dimanche 24 juin 2018

150ème anniversaire • Gérard Leclerc : un entretien sur Charles Maurras


Propos recueillis par Olivier François (Mercredi 25 avril 2018). On n'est pas forcément d'accord sur tout. Mais l'on peut débattre ...
L’œuvre de Charles Maurras suscite de nouveau la curiosité, parmi une jeune génération d’intellectuels - notamment conservateurs. Des éditeurs importants tels Flammarion ou Armand Colin ont récemment publié des études consacrées à l’auteur de L’Avenir de l’intelligence, on citera celles de Stéphane Giocanti ou d’Olivier Dard. La collection Bouquins édite un choix de textes de Maurras.
Entretien avec Gérard Leclerc qui, lui-même, prépare un recueil de certaines de ses études sur Maurras...
Comment expliquez-vous ce regain d’intérêt pour la pensée de Charles Maurras ?
Gérard Leclerc : Cela s’explique si l’on a conscience du phénomène intellectuel et politique considérable qu’a constitué la pensée de Charles Maurras et son influence dans la première partie du XXe siècle. Même si cette pensée a subi, comme c’est la règle, son moment de purgatoire, il était inévitable qu’elle revienne dans l’actualité, ne serait-ce que pour comprendre l’emprise qu’elle a pu avoir sur les générations précédentes. Il n’y a pas seulement les intellectuels qui ont participé directement au mouvement et au journal de l’Action française, tels Jacques Bainville, Léon Daudet ou, à leur manière, Georges Bernanos et Jacques Maritain. Il y a tous les autres, qu’ils s’appellent Marcel Proust (abonné à L’Action Française, dont il disait que la lecture constituait une cure d’altitude mentale), André Gide, André Malraux (auteur d’une belle préface à un petit ouvrage de Maurras), Jean Paulhan, directeur de la NRF, pour qui le directeur de l’Action française était le seul adversaire sérieux de Marx. On pourrait encore parler de François Mauriac, qui fut d’autant plus un adversaire qu’il était un lecteur passionné de Maurras et Bainville. Et enfin de Walter Benjamin, l’adversaire absolu qui ne pouvait se passer de la lecture du quotidien de Maurras dont il appréciait la haute tenue intellectuelle.
Il faut avoir ces données à l’esprit pour prendre la mesure de l’importance historique du phénomène qui s’est d’ailleurs prolongé après-guerre, avec des héritiers de premier plan comme Pierre Boutang et Pierre Debray.
Maurras continue de provoquer des polé­miques. Son inscription au livre des commémorations a entraîné pétitions et contre-pétitions. Croyez-vous qu’il sera un jour possible d’étudier cette pensée paisiblement ?
La démission de 10 membres sur 12 du comité des commémorations nationales, suite à la décision de la ministre de la Culture de retirer Charles Maurras de la liste des anniversaires de 2018, est un signe très important. Des historiens classés à gauche comme Jean-Noël Jeanneney et Pascal Ory n’ont pas supporté ce qu’ils considèrent comme une faute eu égard à l’importance de l’intéressé dans l’histoire récente de la France. Il est vrai qu’une cabale s’était constituée pour dénoncer l’antisémitisme de Maurras et son soutien au maréchal Pétain. Pierre Nora a fait remarquer qu’on ne pouvait réduire Maurras à son antisémitisme et qu’il convenait d’apprécier exactement les motifs de son engagement pendant l’Occupation.
Cela ne signifie pas que l’antisémitisme maurrassien soit une question mineure, mais il s’agit de l’étudier dans son contexte précis. Il s’agit d’une attitude politique liée à l’affaire Dreyfus et à la constitution de deux camps ennemis, l’un défendant l’innocence du capitaine, l’autre dénonçant une entreprise antimilitariste, au moment où le pays était gravement menacé. Maurras n’a jamais voulu démordre de cette hostilité à l’égard de ce qu’il appelait «  le syndicat dreyfusard  ».
Et son hostilité a rebondi au moment du Front populaire en 1936, avec Léon Blum. Le directeur de l’Action française ne s’est pas aperçu des conséquences dramatiques de cette hostilité prolongée dans le cadre de l’occupation nazie. Cela ne signifie nullement qu’il ait pactisé le moins du monde avec Hitler, dont il fut le premier adversaire conséquent et dénonça toujours le racisme. Un racisme qu’il considérait par ailleurs comme son plus vieil adversaire intellectuel et qu’il avait combattu en dénonçant aussi bien Gobineau que Vacher de la Pouge. Sur ce sujet on doit se reporter aux travaux de Pierre-André Taguieff.
Je me suis moi-même intéressé à l’évolution de la pensée de Maurras à propos de l’Ancien Testament. Parti d’une position très hostile à l’inspiration biblique, il l’avait par la suite totalement récusée, en réhabilitant notamment l’esprit prophétique distingué des faux prophètes modernes. On doit signaler également la mutation radicale établie par son disciple Pierre Boutang, qui non content de récuser tout antisémitisme politique considère qu’il y a une primauté de la pensée juive (dont Martin Buber est un représentant majeur) et que l’existence d’Israël constitue peut-être le fait essentiel du XXe siècle.
Le jeune Maurras se proclamait à la fois antichrétien et ultra-catholique, profession de foi paradoxale qui peut laisser penser que sa défense de l’Église était politique et instrumentale. Quel regard le catholique engagé que vous êtes porte sur le drame spirituel de Charles Maurras ?
Certains ont voulu faire de Maurras un athée. Je ne connais pourtant aucun texte de lui se réclamant de l’athéisme. En revanche, il est agnostique, mais un agnostique d’une espèce particulière, comme Malraux. Maurras ne professe pas qu’il est impossible de reconnaître l’existence de Dieu. Il marque son incertitude personnelle, qui ne lui a pas permis de conclure. Et il ne s’en fait pas gloire !
Par ailleurs, c’est quand même vraiment un drôle d’agnostique. Il semble bien qu’il ait gardé sur son cœur, durant toute sa vie, le scapulaire de la Vierge Marie dont il parlait dans un conte célèbre du Chemin de Paradis. Dans son magnifique poème testament intitulé La prière de la fin, lorsqu’il veut définir l’essence même de son patriotisme, il se réfère à «  la France de mesdames Marie, Jeanne d’Arc, Thérèse et monsieur saint Michel  ». On est loin d’Auguste Comte et du positivisme. Et on se rend compte de l’erreur profonde des démocrates chrétiens qui ont toujours défendu la thèse selon laquelle il ne défendait qu’un christianisme formel.
Maurras est mort en 1952 et ce 20 avril 2018 est le cent cinquantième anniversaire de sa naissance. Maurras a été très engagé dans les débats politiques de son époque. Quelle est la part intemporelle de sa pensée ?
Maurras peut nous apprendre à penser les institutions, le rapport de l’État et de la société dans des termes qui tranchent avec les principes politiques modernes. Il s’oppose au contractualisme de la démocratie libérale et à la philosophie de Hobbes qui considère que l’État est fondateur de la société. Maurras est en ce sens aussi opposé au libéralisme politique qu’à l’étatisme exacerbé des régimes totalitaires. C’est un penseur de la sociabilité, et il me semble, à ce titre, toujours actuel.  
France Catholique
Charles Maurras, L’Avenir de l’intelligence et autres textes, sous la direction de Martin Motte, préface de Jean-Christophe Buisson, Coll. Bouquins, 1 280 pages, 32 e.
Jacques Paugam, L’âge d’or du maurrassisme, éd. Pierre-Guillaume de Roux, 296 pages, 25 e.
Stéphane Giocanti, Charles Maurras : Le chaos et l’ordre, Flammarion, 575 pages, 28,40 e.
Olivier Dard, Charles MaurrasArmand Colin, 352 pages, 25 e.
Gérard Leclerc, Un autre Maurras et autres textes, à paraître aux éd. France-Empire.

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