lundi 25 mai 2015

Le dieu cornu des Indo-Européens

De toutes les figures divines du panthéon proto-indo-européen, celle du dieu « cornu » est la plus complexe et la moins analysée. Elle est pourtant essentielle, même si son importance n’est pas comparable à celle du dieu de l’orage, dont il est souvent le compagnon de lutte mais parfois aussi l’adversaire. On le retrouve chez presque tous les peuples indo-européens, à l’exception notable des Germains même si, on le verra, il est possible d’y retrouver sa trace. Son nom originel était sans doute *Pauson, « celui qui guide ». Représenté avec deux cornes, il fut alors surnommé chez certains peuples le dieu « cornu ».
Chez les Grecs, l’équivalent en toutes choses de *Pauson était le dieu Pan. Son nom, qui ne signifiait pas « tout », comme une étymologie populaire le proposait, dérive directement de son ancêtre indo-européen. Pan est justement représenté cornu avec des pieds de bouc. Il était le dieu des troupeaux, qu’il protégeait contre les loups. C’est là un de ses rôles les plus anciens. On le dit natif d’Arcadie, une région de collines où il était très sollicité par les bergers du Péloponnèse. Son nom a également donné celui de « panique », car on dotait Pan de la capacité d’effrayer les ennemis.
Pan n’était pas le fils de n’importe quel dieu. Il était celui d’Hermès avec lequel il se confond. Comme souvent chez les Grecs, un même dieu indo-européen pouvait prendre plusieurs formes. On confondait ainsi Eôs et Aphrodite ou encore Hélios et Apollon. Le premier portait le nom originel, le second celui d’une épiclèse devenue indépendante. Pan et Hermès étaient dans le même cas de figure. Hermès disposait de la plupart des rôles auparavant dévolus à celui dont les Grecs feront paradoxalement le fils. Il était le dieu des chemins et lui aussi conducteur des troupeaux. On raconte que dans ses premières années il déroba le troupeau dont Apollon avait la garde. C’était le dieu des voleurs et le dieu qui protégeait en même temps contre le vol. Il était aussi le gardien des frontières, d’où sa représentation sous forme d’une borne, tout comme le dieu latin Terminus. Il était également le dieu du commerce et de l’échange, le protecteur des marchands. Enfin, Hermès était un dieu psychopompe, conduisant les âmes des morts aux Champs Elyséens ou dans le sombre royaume d’Hadès. 
En Inde, l’homologue de Pan était le dieu Pusan. A la différence de Pan, Pusan avait conservé l’intégralité de ses prérogatives. Il était dieu psychopompe, emmenant les âmes chez Yama. Il protégeait les voyageurs contre les brigands et les animaux sauvages. Ce dieu offrait à ceux qu’il appréciait sa protection et la richesse symbolisée par la possession de troupeaux. Son chariot était conduit par des boucs, là encore un animal associé au Pan grec. 
Le dieu latin Faunus, qui fut associé par la suite non sans raison avec Pan, se limitait à protéger les troupeaux contre les loups, d’où son surnom de Lupercus (sans doute « tueur de loup »), alors que Mars était au contraire le protecteur de ces prédateurs. Son rôle était donc mineur. Le dieu des chemins était Terminus et le dieu du commerce, lorsque les Romains s’y adonnèrent, fut Mercure, un néologisme à base de la racine *merk-. Faunus était également le dieu des animaux sauvages auprès de Silvanus, dieu des forêts.
Enfin, le dieu lituanien Pus(k)aitis était le dieu protecteur du pays et le roi des créatures souterraines, avatar déchu d’une grande divinité indo-européenne mais qui avait conservé son rôle de gardien des routes et donc des frontières.
Les autres peuples indo-européens, tout en conservant la fonction de ce dieu, oublièrent en revanche son nom. Les Celtes ne le désignèrent plus que par le nom de Cernunnos, le dieu « cornu ». En tant que tel, il était le dieu de la richesse de la nature, le maître des animaux sauvages comme d’élevage, le dieu conducteur des morts et un dieu magicien. Il avait enseigné aux druides son art sacré, d’où son abondante représentation en Gaule notamment. Sous le nom d’Hernè, il a pu s’imposer également chez les Germains voisins. Représenté avec des bois de cerf et non des cornes au sens strict, il était le dieu le plus important après Taranis et Lugus. En revanche, en Bretagne et en Irlande, il était absent. Son culte n’a pas pu traverser la Manche. Chez les Hittites, le dieu cornu Kahruhas était son strict équivalent mais notre connaissance à son sujet est des plus limités.
Dans le panthéon slave, les deux divinités les plus fondamentales était Perun, maître de l’orage et dieu de la guerre, et Volos, dieu des troupeaux. Même si Volos est absent du panthéon officiel de Kiev établi par Vladimir en 980, son rôle demeura sous les traits de Saint Basile (Vlasios) lorsque la Rous passa au christianisme. Il était notamment le dieu honoré sur les marchés, un lieu central de la vie collective, d’où le fait que la Place Rouge de Moscou est jusqu’à nos jours dédiée à Basile. Volos n’était pas que le dieu des troupeaux. Il était le dieu des morts, ne se contentant pas de les conduire en Nav, le royaume des morts, même si la tradition slave évoque éventuellement un dieu infernal du nom de Viy. Il apportait la richesse et la prospérité en même temps que la fertilité aux femmes. Dieu magicien, il était le dieu spécifique des prêtres slaves, les Volkhvy, même si ces derniers avaient charge d’honorer tous les dieux. Perun et Volos s’opposaient souvent, le dieu du tonnerre n’hésitant pas à le foudroyer car Volos n’était pas nécessairement un dieu bon, et la tradition l’accusait d’avoir volé le troupeau de Perun. Une certaine confusion fit qu’on vit en lui un avatar du serpent maléfique retenant les eaux célestes, qui était Zmiya dans le monde slave, un dragon vaincu par la hache de Perun, tout comme Jormungandr fut terrassé par Thor dans la mythologie scandinave.
Dans le monde germanique, aucun dieu ne correspond vraiment au *Pauson indo-européen. La société germano-scandinave n’était pas une civilisation de l’élevage, et les fonctions commerciales relevaient du dieu Odin. Wotan-Odhinn, le grand dieu germanique, s’était en effet emparé de fonctions relevant de Tiu-Tyr (en tant que dieu du ciel et roi des dieux), de Donar-Thor (en tant que dieu de la guerre). Il existait certes un Hermod, dont le nom est à rapprocher de celui d’Hermès, mais qui avait comme seul et unique rôle celui de messager des dieux. Mais c’est sans doute Freyr, dont l’animal sacré était le sanglier, qui peut être considéré comme le moins éloigné de *Pauson. Frère jumeau de Freyja, la déesse de l’amour, il incarnait la fertilité sous toutes ses formes mais était aussi un dieu magicien. On ne le connaît néanmoins pas psychopompe, pas spécialement dédié non plus au commerce, ni à conduire des troupeaux. Wotan-Odhinn là encore était sans doute le conducteur des morts, soit en Helheimr, pour les hommes du commun, soit au Valhöll, pour les héros morts au combat. Le *Pauson proto-germanique a probablement disparu de bonne date, remplacé dans tous ses rôles par plusieurs divinités.
*Pauson était donc un dieu polyvalent. En tant que dieu des chemins, dieu « guide », ce que son nom semble signifier, il patronnait toutes les formes de déplacement, les routes mais aussi les frontières et les échanges. Il était en outre le dieu des animaux sauvages et des troupeaux, qu’il conduisait dans les verts pâturages. Il conduisait même les âmes morts aux Enfers et délivrait aux hommes les messages des dieux, même si ce rôle de dieu messager était partagé avec la déesse de l’arc-en-ciel *Wiris (lituanienne Vaivora, grecque Iris). C’était un dieu qui maîtrisait parfaitement les chemins de la pensée humaine. Les Grecs firent ainsi d’Hermès un dieu créateur et même celui de l’intelligence théorique aux côtés d’Athéna et d’Héphaïstos. Ils lui attribuèrent l’invention de l’écriture et même de la musique. Il est logique d’en avoir fait un magicien, capable de tous les tours et de tous les plans, y compris de s’introduire chez Typhon pour récupérer les chevilles divines de Zeus ou de libérer Arès, prisonnier d’un tonneau gardé par les deux géants Aloades. Sous les traits du romain Mercure, main dans la main avec Mars, il finit par incarner la puissance générée par le commerce, facteur de paix et de prospérité pour la cité autant que les légions à ses frontières.
Son importance était telle que les chrétiens annoncèrent sa mort, « le grand Pan est mort », pour signifier que le temps du paganisme était révolu. Pourtant il ne disparut pas, alors ils en firent leur Diable cornu et aux pieds de bouc. Il conserva ainsi son rôle de dieu des morts mais uniquement pour les pêcheurs, les vertueux accédant au paradis de Dieu.
Thomas FERRIER (PSUNE/LBTF)

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