, c'est de comprendre comment un homme intelligent, cultivé comme l'était Louis-Philippe a pu envisager l'exercice du pouvoir : en montant sur le trône à près de soixante ans, après avoir vu de ses propres yeux se dérouler la geste grandiose et terrifiante de la Révolution française. Comment peut-on tenter de « fabriquer », littéralement, du pouvoir dans un pays aussi divisé, traumatisé qu'a pu l'être la France du premier tiers du XIXe siècle ? Victor Hugo estimait que ce roi passablement mélancolique y était parvenu, malgré la conclusion brutale de son règne. Pourquoi ? Parce qu'il était habité par l'Histoire et parce qu'il avait le sens de l’État, et de la continuité d'une nation. La connaissance de l'Histoire, la compréhension des passions humaines qu'elle permet et qui est le cœur même de la politique, c'est le secret même des vrais hommes de pouvoir. Machiavel, Montesquieu l'ont écrit. Mais on l'oublie toujours. Pour paraphraser, en l'inversant, la sentence célèbre de Raymond Aron sur Valéry Giscard d'Estaing, Louis-Philippe savait que l'Histoire est tragique.
propos recueillis François Latour Le Choc du Mois novembre 2010

Arnaud Teyssier, Louis-Philippe, le dernier roi des Français, Perrin, septembre 2010,450 p. 23 €.

Le « crime » racial est imprescriptible Où s'arrêtera la chasse aux sorcières ?

Où s'arrêtera la chasse aux sorcières ?.jpegJusqu'où iront-ils ? « Ils », ce sont tous ceux qui se focalisent jusqu'à la névrose, sur les années 1940. Il faut en parler toujours. Trouver la phrase ou découvrir le simple mot qui permettent de recommencer l'éternel procès des acteurs de ces années qui ont dérapé, ne fut-ce qu'une fois, sur la question raciale.
Le 8 mai 1945, l'Allemagne capitule sans condition. Exit le nazisme. Au diable Hitler. Outre-Rhin, le procès de Nuremberg rime avec condamnations et pendaisons. En France, c'est l'épuration avec son cortège de dégradations et d'exécutions. Soixante ans plus tard, chacun pourrait croire que la page est bien tournée. Il n'en est rien. Nous avions déjà eu droit aux procès à retardement des octogénaires sortis du formol pour rejoindre le banc des accusés Barbie, Touvier, Bousquet, Papon, ou la gérontologie au centre des réquisitoires.
Les fonds de tiroir raclés jusqu'à épuisement, il faut trouver ailleurs. Les écrivains ! Beaucoup sont morts, mais leurs écrits sont restés. Il y a dix ans, le cadavre du docteur Alexis Carrel, prix Nobel de médecine et de physiologie en 1912, et auteur d'un ouvrage magistral, L'homme, cet inconnu, publié en 1935, est exhumé. Carrel a défendu des thèses eugénistes. Il a donc ouvert la porte des chambres à gaz. Les rues qui portent son nom sont débaptisées. Lyon. Paris. Rennes. Plus d'une quinzaine de villes épurent la voirie du nom de ce médecin de sinistre mémoire. Philippe Marini, le maire de Compiègne, qui s'obstine à vouloir conserver sa rue Alexis-Carrel, est dénoncé par les ligues de vertu.
Un proscrit que Mauriac fut content de revoir
En 2002, ce sont les Pyrénées-Atlantiques qui découvrent l'indicible. À Saint-Palais, un établissement scolaire porte le nom de Léon Bérard. Une grande figure de la IIIe République. Parlementaire. Ministre de l'Instruction publique. Ministre de la Justice. Membre de l'Académie française.
Alors, où est le problème ? Il y a une ombre au tableau, relevée par le conseil d'administration du collège, qui veut qu'il soit rebaptisé (par exemple du nom de Guy Môquet). Et quelle ombre ! Léon Bérard a été ambassadeur du régime de Vichy au Vatican, de 1940 à 1944. Le 2 septembre 1941, il a adressé au maréchal Pétain un rapport dans lequel il analysait la position du Saint-Siège sur la promulgation par Vichy de la seconde loi portant statut des juifs. Or, une lecture rapide laisse penser que Bérard y approuve que certaines professions soient interdites aux juifs. En fait, le mémo qu'il adresse à Pétain porte sur la compatibilité entre le statut des juifs et la doctrine catholique romaine.
Oubliant qu'il avait écrit qu'« il y a une opposition foncière, irréductible, entre la doctrine de l'Eglise et les théories "racistes" », il lui fut reproché, après guerre, de s'être égaré. Mais pas avec la haine actuelle. Avec la mansuétude qui convenait à l'égard de ce personnage hors du commun, de ce « survivant d'un milieu où la culture était aimable », comme l'écrivit le gaulliste François Mauriac, qui ajoutait : « Quand les choses se gâtèrent, il attendit sagement sous le porche de Saint-Pierre la fin de la grêle; et nous fûmes tous bien contents de le voir revenir. »
En ce début 2009, un séisme d'amplitude 10 sur l'échelle de l'historiquement correct a frappé. Le scandale est venu de l'Epaulette, une association nationale d'officiers fondée en 1964 avec pour missions principales l'entraide et le rayonnement. Reconnue d'utilité publique, elle regroupe plus de six mille officiers et publie une revue éponyme tirée à sept mille exemplaires.
Un de ses membres, le colonel Guy Husson, a demandé à son président, le général Daniel Brûlé, de présenter sa démission. C'est lui qui sera viré, pour avoir causé un « préjudice moral aux intérêts de L'Epaulette et porté atteinte au renom de l'association », à la suite de quoi il annoncera la création d'une association dénommée par antiphrase Honneur de France, dont les statuts précisent qu'elle sera dissoute « lorsque plusieurs publications rédigées par des militaires, dans le cadre d'associations militaires, dont certaines sont hébergées aux frais de la République […] cesseront d'ouvrir leurs colonnes à des thèses antirépublicaines et antisémites ». Bigre !
Si Weygand n'était pas patriote, qui l'est ?
L'affaire semble sérieuse. Tellement sérieuse que le général Daniel Brûlé a cédé sa place le 7 février au général Jean-François Delochre. Et quelle est la cause du coup de sang de Husson ? La revue L'Epaulette a publié un texte du général Maxime Weygand faisant l'apologie, de l'obéissance « Dans l'armée, l'honneur est inséparable du devoir et le devoir militaire ne peut se concevoir sans discipline. Un principe essentiel est à faire respecter l'obéissance aux chefs immédiats ne doit en aucun cas être contestée; elle constitue une obligation impérative dont le respect ne peut être considéré ultérieurement comme une faute. » Or, ce principe n'a, paraît-il, plus cours au sein de l'armée, le code du soldat disposant désormais que le militaire obéit aux ordres « dans le respect des lois, des coutumes de la guerre et des conventions internationales ».
Mais ce débat sur l'idée que le général Weygand se faisait de l'obéissance n'est pas l'objet principal du courroux du colonel Husson. Maxime Weygand a fait pire que prêcher l'obéissance. Le 30 septembre 1941, il aurait signé une note de service interdisant aux enfants juifs de fréquenter les écoles primaires et secondaires. Weygand antisémite! L'insulte qui tue plus sûrement qu'un coup de 12. Et ce d'autant plus que Weygand aurait « manqué de foi en la patrie ».
Quels sont les titres qui permettent au colonel Husson de faire la morale post mortem au général Weygand ? Sur quels champs de bataille s'est-il illustré ? Quelles armées a-t-il mis en déroute ? Ne doutons pas que son palmarès est impressionnant. Mais soyons également certains d'un autre fait il sera toujours dérisoire à côté de celui du général Weygand. Ne parlons même pas du rôle de celui-ci au cours de la Grande Guerre. Il suffirait à démontrer l'indécence du colonel Husson. N'abordons pas non plus le général Weygand appelé le 19 mai 1940 par Paul Reynaud, en pleine catastrophe, pour remplacer le généralissime Gamelin. Appelé au secours à l'âge de 73 ans !
En sauvant l'Empire, il a sauvé la France
Evoquons simplement le général Weygand à partir du 22 juin 1940. C'est-à-dire la date de l'armistice voulu par Weygand et qui aujourd'hui symbolise « le manque de foi en la patrie », alors même que Churchill déclara en 1944 « l’armistice nous a en somme rendu service. Hitler a commis une faute en l'accordant. Il aurait dû aller en Afrique du Nord, s'en emparer pour continuer sur l'Egypte. Nous aurions eu alors une tâche bien difficile »; alors même que Gœring dut reconnaître que « l'armistice a été la pire erreur de Hitler » ; alors même que De Gaulle dira au général Robert Odic, qui était en 1940 chef d'état major de l'armée de l'air « N'avouez jamais que l'armistice ne pouvait pas être évité. »
Grâce à l'armistice, l'Empire n'est effectivement pas tombé entre les mains de l'Allemagne. L'Empire et son immense potentiel humain. L'Empire et sa nombreuse population juive mise à l'abri des persécutions allemandes. Face au tribunal de l'Histoire, cela pèse quand même plus lourd qu'une simple note de service sur l'interdiction d'aller à l'école.
Le 7 septembre 1940, le général Weygand est nommé délégué général du gouvernement en Afrique, avec pour mission d'y rétablir « la confiance, l'espoir, l'unité de vues, rassurer les populations et les préserver contre toute tentative d'agression ». Sitôt nommé, le vieil officier relève le défi. Il entreprend une grande tournée de l'Empire. Partout où il se rend, il appelle les populations européennes et autochtones à se ressaisir. Il insiste sur la nécessité de l'union et de la discipline.
Derrière cette action psychologique se dissimule son véritable objectif - la reprise en main de l'armée malgré les commissions de contrôle de l'Allemagne. Rien n'est oublié formation morale et militaire. Entraînement physique. Rajeunissement des cadres. Chasse à la routine et aux pesanteurs administratives. Dissimulation du matériel. Fabrication clandestine d'armements. L'action du général Weygand contredit tellement les visées du Reich que Berlin finit par faire pression sur Vichy pour qu'il soit relevé de ses fonctions. Pétain tente de résister, avant d'être contraint de le révoquer le 17 novembre 1941.
Le non-lieu de la Haute Cour passé sous silence
Pour l'Allemagne, il est déjà trop tard. Les armées d'Afrique du Nord et d'Afrique occidentale, réorganisées par Weygand, comptent désormais 181 000 et 56 000 hommes. Partout l'armement a été caché. Dans des fermes. Des grottes. Des forêts d'accès difficile. Le moindre recoin dissimule du matériel militaire. Des chars d'assaut. Des canons de 155. 55000 fusils. 82 canons de 75. 40000 grenades. Des mortiers de 81. 1500 mitrailleuses. Des canons de 47 antichars. Des obus. 210 mortiers. L'armée est reconstituée. Prête pour la revanche.
Après son départ, le général Weygand est remplacé par le général Juin qui poursuit, dans le même esprit, les opérations de camouflage. Le 8 novembre 1942, les Américains débarquent en Afrique du Nord. Dans la foulée, l'Armée d'Afrique entre en guerre pour écrire quelques-unes des plus belles pages de l'histoire militaire française. Le général Weygand, quant à lui, est arrêté par la Gestapo près de Vichy en novembre 1942 pour être déporté en Allemagne. Très exactement au château d'Itter qui dépendait administrativement de Dachau. Un lieu dont le colonel Husson a probablement entendu parler.
En mai 1945, il est délivré par les Américains. Rapatrié, il est alors arrêté par la police française en raison de ses activités avec le gouvernement de Vichy. Trois ans plus tard, la Haute Cour de Justice le lave de tout soupçon et lui accorde un non-lieu.
Le général Weygand s'est éteint le 28 janvier 1965. Quarante-quatre ans après sa mort, son nom n'a été oublié par personne. Ni par ceux qui savent ce que la France lui doit. Ni par ceux qui se permettent de venir le juger.
Celui du colonel Husson, lui, retournera d'où il vient, dans l'anonymat le plus complet.

Thierry Normand Le Choc du Mois février 2039