samedi 30 juin 2012

Maurras contre Rousseau

Les penseurs contre-révolutionnaires se sont appliqués à critiquer les théories rousseauiste dès le commencement du XIXe siècle, avec notamment Joseph de Maistre(1) et Louis de Bonnal. Au siècle suivant, Maurras prolongea l'attaque dans un texte célèbre, le début de La politique naturelle, en opposant à l'utopie rousseauiste les évidences les plus concrètes.
Rousseau n'y est pas nommé, mais le début du texte maurrassien montre qu'il s'agit bien d'une réponse au Contrat social. Le livre de Rousseau s'ouvre par cette déclaration : « L'homme est né libre, et partout il est dans les fers. » Celui de Maurras s'ouvre sur ce constat : « Le petit poussin brise sa coquille et se met à courir. Peu de choses lui manque pour crier : "Je suis libre... " Mais le petit homme ? Au petit homme, il manque tout. »
« Il est né. Sa volonté n'est pas née, ni son action proprement dite. Il n'a pas dit "Je" ni "Moi", et il en est fort loin, qu'un cercle de rapides actions prévenantes s'est dessiné autour de lui. Le petit homme presque inerte, qui périrait s'il affrontait la nature brute, est reçu dans l'enceinte d'une autre nature empressée, clémente et humaine : il ne vit que parce qu'il en est le petit citoyen. »
Maurras détruit l'utopie
C'est par là que Maurras discute le principe d'un Contrat social originel. Non seulement l'homme n'est pas libre lorsqu'il naît au sein de cette société déjà constituée, mais loin de pouvoir prétendre à aucune forme d'égalité, il bénéficie sans réciprocité d'une inégalité protectrice : « à la première minute du premier jour, quand toute vie personnelle est fort étrangère à son corps (...), il attire et concentre les fatigues d'un groupe dont il dépend autant que de sa mère lorsqu'il était enfermé dans son sein. » Ce groupe « auquel il participe est parfaitement pur de toute égalité : aucun pacte possible, rien qui ressemble à un contrat. Ces accords moraux veulent que l'on soit deux. Le moral de l'un n'existe pas encore. On ne saurait prendre acte en termes trop formels, ni assez admirer ce spectacle d'autorité pure, ce paysage de hiérarchie absolument net. »
En conséquence, conclut Maurras, « personne ne s'est trompé autant que la philosophie des "immortels principes", quand elle décrit les commencements de la société humaine comme le fruit de conventions entre des gaillards tout formés, pleins de vie consciente et libre, agissant sur le pied d'une espèce d'égalité, quasi pairs sinon pairs, et quasi contractants, pour conclure tel ou tel abandon d'une partie de leurs "droits" dans le dessein exprès de garantir le respect des autres. »
Rousseau n'est toujours pas nommé, mais il est évidemment ciblé. Contre l'utopie, Maurras, fidèle à sa méthode, en appelle aux faits, qui « mettent en pièce et en poudre ces rêveries. La Liberté en est imaginaire, l'Égalité postiche. »
Les défenseurs de Rousseau répondent que la première phrase du Contrat social, affirmant que l'homme est né libre, n'est pas à prendre au pied de la lettre : pour Benjamin Barbier, elle « ne signifie pas que l'homme est né libre par nature et que la société l'asservisse. Elle signifie plutôt que la liberté naturelle est une abstraction, tandis que la dépendance est la réalité humaine concrète. Le but de la politique n'est donc pas tant de préserver la liberté naturelle, mais de rendre la dépendance légitime par la citoyenneté et d'établir la liberté politique grâce à la communauté démocratique. »
La question est importante, car elle permet d'appréhender l'anthropologie rousseauiste.
Le chapitre II du contrat contribue à y voir plus clair. L'auteur du Contrat social y admet que « la plus ancienne de toutes les sociétés et la seule naturelle est celle de la famille. »
Mais c'est pour y introduire aussitôt le germe de la lutte pour le pouvoir et l'indépendance : « Encore les enfants ne restent-ils liés au père qu'aussi longtemps qu'ils ont besoin de lui pour se conserver. Sitôt que ce besoin cesse, le lien naturel se dissout. Les enfants exempts de l'obéissance qu ils devaient au père, le père exempt des soins qu'il devait aux enfants, rentrent tous également dans l'indépendance. S'ils continuent de rester unis ce n'est plus naturellement, c'est volontairement, et la famille elle-même ne se maintient que par convention. »
Il n'est ici question que d'intérêt personnel, d'autorité, de pouvoir : « La famille, poursuit Rousseau, est donc si l'on veut le premier modèle des sociétés politiques ; le chef est l'image du père, le peuple est l'image des enfants, et tous étant nés égaux et libres n'aliènent leur liberté que pour leur utilité. » Cette société politique vaut à peine mieux que les autres : « Toute la différence est que dans la famille l'amour du père pour ses enfant [quand même !] le paye des soins qu'il leur rend, et que dans l'Etat le plaisir de commander supplée à cet amour que le chef n'a pas pour ses peuples. »
Dans la famille rousseauiste, on ne demande pas la mère
On remarquera que dans la famille rousseauiste, il manque la mère, qui est au contraire présente dans celle de Maurras : « Contrairement aux grandes plaintes du poète romantique, la lettre sociale, qui paraît sur l'épaule nue, n'est pas écrite avec le fer, écrit celui-ci. On n'y voit que la marque des baisers et du lait : sa Fatalité se dévoile, il faut y reconnaître le visage d'une Faveur. »
Le contrat existe aussi chez Maurras, car « Il faut s'associer pour vivre. Pour bien vivre, il faut contracter. »
Mais il se noue au sein d'une société ordonnée et non pas tyrannique. Et il n'est pas surprenant que de ces conceptions si différentes du contrat social soient issues deux conceptions tout aussi différentes de la société : le citoyen contractant de Rousseau se trouve en définitive seul en face de l'État (c'est d'ailleurs pourquoi le Genevois récuse jusqu'au principe de la représentativité, au bénéfice d'une démocratie directe).
Le contrat maurrassien, au contraire, est construit sur l'association, et l'individu trouve sa place au sein d'un ordre échafaudé sur des sociétés naturelles protectrices.
Hervé Bizien monde & vie 16 juin 2012
I. Cité par Alain de Benoist dans Eléments, avril/juin 2012.

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