jeudi 30 décembre 2021

Maurras, L’Action Française et les Princes, par Axel Tisserand. Partie 2 : Les trois devoirs des royalistes

 

Partie 2 : Les trois devoirs des royalistes

« Albert de Broglie, commente Maurras, n’est pas le premier de sa race qui ait souffert par la faute de ses idées. Ses idées étaient déjà celles de son père, qui les tenait du sien. »

Son père, justement, Victor, « n’a cessé de soutenir à la tribune de la Restauration nos causes de faiblesse, nos principes de mort, qui étaient alors dans leur nouveauté ; ce qu’il appelait amoureusement « l’état actuel de la société », « l’état de nos idées et de nos habitudes », « l’état intérieur et domestique du pays », enfin « la nation française, telle que les quarante dernières années nous l’ont faite ». Il était l’avocat, le protecteur et, au sens romain, le patron de cette France dissociée et décérébrée, dont s’est plaint Maurice Barrès. Grâce à lui, elle put se dissocier et se décérébrer plus encore. »

Telle est l’origine d’un orléanisme, autre nom du libéralisme politique, que Maurras désapprouve d’autant plus que cet « orléanisme » a empêché Chambord de monter sur le trône. Revenant à Albert, il précise :

« Le duc de Broglie réussit parfaitement à éloigner du trône Henri V. Il sut inspirer à ce prince le sentiment que le roi, quel qu’il fût, devrait se résigner à l’avoir pour second, c’est-à-dire pour maître.

Le comte de Chambord ne s’y résignera point et souleva, pour en finir, la question du drapeau (…).

Mais, en éliminant le Comte de Chambord, on ne voit pas que le duc de Broglie ait assuré le trône au Comte de Paris, ni même qu’il se soit conservé à lui-même la haute main sur le pouvoir. (…) »

Avant de conclure, assez cruellement :

« (…) Les libéraux confessionnels ont, en un partage, la liberté sans ses plaisirs, l’autorité sans sa puissance ; tristesse de Zénon et relâchement d’Épicure… C’est ce dont la plupart des Français se sont aperçus. (…) »

L’« orléanisme » n’est donc que la forme que prirent, aux yeux de Maurras, les nuées idéologiques et politiques du libéralisme au XIXe siècle et dont une des expressions institutionnelles les plus mauvaises se trouve être le parlementarisme, c’est-à-dire l’emprise des factions sur le politique, que refusa Henri V en soulevant la question du drapeau et à laquelle s’oppose toute la doctrine de l’Action française, en promouvant une monarchie « traditionnelle, héréditaire, antiparlementaire et décentralisée ». D’où son insistance sur le fait que les Orléans après 1883 s’opposent de fait à l’idéologie orléaniste.

Aussi la fidélité de Maurras aux Bourbon-Orléans pour être indéfectible ne saurait toutefois être aveugle au sens où Maurras sait garder son esprit critique vis-à-vis des engagements des Princes.

Chacun sait que, entre les deux guerres, Jean III, le duc de Guise, a confié à son fils, le comte de Paris, « le soin d’assurer la propagande monarchique, sous son contrôle, car il n’a jamais été dans l’idée du Prétendant de se retirer. » (Courrier Royal du 1er décembre 1934). De fait, les relations entre le duc de Guise et l’Action française étaient excellents et la duchesse de Guise vouait une véritable admiration à Maurras que même la condamnation de l’Action française par l’Église en 1926 n’avait en rien entamée — l’admiration de la reine Amélie du Portugal, sœur aînée de la duchesse de Guise, étant plus grande encore. Au soir même du 6 février 1934, on sait que le jeune dauphin avait fait ses valises et attendait le succès du soulèvement national et populaire, dans l’espoir qu’il mît fin à un régime aussi instable que corrompu. Comme le précise encore Dominique Paoli :

« Tout au long de la journée du 6 février 1934, le duc de Guise et le comte de Paris sont en liaison téléphonique avec L’Action Française. Le lendemain le prétendant écrit à Maurras : « Je tiens à vous dire combien mon cœur de Français est près de vous, de ceux qui vous entourent et de tous ceux qui ont si généreusement répandu leur sang pour l’honneur et la dignité de la France. » Le 8 février, est publié à la Une de L’Action Française un « Message aux Français » du duc de Guise qui appelle les mécontents à se rallier au « principe monarchique ». »

Toutefois, l’incapacité historique dans l’AF se trouve de concrétiser le coup de force et de renverser la république, la peur aussi d’une assimilation de la doctrine d’AF, pourtant antitotalitaire, à celle des régimes autoritaires qui surgissent alors un peu partout en Europe, aboutissent à la rupture de novembre 1937 entre la famille d’Orléans et l’Action française. Cette rupture n’entame en rien la fidélité de Maurras et de l’Action française. Du reste, le manifeste du duc de Guise du 22 novembre est reproduit en Une dans son intégralité dans le journal le 23 novembre et le commentaire, qui vise l’entourage du duc de Guise et de son fils, est l’occasion pour Maurras de rappeler que :

« Nous ne connaissons que trois lois qui font autorité doctrinales absolue. C’est la qualité de catholique, la qualité de national français (loi salique) et la primogéniture. »

Cette position se vérifie encore en 1948, alors que le comte de Paris, devenu prétendant à la mort de son père en 1940, s’oriente de plus en plus vers une conception parlementaire des institutions et semble tenté par le fédéralisme européen. Maurras, dans un inédit publié par Yves Chiron en 2001 aux éditions BCM et intitulé Trois Devoirs, assure le Prince de sa fidélité inchangée tout en le rappelant à ce qu’il considère être la doctrine royale. Ce texte montre que Maurras, enfermé à Clairvaux, n’avait en rien perdu de son acuité intellectuelle ni de son habileté de dialecticien.

Ces trois devoirs ne sont pas ceux du Prince : ce serait faire un contresens absolu à la fois sur la nature du respect que Maurras a envers le prétendant au trône de France et la profondeur de sa fidélité.

En 1947, lorsque par diverses publications, le comte de Paris s’éloigne davantage encore des enseignements du maître de l’Action Française, notamment dans deux textes capitaux : Entres Français et une circulaire intitulée Constitution, il s’agit pour Maurras d’établir quels sont les devoirs des royalistes vis-à-vis d’un prince qui, à ses yeux, paraît tourner le dos non seulement à une doctrine — la sienne, ce qu’il avait déjà fait en 1937 — mais à ce qui semble pour Maurras la tradition royale elle-même. C’est ainsi que l’on doit comprendre ce que Maurras écrit en introduction de son étude :

« … si l’on fait une somme des idées contenues dans ces documents qui nous arrivent presque ensemble, on a l‘impression d’une incontestable nouveauté. »

En latin, la « nouveauté », res novae, c’est la révolution dévastatrice, le bouleversement radical. Ici, Maurras parle latin.

Son exercice dialectique est d’une extrême difficulté si l’on veut bien considérer qu’un régime dont la valeur est dans l’incarnation de son principe — le prince lui-même ! — doit demeurer crédible lors même que le prince paraît renier les principes qui le font être ce qu’il est et semble fonder une doctrine royale qui sape les fondements mêmes de ces principes. La monarchie est-elle soluble dans le Prince ? Mais alors, la légitimité n’a plus de sens. Le Prince est-il soluble dans une somme de principes intangibles et figés ? La monarchie ne s’incarne plus au gré de l’histoire, sauf-gardant l’essentiel pour que ce dernier féconde toujours le temps de la cité.

Que faire pour qu’en dépit des contradictions apparentes le roi reste cette « réalité effective », cette « personne », dont parlait le philosophe Pierre Boutang ?

Le texte de Maurras pose une question d’ordre métapolitique, c’est-à-dire dépassant la valeur même des reproches que Maurras ne fait pas au prétendant, roi en devenir, mais aux positions qu’il défend. La dialectique de Maurras tient toute dans une opposition : celle du prétendant et du roi. Alors même que le prétendant est roi en ce qu’on n’a pas à juger de ses raison — « Cela ne pourra rien changer à notre profond respect pour sa personne, son titre, sa qualité, ses droits ; tout sera intact… » — il n’est que prétendant en ce que le trône est vide, que l’action n’est donc pas conduite par lui, et qu’en conséquence une régence est à assumer : « mais notre farouche résolution de militer du bon côté de la France est également immuable. »

La « nouveauté », par rapport à une régence que l’Action française s’honorait de remplir aussi bien qu’elle le pouvait quasiment depuis sa fondation, tenait en ce qu’il ne s’agissait plus de défendre l’héritage en l’absence de l’héritier, mais contre l’héritier. Même 1937 n’avait pas eu, aux yeux de Maurras, ce trait radicalement nouveau : le Prince avait fait preuve d’indépendance, cela avait eu au moins le mérite de révéler son caractère. Un jeune prince se devait d’avoir des idées neuves, et de montrer son impatience à aboutir, quitte à se montrer injuste envers de vieux serviteurs qui avaient loyalement servi la cause depuis quarante ans ou presque. Dix ans plus tard, en 1947, il s’agissait de tout autre chose : le prétendant à la fois se rangeait parmi les chauds partisans d’un parlementarisme qu’il brocardait encore quelques années plus tôt et se faisait le chantre d’un fédéralisme européen qui signifiait la dissolution même de l’héritage !

« Les raisons du Prince n’appartiennent qu’à Lui, écrit Maurras. Son bon plaisir, au grand sens historique, qui n’est pas celui des imbéciles, suffit à notre information. Le fait est bien ce que nous disons. Le Prince juge nécessaire de renverser la vapeur. La politique de « résistance » et d’« opposition », propre à ses quatre prédécesseurs, a cessé d’être politique : il oriente son « mouvement » dans le sens même qui était naguère combattu. »

Et de conclure sans plus d’explications — puisqu’elles tiennent toutes dans la situation du prétendant du prince :

« De cette nouveauté bien constatée, découlent pour nous — royaliste — trois devoirs. »

Quels sont ces trois devoirs ?

  • Le premier est ontologique : consubstantiel au fait d’être royaliste et se dédouble en deux devoirs corrélatifs :
    • Le devoir du plus profond respect.
    • Le devoir d’une intelligence entière.
  • Le deuxième devoir est d’ordre éthique et civique :
    • Second devoir de conscience personnelle et civique : nous ne pouvons dissimuler au Prince ce que nous pensons du chemin qu’il prend.
  • Le troisième devoir est d’ordre politique ; c’est aussi, selon les propres termes de Maurras, le plus ingrat de tous Il s’agit de la défense de l’héritage non plus seulement en l’absence de l’hériter, mais contre l’héritier :
    • Du moment que le Prince dans la plénitude des pouvoirs qu’il possède, a jugé de vider sa magistrature, appelée Prétendance, d’un certain contenu d’idées qu’elle enveloppait, et d’en supprimer cette fonction de défense morale de la nation que, jusqu’ici, le Prétendant exerçait pour la protection de la terre que ses pères ont réunie, « il faut pourtant que la défense qui n’est plus tenue par lui, le soit par nos citoyens restés nationalistes. Ils y sont rigoureusement obligés. »

Le rappel, comme premier devoir des royalistes, de l’attitude fondamentale que tout royaliste doit garder et sauvegarder envers son prince est au fondement même de l’engagement : le prince n’a pas à rendre raison, devant quel superanus, quel souverain, lui qui est le souverain ?

Le deuxième, comme le troisième, naissent également de la nécessité même de la prétendance. Le Prince, souverain en dignité mais roi en puissance, ne peut pas faire qu’il ne soit présentement absent d’un trône auquel la nouveauté même de sa prétendance révèle comme il aspire. Un devoir de remontrance s’impose aux futurs sujets, ou plus exactement à ceux qui sont consciemment en attente de le devenir. Ou, comme autrefois la Pucelle rassura sur la vérité de son origine le Gentil Dauphin et du coup raffermit sa volonté de régner, de même, il est du devoir des royalistes, non pas de raffermir une volonté de régner qui précisément se fait jour, mais de la ramener sur la voie d’une tradition royale dont elle s’écarte. Pas de neutralité : après le respect et l’intelligence, la franchise civique. Le chemin que prend le Prince « ne le conduira certainement pas où il croit. Nous en avons la certitude, nous serions coupable de la déguiser. Ce chemin ne mène à rien. »

Maurras examine toutes les possibilités offertes pour expliquer le phénomène d’une telle nouveauté — ne serait-ce là « qu’une boutade de jeune homme ? Ou encore, comme tant de Dauphins, comme Louis XI à Charles VII », le fils aîné de Louis-Philippe « ne faisait-il de l’opposition à monsieur son père », mais plus sûrement le comte de Paris ne fait-il pas de l’opposition à la tradition royale « que pour mieux se tenir, une fois sur le trône, à la ligne des rassembleurs de la terre et de la patrie ? »

Le troisième devoir, « le plus ingrat de tous », tient à la politique européenne du Prince. On sait que celui-ci est rapidement revenu de ses rêves européistes : il s’opposa au projet de Communauté Européenne de Défense (CED) dès 1952 et il appela à voter contre le traité de Maëstricht, avant de refuser la perspective de l’euro et d’en appeler, effectivement, à une Europe des nations.

La leçon la plus lointaine intervient aussitôt : une telle nouveauté ne peut qu’apparaître comme telle puisque « de Hugues Capet à Louis-Philippe, les rois des Français (c’était leur nom officiel au Xe siècle) n’ont jamais tendu qu’à être les fédérateurs des peuples des Gaules ». À cette simple phrase, on ne peut qu’admirer tout l’art dialectique de Maurras — l’empirisme organisateur en action, si l’on peut dire – qui fait mouche deux fois : le comte de Paris renvoyé dans le titre même de son aïeul « roi des Français », au « rex francorum » des premiers capétiens, ce qui relativise la « nouveauté » alors apparue comme telle du roi bourgeois : pas si nouveau que cela donc — au sens de la nouveauté révolutionnaire — que ce Louis-Philippe qui ne fit que reprendre le premier nom des Capétiens et, on l’a vu, poursuivit leur politique millénaire contre ses partisans même. Le comte de Paris ne saurait donc se réclamer de ses ancêtres Orléans pour prétendre légitimer une « nouveauté », quant à elle, bien réelle. Deuxième argument : nos rois étaient bien fédéralistes, comme le comte de Paris, mais des peuples des Gaules et non d’une Europe idéologique que peu après Maurras décrira dans Votre Bel Aujourd’hui comme une construction artificielle destinée à faire le jeu des ambitions jumelles de l’Allemagne et des États-Unis, sans apporter pour autant la paix au continent.

« Respect plein d’effroi » mais « respect total », le prince, répète inlassablement Maurras, « est le maître de sa politique personnelle » et « nulle opposition royaliste ne peut lui être faite » : Maurras ne sera plus royaliste que le roi, un de ces ultras de 1815 qui ont nui à la monarchie au XIXe siècle, aberration politique.

Mais, poursuit-il, « il y a la France ». Devra-t-elle devenir orpheline de son prétendant, après l’avoir été de ses rois ? Ce serait lourdement se tromper si l’on pouvait penser que celui qui a passé sa vie à enseigner que le désespoir en politique est une sottise absolue se range à quelque déréliction empruntée de Chateaubriand. Pour Maurras, la victoire se fera alors sans le prétendant, mais seul le prétendant, naturellement, le couronnera :

« On aura pu vaincre sans vous, on ne pourra tenir ni durer sans vous. La Paix est au-dedans comme au-dehors, ma chose du Roi. »

Axel Tisserand
Professeur agrégé de lettres classiques,

Docteur de l’École pratique des hautes études en sciences religieuses


Publication originale : Axel Tisserand, « Maurras, L’Action Française et les Princes », dans Collectif, Actes de la XXe session du Centre d’Études Historiques (11 au 14 juillet 2013) : Les Bourbons et le XXe siècle, CEH, Neuves-Maisons, 2014, p. 251-268.

Consulter les autres articles de l’ouvrage :

► Préface, par Monseigneur le Duc d’Anjou (p. 5-6).

► Avant-propos, par Jean-Christian Pinot (p. 7-8).

► « Naples et Rome, obstacles à l’unité politique de l’Italie », par Yves-Marie Bercé (p. 13-26).

► « Le roi Juan Carlos et les Bourbons d’Espagne », par Jordi Cana (p. 27-35).

► « Deux décennies de commémorations capétiennes : 1987, 1989, 1993, 2004, etc. », par Jacques Charles-Gaffiot (p. 37-49).

► « L’abrogation de la loi d’exil dans les débats parlementaires en 1950 », par Laurent Chéron (p. 51-67)

► « De Gaulle et les Capétiens », par Paul-Marie Coûteaux (p. 69-97) :

► « De Chateaubriand à Cattaui : Bourbons oubliés, Bourbons retrouvés », par Daniel de Montplaisir (p. 99-108).

►  « Les relations Église-État en Espagne de 1814 à nos jours », par Guillaume de Thieulloy (p. 109-124) :

► « Autour du livre Zita, portrait intime d’une impératrice », par l’abbé Cyrille Debris (p. 125-136) :

► « La mission Sixte : la tentative de paix de l’Empereur Charles Ier », par le Pr. Tamara Griesser-Pecar (p. 137-157) :

► « Les stratégies matrimoniales », par le Pr. Philippe Lavaux (p. 159-170) :

► « Les Bourbons dans les Carnets du cardinal Baudrillart », par le père Augustin Pic (p. 171-188).

► « Un Roi pour le XXIe siècle », par Philippe Pichot-Bravard (p. 189-196).

► « Le Prince Sixte : la nationalité des descendants de Philippe V et la succession de France », par Jean-Christian Pinot (p. 197-206).

► « Les entrevues de 1931 entre Jacques Ier et Alphonse XIII ainsi que tout ce qui s’en suivit », par le baron Hervé Pinoteau (p. 207-218).

► « Le carlisme : fin et suite », par le Dr Jean-Yves Pons (p. 219-230).

 « Le Prince Xavier de Bourbon-Parme, du premier conflit mondial à Dachau, de la France à l’Espagne », par le Dr Jean-Yves Pons (p. 231-238).

 « Les Bourbons à Versailles au XXe siècle », par Vivien Richard (p. 239-250).

 « Maurras, L’Action Française et les Princes », par Axel Tisserand (p. 251-268) :

https://www.vexilla-galliae.fr/civilisation/histoire/ceh-maurras-laction-francaise-et-les-princes-par-axel-tisserand-partie-2-les-trois-devoirs-des-royalistes/

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