samedi 29 juin 2013

Jacques Bainville, le traité de Versailles et le retour de l’Allemagne

Rares sont ceux à qui le nom de Jacques Bainville évoque encore quelque chose. Ce journaliste historien surprenait déjà ses instituteurs quand, encore écolier, il livrait des analyses sur la situation internationale dépassant parfois les leurs. Malgré sa stimulante et synthétique Histoire de France et d’autres ouvrages remarquables il est (trop peu) passé à la postérité comme un prophète. En 1920, il publia Les conséquences politiques de la paix, complément autant que réponse aux Conséquences économiques de la paix de John-Maynard Keynes et sans doute un des livres dont l’insuffisante lecture donne à l’histoire des allures de tragédie racinienne. Gardant à l’esprit que  « erare humanum est, perseverare diabolicum », je vais tâcher de présenter ici l’essence de cet ouvrage avant de démontrer les apports considérables que l’on peut encore tirer de sa lecture.
Keynes dénonçait dans son ouvrage le traité de Versailles. La sévérité des sentences économiques (réparations, confiscations, occupations…) imposées à l’Allemagne défaite devait non seulement être improductive, feu le Reich devenant insolvable car ruiné et privé de toute perspective de redressement, mais même dangereuses pour l’Europe et le monde, la perturbation des échanges et l’instabilité empêchant toute reprise sérieuse de l’économie. On lira donc avec profit cette démonstration ainsi que la critique qu’y a apportée Etienne Mantoux (La paix calomniée-les conséquences économiques de M. Keynes). Retenons ici la thèse de Keynes : la paix est mal faite car la misère allemande parasitera l’économie générale et génèrera des frustrations chez les Allemands dont les traductions sociales et politiques ne pourront que rajouter à l’instabilité.
Bainville s’accorde sur un point : la paix est mal faite. Il ne vilipende cependant pas la dureté du traité de Versailles. L’idée maîtresse des Conséquences politiques de la paix est la suivante : pour la France, la menace germanique doit toujours être amoindrie. Le danger de l’invasion orientale remontant selon lui aux mérovingiens[i] avait été amoindri par Mazarin[ii] qui offrit une garantie française au morcellement du Saint-Empire-Romain-Germanique lors du traité de Münster en 1648 – on verra là-dessus l’article de Bernard Chalumeau. L’unité allemande, d’abord faite contre le Premier Empire, trouva à s’exprimer en détruisant le Second. La rivalité teutonne plus que millénaire pèse lourd dans les ouvrages de l’auteur (Histoire de deux peuples, Napoléon, Louis II de Bavière…) et dans l’antigermanisme de l’Action française dont il fut l’un des plus talentueux représentants. Cette menace à l’est est une hantise, quarante millions de Français étant devenus créditeurs de soixante millions d’Allemands. L’occasion pour la France de se soulager pour longtemps de ce tracas était belle, les Hohenzollern ayant abdiqué, les empires ottomans et austro-hongrois ayant été dissous (et le tsar Nicolas II ayant goûté aux joies révolutionnaires), l’Allemagne reconnue coupable n’étant pas invitée à élaborer la paix qui la concernait d’abord.
Le problème, pour Bainville, est justement que l’Allemagne fut snobée, que l’Allemagne fut condamnée, que l’Allemagne fut défendue par Keynes, que l’Allemagne fut, tout simplement. Il fallait profiter de la situation pour défaire l’œuvre de Bismarck, soit l’unité allemande autour de la maison prussienne de Hohenzollern. Or, assommer l’Allemagne, c’était lui donner reconnaissance dans l’après-guerre, au contraire des autres empires. Certes le fonctionnement impérial était abattu mais la réunion du Wurtemberg, de la Bavière, de la Saxe, etc., autour de Berlin laissait à l’est du Rhin un bloc massif alors qu’il eut été possible d’en décider le morcellement. La paix était donc trop dure pour ce qu’elle [avait] de doux, jetant une population dans une misère stérile, et trop douce pour ce qu’elle [avait] de dur, laissant à la même population un État fédéral qui devait servir tôt ou tard à jeter contre le monde une société écorchée. Bainville, comme Keynes, exprime son inquiétude de voir l’Allemagne renforcée historiquement par un traité sensé la réduire. L’un par humanisme, l’autre par réalisme, avaient bien compris qu’un Saxon repu était moins dangereux qu’un Allemand de Saxe affamé. La perspicacité de l’auteur va plus loin que cette équation selon laquelle misère et État central amèneraient menace sur la France. En gardant à Berlin le cœur d’un espace plus grand que la seule Prusse, il fallait prévoir que le principe des nationalités allait conduire aux revendications germaniques sur les Sudètes, le Holstein, Dantzig et même l’Autriche. L’Anschluss interdite en loi allait de soi en fait. Le même principe qui guidait la geste diplomatique de Wilson devait amener au désordre dans les Balkans convoités par l’Autriche, l’Italie et la Yougoslavie. L’histoire nous apprend combien était puissante la réflexion de Bainville et combien on doit rire au nez de ceux qui lui crachent dessus parce qu’il disait « Vive le Roy ». Je ne voudrais pas priver les lecteurs du bonheur amer qu’offre la lecture de l’ouvrage. Il me semble toutefois important de souligner que sa lecture par les signataires du palais des glaces aurait pu aboutir à un entre-deux guerres très différent. Cette perspicacité ne trouva pas d’auditeurs chez ceux qui donnaient des gages aux électeurs par le fameux « l’Allemagne paiera ! ». On n’a encore jamais vu des hommes mettre au feu les assignats truqués qui les faisaient manger. On peut aussi admettre qu’une réaction vengeresse qui faisait de l’Allemagne le coupable voulait que ce fût l’Allemagne qui fut lapidée. Le sang-froid et la vision de long terme pourrissent dans le cimetière des idées depuis bien longtemps. Sachant qu’il est toujours facile de juger des faits à un siècle d’intervalle, je ne me permettrais pas de condamner les dirigeants de l’époque mais en tant que Français et en tant qu’être sensible, je trouve à mes regrets un air de légitimité. Depuis Polybe, on sait que la critique est aisée mais l’art difficile. Contentons-nous donc de voir ce que l’historien de l’Action française a à nous apporter aujourd’hui
Le plus évident des apports est déjà bien connu depuis que les totalitarismes font couler de l’encre. Jamais la maltraitance économique ne permet de dompter un peuple. Elle est au contraire le plus sûr moyen de s’assurer son hostilité la plus radicale. Si les attaques portées dans Mein Kampf contre la France ont trouvé des récepteurs dans la population allemande, cela est autant une affaire d’assiettes vides que de cimetières pleins. Ni la pérennité de la paix, ni l’intérêt de la France ne se trouvèrent assurés en 1919. Il faut donc, dans la gestion des conflits, penser non seulement à vaincre mais aussi à garantir les acquis (égoïstes ou non) par une conclusion raisonnable qui préfère la justice à la vengeance et l’apaisement à la brutalité dialectique. Ce propos relève de l’évidence aujourd’hui. Ce n’était pas le cas dans l’Europe en larmes et puant la mort d’où écrivait Bainville. Ce qu’il y a d’intéressant dans l’ensemble de son ouvrage n’est d’ailleurs pas un appel au pacifisme et à la fraternité idéalisée. Il faut profiter de la paix, mais il faut le faire avec justesse, ce que ne permet pas l’étranglement économique des vaincus. Aussi propose-t-il de frapper la menace germanique au cœur sans trop compromettre le niveau de vie de la population.
La situation se résume en fait à un dialogue violent dont on croyait s’épargner les douleurs en réduisant l’interlocuteur au silence. Bainville propose de dissoudre l’interlocuteur allemand pour que la France traite à l’avenir avec un amas de puissances mineures entre lesquelles la discorde pourrait être semée. Aujourd’hui encore, chaque candidat à la domination joue du particularisme local contre les Nations (voir notre article sur les identités régionales). C’est le sempiternel « diviser pour mieux régner ». Il y avait de bonnes raisons de miser sur cette stratégie, l’Allemagne étant fédérale depuis le Saint Empire romain germanique jusqu’à la confédération du Rhin et n’ayant été dominée par la Prusse que grâce au génie de Bismarck et au prix de l’Autriche. La proposition ne manquait donc ni de justification historique (la France ne faisant que défaire par Clemenceau ce que Napoléon avait déclenché), ni de possibilité d’application concrète. Mais comme dit précédemment, ratifier devant Lloyd Georges l’occupation de la Ruhr et la confiscation des moyens militaires, c’était insidieusement ratifier devant l’histoire la pérennité de l’Allemagne, au grand bénéfice de l’Angleterre notamment. On ne saura jamais dans quelle mesure l’application des Conséquences politiques de la paix aurait changé l’histoire. On peut toutefois les relire pour obtenir de l’avenir quelque avantage.  Il s’agira d’abord de faire preuve de méfiance envers toutes les divisions que l’on tentera d’imposer à la France, sachant désormais que la pseudo libération d’une tutelle centrale ne sert en fait que le déclassement géopolitique vis-à-vis des « libérateurs ». Cette attention portée à l’unité vaut autant pour le régionalisme (voir à ce sujet Minorités et régionalismes de l’excellent Pierre Hillard) que pour la question religieuse. La fracture avec les musulmans que les fainéants et les imbéciles prétendent inéluctable devra compter sur les musulmans patriotes des « Fils de France », de Yacine Zerkoun et de tant d’autres qui prient cinq fois par jour pour leur foi et soixante fois par heure pour le pays que nous partageons. La France a d’autant plus de raison de balayer d’un revers de main ces invitations à l’éclatement que son histoire est toute différente de celle de sa voisine.
Passée cette prudence, il nous faut user du principe de morcellement face au prédateur composite en quête d’hégémonie et qui est le véritable adversaire. La division de l’Allemagne n’était pas souhaitable pour l’envahir avec plus de facilité mais pour laisser à la France suffisamment de forces pour continuer à jouer sa partition dans le concert des nations. La même pièce se joue aujourd’hui avec des acteurs différents.  Quelques éclatements peuvent donc jouer en notre intérêt :
  1. Une multipolarité géopolitique qui ne cède pas plus au droit-de-l’hommisme atlantiste qu’à la désertion par les puissances moyennes de la scène internationale.
  2. Un retour du politique  qui fractionne les blocs, à commencer par l’Union européenne telle qu’elle se présente aujourd’hui et pour éviter la constitution d’un État-marché mondial et uniformisé où les États-nations ne seraient plus que les législateurs de quelques grandes carcasses en quête de profits
  3. Une rupture manifeste des producteurs avec une oligarchie égoïste non pour affaiblir des États mais pour enrayer leur action dans un processus de prédation
En somme, les ruptures verticales de Marx et les ruptures horizontales des enracinements territoriaux. Quel regret à rompre avec une femme qui vous trompe tout en détruisant votre maison avec votre argent ? En 1919, il s’agissait donc de se libérer d’une inquiétude pour être réactif et effectif dans les autres questions internationales. Aujourd’hui, il s’agit de mettre en évidence les lézardes immenses d’un système grotesque qui contredit le réel et dont l’arrogance causera la perte. Il ne s’agit plus de détacher Kiel et Berlin mais de détacher les bras et les têtes d’une exploitation généralisée et qui fait disparaître irrémédiablement les constructions culturelles qui permettent au genre humain de ne pas traverser les âges la tête baissée, enfouie dans une capuche. Puisqu’il prétend être mondial, le nouvel ordre permet de rassembler mondialement face à lui. Il ne s’agit pas de créer un ONU supplémentaire  mais de  multiplier les indépendances puissantes, appuyées sur les identités d’une part et les forces de production réelles d’autre part. On voit aussi, à la lumière de Bainville, le danger des fausses solutions. Asphyxier l’Allemagne ne menait à rien de bon durablement. Prétendre réguler par la négociation des forces qui démontrent constamment leur absence de raison et de bon sens semble tout aussi vain. Il n’y a pas de sauvegarde durable sans implosion du moloch mondialisé. Il n’a pas de frontière mais est attaquable sur des territoires que l’on connaît déjà. La machinerie complexe qui inquiétait Péguy autant que Bernanos repose sur des consentements et des soumissions. La rébellion, paradoxalement égoïste et solidaire, lui serait donc fatale mais, comme toute révolte, elle appelle vigueur et caractère, fournitures disponibles au seul magasin de l’histoire.
Certains crieront au bellicisme, diront comme François Mitterrand que « le nationalisme, c’est la guerre » et que le modèle candidat à l’hégémonie est préférable à l’incarcération des Pussy Riot ou à l’Iran nucléaire. Je leur demanderai de bien vouloir me dire quand le monde a-t-il été pacifique et de me montrer qu’il n’y a pas de violence dans cette fonte totale de l’Homme dans le moule du facteur travail. Le plus sourd des aveugles ne pourrait voir dans l’histoire la plus récente l’action d’un bienfaiteur aux ailes blanches planqué dans le ciel d’une « skyline » quelconque. Peut-être que le retour des identités amènera de nouvelles engueulades. Est-il préférable de ne plus pouvoir parler ?
[i]Ce continuum, développé notamment dans son Histoire de France  et dans son  Histoire de deux peuples continuée jusqu’à Hitler, relève clairement de l’anachronisme et d’une lecture téléologique de l’histoire.
[ii]Il continua ainsi l’œuvre diplomatique du cardinal de Richelieu.

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