lundi 8 mars 2021

Guerre de Crimée, première guerre moderne

  

[ci-contre : artillerie russe durant la Guerre de Crimée (actuelle Ukraine). Ce conflit oublié fut véritablement le premier de l’ère industrielle, avec la projection à des milliers de kilomètres de dizaines de milliers de soldats et l'utilisation d’armes nouvelles (cuirassé, obus explosif)]

L’historien britannique Orlando Figes vient de dresser un bilan étonnant de la Guerre de Crimée

La seconde moitié du XIXe siècle a été essentiellement ébranlée par trois faisceaux de faits guerriers qui, selon les historiens militaires, ont marqué de manière déterminante l’évolution ultérieure des guerres : il s’agit de la Guerre de Crimée (1853-1856), de la Guerre civile américaine (1861-1865) et les guerres prussiennes / allemandes (Guerre contre le Danemark en 1864, Guerre inter-allemande de 1866 et Guerre franco-allemande de 1870/71).

Pour l’historien anglais Orlando Figes, la Guerre de Crimée, que l’on avait quasiment oubliée, n’est pas un de ces innombrables conflits qui ont marqué le XIXe siècle mais au contraire son conflit central, dont les conséquences se font sentir aujourd’hui encore. Elle a coûté la vie à près d’un million d’êtres humains, a modifié l’ordre politique du monde et a continué à déterminer les conflictualités du XXe siècle. De nouvelles impulsions d’ordre technique ont animé le déroulement de ce conflit et par là même révolutionné les affrontements militaires futurs de manière fondamentale. Les conséquences techniques de ces innovations se sont révélées très nettement lors de la guerre civile américaine, survenue quelques années plus tard à peine. Déjà, cette Guerre dite de Sécession annonçait les grandes guerres entre peuples du siècle prochain.

O. Figes a récemment consacré un livre à ce chapitre négligé de l’histoire européenne, où la Russie a dû affronter une alliance entre la Turquie, la France et l’Angleterre (O. Figes, Crimea, Penguin, Harmondsworth, 2ème ed., 2011). Il nous rappelle fort opportunément que cette guerre a bel et bien constitué le seuil de nos temps présents et un conflit annonçant les grandes conflagrations du XXe siècle. L’enjeu de ce conflit est bien sûr d’ordre géopolitique [contrôle de la mer Noire] mais ses prémisses recèlent également des motivations religieuses de premier plan. Cette guerre a commencé en 1853 par de brèves escarmouches entre troupes turques et russes sur le Danube et en Mer Noire. Elle a pris de l’ampleur au printemps de 1854 quand des armées françaises et anglaises sont venues soutenir les Turcs. Dès ce moment, le conflit, d’abord régional et marginal, dégénère en une guerre entre grandes puissances européennes, qui aura de lourdes conséquences.

Généralement, quand on parle de la Guerre de Crimée, on ne soupçonne plus trop la dimension mondiale qu’elle a revêtu ni l’importance cruciale qu’elle a eu pour l’Europe, la Russie et pour toute cette partie du monde, où, aujourd’hui, nous retrouvons toutes les turbulences contemporaines, dues, pour une bonne part, à la dissolution de l’Empire ottoman : des Balkans à Jérusalem et de Constantinople au Caucase. À l’époque le Tsar russe se sentait appelé à défendre tous les chrétiens orthodoxes se rendant sur les sites de pélèrinage en Terre Sainte ; pour lui, la Russie devait se poser comme responsable de leur sécurité, option qui va donner au conflit toute sa dimension religieuse.

Au-delà de la protection à accorder aux pèlerins, le Tsar estimait qu’il était de son devoir sacré de libérer tous les Slaves des Balkans du joug ottoman / musulman. En toute bonne logique britannique, O. Figes pose, pour cette raison, le Tsar Nicolas Ier comme « le principal responsable du déclenchement de cette guerre ». Il aurait été « poussé par une fierté et une arrogance exagérées » et aurait conduit son peuple dans une guerre désastreuse, car il n’avait pas analysé correctement la situation. « En première instance, Nicolas Ier pensait mener une guerre de religion, une croisade découlant de la mission russe de défendre les chrétiens de l’Empire ottoman ». Finalement, ce ne sont pas tant des Russes qui ont affronté des Anglais, des Français et des Turcs mais des Chrétiens orthodoxes qui ont affronté des catholiques français, des protestants anglais et des musulmans turcs.

O. Figes a réussi, dans son livre, à exhumer les souvenirs confus de cette guerre en retrouvant des témoignages de l’époque. Certains épisodes de cette guerre, bien connus, comme le désastre de la “charge de la brigade légère” ou le dévouement de l’infirmière anglaise Florence Nightingale ou encore les souvenirs du jeune Léon Tolstoï, présent au siège de Sébastopol, sont restitués dans leur contexte et arrachés aux brumes de la nostalgie et de l’héoïsme fabriqué. Son récit sent le vécu et restitue les événements d’alors dans le cadre de notre réalité contemporaine.

Sous bon nombre d’aspects, la Guerre de Crimée a été une guerre conventionnelle de son époque, avec utilisation de canons, de mousquets, avec ses batailles rangées suivant des critères fort stricts de disposition des troupes. Mais, par ailleurs, cette Guerre de Crimée peut être considérée comme la première guerre totale, menée selon des critères industriels. Il faut aussi rappeller qu’on y a utilisé pour la première fois des navires de guerre mus par la vapeur et que c’est le premier conflit qui a connu la mobilisation logistique du chemin de fer. D’autres moyens modernes ont été utilisés, qui, plus tard, marqueront les conflits du XXe siècle : le télégraphe [permettant la mise en place d'un service météorologique], les infirmières militaires et les correspondants de guerre qui fourniront textes et images.

Les batailles fort sanglantes de la Guerre de Crimée ont eu pour corollaire une véritable mutation des mentalités dans le traitement des blessés. La décision de la première convention de Genève de 1864, prévoyant de soigner les blessés sur le champ de bataille, de les protéger et de les aider, est une conséquence directe des expériences vécues lors de la Guerre de Crimée. La procédure du triage des blessés, où les médecins présents sur place répartissent ceux-ci en différentes catégories, d’après la gravité de leur cas et la priorité des soins à apporter selon la situation, a été mise au point à la suite des expériences faites lors de la Guerre de Crimée par le médecin russe Nikolaï Ivanovitch Pirogov. L’infirmière britannique Florence Nightingale œuvra pour que le traitement des blessés, qui laissait à désirer dans l’armée anglaise, soit dorénavant organisé de manière rigoureuse. Figes rend hommage à cette icône de l’ère victorienne en rappelant que ses capacités se sont surtout révélées pertinentes dans l’organisation des services sanitaires.

Des 750.000 soldats qui périrent lors de la Guerre de Crimée, deux tiers étaient russes. Les civils qui moururent de faim, de maladies ou à la suite de massacres ou d’épurations ethniques n’ont jamais été comptés. On estime leur nombre entre 300.000 et un demi million. Figes évoque également la « Nightingale russe », Dacha Mikhaïlova Sevastopolskaïa. Dacha, comme l’appelaient les soldats, avait vendu tous ses biens tout au début de la guerre pour acheter un attelage et des vivres : elle rejoignit les troupes russes et construisit le premier dispensaire pour blessés de l’histoire militaire russe. Sans se ménager, elle soigna les blessés pendant le siège de Sébastopol. À la fin de la guerre, elle fut la seule femme de la classe ouvrière à recevoir la plus haute décoration du mérite militaire.

Le principal but de la guerre, pour les Français et les Anglais, était de vaincre totalement la Russie. C’est pourquoi le siège de Sébastopol, havre de la flotte russe de la Mer Noire, constitua l’opération la plus importante du conflit. Le 8 septembre 1855, le port pontique tombe. Et Léon Tolstoï écrit : « J’ai pleuré quand j’ai vu la ville en flammes et les drapeaux français hissés sur nos bastions ». Tolstoï était officier combattant et rédigea, après les hostilités, ses Souvenirs de Sébastopol (ou Récits de Sebastopol, 1855-56). Un officier français, quant à lui, note dans son journal : « Nous ne vîmes riens des effets de notre artillerie, alors que la ville fut littéralement broyée ; il n’y avait plus aucune maison épargnée par nos tirs, plus aucun toit et tous les murs furent détruits ».

Lors des négociations de paix, la Russie n’a pas dû céder grand chose de son territoire mais elle a été profondément humiliée et meurtrie par les clauses du traité. En politique intérieure, l’humiliation eu pour effet les premières réformes qui impliquèrent une modernisation de l’armée et la suppression du servage. Sur le plan historique, il a fallu attendre 1945 pour que la Russie retrouve une position de grande puissance pleine et entière en Europe. Tolstoï l’avait prédit : « Pendant fort longtemps, cette épopée-catastrophe de Sébastopol, dont le héros fut le peuple russe, laissera des traces profondes dans notre pays ». O. Figes a réussi à réveiller chez ses lecteurs les souvenirs et les mythes de ce conflit oublié.

► Dirk Wolff-Simon, Junge Freiheit n°49/2011. (tr. fr. RS)

• Version allemande du livre d’O. Figes : Krimkrieg. Der letzte Kreuzzug, Berlin Verlag, 2011, 747 p. En français, on lira avec autant de profit le livre tout aussi exhaustif d’Alain Gouttmann, La Guerre de Crimée 1853-1856 : La première guerre moderne, Perrin, 2003, avec cartes en fin d'ouvrage. L'A. évoque l’émergence d’un “nouvel ordre international”, suite à cette Guerre de Crimée. Enfin, concernant le rôle d'autres puissances : Preussen im Krimkrieg, K. Borries, 1930 ; Der Krimkrieg und die österreichische Politik, Heinrich Friedjung, 1907.

http://www.archiveseroe.eu/histoire-c18369981/55

Aucun commentaire: