lundi 25 août 2008

LES PROCÈS DE MOSCOU (1936-1938)

Quand le monstre dévore ceux qui l'ont enfanté...
Pour forger un parti communiste nouveau, Staline a fait arrêter et souvent liquider les plus vieux compagnons de Lénine.
De janvier 1937 à décembre 1938, sept millions d'individus auraient été emprisonnés et un million d'entre eux exécutés.
« Par le mensonge, les machinations, la corruption, par des mesures de police et des crimes, par l'assassinat d'adversaires politiques... par de tels moyens on peut devenir roi, empereur, duce ou chancelier, on peut accéder à un tel poste et s'y maintenir. Mais il est impossible de devenir par de tels moyens secrétaire du parti communiste... » Ces propos d'Henri Barbusse, extraits de la biographie qu'il a consacrée à Staline, un monde nouveau vu à travers un homme, en , en disent évidemment long sur la lucidité des intellectuels de gauche quand ils se mettent à rêver de « lendemains qui chantent » ou de « lutte finale ». Elles ont été écrites en 1935, l'année même où l'auteur du Feu devait mourir à Moscou, quelques mois seulement avant le début des procès fameux qui allaient donner au monde un nouvel échantillon des vertus propres à la justice révolutionnaire.
La terreur tchékiste ou la liquidation des koulaks rebelles à la collectivisation agraire ont déjà révélé le caractère criminel du régime soviétique issu du coup d'Etat bolchevik d'Octobre 1917 mais, si l'on excepte les socialistes révolutionnaires, les mutins de Cronstadt, les anarchistes ukrainiens et les nationalistes géorgiens ou turkmènes, ce sont essentiellement les « ennemis de classe » qui, jusqu'au début des année 30, ont fait les frais de la répression. A partir de 1935, c'est aux hommes du parti communiste, aux pères fondateurs de la sacro-sainte révolution d'Octobre que vont s'en prendre Iagoda, Iejov et bientôt Béria. Expulsé en 1929, Trotsky est la victime emblématique de l'appareil stalinien mais on le suspecte d'entretenir depuis son exil, à partir de son petit bulletin oppositionnel, l'hostilité à celui que Kirov présente alors comme « le plus grand chef de tous les temps et de tous les peuples ». Celui-ci craint tout autant les déviations «gauchistes», ou supposées telles d'un Zinoviev et d'un Kamenev qu'une possible réaction «thermidorienne» venue d'éléments plus modérés ou qu'une aventure «bonapartiste» amenant au pouvoir l'un des généraux révolutionnaires sortis vainqueurs de la guerre civile, l'un de ceux qui ont fait trembler l'Europe quand l'Armée Rouge a poussé, en 1920, ses avant-gardes jusqu'aux portes de Varsovie.
UN CRIME QUI ARRANGE STALINE
Alors que le début des années 30 a vu s'accélérer le renouvellement des militants et des cadres du Parti, c'est l'assassinat, à Leningrad, le 1er décembre 1934, de serge Kirov, qui va déclencher la liquidation méthodique de tous les acteurs responsables du mouvement révolutionnaire sorti victorieux, treize ans plus tôt, de la guerre civile. L'assassin est un jeune communiste qui, capturé aussitôt, déclare avoir agi de sa propre initiative. Le fait qu'il ait pu pénétrer à l'Institut Smolny et s'approcher sans difficulté de sa victime est surprenant et il en va de même de la mort accidentelle du garde du corps de Kirov comme de la liquidation de bon nombre des responsables du NKVD de Leningrad, coupables d'avoir relâché leur vigilance.
En fait, et c'est Khrouchtchev lui-même qui l'a expliqué dans son célèbre rapport de 1956 consacré aux crimes de Staline, c'est le dictateur lui-même qui aurait été l'instigateur de l'attentat. On peut également imaginer qu'il a été informé par sa police politique de ce qui se préparait et qu'il a laissé faire, trop heureux de se débarrasser d'un rival potentiel dont l'étoile ne cessait de monter au sein du parti et qui, après avoir été totalement acquis à la cause stalinienne pour liquider l'opposition zinovieviste à Leningrad, avait adopté, semble-t-il, des positions modérées, notamment à propos de la répression qui frappait les masses paysannes, Attribué à des comploteurs « terroristes », le meurtre de Kirov pouvait également être l'occasion du grand nettoyage qu'entendait conduire le « petit père des peuples » au sein d'un parti où les vieux bolcheviks étaient loin de lui être tous acquis.
Quelques heures seulement après le meurtre de Kirov, une décision du Comité exécutif central enlève à ceux qui sont accusés de « préparation ou d'exécution d'actions terroristes » les droits habituellement accordés à la défense, donne l'ordre au parquet d'accélérer l'instruction de leur procès, supprime le recours en grâce pour ce type d'infractions et ordonne l'exécution immédiate de sentences de mort dès que le jugement a été prononcé, On arrête trois jours plus tard plusieurs responsables du NKVD de Leningrad et l'on condamne à mort une soixantaine de « blancs » dont l'opinion ne saura jamais de quels crimes ils sont accusés.
Des milliers d'habitants de l'ancienne Petrograd sont arrêtés et déportés au cours des semaines suivantes, Staline profitant de l'occasion qui lui est offerte de mettre au pas une ville où la tradition révolutionnaire demeure forte, et qui risque de contester le pouvoir absolu dont il entend désormais se doter. Les 28 et 29 décembre, Nikolaiev, qui a pourtant confirmé avoir agi seul, est jugé en compagnie de onze autres accusés et tous sont condamnés à mort et aussitôt exécutés. Il ne s'agit pourtant dans ce cas que de simples exécutants et il convient de désigner les responsables qui ont armé le bras du jeune meurtrier de Kirov. Du 15 au 18 janvier 1935, on retrouve sur le banc des accusés des personnalités de premier plan comme Zinoviev et Kamenev qui se voient reprocher d'avoir constitué un « Centre moscovite », inspirateur du groupe terroriste de Leningrad. Jugés à huis clos, les intéressés reconnaissent que les critiques qu'ils ont formulées ont pu influencer Nikolaïev et ses complices présumés, ce qui leur vaut de se voir infliger des peines de prison, dix ans pour Zinoviev, cinq pour Kamenev.
UNE LÉGISLATION RÉPRESSIVE DÉLIRANTE
La répression demeure encore relativement limitée mais l'année 1935, qui voit l'appareil communiste mettre au point un projet de constitution soviétique qui sera « la plus démocratique du monde », est aussi marquée par un renforcement des mesures législatives destinées à briser toute opposition. Un décret du 30 mars prévoit de lourdes peines d'emprisonnement pour tout possesseur d'une arme à feu et même d'une arme blanche. Le 8 avril, un décret étend les peines de droit commun, y compris la peine de mort, aux enfants de plus de douze ans. Le 9 juin suivant, un nouveau décret étend l'application de la peine de mort, non seulement aux espions et aux « parasites », mais à tous ceux qui « auraient connaissance de telles activités ou projets s'y rapportant ». Appuyé sur le NKVD de N.L. Iejov, qui a remplacé en juillet 1934 le GPU, lui-même successeur de la Tchéka, Staline peut engager la mise en œuvre des grandes purges de 1936-1938. Au même moment, A.I. Vychinski se voit promu au poste nouveau de procureur général de l'URSS, avec rang de commissaire du peuple.
LES JUGES DES PROCÈS DE MOSCOU SE RETROUVENT 10 ANS PLUS TARD JUGES A NUREMBERG •••
Après plusieurs mois de mise en condition de l'opinion au cours desquels la presse du régime dénonce « l'activité terroriste du bloc contre-révolutionnaire des trotskystes-zinovieristes », le premier « procès de Moscou » s'ouvre le 19 août 1936, devant le tribunal militaire de la Cour suprême d'URSS, C'est celui des « Seize ». Le président du tribunal est V.V. Ulrich, un ancien de la Tchéka, assisté de I.O. Matoulevitch, qui a fait massacrer les prétendus « gardes blancs » de Leningrad et de I.I. Nikitchenko. que l'on retrouvera dix ans plus tard délégués de l'URSS au tribunal militaire international de Nuremberg ... A.I. Vychinski, le Fouquier-Tinville de la Révolution bolchevique, représente le ministère public. Parmi les seize accusés, on remarque surtout la présence de Zinoviev, de Kamenev, tous deux compagnons de Lénine, qui se sont joints à Staline de 1922 à 1925 pour écarter Trotsky mais qui n'en sont pas moins accusés d'être complices du célèbre exilé. On trouve auprès d'eux d'autres bolcheviks de premier plan comme Evdokimov ou Smirnov. Ce procès est présenté comme une « révision » de celui de janvier 1935, qui avait permis de condamner les accusés à des peines de prison, « l'enquête n'ayant alors pu établir de faits permettant d'accuser directement les membres du " Centre de Moscou " d'avoir donné leur accord à l'organisation de l'acte terroriste dirigé contre le camarade Kirov... » Cette fois, les preuves sont là, fondées sur les aveux des inculpés. « Un "Centre unifié" réunissant Zinoviev et ses partisans à celle de Trotsky avait pour but la prise de pouvoir à tout prix et l'organisation d'actes terroristes spéciaux qui élaborèrent toutes les mesures pratiques en vue de l'assassinat de Staline, Vorochilov, Kaganovitch, Kirov, Ordjonokidzé, Jdanov... Un de ces groupes exécuta, sur l'ordre direct de Zinoviviev et de Trotsky, et sous la direction immédiate du Centre unifié l'assassinat perfide de Kirov... Depuis c'est Trotsky qui a pris personnellement la direction de l'activité terroriste en URSS et a entrepris d'organiser l'assassinat de Staline et de Vorochilov... »
DES COUPABLES PARFAITS
Accusations ridicules, en particulier celles qui concernent Trotsky. Cela n'a guère d'importance car les accusés reconnaissent tout. Le pouvoir peut même se payer le luxe de leur donner des «garanties» telles que la publicité de l'audience, la présence d'un avocat, la possibilité de faire appel. Contre la promesse d'avoir la vie sauve, les accusés sont prêts à reconnaître leurs « crimes ». Puisque les comploteurs avouent, il est inutile de présenter la moindre preuve susceptible de confirmer ce qu'avance le ministère public. Les menaces pesant sur leurs familles amènent également les accusés à se conformer aux vœux de leur bourreau. A l'heure du réquisitoire, Vychinski réclame la peine de mort en des termes qui sont révélateurs de la «justice» très spéciale que la « patrie du socialisme » réserve à ceux qui ont compté parmi ses principaux fondateurs : «... Nous avons devant nous des criminels dangereux invétérés, impitoyables à l'égard de notre peuple et de nos idéaux, à l'égard des dirigeants de notre lutte, des chefs du pays soviétique et des travailleurs du monde entier. On ne peut épargner l'ennemi perfide. Le peuple entier se dresse, frémit, s'indigne. Moi, en tant que représentant de l'accusation de l'Etat, je joins ma voix à ce grondement de millions de voix, à l'indignation des hommes soviétiques et des travailleurs du monde entier, j'exige, camarades juges, que ces chiens enragés soient fusillés, tous sans exception. » Pour toute réponse, Kamenev confirme ses aveux et annonce qu'il considérera le verdict comme juste, quel qu'il soit. Il adjure même ses deux fils de « suivre Staline, tout comme le peuple soviétique... ». Evdokimov s'exclame même qu'il « remercie le procureur d'avoir réclamé pour les accusés la seule peine qu'ils méritent... » Le 24 août, tous les accusés sont condamnés à mort. Ils ont soixante-douze heures pour présenter un recours en grâce, mais leur exécution est annoncée vingt-quatre heures après le verdict.
LES ACCUSÉS CHANTENT LES LOUANGES DE LEURS BOURREAUX
Dans l'ensemble du mouvement communiste, les aveux des condamnés suffisent à faire accepter cette parodie de justice et Staline peut envisager de poursuivre les purges. Le monde a les yeux tournés vers l'Espagne en proie à la guerre civile, et beaucoup ne sont guère disposés à s'apitoyer sur la liquidation de ceux qui ont été, quelques années auparavant, des responsables de la terreur rouge.
Le deuxième grand procès public de Moscou, dit des « Dix-sept », va s'ouvrir le 23 janvier 1937. Après le « Centre terroriste trotskyste-zinovieviste » c'est un « Centre trotskyste antisoviétique » qui est cette fois au banc des accusés. De nouveaux chefs d'accusation apparaissent : le sabotage économique et la haute trahison. Les trotskystes entendent en effet saboter l'effort d'industrialisation du pays et ils se sont entendus secrètement avec l'Allemagne et le Japon pour leur concéder des parties du territoire soviétique. Piatakov, Radek, Sokolnikov, Serebriakov sont les principales « vedettes » de ce nouveau procès au cours duquel on voit le procureur reprocher aux accusés d'avoir fait mettre du verre pilé et des clous dans le beurre destiné aux ouvriers ... Malgré le précédent du Procès des Seize, les accusés avouent tout et s'accusent même les uns les autres, non sans oublier de chanter les louanges de Staline, leur bourreau. Piatakov réagit seulement quand l'accusation veut lui faire dire que son activité trotskyste était de nature fasciste. A quatre exceptions près, dont celle de Radek et de Sokolnikov, les accusés sont condamnés à mort le 30 janvier 1937. Le 17 février suivant, Ordjonikidzé, qui était pourtant un vieux compagnon de Staline se suicide dans des conditions restées obscures.
Le troisième grand procès, celui du « bloc des droitiers et des trotskystes antisoviétiques ». va se dérouler du 2 au 13 mars 1938. Parmi les vingt et un accusés, Boukharine, Rykov, successeur de Lénine comme président du Conseil des Commissaires du Peuple, Rakovski et lagoda, l'ancien chef du GPU. Trois médecins sont, cette fois mis en cause et se voient reprocher d'avoir empoisonné ou abrégé les jours de Kouibychev, de Gorki et de Menjinski, chef du GPU de 1926 à 1934. Sabotages, terrorisme, assassinats remplissent évidemment le dossier. Le secrétaire du Comité central, N.N. Krestinski revient sur ses aveux... mais il les confirmera vingt-quatre heures plus tard. Boukharine réfute quant à lui le détail des accusations lancées par Vychinski, mais rien ne peut sauver « les criminels félons vendus aux services secrets ennemis ». Trois accusés seulement échappent cette fois à la peine capitale.
UN BILAN IMPOSSIBLE À ÉTABLIR
Pendant que se déroulent ces procès publics, la répression frappe d'un bout à l'autre du pays et c'est par dizaines de milliers que les opposants ou supposés tels prennent le chemin des camps. De 1936 à 1938, la Saint-Barthélémy rouge que fut la « Iejovchtchina », ainsi baptisée à partir du nom de son principal maître d'œuvre, a tué plus de communistes qu'il n'en a disparu au cours des années de révolution et de guerre civile. Il demeure impossible d'établir un bilan précis et les sources disponibles, notamment les archives du Parti trouvées à Smolensk par les Allemands et récupérées ensuite par les Américains, demeurent très incomplètes, mais on peut penser que les trois quarts des communistes membres du Parti au début de 1934 ont été arrêtés ou liquidés. En quelques mois, Staline a créé un parti nouveau, d'où ont été exclus tous les vieux compagnons de Lénine. L'épuration de l'Armée Rouge est tout aussi spectaculaire puisque trois maréchaux sur cinq, soixante généraux de corps d'armée sur 67, 136 généraux de division sur 199 et 223 généraux de brigade sur 397 ont été liquidés. 35 000 officiers, soit près de la moitié de l'ensemble du corps, sont à cette époque arrêtés et exécutés. Si l'on considère l'ensemble de la population, le nombre des arrestations opérées de janvier 1937 à décembre 1938 s'élèverait à sept millions d'individus, dont un million auraient été exécutés. On évalue enfin à neuf millions d'individus le nombre de détenus dans les prisons et les camps soviétiques à la fin de 1938.
Ces chiffres impressionnants ne rendent compte que partiellement de l'horreur engendrée par le système et, au moment où les découvertes de charniers se multiplient en URSS, il ne fait aucun doute que les historiens russes des années à venir nous apporteront sans doute des précisions sur ce qui fut à la fois la plus grande escroquerie et la plus terrifiante machine à tuer du siècle.
Jacques Hartmann Le Choc du Mois Octobre 1991

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