jeudi 29 décembre 2011

Pro Patria mori : mourir pour la Patrie (partie 2/2)

Pro Patria mori : mourir pour la Patrie (partie 2/2)

REX ET PATRIA
Guillaume de Nogaret avait, à plusieurs reprises, affirmé qu'il était prêt à mourir pro rege et patria. Il fut même, en une occasion, plus précis, disant "par son serment de fidélité, il était astreint à défendre son Seigneur le Roi... ainsi que sa patria, le royaume de France."
Ce que voulait dire Nogaret est évident : en tant que miles, chevalier, il devait défendre son suzerain et, en tant que membre du corps politique de la France, il était obligé - comme tous les autres Français - de défendre ce corps même, la patria. Qu'en tant que chrétien il soit aussi tenu de défendre l'Église fut aussi répété par Nogaret mainte et mainte fois ; mais ce point est moins important ici. La formule pro rege et patria, "pour le roi et la patrie", a survécu jusqu'aux Temps modernes ; normalement, on ne devait pas avoir le sentiment - au XXe siècle aussi peu qu'au XIIIe siècle - qu'en fait deux strates différentes se recouvraient et que deux obligations différentes coïncidaient, l'une féodale, l'autre publique. Après tout, le seigneur féodal était, en même temps, chef du corps politique, et quelle différence cela faisait-il qu'un homme donnât sa vie pour la "tête" ou pour les "membres", ou pour "la tête et les membres" ensemble ? Il serait difficile de dire exactement où devait passer la ligne de démarcation – et, pourtant, la possibilité d’un conflit d’obligations n’était certainement pas écartée.
Les choses paraissaient un peu différentes du point de vue du roi. Il pouvait combattre ou mourir pro patria, mais non pas pro rege, pour lui-même. Il pouvait, en pareil cas, mourir pour la dynastie, ou pour la succession au trône ; ou pour la "Couronne" et la "Dignité royale" s’il choisissait de se battre. Que le roi médiéval se rendît en personne à la bataille, l’épée haute, allait de soi, du moins en Occident. Dans l’ensemble, personne, au XIIIe siècle, ne mettait en cause cet idéal d’un roi guerrier. En 1283, les rois de Naples et de Sicile, Charles d’Anjou et Pierre d’Aragon, étaient disposés à régler leurs différends politiques par un duel. Les juristes soutenaient que celui qui guerroyait pour le bien commun du royaume était aussi le plus digne de la couronne. Il allait de soi, pour les Français de 1308, que le roi conduisît son armée à la guerre "sus le péril de votre vie". Il serait facile de citer un grand nombre d'expressions de ce genre, prises au hasard dans les écrits des humanistes. Et les rois-soldats combattants ne manquent pas non plus dans les annales de la fin du Moyen Âge ou de la Renaissance. De fait, l'un des essais les plus intéressants (philosophiquement parlant) sur l'obligation pour un roi de sacrifier sa vie pro patria, débat qui associait les arguments traditionnels des XIIIe et XIVe siècles et les idéaux humanistes est l'œuvre d'un auteur de la fin du Moyen Âge, Aeneas Silvius Piccolomini : le futur pape Pie II.
Cet humaniste érudit dédia à l'empereur Frédéric III de Habsbourg, en 1446, un traité dont le titre - De ortu et auctoritate imperii Romani - montre bien qu'il est dans la droite ligne de la littérature politique du siècle précédent. Dans ce traité, Aeneas Silvius réfléchit, entre autre, aux guerres et aux cas de nécessité nationale auxquels sont confrontés les États. Conformément à la tradition, il soutient que, dans un cas de necessitas pour la chose publique, le Prince a le droit de prendre les biens même des citoyens vertueux. Le Prince, dit-il, peut exiger ad usum publicum jusqu'à la vie d'un citoyen, "puisque nous ne naissons pas seulement pour nous-mêmes". Il rappelle à l'empereur des hommes et des femmes illustres, qui ont été sacrifiés pour le bien d'une communauté, d'un équipage, d'un peuple, et cite, à ce sujet, Jonas et Arion, le Romain Curtius, et la Grecque Iphigénie : Expedit enim unum hominem mori pro populo, "il convient qu'un seul homme meure pour le peuple". L'influence de la Renaissance transparaît dans cette collection hétéroclite de personnages bibliques et classiques. Mais ensuite, Aeneas Silvius revient à nouveau à des voies plus traditionnelles, et affirme :
Cela ne devrait pas paraître trop dur de dire que, pour le bénéfice du corps tout entier, un pied ou une main - ce qui, dans une communauté, correspond aux citoyens - doivent être amputés, puisque le Prince lui-même, tête du corps mystique de la respublica, est tenu de sacrifier sa vie chaque fois que le bien commun l'exige.
Remarquons que "le corps mystique de l'Église, dont la tête est le Christ", est ici remplacé - comme dans les écrits des juristes - par le "corps mystique de la respublica, dont la tête est le Prince". Et Aeneas Silvius – tout comme Lucas de Penna avant lui - ne nous laisse aucun doute sur le parallèle auquel il songe : il ajoute que le Christ s'est sacrifié, bien que - comme l'empereur - il fût Prince, le princeps et rector de l'Église dont il était le chef. Aeneas Silvius mentionne à la fois le sacrifice des membres – le pied ou la main - et le sacrifice de la tête. Le citoyen ordinaire s'immolant pour le bien commun devient, certes, un martyr dont la caritas imite celle du Christ. Mais le sacrifice du Prince pour son corpus mysticum - l'État séculier - est comparable à celui du Christ de façon plus directe et à un niveau différent : tous deux offrent leur vie, non seulement en tant que membres, mais aussi en tant que tête de leur corps mystique.
Ici, en tout cas, le parallèle du corpus mysticum spirituel et du corpus mysticum séculier, de la tête divine du corps mystique et de sa tête royale, de l'immolation pour la communauté céleste transcendantale et de l'immolation pour la communauté terrestre - morale et politique - est parvenu à un résultat. La loyauté mutuelle entre seigneur et vassal prescrite par la coutume féodale n'est pas en cause ici : le sacrifice du Prince est tout autant centré sur la politia que celui du Christ lui-même.
Dans les essais politico-juridiques sur le sacrifice du citoyen pro patria, tout comme dans la campagne de propagande patriotique lancée par Philippe IV de France aux environs de 1300, c'est naturellement des membres du corps politique que l'on exigeait qu'ils prennent des risques pour défendre leur roi et leur pays. À propos du chef royal et de son devoir de s'immoler pour le corps politique, les légistes étaient moins éloquents. Apparemment, ils considéraient comme allant de soi que le roi dût assumer les mêmes charges et courir les mêmes dangers que ses sujets. Il est donc des plus surprenants de voir l'un des juristes français, Pierre Dubois, exprimer tout à fait clairement l'opinion opposée. Il déclarait qu'en cas de guerre le roi ne devrait pas s'exposer en personne au danger, ni même rejoindre son armée. Le roi, écrivait Dubois, devait rester "dans son pays natal, et s'adonner à la procréation d'enfants, s'occuper de leur éducation et de leur instruction, et de la préparation des armées - ad honorem Dei". Ce qui veut dire que, alors que l'on attendait, et même exigeait, du citoyen ordinaire qu'il sacrifie fortune et vie pour la patria, le chef du corps politique n’était pas censé faire le même sacrifice, mais seulement se livrer à une autre occupation patriotique sur le des modèle - ajoutait se Dubois – de certains empereurs romains et des khans des Tartares "qui se reposaient tranquillement au milieu de leur royaume" tout en expédiant leurs généraux
A la guerre. Pour Pierre Dubois, apparemment, les intérêts du royaume avaient plus d'importance que le modèle divin.
Pierre Dubois était peut-être un peu simpliste dans l'expression de son idée. ; mais l’idée elle-même n’était pas originale. En fait, on trouve sporadiquement, dans la deuxième partie du Moyen Âge, un nouvel idéal de royauté : celui du Prince qui ne se bat pas lui-même, mais reste chez lui tandis que ses généraux font la guerre pour son compte. Peut-être le Modèle de Justinien (dominant, bien entendu, à l'époque des juristes) faisait-il aussi autorité dans ce domaine - n'était-il pas, après tout, l'un des "empereurs romains" auxquels pensait Pierre Dubois ? Il n'est pas impossible non plus que le traité pseudo-aristotélicien De mundo, deux fois traduit en latin au cours du XIIIe siècle, soit en partie responsable de cette nouvelle vision de la royauté. Dans cette œuvre, le grand roi perse était décrit comme l'antétype de Dieu : "invisible à tous", il réside dans son palais de Suse ou d'Ecbatane ; il "voit tout et entend tout" dans sa solitude, car, par le moyen d'un service de renseignement ingénieux, il est rapidement informé de tout événement dans son vaste empire ; il agit par l'intermédiaire de ses agents, car il serait malséant au roi d'être partout en personne et il est plus digne et vénérable, en tout état de cause, de résider comme Dieu dans l'éloignement de la région suprême, et d'être pourtant la cause de toute chose bonne, par le pouvoir qui passe du roi au monde entier. Une sorte de reflet de ce "Versailles céleste", si l'on peut dire, et de ce modèle rationnel de gouvernement apparaît dans le roman philosophique intitulé Sidrach, un texte courant au XIIIe siècle. Le sage Sidrach, à qui son interlocuteur, un roi légendaire du Levant, demandait si le roi devait participer à la bataille, déclara que le roi ne devait pas se battre, mais devait rester à l'arrière de son armée ; car, "si l'armée est anéantie et que le roi s'échappe, il peut réunir une autre armée ; mais si le roi est perdu, tout est perdu". On ne peut dire si Pierre Dubois a été influencé par le Sidrach. Cependant, l'idée du roi non combattant gagna du terrain petit à petit, bien que Froissart mentionne encore comme assez paradoxal le fait que Charles V de France, estans en ses cambres et en ses déduis, ait reconquis tout ce que ses prédécesseurs - la teste armée et l'espée en la main - avaient perdu sur le champ de bataille.
Un roi qui ne s'exposait pas aux dangers de la guerre exigeait implicitement de ses sujets un sacrifice unilatéral. Cette idée de sacrifice unilatéral pour la tête par les membres du corps politique fut poussée à l'extrême par les scolastiques. Augustinus Triumphus, certes partisan radical de la Curie, dissertait aussi, dans son ouvrage De supremo potestate ecclesiastica, sur divers aspects juridiques du problème de l'appel contre le pape : une personne pouvait-elle faire appel à Dieu d'une décision du pape ? L'appel à Dieu contre une décision du pape n'était-il pas un appel contre Dieu ? Pouvait-on faire appel devant le Collège des cardinaux ? Devant un concile général ? L'auteur rejetait l'appel au concile général pour la raison que Dieu avait estimé sa création "très bonne" (Genèse, I, 31) ; et que "le chef et le guide de tout l'ordre ecclésiastique était le pape". Il, poursuivait ensuite sa démonstration :
Tout comme cet ordre serait bouleversé par un appel [à un concile général], ce bien serait anéanti, parce que le bien d’une armée n’existerait pas si le général n'était pas bon ; et le bien de l'Église n'existerait pas si le pape n'était pas bon. Le bien du général est supérieur à celui de l'armée entière, et le bien du pape est supérieur à celui de l'Église entière.
Ici, la tête a, en quelque sorte, dévoré tout le corps mystique. Ce qui comptait n'était pas le corpus Ecclesiae, mais la caput Ecclesiae, comme si la vie même ou la continuité de la vie dépendaient seulement de la tête, et non pas de l'ensemble tête-membres.
Il est plausible de supposer qu'un quelconque problème de continuité dépendant de la tête sous-tendait les curieuses affirmations de Pierre Dubois et d'Augustinus Triumphus. Dans le cas de Dubois, c'était de toute évidence la continuité de la dynastie qui, dans l'intérêt de l'ensemble du corps politique, paraissait plus importante que l'exposition du roi aux vicissitudes de la guerre. Dans le cas d'Augustinus Triumphus, il est plus difficile de démêler ce problème de continuité. Son étrange affirmation était la conséquence d'un passage mal compris et mal appliqué de la Métaphysique où Aristote recherchait la nature du "bien" ; le bien consistait-il, de façon immanente, en une disposition ordonnée des parties qui composaient l'ensemble, ou existait-il, transcendentalement, comme quelque chose de séparé et indépendant au-delà de l'ensemble? Aristote décida que le bien existait probablement dans les deux sens, comme on pouvait le voir, par exemple, dans une armée :
Car l'efficacité de toute armée est faite, en partie de son ordre propre, et en partie du général ; principalement, cependant, du second, parce que le général ne dépend pas de l'ordre, mais l'ordre dépend de lui.
Aristote, certes, ne disait pas, tant s'en faut, que l'armée entière peut aller au diable pour le bien du général. Mais il est évident que sa comparaison pouvait aisément être interprétée dans un sens hiérarchique et téléologique. Cela avait déjà été la tendance chez saint Thomas d'Aquin qui, cependant, disait très clairement que le "général" lui-même n'était pas la fin : l'ordre de l'armée n'avait pour fin "l'accomplissement du bien du général" que dans la mesure où il servait à "l’accomplissement du désir du général d’obtenir la victoire". Et, en une autre occasion, il redit très clairement que le « général » étit aussi peu une fin en lui-même qu’un ange médiateur, puisque la fin suprême ne pouvait être que Dieu.
C’est sur ce point qu’Augustinus Triumphus semble avoir fait erreur ; en dépit des avertissements de saint Thomas d’Aquin, il confondit de toute évidence le vicarius Christi avec celui dont le pape était le vicaire, donnant ainsi l’impression que le pape (ou "l’ange" de saint Thomas d’Aquin) était le bien suprême – et, en outre, éternel – de l’Église visible. Dans son cas il faudra chercher la continuité dans le supremum bonum, considéré tort ou à raison, comme représenté par le pape, et donc justifiant le sacrifice unilatéral des membres pour la tête, celle-ci fût-elle ange, pape ou général. En d'autres termes, le martyre pour la tête seule se justifiait certainement tant que la caput corporis mystici était le Christ lui-même, qui n'était pas seulement mortel, mais aussi le co-occupant éternel et immortel du trône de Dieu ; le Christ était, selon l'expression de saint Thomas d'Aquin, la tête de l'Église secundum omne tempus [pour toujours], alors que le pape, simple mortel, était la tête de l'Église (visible) secundum determinatum tempus [pour un temps déterminé] seulement, sans aucun droit à cette éternité ou cette continuité qui distinguait la tête éternelle d'un corpus mysticum éternel.
Il y avait, sans doute, une sorte d'impasse dans les doctrines organiques ; elles pouvaient suggérer une continuité du corps politique ou du corps mystique, mais non une continuité de la tête seule ; et pourtant, il était tout à fait habituel de dire que, tout comme dans le corps naturel, chaque membre devait protéger la tête. Il faut se rappeler cette impasse, car c'est précisément cette faille qui peut nous conduire au cœur de la question, et à l'essence du problème dont la nature sera plus clairement identifiée quand les résultats de notre enquête seront engrangés.
Au début de ce chapitre s'était posée la question de savoir si des relations mutuelles existaient effectivement entre le corpus mysticum de l'Église et les nouvelles sociétés politiques séculières. On peut maintenant répondre à cette question par l'affirmative : l'idée d'un corpus mysticum fut indéniablement transférée et appliquée aux entités politiques, et il importe peu que la terminologie ecclésiologique même ait été utilisée, ou que des équivalents plus spécifiques aient été préférés - tels le corpus morale et politicum d'Aristote ou patria, qui jouait plus sur les sentiments. De nombreux fils tissaient la nouvelle structure : théologiques, juridiques, philosophiques, humanistes ; et le transfert des idéologies de Rome ou de l'Empire aux monarchies territoriales était à peine moins essentiel que les applications des théories religieuses. Dans la première phase, cependant, les composantes principales de la vénération de la patria venaient d'un univers intellectuel qui était religieux en un sens très large ; et le moteur de cette dévotion était qu'à un moment donné de l'histoire, l'État était apparu comme un corpus mysticum comparable à l'Église. De là, Pro patria mori, la mort pour l'amour de ce corps mystico-politique, avait pris un sens : elle devenait significative, parce qu’on la considérait comme égale en valeur et en importance à la mort pour la foi chrétienne, pour ou pour la Terre sainte. Si vraiment tout chrétien "qui vit dans le corps de l'Église est tenu de se battre pour défendre ce corps", c'était une déduction logique et simple que de soutenir que tout Français vivant dans le corps de la France était tenu de se battre pour défendre ce corps national. Par analogie, donc, la mort pour le corps politique ou pour la patria était considérée comme une perspective véritablement religieuse et elle était comprise religieusement, même sans l'héroïsation classique et l'amplificateur ultérieur de la trompette humaniste. C'était un sacrifice qui avait d'autant plus de valeur qu'il était fait pour le bien d'un corps politique et moral qui entretenait ses propres valeurs éternelles et avait réussi à obtenir son autonomie morale et éthique à côté du corpus mysticum de l'Église.
Il est beaucoup plus difficile de répondre à la question qui avait été posée simultanément : le concept du duplex corpus Christi, les "deux corps du Christ", avait-il ou non un rapport quelconque avec l'idée des "deux corps du roi" ? La doctrine des deux corps (et non pas "natures") du Christ - son corps naturel et son corps mystique, ou individuel et collectif - reposait sur le concept organico-corporationnel de l'Église. Alors que l'Église, en tant que corpus Christi, était une notion qui remontait à saint Paul, l'Église, en tant que corpus Christi mysticum, était un concept plus récent qui avait acquis ses connotations juridiques dans le courant du XIIIe siècle. Trouvait-on un équivalent dans le domaine séculier de l'idée du double corps - "un corps du Christ qui est lui-même et un autre corps dont il est la tête" - au moment où apparaissait le corpus reipublicae mysticum ?
À première vue, nous pourrions être tenté de chercher là la solution de tout le problème des deux corps du roi. Les analogies développées par juristes et philosophes étaient certes nombreuses : le Prince étant la tête du corps mystique de l'État, et quelquefois ce corps lui-même, était comparable au Christ, qui était à la fois la tête du corps mystique de l'Église et ce corps lui-même ; d'autre part, tout comme le Christ avait donné sa vie pour son corps corporatif, le Prince était censé sacrifier sa vie pour le bien commun. Rappelons aussi la persistance de ces analogies : le suicidé commettait un acte de félonie, non seulement parce qu'il agissait contre la nature et contre Dieu, mais aussi (comme le faisaient remarquer les juristes de l'époque des Tudors) contre le roi, "en ce que, par cet acte, le roi a perdu un sujet; et étant la tête, na perdu l'un de ses membres mystiques". Obiter, mentionnons peut-être que, selon l'Éthique à Nicomaque, le suicidé ne faisait tort ni à lui-même ni à aucune autre personne, mais il faisait tort à la polis, au bien public – en langage chrétien, au corpus mysticum ou sa tête. Il serait probablement assez aisé de rassembler d’autres éléments qui pourraient rendre le parallèle entre la tête spirituelle du corpus mysticum et la tête séculière du corpus politicum encore plus frappant. Pourquoi, alors, ne pas déduire du duplex Christi corpus le duplex corpus regis et en rester là ?
En y réfléchissant, cependant, il apparaît moins probable que le concept organique de l'État, bien que par ailleurs très efficace, ait pu conduire per se à une théorie des "deux corps du roi", ou même, à l'équivalent séculier des deux corps du Christ. D'abord, nos sources ne confirment pas cette suggestion : nous ne trouvons nulle part, reposant sur la seule base du concept organique de l'État, l'idée que le roi, en tant que tête du corps politique, a deux corps. Il n'y a d'ailleurs aucune raison pour que ce soit le cas. Le roi Philippe IV de France était la tête du corps politique de la France en tant qu'homme naturel et, comme tout citoyen français, il n'était qu'un élément - le plus important, il est vrai - de ce corps. Le droit canon, certes, faisait clairement la distinction entre l'évêque et le chapitre : chacun était censé représenter un corpus separatum, bien que, à d'autres égards, l'évêque et le chapitre pris ensemble formassent un corps dont l'évêque était la tête. Mais cette théorie présuppose des doctrines autres qu'organiques, et les théoriciens de l'État séculier ne semblent pas avoir reconnu le chef de la communauté comme un corpus separatum ; au contraire, ils étaient extrêmement réticents à séparer les membres de la tête ou vice versa, et l'idée de l'unité organique de la tête et des membres était trop forte pour permettre qu'ils soient séparés. On a déjà souligné que le roi pouvait apparaître dans un rôle double - c'est-à-dire comme suzerain féodal et comme chef du corps politique tout entier : la mort pro rege et patria suggère ce double aspect de l'autorité royale. Mais ce caractère double ne présentait aucune analogie avec le corps mystique et le corps naturel du Christ. Car qu'est-ce que cela aurait signifié, et qu'est-ce que cela aurait apporté, si l'on avait inventé une formule du genre : "Il y a un corps du roi qui est lui-même, et un autre corps dont il est la tête" ? Cela aurait été une définition n'entraînant ni conséquences ni obligations, ne représentant rien.
On peut écarter rapidement un autre argument possible : l'État en tant que persona ficta, personnification abstraite au-delà de ses membres. Il est vrai que l'Église était, à l'occasion, définie par saint Thomas d'Aquin comme une persona mystica. Cette expression contestable nous autorise-t-elle à comprendre, en conséquence, l'État aussi comme une persona politica et moralis ? La formule ne paraît pas être employée ; car l'État, vers 1300, n'était pas une "personne fictive", mais un ensemble organique. Il n'existait pas isolément de ses membres, et "l'État" n'était pas non plus quelque être supérieur per se au-delà de sa tête et de ses membres, ou au-delà des valeurs morales et du droit. En bref, le regnum, ou la patria, n’était pas personnifié - il était "incorporé". C'est principalement parce que l'État conçu comme un « corps » que l'on pouvait construire une analogie avec le corps mystique de l’Église. Le parallèle reposait, en quelque sorte, sur le mot corpus et non sur le mot persona, tout comme les théologiens méditaient sur le duplex corpus Christi, et non sur le duplex persona Christi - ce qui, n'importe comment, aurait été du nestorianisme pur et simple. De la même façon, les juristes Tudor dissertaient sur les "deux corps du roi" et non pas sur les "deux natures du roi" - même s'ils faisaient de temps en temps l'erreur. La terminologie même devrait nous empêcher de rejeter d'un cœur léger la vieille unicité de la tête et des membres du corps politique et de la remplacer trop hâtivement par l'abstraction d'un État personnifié.
Notre quête laborieuse des interdépendances entre les corpora mystica de l'Église et de l'État n'aura pourtant pas été tout à fait vaine, si nous modifions notre question. Au lieu de rechercher les caractères transférés du spirituel au séculier, nous devrions nous demander: de quel point de vue était-il impossible de transférer ou même d'appliquer indirectement le concept des "deux corps du Christ" à la tête du corps mystique de l'État ? Quelle est la faille dans l'analogie ?
La réponse sera assez facile, une fois que nous reconnaissons que le principal problème impliqué est un problème de temps. La tête du corps mystique de l'Église était éternelle, puisque le Christ est à la fois Dieu et homme. Sa propre éternité, par conséquent, conférait de même à son corps mystique la valeur de l'éternité, ou plutôt de l'intemporel. Au contraire, le roi en tant que tête du corps politique était un mortel ordinaire; il pouvait mourir, et il mourait, et il n'était pas du tout éternel. C'est-à-dire que, avant que le roi puisse représenter (dans le jargon des juristes Tudor) cet être étrange qui, comme les anges, était immortel, invisible, doué du don d'ubiquité, jamais mineur, jamais malade, et jamais sénile, il lui fallait, ou cesser d'être un simple mortel, ou acquérir d'une façon ou de l'autre une valeur d'immortalité : l'éternité que le Christ, dans le langage de la théologie, possédait "par nature" devait parvenir au roi d'une autre source. Sans un certain character aeternitatis, il ne pouvait être doté d'un character angelicum et, sans une certaine valeur inhérente d'éternité, il ne pouvait ni avoir "deux corps" ni avoir un "surcorps" distinct de son corps naturel mortel.
Certes, la Grâce tout comme la Justice et la loi restaient des valeurs-éternité qu'il était impossible d'écarter à la légère, et elles participèrent à l'élaboration de la continuité des nouvelles monarchies ; car l'idée de gouvernement "par la Grâce de Dieu" prit une nouvelle vie dans les idéologies dynastiques, et la continuité d'une Justice "qui ne meurt jamais" joua un rôle très important à l'égard de la continuité de la Couronne. Mais la valeur d’immortalité ou de continuité, grâce à laquelle les nouveaux gouvernements fondés sur la politia allaient prospérer, était assignée à l’universitas "qui ne meurt jamais", à la perpétuité d'un peuple, d'une politia ou d’une patria immortels, dont le roi en tant qu’individu pourrait être séparé, mais non la Dynastie, la Couronne, et la Dignité royale.
Ernst KANTOROWICZ http://www.theatrum-belli.com
In Oeuvres / Les Deux Corps du Roi
Editions QUARTO / GALLIMARD

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