mardi 30 novembre 2010

Guerre de 1870 : L’affaire du camp de Conlie (fin)

Une armée sans armes… et en sabots. On a déjà beaucoup de mal à imaginer ces 50 000 hommes les mains vides, pour la quasi-totalité, et les voici en sabots ! Oui ! Il ne faut pas oublier que ces gens étaient en majeure partie des ruraux qui se trouvaient fort bien en sabots, dans cette immense boue de Conlie. Alors, pourquoi se chausser autrement, surtout que les souliers qu'on leur avait donnés étaient trop minces, trop étroits, des « souliers de demoiselles », disaient-ils (beaucoup de rappelés, en 1939, ont connu un sort identique).
Et ces sabots, ils ne les quittaient plus. Lors de l'évacuation du camp, Rennes vit passer 20 000 hommes, et les habitants purent constater - les journaux locaux y mirent un particulier accent - que presque tous étaient en sabots : « Ils n'ont que cela aux pieds, écrivait le « Journal de Rennes » ils ont l'air de mendiants hébétés, leurs vêtements sont en désordre et couverts de boue. »Sans armes et en sabots… Cependant, deux fois on leur demandera de se battre. Le 21 novembre, dépêche de Gambetta à Keratry lui enjoignant de « couvrir Alençon ». En effet, l'ennemi avance toujours, il va occuper Nogent-le-Rotrou et La Ferté-Bernard. Le Mans et Tours sont menacés.
Le lendemain, nouvelle dépêche de Gambetta, avec cette phrase assez extraordinaire et qui marque éloquemment l'état d'esprit du ministre : « Je vous conjure d'oublier que vous êtes Breton pour ne vous souvenir que de votre qualité de Français. Et il demande la formation immédiate d'une division de marche ».
Une division ? Mais c'est 15 000 hommes. Et il faut les armer. Comment ? Keratry qui, évidemment, n'a pas besoin de la singulière recommandation de Gambetta, et la méprise, Keratry multiplie le nombre de ses émissaires à la recherche de fusils et de munitions. Et cette recherche tourne au ridicule, véritablement.
Le général Trinité, l'un des membres de son état-major, découvre 1 400 chassepots à Laval. Il se les approprie. Un autre de ses officiers, le général Mangin, trouve lui aussi des chassepots - 600 - entreposés au château de Nantes. Il a le tort de les demander au ministre, qui les lui refuse et les attribue à un régiment en garnison à Angers.
Gambetta s'obstine
1 400 fusils donc, et 15 000 hommes, que Keratry a réussi à extraire de la masse de ses mobilisés ; 15 000 volontaires, soulignons-le. Ils sont conduits, deux jours plus tard, le 23 novembre, à la gare du bourg de Conlie, à proche distance du camp. Quelques-uns, donc -1 soldat sur 100 environ ! - portent fièrement un chassepot, mais un chassepot sans cartouches. Elles doivent parvenir par le premier train.
Imaginons, ici encore, ces hommes, le long des quais et alentour de la gare, attendant, plus ou moins patiemment leurs indispensables munitions, qui ne viennent pas. Car voici le train, sans le précieux chargement, qui a été, par erreur, dirigé sur Tours, et qu'il faudra attendre encore pendant six longues heures.
La division est alors transportée au Mans, puis à Parigné, et dirigée, à pied, sur Saint-Calais, où l'avance prussienne est signalée, Keratry, d'autorité, s'est emparé, au parc d'artillerie du Mans, de six canons - des pièces de quatre - que, faute d'attelage, des marins de Brest, appelés à les servir, traîneront eux-mêmes pendant 30 km.
La division ayant atteint Saint-Calais alors que l'ennemi a évacué la ville, s'établira à Yvré-l'Évêque, à 6 km du Mans. Elle sera incorporée, les jours suivants, à l'année de la Loire.
Gambetta avait télégraphié à Keratry, à 5 heures du matin, le 23 novembre - jour du départ de la division, rappelons-le : « Allez rendre à la République et à la France un signalé service. Nous allons nous battre ensemble ; nous arrêterons la marche des Prussiens. »
Et le lendemain, il télégraphiait encore, mais au directeur de l'artillerie à Rennes, cette fois : « Je vous donne l'ordre formel de ne rien délivrer, ni en matériel ni en munitions à M. de Keratry - ou à ses lieutenants sans une autorisation expresse de ma part. Avez-vous expédié 50 000 cartouches à M. de Keratry (celles qui avaient été si longuement désirées à la gare de Conlie !)? Si non, gardez-vous de le faire. Envoyez-les au Mans. »
Evidemment Keratry ne tarde pas à connaître le singulier comportement du ministre. Il le rencontre, le 27 novembre, à la préfecture du Mans, et, après une très violente discussion, démissionne. Gambetta le remplace par le général de Marivault, en qui il semble avoir une confiance entière.
Mais les problèmes restent les mêmes, 15 000 hommes sont partis et il en arrive d'autres chaque jour. L'effectif va atteindre, deux semaines plus tard, le chiffre exact de 49 112 recrues. Et la situation est devenue intenable. Le froid, la neige ont succédé à la pluie, puis le dégel a transformé la plaine en un véritable lac.
Le général de Marivault est très vite convaincu. Il en avise Gambetta : « Il faut de toute urgence évacuer cette pitoyable armée. Il y a tout ici pour attirer l'ennemi et rien de ce qu'il faudrait pour le repousser. »
Car - et c'est là un fait nouveau - l'armée du général Chanzy, la « deuxième armée de la Loire », après la perte de Vendôme, bat en retraite vers Le Mans, et Conlie pourrait être directement menacé.
Il faut absolument empêcher que l'ennemi ne capture cette masse d'hommes désœuvrés et inutiles et qui se sont mis, d'ailleurs, à murmurer, à s'étonner et s'indigner de l'incroyable condition qui est la leur.
enfin des armes mais sans valeur
Marivault multiplie ses démarches. Il presse, insiste : « Je vous prie, une nouvelle fois, de bien vouloir envoyer les ordres les plus formels et les plus immédiats d'évacuation. » Gambetta répond : « Il ne faut évacuer Conlie sous aucun prétexte. » C'est le 16 décembre, à minuit.
Le lendemain, Marivault n'attend plus la permission de son ministre. De sa propre autorité, il fait sortir, ce jour-là et les deux jours suivants, vingt-huit bataillons, dirigés principalement sur Rennes. où leur aspect lamentable provoque les réactions que nous avons citées.
D'autres départs encore abaisseront l'effectif, le 30 décembre, à 6 540 recrues et cent quarante officiers, constituant ces « bataillons d'Ille-et-Vilaine », tristement destinés à connaître un sort cruel…
Ces bataillons, composés d'appelés des régions de Rennes, Redon et Saint-Malo, étaient sur le point d'être évacués à leur tour quand une note de Freycinet, délégué à la guerre, on l'a vu, et le plus proche collaborateur de Gambetta, signifiait que la « question de Conlie devait « être réservée » ».
C'était ainsi faire savoir à Marivault que son action était connue et qu'elle ne pouvait pas être approuvée, C'est pourquoi celui-ci ne devait aller jusqu'au bout : il suspendit la phase finale de l'évacuation.
Et le lendemain les bataillons d'Ille-et-vilaine reçoivent des armes. Ils en reçoivent 6637 exactement. Et quelles armes ! Ce sont des fusils américains, débarqués quelques jours auparavant, à Brest, du transport Erié, des springfields.
Il semblerait tout à fait normal, n'est-ce pas, que les soldats fussent autorisés à les essayer, ces fusils. Non. Le général de Lalande - à qui Marivault a confié le commandement des bataillons - a peur qu'ils ne se détériorent au contact de la pluie et de l'humidité ambiante. Il interdit - sagesse ou stupidité ? - qu'ils soient sortis de leurs caisses. Il le permettra - quand même ! - la veille du jour où ces bataillons seront appelés à se battre. Et que trouvera-t-on ?… Reportons-nous, ici encore, au rapport de la Commission d'enquête :
« Toutes ces armes avaient été expédiées sans avoir été examinées et contrôlées. Leur ajustage était souvent défectueux. Les ressorts manquaient tantôt de fermeté, tantôt de souplesse. Quand ils étaient trop mous, le chien retombait sur la capsule sans l'écraser ; ou bien le marteau retombait sur la cheminée dès que l'on voulait épauler. Lorsqu'ils étaient trop durs, on ne pouvait armer qu'avec l'aide des deux mains, le fusil serré entre les genoux. Pour ce faire on était parfois dans l'obligation de s'asseoir (ce qui était, n'est-ce pas, fort commode au combat !). D'autres armes avaient leurs cheminées non forées ou obstruées par la crasse ou la rouille. Il n'y avait aucun nécessaire de nettoyage. Quant aux cartouches, la plupart n'avaient pas le calibre voulu. » Et la Commission précisait : « D'après les témoignages et les essais officiels effectués à la fin des hostilités, les coups ne partaient pas, dans une proportion de près de 50. »
un combat inégal
Le samedi 7 janvier, un ordre de Chanzy enjoint aux bataillons d'Ille-et-Vilaine de se mettre en route. Chanzy, mal informé, semble-t-il, les a affectés à la défense d'une position qui peut devenir très importante, un peu en dehors du Mans, couvrant les accès de cette ville en direction de Tours.
La petite armée quitte Conlie à pied et se trouve, au soir du lendemain, aux points qui lui ont été assignés, et plus spécialement autour du lieu nommé « La Tuilerie». Les hommes doivent établir leurs défenses et leurs campements avant d'apprendre - ou d'essayer d'apprendre, enfin ! - à se servir de leurs armes. Encore faudrait-il qu'ils eussent des cartouches. On ne leur en donne que le 10 janvier. Et l'ennemi attaquera le jour suivant !… Il faut lire les incroyables récits des chefs de corps :
Du colonel de Goniac : « Je réussis à grand-peine à faire tirer trois cartouches à chaque mobilisé, moyen de leur apprendre à charger leurs armes et tirer. »
Du colonel d'Elteil : « On ne put faire du tir à la cible, cela aurait jeté l'alarme dans les corps voisins et mis en rumeur toute l'armée. »
Et le général de Lalande, placé, rappelons-le, à la tête des bataillons, faisait transmettre à Chanzy le message suivant : « Ces hommes, pour le plus grand nombre, n'ont jamais tiré un coup de fusil ; ils ne savent pas charger leurs armes et n'y ont aucune confiance ; ils partiront à la débandade. »
Et le lendemain… Mais référons-nous, ici encore, au récit de la Commission d'enquête :
À la fusillade prussienne, les mobilisés répondirent par quelques coups de feu, plus dangereux pour leurs camarades que pour l'ennemi. La plupart des fusils ne purent jamais faire feu. » Les hommes, alors, reculèrent. Et que pouvaient-ils faire d'autre ?
Cependant, le jour suivant, Gambetta adressait aux préfets de tous les départements un télégramme ainsi libellé :
« Nos positions étaient bonnes hier soir, sauf à la Tuilerie, où les mobilisés de Bretagne, en se débandant, ont entraîné l'abandon des points que nous occupions sur la rive gauche de l'Huisne. »
Le ministre n'indiquait pas que d'autres mobilisés de Conlie, ceux appelés deux mois plus tôt à constituer la division de marche, et qui, dotés par la suite d'un armement convenable, avaient enfin appris au combat leur métier militaire, s'étaient magnifiquement conduits la veille, au plateau d'Auvours, ayant contribué à la reprise de cette position.
Infortunés soldats du camp de Conlie ! Leur triste histoire a laissé au cœur des Bretons eux qui savent si bien se battre - une singulière amertume. On le comprend sans peine.
Jacques-Philippe Champagnac Historia juillet 1979

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