mardi 30 juin 2015

Le complot bolchevique et l’a(r)gent allemand

En 1917, deux révolutions éclatent en Russie : celle de février abat la monarchie ; celle d’octobre porte Lénine au pouvoir. Cette accélération de l’histoire en a surpris plus d’un. L’empire des Romanov s’est effondré sur lui-même, mais certains voient dans la révolution d’Octobre le résultat d’une cabale ourdie par des forces occultes aspirant à la mort de la Russie d’ancien régime.
Ce prétendu complot se donne pour nom (impénétrable) « bolchevisme », pour corpus idéologique les thèses de Karl Marx, philosophe apatride d’origine juive allemande, et pour chef Vladimir Ilitch Oulianov, qui se dissimule sous le pseudonyme de Lénine. A la différence de tant d’autres révolutionnaires, les bolcheviques sont parvenus à leur objectif rapidement : ils s’emparent du pouvoir un peu plus de vingt ans après la formation de leur parti. Un tel exploit politique n’a pu que susciter à l’époque la hargneuse incompréhension des défaits, et éveiller chez eux le fantasme du complot. Ils dénoncent en Lénine un agent allemand missionné par le Reich pour démobiliser les soldats russes et briser la résistance à l’Est.
Cette accusation se répand d’autant plus facilement qu’en ces temps de guerre et de nationalisme outrancier, l’espionnite fait rage. La France condamne Mata Hari, danseuse exotique du renseignement allemand, qui sera exécutée, ou Joseph Caillaux, radical coupable de militer pour une paix sans annexion ni réparations, et finalement épargné. En Russie, le colonel Miassoiédov, pourtant innocent, est exécuté en 1915 pour intelligence avec l’ennemi ; et la tsarine, d’origine allemande, porte le poids d’un soupçon généralisé. Dans ce contexte d’emballement des rumeurs et de manipulation des informations, Lénine se voit accuser d’avoir agi au service du Kaiser, au prétexte que son retour au pays, en avril 1917, aurait été facilité par une armée allemande soucieuse de déstabiliser la Russie, alliée de la France et du Royaume-Uni.
Tout commence le 18 juillet 1917, au moment où se déclenche la chasse aux bolcheviques, organisateurs deux jours auparavant d’une grande manifestation contre la guerre à Petrograd. Dans le journal des ultramonarchistes antisémites Jivoïé Slovo, l’ancien député Aleksinski accuse Lénine d’intelligence avec l’ennemi en se fondant sur le témoignage de l’espion militaire Ermolenko. Ces révélations tombent à point alors que la grande offensive contre l’ennemi allemand lancée le 1er juillet par Alexandre Kerenskia tourné à la catastrophe. Si Ermolenko assure que les instructions et l’argent des bolcheviques affluent d’Allemagne, il ne précise pas — et pour cause — quelles sommes aurait perçues Lénine, ni avec quelle régularité. En aurait-il personnellement usé, comme tant d’espions vivant entre danger et luxe ? Son train de vie modeste plaiderait plutôt pour le financement du parti et de son organe de propagande (la Pravda). Dernier soupçon : comment les bolcheviques ont-ils acquis des armes, si ce n’est grâce à l’aide des Allemands ? En réalité, certains militants ont rapporté leur arme du front, et la Garde rouge ouvrière a profité des pillages des arsenaux lors des émeutes populaires de l’année 1917. Difficile donc de trouver à quoi aurait servi l’argent allemand, manne modeste si elle a même existé.
A l’étranger, notamment chez les alliés français et britanniques,c’est l’épisode du « wagon plombé » qui a été retenu à charge contre Lénine. Le dirigeant bolchevique, réfugié en Suisse, a accepté le 9 avril 1917 la proposition allemande de traverser le Reich en train afin de se rendre en Russie. Il exige que le wagon bénéficie du statut d’extraterritorialité, fasse le trajet sans arrêt, et que l’on procède à un échange de prisonniers de guerre russes et austro-allemands. Cet accord couronne les efforts des diplomates allemands et du mystérieux Alexandre Parvus (de son vrai nom Izrael Helfland). Très bien introduit dans le milieu révolutionnaire, il s’est imposé comme l’intermédiaire obligé entre divers services du Reich et cercles clandestins russes. Son plan proposant en 1915 à l’état-major allemand la déstabilisation de la Russie par une grève générale, en misant sur le Parti bolchevique, indique que Parvus a saisi avant tout le monde l’aura de Lénine, mais ne signifie aucunement qu’il a été responsable de la victoire des bolcheviques.
Parvus y a seulement contribué en œuvrant dans la coulisse pour organiser le trajet de trente-trois révolutionnaires, profitant de l’amnistie générale accordée par le gouvernement provisoire le 21 mars 1917. La publicité faite autour de ce voyage correspond à l’intérêt du Reich : faire passer cette manœuvre contrevenant aux lois de la guerre pour une action humanitaire (un échange de prisonniers). Et elle permet à Lénine d’afficher sa rupture avec les socialistes allemands acquis à l’union sacrée. Mais le « bolchevisme des tranchées » — formule de l’état-major du parti recouvrant des phénomènes épars de désertions, refus d’attaquer, violences contre les officiers — manifestait une contestation de la guerre qui n’avait besoin ni d’un Lénine, encore méconnu, ni d’agents allemands pour se répandre et s’exprimer.
Cette affaire ne s’est pas achevée en 1917, et la thèse du complot continue de resurgir. En 1998, Jean-Charles Deniau produisait dans un documentaire pour TF1 des documents russes et allemands accablant Lénine. En décembre 2007, le Spiegel republiait le plan de Parvus, y voyant une preuve inédite de la félonie bolchevique. Les archives des chancelleries, assez mal informées sur l’état des forces politiques en Russie et prêtes à payer pour tout renseignement tout en s’en méfiant, regorgent de tels kompromaty : de vrais-faux documents, exhumés de temps à autre dans un objectif clairement marchand, relancent à bon compte les accusations contre Lénine et dédouanent au passage ses nombreux adversaires de leurs multiples erreurs stratégiques. De telles révélations ne résistent guère à la critique historique, mais l’anticommunisme primaire brûle encore d’un feu vivace, surtout là où le Parti communiste a été puissant après la seconde guerre mondiale. Le pouvoir monarchique tricentenaire, puis une démocratie incapable de mettre un terme à un conflit meurtrier, avaient épuisé leur potentiel de séduction auprès du peuple ; mais sans doute est-il encore aujourd’hui plus commode d’en appeler à l’antique mythe du complot que de l’admettre. La lutte des classes exacerbée par la guerre a rendu réalisable la prise du pouvoir par la frange la plus marginale des sociaux-démocrates ; après Octobre, il leur restait à conquérir un pays et à révolutionner une société.
Alexandre Sumpf
Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Strasbourg. Auteur de La Grande Guerre oubliée. Russie, 1914-1918, Perrin, Paris, 2014.
source :  Le Monde diplomatique 

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