vendredi 30 novembre 2018

L'Action Française dans la Grande Guerre [9] LʼArmistice et ses suites. Une paix à la Pyrrhus

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La SDN - Genève  
Par Rémi Hugues 
Dans le cadre du centenaire du dénouement de la Grande Guerre, Rémi Hugues a rédigé pour les lecteurs de Lafautearousseau une suite dʼarticles très documentés qui seront publiés au fil des journées en cours. Ils pourront être objets de débats. Au reste, la guerre n'est plus exclue des perspectives mondiales d'aujourd'hui ... 
Un nouvel ordre mondial 
1710051432.jpgLe président du Conseil Georges Clemenceau sʼest fait, lui reprochent en substance Bainville, le caniche du président américain Woodrow Wilson (photo), qui, de concert avec les Britanniques, craignent quʼune avancée des troupes jusquʼà Berlin, ainsi quʼune partition de lʼex-IIème Reich, favoriseraient une trop grande domination française sur le continent européen. 
Les Français, lʼAction Française incluse donc, qui entendaient faire lʼéconomie dʼune nouvelle guerre contre le voisin allemand, se virent soupçonner par les Anglo-Saxons de se vouloir substituer à lʼAllemagne en tant que puissance ambitionnant de modeler à son profit une Europe qui deviendrait alors le terrain dʼune hégémonie sans partage. 
Après 1918 la France dut ainsi se contenter dʼobéir au nouvel ordre wilsonien, imposé de lʼintérieur par les radicaux Clemenceau et Édouard Herriot, lʼami du fervent partisan de la création de la Société des Nations (S.D.N.) René Cassin[1].
Aux yeux des penseurs de lʼAction Française, ni le traité de Versailles, ni le projet de mise en place de la S.D.N., ni même le principe des nationalités, qui prescrit le droit des peuples à disposer dʼeux-mêmes, ne sont légitimes. Mais, étonnamment, la révolution bolchevique ne leur semble pas une si terrible chose... tant quʼelle ne traverse pas les frontières hexagonales. 
Révolution en Russie 
Ainsi Bainville espérait le triomphe des spartakistes Rosa Luxembourg et 187161567.2.jpgKarl Liebknecht (photo) en Allemagne, agrandissant le foyer révolutionnaire à la patrie de Karl Marx, qui était restée une hyperpuissance industrielle en dépit de la guerre, son territoire nʼayant pas été le théâtre de combats. Peut-être Bainville ne mesurait point lʼeffet considérable de contagion quʼaurait provoqué la victoire spartakiste sur le reste du monde, et la capacité militaro-industrielle dont aurait disposé le communisme mondial. 
Pour lui, le bolchevisme était dʼessence asiatique, mongole. Le bolchevisme traduisait selon lui la part asiatique de lʼidentité dʼun pays-continent à cheval entre lʼEurope et lʼAsie, tiraillé depuis trois siècles entre cette idiosyncrasie « mongole » et celle occidentale, que Pierre-le-Grand mit particulièrement en avant. 
À la date du 6 février 1918, figure dans le Journal de Bainville le raisonnement suivant : « La Russie offrait lʼexemple dʼun collectivisme asiatique couronné par la dictature tsarienne. En trois cents ans, les Romanov nʼont pu démongoliser leur Empire et Nicolas II a fini par succomber à la lutte entre la tendance orientale et la tendance occidentale. Aujourdʼhui, cʼest lʼAsie qui lʼemporte avec le maximalisme, et le socialisme intégral se réalise par la dictature du prolétariat. »[2]               
Toutefois la révolution dʼOctobre nʼest pas venue de lʼest mais de lʼouest, des grandes centres urbains, Moscou et Saint-Pétersbourg en premier chef, et les idées révolutionnaires (socialisme, nihilisme, populisme...) se sont répandues au XIXème siècle par le truchement des instituteurs, qui en étaient les principaux colporteurs dans les endroits les plus reculés, en Sibérie et dʼailleurs. Lesquels instituteurs avaient été formés dans les universités du pays, qui se trouvent en majorité à lʼouest.      
En outre, avec le recul historique, si lʼon observe les mutations quʼont connues des pays communistes tels que la Chine ou le Vietnam, on peut plutôt soutenir quʼun régime marxiste-léniniste est un facteur dʼoccidentalisation – sans doute le plus efficace de tous car se présentant sous les traits dʼune critique radicale de la culture occidentale – ; vraisemblablement ce qui amenait Bainville à croire dans cette « asiaticité » du communisme est son messianisme sans frontières, dʼinspiration largement judaïque[3]. Marx était, ne lʼoublions pas, le descendant dʼune lignée de rabbins. Il est à cet égard possible que Bainville « mongolisait » les bolcheviques car il voyait en eux un groupe fortement influencé par des descendants de Khazars, appelés ensuite ashkénazes.      
Or Hannah Arendt nʼa pas manqué dʼinsister sur lʼ « européanité » de la communauté juive moderne – en témoigne le phénomène Haskalah dont Marx fut avec Freud le plus célèbre résultat – lorsquʼelle avançait que « lʼélément juif » était « cosmopolite et inter-européen »[4]
Sous les tranchées, lʼÉtat-monde en gestation 
Du reste, il y avait quelque rapport entre lʼinternationalisme prolétarien et lʼuniversalisme démocratique qui guida ceux qui établirent la S.D.N. Bainville ne se montrait pas farouchement hostile à ce Saint-Siège profane que le protestant idéaliste Emmanuel Kant appelait de ses vœux dès la fin du XVIIIème siècle dans Idée dʼune histoire universelle dʼun point de vue cosmopolitique. Mais Bainville estimait, le 18 janvier 1918, quʼelle aurait une valeur seulement si la menace allemande était écartée : « Pour que la Société des Nations […] entre dans les faits, il faut dʼabord que lʼAllemagne ne puisse plus nuire. »[5] Une S.D.N. qui reconnaîtrait une Allemagne une et indivisible, considérait-il, serait inepte autant quʼillégitime.  (A suivre)  ■ 
[1]  http://lafautearousseau.hautetfort.com/archive/2018/05/02/ce-menacant-monsieur-cassin-6048031.html
[2]  Jacques Bainville, ibid., p. 206.
[3]  Jean Bouvier, « Les révolutionnaires du yiddishland », Vingtième siècle, n°3, 1984, p. 115-117.
[4]  Hannah Arendt, Sur lʼantisémitisme. Les origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, 2002, p. 40.
[5]  Jacques Bainville, ibid., p. 202.
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La petite histoire : La Bérézina, désastre ou prouesse militaire ?

Le passage de la Bérézina par l’armée napoléonienne en retraite, le 26 novembre 1812, est aujourd’hui synonyme de désastre. Humainement, le constat est évident. Et pourtant, en plus d’être une victoire, il s’agit bien d’une prouesse militaire, accomplie par des hommes à bout de fatigue et transis de froid. Retour sur un épisode dramatique venu clore une campagne qui l’était tout autant.

jeudi 29 novembre 2018

L'Action Française dans la Grande Guerre [8] LʼArmistice et ses suites. Une paix à la Pyrrhus

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 Tableau représentant la signature de l’armistice dans le wagon du maréchal Foch. 
De droite à gauche, le général Weygand, le maréchal Foch (debout) et les amiraux britanniques Wemyss et Hope (assis), le ministre d’État allemand Erzberger (en manteau sombre, de dos), le capitaine de la Royal Navy Marriott (debout en arrière-plan), le General major Winterfeldt de la Deutsches Heer (avec casque à pointe), le comte Oberndorff des Affaires étrangères (en manteau clair chapeau à la main) et le Kapitän zur See Vanselow de la Kaiserliche Marine (tête nue en arrière-plan).
Par Rémi Hugues 
Dans le cadre du centenaire du dénouement de la Grande Guerre, Rémi Hugues a rédigé pour les lecteurs de Lafautearousseau une suite dʼarticles très documentés qui seront publiés au fil des journées en cours. Ils pourront être objets de débats. Au reste, la guerre n'est plus exclue des perspectives mondiales d'aujourd'hui ... 
L'armistice et ses suites. Une victoire à la Pyrrhus 
Jusquʼici nous avons surtout insisté, en traitant du rôle joué par lʼAction Française pendant la Première Guerre mondiale, sur les causes de celle-ci. Au fond son irruption serait – cʼest notre thèse – le fruit de la congruence de l’expansionnisme pangermaniste de la Prusse et du bellicisme antinomiste maçonnique, que Charles Maurras érigea en véritables fléaux minant la France. 
2791994523.jpgMaintenant il est question dʼétudier les conséquences géopolitiques de la Grande Guerre. Pour clore cette série dʼarticles publiée à lʼoccasion du centenaire de le lʼarmistice du 11 Novembre 1918, nous nous bornerons à rappeler ce que lʼAction Française – et Jacques Bainville en premier lieu – pensait dudit armistice qui mettait fin à quatre ans de combats, dont lʼintensité fut sans précédent, et qui déboucha sur un certain nombre de traités de paix dont le plus important parmi eux fut le « diktat » de Versailles (photo)

Bainville annonce la chute du Reich 

Notons dʼabord que Bainville ne fut pas surpris par la défaite de lʼAllemagne. Dès le début de lʼannée 1918 il lʼavait en effet anticipée. Ce quʼil écrit dans sonJournal en date du 31 janvier 1918 en atteste : 
2624498295.jpg« Le 27 janvier, jour de la fête de Guillaume II (photo), tandis que nos soldats entendaient des chants et des hymnes monter des tranchées allemandes, plus de 200 000 ouvriers faisaient grève à Berlin. Le même jour, une élection partielle pour le Reichstag, à Bautzen, mettait aux prises un socialiste et une conservateur annexionniste. Le socialiste lʼemportait et sʼemparait dʼun siège de la droite, mais à quelques centaines de voix seulement sur près de vingt mille électeurs. La motion de paix du 19 juillet a eu pour elle, à Bautzen, la majorité. Mais le programme des annexions a encore recueilli un nombre de suffrages important. 
Ce que nous voyons et ce que nous apprenons de lʼAllemagne confirme ces indices : il apparaît que deux courants en force encore sensiblement égale se partagent lʼopinion publique allemande. Il y a ceux, et leur nombre grandit, qui sont las de la guerre, ceux qui nʼen peuvent plus des privations et de souffrances. Et il y a ceux qui veulent que ces misères soient endurées jusquʼà ce que lʼAllemagne soit récompensée de son miracle dʼénergie par un surcroît de grandeur et de richesse. 
Tel est le conflit. Selon le mot juste du Vorwaerts, lʼarc allemand a été trop tendu. Le militarisme prussien a demandé aux peuples dʼAllemagne des efforts qui dépassent les possibilités humaines. Cet excès devait finir par entraîner une réaction. Il devait finir par se payer. Le parti militaire doit lutter aujourdʼhui pour obtenir de nouveaux sacrifices, et lʼAllemagne les consentirait plus volontiers si elle croyait encore à la victoire. Mais la foi nʼy est plus. 
Le discours que Scheidemann a prononcé à la Commission principale du Reichstag est important à cet égard. Cʼest un signe des temps que le chef socialiste ait pu railler ceux quʼil appelle ironiquement les Schertsieger, ces partisans de la victoire par la force du glaive dont le grand tort est de nʼavoir jamais remporté nulle part de succès décisif. Quʼune nuance de ridicule commence à sʼattacher au militarisme prussien, que les Allemands eux-mêmes, si peu subtils, en viennent à sentir que le matamore pangermaniste nʼest plus en harmonie avec les circonstances, cʼest un symptôme nouveau et quʼon ne saurait négliger. Il est plus significatif encore que Scheidemann ait protesté contre le gaspillage de vies humaines quʼentraînerait la nouvelle offensive projetée sur le front occidental par le haut commandement et contre la vanité des plans de lʼétat-major. 
Il est peu probable dʼailleurs que le parti militaire se laisse intimider si facilement. Il compte encore des appuis sérieux dans lʼopinion publique elle-même et il ne paraît pas près de renoncer à la partie. Sʼil le faut, il nʼhésitera pas à user de la répression. 
Seulement, jusquʼici, son outrance a fait plus quʼautre chose pour troubler et pour gâter les esprits en Allemagne... Le militarisme prussien joue à découvert. Cʼest un jeu qui nʼest pas sans danger. Cʼest aussi le vrai jeu. »[1] 
Ce jeu à découvert aura finalement perdu lʼAllemagne. Le soulagement et la joie ressentis par les Français au moment de lʼannonce de lʼarmistice, lʼAction Française les partage à peine. Pour Maurras et les siens la paix obtenue nʼest pas satisfaisante. Cʼest un faux-semblant, une paix illusoire, à la Pyrrhus, qui en a lʼapparence mais pas la consistance. 
Cette paix est donc transitoire, illusoire : « LʼAction Française fut un des rares journaux où lʼon comprit que lʼarmistice ne marquait rien de plus quʼune suspension des hostilités. À quelles fins ? Pour combien de temps ? Les décisions à prendre au cours des quelques mois à venir le diraient. Toute lʼénergie des royalistes tendit alors vers la conclusion dʼune ʽʽpaix françaiseʼʼ, de la paix qui, selon eux, devait le mieux servir les intérêts nationaux. […] LʼAction Française réclamait, en effet, la division de lʼAllemagne, lʼannexion par la France de Landau et de la Sarre et dʼune sorte de protectorat français sur le reste de la Rhénanie. »[2] 
Les conditions de la paix posées à Versailles ne satisfont aucunement Bainville, qui, le 8 mai 1919, écrit un papier dans LʼAction Française au titre aussi perspicace que prophétique : « Une paix trop douce dans ce quʼelle a de dur. » Il y développe une thèse lumineuse qui prend la forme dʼun chiasme : le traité de Versailles est trop faible dans ce quʼil a de dur, trop dur dans ce quʼil a de faible(A suivre)  
[1]  Jacques Bainville, Journal, Paris, Plon, 1948, p. 204-205.
[2]  Eugen Weber, LʼAction Française, Paris, Stock, 1964, p. 137.
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mercredi 28 novembre 2018

mardi 27 novembre 2018

L'Action Française dans la Grande Guerre [7] Guerre totale contre lʼEurope

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Film Au revoir là-haut 
Par Rémi Hugues 
Dans le cadre du centenaire du dénouement de la Grande Guerre, Rémi Hugues a rédigé pour les lecteurs de Lafautearousseau une suite dʼarticles très documentés qui seront publiés au fil des journées en cours. Ils pourront être objets de débats. Au reste, la guerre n'est plus exclue des perspectives mondiales d'aujourd'hui ... 
Nationalisme intégral et anarcho-syndicalisme 
Avant-guerre une alliance tout à fait étrange au premier abord avait commencé à se cristalliser. Cette alliance avait été suscitée par lʼAction Française, qui entendait discuter directement avec ceux à qui, supposément, ils sʼopposaient de façon diamétrale : les partisans du syndicalisme révolutionnaire, héritiers de la pensée de Pierre-Joseph Proudhon notamment. Lʼobjectif était de les convaincre du bien-fondé du royalisme, le principe monarchique étant au fond « lʼanarchie + UN  (le Roi) », pour reprendre une fameuse formule.      
3084237564.jpgLe 17 novembre 1911 a lieu la première réunion du Cercle Proudhon. Ses principaux organisateurs sont Henri Lagrange, Georges Valois et Gilbert Maire. Un proche de Georges Sorel, connu pour sa définition du « mythe », qui encore aujourdʼhui fait autorité dans les sciences sociales, et qui est considéré comme le « frère ennemi » de Jean Jaurès, est la prise de guerre la plus importante des tenants du nationalisme intégral : Édouard Berth (photo), ancien socialiste devenu disciple, outre Sorel, de Charles Péguy. Berth partageait avec Maurras une aversion pour le parlementarisme dit démocratique, ainsi quʼune grande admiration pour lʼAntiquité. 
À partir de janvier 1912 le groupe édite une revue trimestrielle appelée les Cahiers du Cercle Proudhon. Pour la République ce rassemblement de lʼultra-gauche et de lʼultra-droite était dangereux, car il rendait possible une convergence de la classe ouvrière et de la classe moyenne dirigée vers un objectif commun, la dissolution de la République, représentée par une putain se vendant au bourgeois pour les uns et par une gueuse pour les autres. Lʼanti-France voyait émerger une force bâtie sur lʼunion des contraires, qui pouvait lui être fatale. Un mouvement qui célébrerait autant le martyre vendéen que le martyre des ouvriers grévistes de Fourmies. 
Pour lʼobservateur dʼaujourdʼhui, il peut paraître impensable que le syndicalisme révolutionnaire de Sorel puisse être miscible dans le royalisme nationaliste de Maurras.      
En réalité les deux mouvements ont en commun de sʼopposer à lʼÉtat moderne qui au gouvernement des hommes substitue lʼadministration des choses. Au jacobinisme ils préfèrent le fédéralisme, lʼautonomie des « petites patries », des collectivités locales, dont les libertés sont bafouées par une République centralisatrice qui nie tout particularisme, prélève impôts et taxes à outrance et protège les intérêts dʼune élite nouvelle, une aristocratie financière qui vit de la rente que lui procure le crédit, cʼest-à-dire, aujourd’hui, lʼargent quʼelle prête à lʼÉtat.      
3178983893.jpgRappelons également que lʼautre grande figure du nationalisme avec Maurras, Maurice Barrès (photo), se revendiqua pendant longtemps socialiste. Il « ne craignait jamais dʼinsister sur lʼunion intime des idées nationalistes et socialistes. […] Cʼest lui qui, le premier, fit voisiner nationalisme et socialisme sous forme imprimée, dans la Cocarde, quʼil publia de septembre 1894 à mars 1895. Dans les pages de celle-ci, on trouvait associés des compagnons aussi peu faits pour sʼentendre que René Boylesve, Charles Maurras, Frédéric Amouretti, Camille Mauclair et des syndicalistes extrémistes, tels que Augustin Hamon et Fernand Pelloutier. »[1]      
Au fond La Cocarde était une sorte de préfiguration des Cahiers du Cercle3762534597.jpg Proudhon. Il est à ce sujet important de prendre en considération ce quʼécrivait Maurras au point de départ de la guerre dans LʼAction Française du 2 août 1914, dont le titre en une était « La France sous les armes », en réaction à lʼassassinat de Jean Jaurès : 
« Ma jeunesse a connu des socialistes presque chauvins. Il en était même dʼantisémites, dont quelques-uns se retrouvèrent, à lʼaffaire Dreyfus, contre Dreyfus ou bien sur un terrain de stricte neutralité. Lʼhypothèse dʼun socialisme nationaliste nʼétait pas plus improbable quʼune autre vers lʼannée 1894. […] Il eût été possible de prévoir comme de savoir. Lʼhistoire mieux interrogée aurait dû prévenir M. Jaurès et les socialistes qui le subissaient tous quʼils tournaient le dos à leur siècle. Lʼévolution, comme ils disent, ne va pas à lʼunité, mais bien à la diversité. Nous sommes moins près des États-Unis dʼEurope, Bainville vous lʼa souvent dit, quʼaux temps des Vergennes et des Choiseul, qui en étaient moins près quʼHenri IV, au moment du projet de paix perpétuelle, dont le simple rêve était de beaucoup inférieur à cette Unité du monde chrétien que le Moyen-Age a réalisée. Cette diversification croissante emporte des risques de guerre croissants. » 
Le propos de Maurras consiste au fond à reprocher à ceux qui ont pris la tête du mouvement socialiste, et donc au premier chef Jaurès, de manquer de réalisme, de prendre, pour le dire trivialement, leurs désirs pour des réalités. Sa critique rappelle celle que faisait Marx à lʼencontre des socialistes français quand il les taxait dʼutopiques et de doux rêveurs
De plus Maurras soutient que si les choses avaient pris une autre tournure, socialistes et royalistes auraient très bien pu se coaliser et travailler, main dans la main, à saper les bases de la société moderne, libérale et démocratique. Même l’antisémitisme ambiant à droite comme à gauche, fin XIXe – début XXe siècle, rassemble les deux courants. Il suffit de lire  ces lignes écrites par Proudhon dans Césarisme et christianisme – « Le Juif est par tempérament anti-producteur, ni agriculteur, ni industriel, pas même vraiment commerçant. Cʼest un entremetteur, toujours frauduleux et parasite, qui opère en affaires, comme en philosophie, par la fabrication, la contrefaçon, le maquillage... Sa politique en économie est toute négative ; cʼest le mauvais principe, Satan, Ahriman, incarné dans la race de Sem »[2] – pour constater quʼil y avait alors un certain nombre de points dʼaccord entre ces deux écoles de pensée, en particulier dans leur dénonciation de lʼutilitarisme et du matérialisme propre à la société bourgeoise moderne.          
Le cercle Proudhon fut, précisément, dissout durant lʼété 1914, au moment de la mobilisation.          
Aux yeux des républicains la mobilisation fut ainsi un moment de grâce. LʼUnion Sacrée eut pour eux le mérite de mettre un terme à lʼalliance des nationalistes intégraux et des socialistes radicaux. 
La synergie, par nature, est réputée décupler la force dont disposent initialement les parties qui la composent. Ce rapprochement des forces anti-système, si elle sʼétait consolidée, aurait pu briser la République. Mais le militarisme prussien, aiguillé par la boussole maçonnique, voulut que les événements advinssent autrement.  (A suivre)  
[1]  Eugen Weber, LʼAction Française, Paris, Stock, 1964, p. 88.
[2]  Cité par Rolland Villeneuve, Dictionnaire du diable, Paris, Omnibus, 1998, p. 792.
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De la Grèce au classicisme: l'esthétisme chez Maurras.

lundi 26 novembre 2018

L'Action Française dans la Grande Guerre [6] Guerre totale contre lʼEurope

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 Film Au revoir là-haut 
Par Rémi Hugues 
Dans le cadre du centenaire du dénouement de la Grande Guerre, Rémi Hugues a rédigé pour les lecteurs de Lafautearousseau une suite dʼarticles très documentés qui seront publiés au fil des journées en cours. Ils pourront être objets de débats. Au reste, la guerre n'est plus exclue des perspectives mondiales d'aujourd'hui ..
Guerre totale contre l'Europe  
Si lʼon sʼessaye à prendre de la hauteur, on en vient vite à partager le point de vue du pape Benoît XV qui voyait dans la Première Guerre mondiale un « suicide de lʼEurope ». Or, ne peut-on pas même aller plus loin en se demandant sʼil sʼagit plutôt dʼun meurtre contre lʼEurope ? Ce qui implique que lʼAction Française, pourtant dirigée par de fins esprits, à-qui-on-ne-la-fait-pas, aurait été dupée par ceux qui auraient prémédité ce meurtre de, pardonnez du peu, dizaines de millions dʼâmes. 
« Homicide » volontaire des peuples européens 
Un tel angle dʼattaque reprend peu ou prou les réflexions de lʼhistorien américain dʼorigine luxembourgeoise Arno Mayer, réflexions quʼil développe dans son ouvrage Political origins of the New Diplomacy, publié en 1959. Sa thèse est la suivante : le « Grand Capital », craignant une crise internationale gravissime, aurait favorisé la guerre pour écraser le prolétariat.      
Deux films récents sont imprégnés par cette vision des choses. Au revoir là-haut, réalisé par Albert Dupontel et qui est sorti en 2017, montre la difficulté de la « sortie de guerre » pour les Poilus, cʼest-à-dire du retour à la vie civile pour les anciens combattants, tout en pointant du doigt les profiteurs de guerre, des marchands de canons aux politicards stipendiés, tous rouages essentiels de la « Bancocratie », en passant par les margoulins de la pire espèce, qui sʼengraissent par le truchement du tas encore chaud des cadavres en mal de sépulture digne. 
3456953387.jpgLe second est plus ancien. Il sʼagit du film Les enfants du marais de Jean Becker (1999), qui commence au moment de la démobilisation, et dépeint les différentes strates de la société française de lʼentre-deux-guerres. À la dérobée, le spectateur apprend au détour dʼune conversation entre gens de bonne compagnie, à lʼintérieur du salon richement décoré dʼun capitaine dʼindustrie, que lʼélite capitaliste nʼen a pas eu assez avec la boucherie de 14-18. Craignant, à la manière dʼun Ortega y Gasset, lʼirruption dʼune révolte des masses, le bon bourgeois lâche : « Il nous faudrait une bonne guerre ». 
En nous appuyant sur ce quʼenseigne la sociologie réticulaire, lʼon en parvient, visant le but de déterminer les mécanismes profonds sur lesquels repose le fonctionnement du capitalisme – comment, en somme, sʼarticule sa dynamique indomptable et féroce –, à la conclusion selon laquelle la franc-maçonnerie joue un rôle décisif dans ce déploiement. Des personnes aussi différentes, pour ne pas dire antagonistes, que Karl Marx et Léon Trotsky dʼune part, et Henri Delassus et Ernest Jouin dʼautre part, en sont arrivés à une telle affirmation.      
La franc-maçonnerie, que Charles Maurras décrivait comme un « quartier » du pays légal, autrement dit lʼun des quatre états confédérés dressés contre la France de Clovis, de Jeanne dʼArc et de Saint Louis, constitue le réseau interne de coordination de la mécanique capitaliste, sa courroie de transmission occulte. Des éléments factuels vérifiables mettent en lumière que la Grande Guerre a résulté de la volonté de la coterie maçonnique. Celle-ci est la vraie responsable de la Première Guerre mondiale, et non le nationalisme, nʼen déplaise à MM. Mitterrand et Macron. 
Dans la revue LʼUnivers du 12 novembre 1882, on peut lire : « Les plans de subversion universelle, les projets abominables qui tendent à couvrir lʼEurope de ruines et de sang en vue de substituer partout la République aux monarchies, lʼidéal matérialiste et révolutionnaire à lʼidéal spiritualiste et chrétien, sortent aussi des ateliers et des convents maçonniques. »      
3377957260.jpgDe surcroît, à lʼoccasion dʼune visite, le 23 juin 1916, de lʼempereur Guillaume II (photo) à lʼabbaye de Maredret, en Belgique, celui-ci pose cette question à lʼabbesse son hôte, Mère Cécile de Hemptinne : « Savez-vous une des grandes causes de la guerre ? » Elle lui répond par la négative. Et le kaiser Hohenzollern de lui répartir : « Les franc-maçons ».      
À la fin du conflit, en 1918, le Grand Orient de France prononce cette sentence : « La guerre actuelle est profondément révolutionnaire. Elle prépare un ordre nouveau ». Il suffit, pour se convaincre de la véracité de ces faits, de consulter la plateforme Gallica, où la Bibliothèque nationale de France (B.N.F.) publie en ligne une pléthorique documentation historique numérisée[1]
Outre la Première Guerre mondiale, la franc-maçonnerie fut à lʼorigine de l’instauration de la République dite française. Justement, une initiative était vue comme très menaçante aux yeux des républicains à lʼorée de la Grande Guerre.   (A suivre)  
[1]  Cf. lʼinterview de Thierry Maquet publiée par LafauteàRousseau le 17 novembre 2018.
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dimanche 25 novembre 2018

Quand les moines dirigeaient le monde...

L'Action Française dans la Grande Guerre [5] L’« affaire des panoplies »

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Par Rémi Hugues 
Dans le cadre du centenaire du dénouement de la Grande Guerre, Rémi Hugues a rédigé pour les lecteurs de Lafautearousseau une suite dʼarticles très documentés qui seront publiés au fil des journées en cours. Ils pourront être objets de débats. Au reste, la guerre n'est plus exclue des perspectives mondiales d'aujourd'hui ... 
L'affaire des panoplies  
Alors que la guerre a placé républicains et royalistes dans le même camp, on a vu que ces derniers nʼont pas pour autant arrêté de professer un discours critique, pour ne pas dire hostile, à la République. Et les tenants de celle-ci nʼen sont pas restés moins méfiants vis-à-vis de lʼAction Française. Car il est vrai que le mouvement de Charles Maurras considérait que la restauration, ou contre-révolution, avait pour préalable la victoire contre lʼempereur Guillaume II. Et les soldats proches de lʼAction Française, en particulier les régiments de cavalerie, de se mettre à croire que le coup de force est possible. Ce qui oblige, à partir de 1917, les autorités de lʼÉtat à devoir exercer une surveillance étroite des troupes soupçonnées dʼêtre contre le régime. 
La même année, alors que Léon Daudet (photo)continue de sʼen prendre aux traîtres et aux espions avec zèle, lʼAction Française est rappelée à lʼordre par le pouvoir républicain. Celui-ci, en menant une intervention musclée contre le mouvement royaliste, entend taper un bon coup sur la table pour calmer les ardeurs des maurrassiens, avec qui la coopération ne peut être que provisoire. Cette opération visant lʼAction Française a pris le nom d’ « affaire des panoplies ». 
Elle sʼest produite dans le contexte dʼune campagne de presse lancée par le « Procureur du Roi » autoproclamé Daudet contre le journal Le Bonnet Rouge. Cʼest le 9 septembre 1916 quʼelle est déclenchée par lʼAction Française. Le périodique visé, affublé du sobriquet « Le Torchon » par Maurras, est de tendance radicale. 
Son directeur, Michel Vigo-Almereyda, serait en collusion avec le président du Parti radical Joseph Caillaux et le ministre de lʼIntérieur Louis Malvy, radical lui aussi. Tous trois feraient acte dʼintelligence avec lʼennemi. Lʼadministrateur du journal, Raoul Duval, ramènerait de Suisse des fonds allemands, en échange dʼune ligne éditoriale clairement défaitiste. 
Le président du Conseil Paul Painlevé prend au sérieux ces accusations, avec, notons-le, un certain temps de latence. En août 1917 la rédaction du Bonnet Rouge est arrêtée. Une semaine plus tard Vigo est « retrouvé mort dans sa cellule, étranglé au moyen dʼune cordelette ou dʼun lacet de soulier, assassiné, qui sait, pour lʼempêcher de parler ».[1] Cela suggère que les accusations portées par lʼAction Française étaient véridiques, dʼautant plus quʼEugen Weber, qui ne peut être soupçonné de déformer la réalité au profit du mouvement maurrassien, affirme que « Malvy avait subventionné Vigo sur les fonds secrets »[2]. Acculé, le « 4 octobre, Malvy, sous prétexte de défendre son honneur, demanda à Painlevé lecture dʼune lettre de Léon Daudet, directeur de LʼAction Française, à Poincaré, lettre où Daudet affirmait : ʽʽM. Malvy, ex-ministre de lʼIntérieur, est un traîtreʼʼ et prétendait en donner la preuve. On devine lʼagitation qui sʼensuivit. Malvy se défendit, applaudi par les radicaux et les socialistes. Painlevé, Steeg et Raoul Péret (garde des Sceaux) avaient reçu Maurras et Daudet. Painlevé fit perquisitionner dans les bureaux de lʼAction Française où lʼon ne trouva que de vieux fleurets et de vieux pistolets, et nullement les indices de subversion contre la République (dʼoù le nom de ʽʽcomplot des panopliesʼʼ que la presse de droite donna à cet incident. »[3] 
La perquisition a lieu le 27 octobre, un samedi soir. Les locaux Action Française de Paris, Bordeaux, Lyon, Nîmes et Montpellier sont investis par la police. Les domiciles de Maurras, Daudet et Maxime Réal del Sarte, notamment, sont aussi perquisitionnés. Le butin, comme le souligne plus haut lʼhistorien Jean-Baptiste Duroselle, est maigre : de rares armes-à-feu, des cannes plombées, des coups-de-poing américains et des nerfs de bœuf. Le plus intéressant pour la Sûreté fut probablement de mettre la main sur le dossier contenant les plans dʼun coup d’Etat ; mais aux dires de beaucoup, il était obsolète. De toute façon pour lʼAction Française, la priorité était à la guerre non contre la République mais contre lʼenvahisseur germanique.      
Lʼhistorien Olivier Forcade indique que « cette opération est lancée par le gouvernement pour détourner lʼopinion publique du seul Bonnet rouge. »[4] Lequel gouvernement, face aux protestations, doit reculer. Alors que le 31 août 1917 Malvy, ce « misérable par qui la France a été livrée, morceau par morceau, à lʼennemi »[5], a dû démissionner – les 19 et 20 juillet 1918 se tiendra son procès en Haute-Cour –, Clemenceau sort grand gagnant de cette « affaire des panoplies », qui a fragilisé le président du Conseil Painlevé, et que remplace le « Tigre » en novembre 1917. Érigé en Père-la-victoire par la République, Clemenceau devrait en réalité partager cette auguste place avec Philippe Pétain – même Macron, en son for intérieur ne le renierait point ! – et aussi avec le « Maître de Martigues ». 
Lʼun au front et lʼautre à lʼarrière ont pleinement contribué à la victoire de 1918, dans lʼhonneur. Et au sujet de lʼAction Française, Olivier Forcarde ne renierait pas que son pouvoir sʼest renforcé avec lʼirruption de la Grande Guerre : 
« Lʼintransigeance à mener la guerre jusquʼau bout et sans faiblesse vaut à lʼAction Française un lectorat accru. Depuis septembre 1916, les campagnes contre Le Bonnet rouge, les réticences contre les tentatives de paix du Vatican, puis contre Caillaux et Malvy en 1917 (photo) attirent la sympathie des milieux de droite et de nombreux officiers dʼactive. Le journal de Charles Maurras, Maurice Pujo, Bainville, Léon Daudet et Henri Vaugeois (mort en avril 1916), au ton souvent doctrinal, est auréolé du prestige de ses campagnes contre les traîtres en 1917. »[6] 
Lʼexpression affaires des panoplies, inventée par la presse de droite, est là pour le souligner : elle place lʼAction française dans le bon camp, ce qui pour le journal de Maurras est une première. À ses débuts en effet le monde de la presse nʼétait aucunement élogieux à son égard, cʼest le moins que lʼon puisse dire. (A suivre)  ■ 
[1]  Eugen Weber, LʼAction Française, Paris, Stock, 1964, p. 124.
[2]  Ibid., p. 126.
[3]  Jean-Baptiste Duroselle, La Grande Guerre des Français, Paris, Perrin, 2002, p. 304-5.
[4]  Olivier Forcade, La censure en France pendant la Grande Guerre, Paris, Fayard, 2016, p. 233.
[5]  Lettre de Daudet à Poincaré, lue par Painlevé à la Chambre, cité par Eugen Weber, ibid., p. 126.
[6]  Olivier Forcade, ibid., p. 229.
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