vendredi 28 février 2020

L'Irlande que l'on aime Notre plus ancienne mémoire y vivait

Merci a Guyonvarc'h
Les touristes qui se pressent en Irlande pour écouter de la musique dans les pubs ignorent le plus souvent le rôle qu'a joué la verte Erin dans la redécouverte de notre plus ancienne mémoire. Or sans les trésors contenus dans ses bibliothèques, nos ancêtres les Gaulois resteraient de grands inconnus.
En 1946, à peine sorti des geôles de la libération, il ne faisait pas bon d'avoir parlé breton ou joué du biniou quand les Allemands étaient là. Christian Guyonvarc'h, étudiant en langues, n'en décide pas moins de se consacrer à l'étude des Celtes et de leur civilisation, faisant ainsi un élégant pied de nez aux épurateurs de l'Université. Or, la tâche du celtisant n'était pas aisée. Si les archéologues avaient trouvé de très nombreux objets de la vie quotidienne des Celtes, nous ne connaissions pratiquement rien de ce pensaient les habitants de notre pays avant la romanisation.
Les Celtes en général, et les Gaulois en ce qui nous concerne, attachés au rôle de la parole dans la transmission de la connaissance, avaient réservé l'écriture aux fonctions les moins nobles. On trouve des inscriptions par centaines sur des tessons de poterie, des dédicaces sur céramique ou encore des marques de fabrique sur des culs d'amphore, mais rien qui puisse nous éclairer vraiment sur les croyances religieuses de nos ancêtres, leur philosophie ou leur droit. Or, faute de documents écrits hérités des peuples celtiques, comment tenter de reconstituer leur univers mental ?
La société celtique préservée des romains
C'est ici que l'Irlande entre en scène. Jamais occupée par les Romains, cette île de l'extrême Occident a conservé une société celtique intacte jusqu'au début du processus de christianisation, au Ve siècle, et a préservé ensuite sa culture propre durant au moins six siècles. Ce changement de religion ne s'est pas fait à sens unique. L’Église irlandaise a développé des caractéristiques particulières, influencées par la civilisation celtique, que Rome aura bien du mal à éradiquer.
Durant cette période, le monachisme s'est beaucoup développé et les moines ont adopté la pratique que leurs ancêtres avaient négligée : l’écriture. Dans les scriptoria des monastères, des générations de scribes ont copié en latin et enluminé les textes sacrés de la nouvelle religion. Les moines ont aussi couché par écrit, en gaélique, une bonne part des grands récits irlandais, souvent en n'y appliquant qu'un sommaire vernis de christianisation, facile à repérer et… à effacer.
C'est grâce à ces textes que Christian Guyonvarc'h va complètement bouleverser nos connaissances sur la civilisation celtique et renouveler notre vision de la Gaule ancienne. Avec l'aide de Françoise Le Roux, son épouse, il va étudier le corpus des textes irlandais, apprenant pour ce faire le gaélique ancien et le gallois. À partir de 1948, ses travaux vont être publiés dans les colonnes de la revue Ogam qui devient, en quelques années, une référence pour les celtisants du monde entier, à la notable exception de la France.
Les druides ne faisaient pas que couper du gui !
Non seulement le couple décrypte la complexe cosmogonie celtique, mais il s'attache à expliquer le fonctionnement de la société, notamment en étudiant la nature et la fonction des druides, le rôle de la magie, ou encore celui des sacrifices. Sa méthode de travail est simple en apparence. Les époux Guyonvarc'h ont mis en fiches des centaines de textes irlandais, en classant les sujets traités par grands thèmes. En regroupant l'ensemble des occurrences, par exemple celles consacrées aux druides, ils ont été en mesure de reconstruire les différentes fonctions du druide dans la société irlandaise et, ce faisant, d'extrapoler sur la figure, plus archaïque, du druide en Gaule.
Cette vision traditionnelle et trifonctionnelle de la société celtique et son amitié durable avec Georges Dumézil ont contribué à marginaliser Guyonvarc'h dans une université française hostile aux études touchant de près ou de loin la civilisation indo-européenne, la science « boche » par excellence. En outre, il se heurte au puissant syndicat des archéologues qui n'admet pas que l'on puisse compléter l'archéologie de terrain par l'étude des textes. Mais ses détracteurs ne peuvent rien contre le sérieux de ses travaux et le succès de ses livres témoignera de l'intérêt que porte le public en France et en Europe à la culture irlandaise ancienne.
Grâce au travail de Christian Guyonvarc'h et de Françoise Le Roux, nous savons que les Celtes n'étaient pas seulement des habiles artisans, les agriculteurs performants et les orfèvres délicats que nous décrivent les archéologues.
Ces hommes avaient aussi une âme éprise d'absolu et un esprit rigoureux, capable d'imaginer des principes juridiques où les conflits se réglaient principalement par la loi ou l'arbitrage. Et où les druides, loin de se cantonner à couper le gui pour la potion magique, occupaient à la fois les places de juges, de prêtres et de philosophes. Merci l'Irlande !

Tomas Moberg Le Choc du Mois Juillet 2008

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