jeudi 29 septembre 2011

Mythe et réalités des lettres de cachet

Le Figaro Magazine - 21/05/2011
Abolies par la Révolution, les lettres de cachet délivrées au nom du roi permettaient aux Français de régler directement des litiges privés. Au prix de certains abus.
En 1717, Voltaire passe onze mois à la Bastille pour avoir composé une satire insultant le Régent et, en 1726, il y est emprisonné sept jours à la suite d'une altercation avec le chevalier de Rohan. En 1730, l'écrivain s'associe cependant à une démarche demandant au lieutenant général de la police d'intervenir contre une voisine, tripière de son état, dont la conduite fait scandale (ivresse, tapage, injures à l'égard des passants). Le commissaire du quartier ayant confirmé les faits, mais souligné que la commerçante se plaint de son côté d'être maltraitée par les domestiques de Voltaire, ce dernier revient à la charge et obtient l'enfermement de la malheureuse. « Même Voltaire, le grand Voltaire, commente l'historien Claude Quétel, deux fois victime d'une lettre de cachet, n'a pas hésité à utiliser cet instrument pour ses propres intérêts, fort mesquins en l'occurrence. »
La lettre de cachet, stigmatisée comme un symbole de l'arbitraire royal, fait partie de la légende noire de l'Ancien Régime. Michelet y voyait « l'essence et la vie même de ce gouvernement ». L'opprobre est resté depuis sur un outil judiciaire qu'il est impossible de comprendre si on ne fait pas l'effort de se replacer dans les mentalités et la société qui l'a vu naître. Depuis l'étude menée par Frantz Funck-Brentano, historien qui eut son heure de gloire avant et après la Grande Guerre et qui avait travaillé dans les archives de la Bastille, peu de chercheurs se sont penchés sur le sujet. C'est pourquoi le livre plein d'anecdotes que lui consacre Claude Quétel, directeur de recherche honoraire au CNRS et auteur d'une Histoire véritable de la Bastille (rééd. Larousse 2006) et d'une Histoire de la folie (Tallandier, 2009), est le bienvenu *.
L'expression « lettre de cachet » apparaît au XVIe siècle. Mais son origine remonte plus loin. Dans la monarchie française, le roi est la source de la justice. En pratique, cette justice est rendue en son nom par des officiers - c'est « la justice déléguée » -, mais le monarque conserve une partie de l'activité judiciaire (« la justice retenue »), qu'il exerce soit en son conseil, soit à travers des commissaires spéciaux constitués en chambres de justice, soit enfin par des décisions purement personnelles. Les lettres de cachet relèvent de cette dernière catégorie. Au Grand Siècle, elles sont un reliquat du lien direct qui existait entre le roi et le peuple, au Moyen-Âge, quand Saint Louis rendait la justice sous son chêne. Dans ses Mémoires, Louis XIV s'en vante encore : « Je donnai à tous mes sujets sans distinction la liberté de s'adresser à moi, à toute heure, de vive voix et par placets (afin) de rendre la justice à ceux qui me la demandaient immédiatement
Les lettres de cachet sont des ordres particuliers que le roi expédie par lettre close (par un cachet) et qui portent sa signature, même si elle n'est pas de sa main, et celle d'un secrétaire d'Etat. Il s'agit d'abord d'ordres d'emprisonnement concernant des accusations d'atteinte à la sécurité du royaume : le Grand Condé ou Fouquet sont arrêtés ainsi. Mais à partir de Louis XIV s'y ajoutent les affaires touchant l'ordre public au sens large. Sous Louis XV, signe de leur banalisation, les lettres sont des imprimés qui ont été remplis et qui ne portent pas nécessairement la signature royale.
L'immense majorité des requêtes sont présentées par des particuliers qui aspirent à faire interner, pour un temps bref, des personnes avec qui ils ont un litige, le temps que les coupables se repentent ou réparent leur faute. Le lieutenant de police reçoit ainsi des plaintes concernant toutes sortes d'affaires privées : prêts non remboursés, enfants dépensiers, liaisons adultères, dérangement mental. Pour les familles qui souhaitent agir vite et discrètement, la lettre de cachet évite les lenteurs du circuit judiciaire et, en un temps où l'honneur du nom a du sens, épargne le parfum de scandale laissé par une condamnation régulière.
Les internés sont en général à la charge de leur famille, et ne sont pas mélangés avec des prisonniers classiques. « Dès le début du XVIIIe siècle, observe Claude Quétel, le succès des lettres de cachet est devenu tel, à Paris aussi bien qu'en province, que le pouvoir royal se trouve dans l'impossibilité de fournir lui-même les maisons susceptibles d'enfermer tous les correctionnaires et tous les insensés. » La Bastille, le château de Vincennes ou le Mont-Saint-Michel sont donc loin d'être les seuls établissements où peuvent conduire les lettres de cachet : de Bicêtre à la Salpêtrière, les hôpitaux sont sollicités, de même que des dizaines de couvents et de dépôts de mendicité.
Normalement, l'autorité administrative enquête afin de vérifier les accusations portées, afin de se garantir contre la partialité des proches. Un grand nombre de requêtes, insuffisamment fondées, sont d'ailleurs rejetées. Cependant, la place prépondérante laissée à l'opinion personnelle des hommes chargés de délivrer des lettres de cachet et les procédures entièrement secrètes dont le système s'entoure laisse également la place à de grands abus. Sous Louis XVI, les lettres de cachet sont critiquées avec intelligence par Malesherbes et avec virulence par Mirabeau - qui oublie qu'elles lui ont sauvé la vie, lui qui avait été enfermé comme fils indigne, échappant à une condamnation à mort par contumace pour rapt d'une femme mariée. Les récits de Latude, l'évadé de la Bastille, nourrissent la légende noire d'une institution désormais obsolète, dont les cahiers de doléances demandent la suppression. En 1790, sur proposition du roi, les lettres de cachet sont abolies par l'Assemblée constituante. Cela n'empêchera pas la Révolution, quelques mois plus tard, d'inaugurer d'autres formes d'arbitraire judiciaire, celles-là redoutablement sanglantes.
*Les Lettres de cachet. Une légende noire, de Claude Quétel, Perrin.

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