jeudi 27 mars 2008

Les francs-maçons de la Collaboration

Dans le déluge de l'édition, devenue une industrie de masse qui publie tout et de préférence n'importe quoi, voici un livre rare, curieux, important, mystérieux, dont je parierais bien qu'on ne parlera pas beaucoup.
Il s'intitule Contribution à l'histoire des francs-maçons sous l'Occupation. Si neutre qu'il se veuille, ce titre suffira à organiser le silence.
Ce livre - ou, pour mieux dire, ce dossier - est signé Argus. Ainsi en a décidé un discret« collectif de chercheurs soucieux de contribuer à une meilleure connaissance de notre histoire nationale », précise un éditeur qui avance aussi masqué que les auteurs.
L'ouvrage est en effet autoédité par Argus, ce géant qui avait cent yeux dont cinquante toujours en éveil; ce qui ne l'empêche pas d'avoir la tête coupée par Mercure, pour la plus grande gloire des paons.
On ne connaît avec certitude que le diffuseur: M. Jean Auguy, le fondateur et président de la remarquable Diffusion de la Pensée française de Chiré-en-Montreuil. Essayons pourtant d'éclairer un peu ce prudent brouillard. A plusieurs reprises, ici et là, j'ai cru reconnaître la plume, les techniques, les méthodes, les connaissances d'Henry Coston, la mémoire de la Droite nationale. Il est vrai qu'Argus le met beaucoup à contribution. On trouve même de longs passages de ses Souvenirs, encore inédits. C'est dire tout de suite l'intérêt de cette Contribution.
Dès la première page, l'esprit de l'entreprise est défini. « C'est une contre-vérité de répéter que les occupants ont persécuté les membres des sociétés secrètes que le gouvernement venait de dissoudre. Ainsi que le déclarait un jour à son juge d'instruction l'un des spécialistes des sociétés secrètes, traduit en cour de justice : - « Il y eut plus de francs-maçons dans la Collaboration que dans la Résistance. »
Plus? Peut-être pas.
Mais il y en eut. Et beaucoup. Comment aurait-il pu en être autrement quand on apprend que l'homme auquel Hitler confia la responsabilité de la politique allemande en France, Otto Abetz, était franc-maçon.
Avant la guerre, alors qu'il vivait à Paris où il s'était marié avec une Française, secrétaire de Jean Luchaire, Otto Abetz fréquentait la Loge Gœthe, de la Grande Loge de France.
Beaucoup de ses amis français étaient franc-maçons, tels André Weil, dit Weil-Curiel, qui appartenait à la gauche socialiste du F :. Marceau Pivert et à la Loge L'Union des Peuples.
C'est à un franc-maçon, Kaltenmarken, dit Stavnik, appartenant à la Loge Thélème, qu' Abetz confia la direction de la feuille d'information de l'Ambassade : Les Nouvelles continentales, distribuée dans les administrations, les salles de rédaction, les cercles officiels.
Abetz favorisa la création de journaux où l'inspiration maçonnique était sensible, comme L'Atelier dont le rédacteur en chef était le F :. Marcel Lapierre ; comme Le Rouge et le Bleu, de l'ancien député socialiste, ministre du Front populaire et futur maître à penser de Jacques Chirac : Charles Spinasse, orateur en Loges; comme Germinal, dont le directeur politique, le F :. Paul Rives, était un ancien député socialiste, membre du Grand Orient, et dont l'un des plus éminents collaborateurs se nommait Robert Jospin, père de l'actuel ministre de l'Enseignement.
Otto Abetz favorisa la mainmise maçonnique sur une partie de la presse collabo. Le directeur général du Paris-Soir «allemand» était Eugène Gerber, un Alsacien, membre de la Loge Thélème et le directeur de la rédaction: Jacques Le Brède, Loge La Clémente amitié, la loge de Jules Ferry. Collaboraient au Paris-Soir de la collaboration: le dessinateur Raoul Guérin, le père du célèbre Toto, Loge Art et Science; l'écrivain Jean-Joseph Renaud, vieux maçon du G :.0 :. ; le professeur René Martel, des Philanthropes réunis, qui rédigeait le billet quotidien de première page.
Le Monde de l'Occupation s'appelait Les Nouveaux Temps. Son directeur était Jean Luchaire, l'ami personnel d'Abetz, nous l'avons vu, briandiste zélé des années 30, orateur en Loges. Il était entouré de nombreux maçons. Guy Zuccarelli, le rédacteur en chef, avait appartenu à la Loge Comte de Saint-Germain; Emile Roche, auteur de chroniques économiques remarquées, pointait à la Loge Les Amitiés Internationales : Tournaire, dit Renaitour, à la Loge Francisco Ferrer, Brunet à la Loge Pythagore, Barthélémy Montagnon, à la Loge L'Expansion Française.
Beaucoup d'autres journalistes des Nouveaux Temps collaboraient également à L'Oeuvre ou à La France socialiste, comme Eugène Frot, député, ancien ministre de l'Intérieur le 6 février, Loges Etienne Dolet, les Fervents du Travail, Aristide Briand (dont il avait été le co-fondateur) ; François Chasseigne, ancien communiste, ancien socialiste, député ayant voté les pleins pouvoirs au Maréchal, Loge La Gauloise de Châteauroux ; Emile Perin, Loge L 'Humanité, René Château, Loge L'Union Parfaite.
En revanche, La Libre Parole ne fut pas autorisée à reparaître. Georges Dangon, vieux républicain, franc-maçon (Loge Thélème), l'un des principaux imprimeurs de Paris, a raconté la scène:
« Les ouvriers faisaient les ultimes corrections avant le tirage lorsqu'un coup de fil des autorités allemandes me donna l'ordre d'arrêter et m'interdit de sortir La Libre Parole.
Le lendemain, des Allemands vinrent s'assurer, ce qu'ils ne faisaient jamais en cas d'interdiction, que la composition serait détruite. Elle le fut en leur présence. »
« On apprit plus tard, raconte Coston dans ses Souvenirs, que l'ordre avait été donné par l'ambassade d'Allemagne, agissant sur instructions formelles d'Otto Abetz.»
Pour ceux qui douteraient du témoignage de Georges Dangon et le croiraient de complaisance, rappelons qu'il avait été l'imprimeur de L 'Humanité et que c'est chez lui, en août 1944, que les représentants de la presse clandestine se partagèrent les imprimeries.
Un des partis parisiens les plus ardemment collaborationnistes, le RNP (Rassemblement National Populaire, chef Marcel Déat), était un refuge de francs-maçons. Le vice- président du RNP, membre de la Commission permanente (sorte de bureau politique) se nommait Maurice Le Villain. Conseiller municipal socialiste de Paris, conseiller général de la Seine, il avait été initié à la Loge Clarté et appartenait à la Loge Les Frères Unis Inséparables, de l'Orient de Paris. Je l'ai connu. C'était à la prison de Fresnes, dans l'hiver 44-45. Imaginez. Un colosse, avec des mains d'étrangleur, qui vous pétrissaient tandis qu'il vous racontait ses malheurs.
- « Tu comprends, môme, toi, tu es un petit cas, quand tu vas sortir, tu auras toute la vie devant toi... Tu seras frais, comme le premier jour ... Tandis que moi : terminé. Fini. Plus dans la course. Tu comprends, môme? »
Je riais. Je croyais comprendre et ne comprenais rien. Il avait passé cinquante balais. J'en avais vingt-cinq. Il était vieux. J'étais jeune. Quand on est jeune, les plus imaginatifs n'imaginent pas. C'est si loin, la vieillesse, si improbable. Ce qu'on est bête quand on se croit intelligent. Nous étions là, au troisième étage, côté nord, à attendre le maton. Maurice Le Villain pleurait sa vie foutue sur ses moustaches en accroche-cœur. On disait qu'elles avaient beaucoup servi. C'était un gros dévoreur. Il paraît que le signe de détresse l'a sauvé du pire. On le donnait parti pour les gadins, les chaînes, la bure, le viandox dans le matin blême, l'adieu aux copains, dans le silence-béton où la voix rebondit comme le ricochet sur l'eau noire et où le curé psalmodie, livide, la sueur au front malgré le froid, tout juste capable de vous recommander à Dieu mais pas à l'adjudant. Lui, Maurice Le Villain, les années 50 le revirent ressurgi des taules, frétillant dans les obédiences, avant la fin définitive celle-là, honorable, au cœur des familles déchirées mais toutes vêtues de noir? et humanistes, ne l'oublions pas.
Je dérape. Me voici dans les souvenirs, éparpillé et pas convenable. Le remember, c'est mauvais quand on fait dans la recension de bouquins. Je démarrais, classique, en commentateur sérieux d'un ouvrage d'histoire. Pardon, Argus ! les images, les odeurs, les voix ont été plus fortes que l'écrit. Même quand on est sorti des prisons, on en demeure prisonnier. Le passé revient. Le passé remonte. Je chronique. Tout à l'heure, j'ai cité François Chasseigne. J'ignorais qu'il fut frangin. Je le revois, à Fresnes, au quatrième, dans sa cellule qui faisait l'angle, au coin nord-est. Il est assis sur une chaise, tes bras sur le dossier . Avec ses cheveux coupés ras, ses yeux clairs et proéminents, son nez fort, sa nuque et sa mâchoire solides, il ressemble à un Eric von Stroheim berrichon. Un médecin (le Dr Ménétrel sauf erreur) lui arrose l'épaule d'un produit antirhumatismal en lui enfonçant dans l'omoplate l'aiguille d'une seringue longue d'un doigt. Chasseigne ne bronche pas. Je suis venu lui proposer un plan d'évasion. Sa cellule est la seule qui permet, sans trop de difficultés, d'atteindre un chemin de ronde. Le médecin parti, il refuse ... Quelques jours plus tard, je suis descendu pour trois mois au secret, en haute-surveillance, dans le quartier des condamnés à mort. Mon plus proche voisin est Ferdonnet, le traître de Stuttgart. Pour un speaker, c'est un comble: il bégaye. Pas long temps. Quarant-huit heures plus tard on l'emmène à Montrouge.
- « A... dieu »; crie-t-il.
Il ne devait pas être maçon.
Fin des souvenirs. Rideau. Retour au sujet. Parmi les hauts cadres du RNP on trouvait encore Barthélémy Montagnon, Loge L'Expansion Française, déjà cité ; le n° 3 de la CGT, derrière Léon Jouhaux et René Belin : Georges Dumoulin, Loge Les Egaux, qui se convertira au catholicisme et rejoindra Madiran à Itinéraires, et aussi celui qui fut, sans doute, le chaînon le plus important entre la franc-maçonnerie et Marcel Déat : Paul Perrin, ancien député de la Seine, qui dirigeait avec Eugène Schueller (le PDG de L'Oréal Monsavon), le Comité d'Action Economique du RNP et son bulletin de liaison : Petites et Moyennes Entreprises.
Eugène Schueller, qui inventa « l'impôt sur l'énergie », avait été initié à la F :. M :. en 1910. Il s'en était éloigné. On l'avait retrouvé à la Cagoule puis au MSR (Mouvement Social Révolutionnaire). A la Libération, il confia son magazine Votre Beauté à un jeune loup aux dents longues et traversa sans encombre la mer noire de l'Epuration. Le jeune loup pourrait expliquer comment. Il vit encore. Il s'appelle François Mitterrand.
Perrin, en revanche, était un frère en pleine activité. Il appartenait à la Loge La Philosophie positive de l'Orient de Paris et au conseil de l'Ordre dont il fut le secrétaire. Pendant l'Occupation, il participait à de nombreuses réunions de francs-maçons, importants, qui se tinrent au café Victor, place de la Bastille. A la Libération, à l'encontre de son frère réuni et inséparable Maurice Le VilIain, Paul Perrin n'eut à connaître ni la prison de Fresnes, ni d'autres lieux, moins agréables encore.
Ainsi le voulaient le temps et les injustices de la justice épuratrice. Je ne sais ce qu'en pense Henri Amouroux. Pour ma part, mon siège est fait. A dossiers comparables, les maréchalistes venus de la droite et de l'extrême-droite, de L'Action française, du PPF, du PSF, des Francistes, des organisations catholiques et nationalistes, ont été beaucoup plus sévèrement frappés par les Cours de justice que ceux qui venaient de la gauche socialiste et radicale-socialiste, des milieux pacifistes et libertaires, et donc, souvent, du RNP.
Coston écrit dans ses Souvenirs, inédits mais cités par Argus :
«Déat n'était pas maçon: il n'avait jamais été initié aux mystères des Loges, mais il était un ami, un «frère sans tablier» comme on disait. Au cours des années qui précédèrent la guerre, il avait fait dans les Loges au moins dix-sept conférences « en tenue blanche » et ne manquait jamais l'occasion de défendre, la plume à la main ou dans les réunions, les membres des sociétés secrètes dissoutes par le Maréchal. »
Résumons, Marcel Déat - ancien député socialiste - n'était pas franc-maçon, mais il n'était pas hostile à la franc-maçonnerie. Il n'était hostile qu'à ses adversaires: les anti-maçons.
Or, conséquence ou coïncidence, Déat fut le seul personnage politique important de l'Occupation, qui échappa au bagne et aux fusils. Philippe Henriot et l'amiral Platon (entre tant d'autres) furent assassinés. Le premier venait de la Fédération Nationale Catholique; le second avait dirigé le Service des Sociétés Secrètes à Vichy. Doriot fut tué en Allemagne, par un avion inconnu, dans des conditions que certains (tels Saint-Paulien) estiment suspectes. Joseph Darnand, Knipping, Bassompierre furent fusillés. Bucard également. Fusillés aussi Suarez, Brasillach, Paul Chack, Jean-Hérold Paquis. Condamnés à mort mais grâciés : Henri Béraud, Pierre-Antoine Cousteau (le frère du nouvel académicien), Lucien Rebatet. A la réclusion perpétuelle: Charles Maurras: ils n'allaient pas faire de cadeaux au Vieux Maître qui comptait la franc-maçonnerie au nombre des quatre états confédérés.
Tous furent condamnés en vertu de lois rétroactives dues au Grand Maître de la Grande Loge de France, Dumesnil de Grammont. Argus le montre très bien (p. 191).
En revanche, Marcel Déat, après avoir constitué un gouvernement fantôme à Sigmaringen, passa en Italie et s'évanouit dans la nature. Sous le pseudonyme de Claude Varennes, son bras droit, George Albertini, écrivit un livre (Le Destin de Marcel Déat pour se dédouaner et expliquer que son chef avait disparu dans un glacier. En vérité, il avait disparu dans les couvents romains où il vécut avec son épouse après s'être converti. Il mourut, en Italie, muni des sacrements de l'Eglise en 1955, à l'âge de 61 ans, sans que Paris ait mis beaucoup d'acharnement à sa recherche. On peut penser que les connivences jouèrent: avec l'existence d'un Journal que Déat n'avait cessé de tenir durant toute l'Occupation. Il y notait le nom de ses visiteurs et la nature de l'entretien. Ce Journal n'a jamais été publié. Malgré le séquestre, Hélène Déat eut le privilège de percevoir la retraite de parlementaire de son mari. Dans cette terrible époque, ce fut un traitement de faveur.
On serait tenté d'écrire que Georges Albertini en bénéficia aussi. Secrétaire général du RNP, en juillet 1944, il avait réclamé un gauleiter pour la France. Mais tant à L'Atelier qu'au RNP, il s'était montré un anti-antimaçon résolu et virulent. Il ne suivit pas Déat en Allemagne et, dès août 44, il entra en liaison avec Robert Lacoste, fondateur du mouvement Libération-Nord, ancien rédacteur en chef de la Tribune des fonctionnaires, membre du Comité central de la Ligue des Droits de l'Homme, vraisemblablement franc-maçon. Georges Albertini s'en tira avec cinq ans de travaux forcés qu'il fit (en partie), comme vaguemestre, au camp d'Epinal, avant de devenir le conseiller politique de la Banque Worms, de Georges Pompidou et de Jacques Chirac. Quand on sait que les dix-vingt ans de Clairvaux et de Fontevrault se distribuaient à la pelle pour de simples militants du rang, on pourrait donc estimer qu'il fut protégé si...
S'il n'avait pas eu la douleur de perdre son petit garçon qui mourut en prison, en 1944, victime des mauvais soins et des tortures qu'il avait vu infliger à sa mère. Les bourreaux ne devaient pas être franc-maçons.
Contribution à l'histoire des Francs-maçons est un livre si dense, si chargé de tant de révélations et de réminiscences, que je pourrais vous en parler en ajoutant mon grain de sel pendant dix numéros de National Hebdo.
Il vaut mieux vous dépêcher de l'acheter, avant que la première édition ne soit épuisée, à Duquesne Diffusion , 27, avenue Duquesne, 75007 Paris, 296 pages.
Vous ne serez pas déçus.
François Brigneau National Hebdo du 8 au 14 décembre 1988

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