lundi 7 septembre 2009

Comment la CGT du Livre a pris en otage la presse française

Le 30 octobre dernier, la quasi-totalité des quotidiens nationaux a été empêchée de paraître, en raison d'une grève des ouvriers du Livre CGT protestant contre un plan de restructuration des NMPP. Une fois n'est pas coutume, les éditorialistes des titres concernés - Le Monde et Libération compris - ont condamné le mouvement avec véhémence. Voilà pourtant longtemps que la CGT du Livre prend la presse en otage. Ancien rédacteur en chef du Parisien à l'époque où ce titre appartenait à Emilien Amaury, notre collaborateur Bernard Cabanes apporte ici un témoignage de première main sur les méthodes des syndicalistes communistes.

Abordons-nous, avec la présente crise, une nouvelle ère de sabotages professionnels ? Celui des caténaires de la SNCF encouragera-t-il les violents à frapper à nouveau nos ports et nos journaux ? La récente grève de la distribution des quotidiens parisiens peut le faire craindre, de même que le refus de la loi du 4 juillet par les responsables cégétistes des ports de Marseille et du Havre. Les dockers et grutiers formaient, avec les égoutiers et les ouvriers du Livre CGT, l'un des trois monopoles syndicaux stratégiques dont le pacte Hitler-Staline d'août 1939 accentua le caractère totalitaire. En dépit des diversions officielles, le sabotage a des racines profondes dans le passé d'un syndicalisme français par trop politisé.
Un petit tour en arrière s'impose. Le socialiste Léon Jouhaux, patron de la CGT triomphante en 1936, reste en 1942 à la tête de la CGT clandestine au sein du mouvement Libération en zone Sud. Mais le Livre parisien CGT connaît une évolution bien différente dans Paris occupé. Entre alliés qui se partagent la Pologne et l'Europe du Nord, la fraternisation est de rigueur. L'occupant est reconnaissant des efforts communistes de désarmement de la France et cégétistes de sabotage de son armement. Devenu Corporation du Livre, le Livre parisien CGT imprimera sans une grève, de juin 1940 à août 1944, le Pariser Zeitung et les journaux des deux partis de la collaboration, dirigés par l'ex-député communiste de Saint-Denis Jacques Doriot et l'ex-dauphin de Léon Blum à la tête de la SFIO, Marcel Déat. Revenu de Bruxelles à Paris avec les avant-gardes allemandes le 14 juin 1940, Jacques Duclos couvre les dirigeants du Livre, qui festoient avec l'occupant et communient avec lui dans le souvenir des cégétist fusillés « par l'impérialisme » comme saboteurs en 1939-1940. L'agression hitlérienne contre l'URSS n'y change rien. Staline attend son tour de saboter notre économie.

Eliminer le « journal bourgeois lu par la classe ouvrière »

Reprenant le label cégétiste à la Libération, Corporation du Livre parisien impose son monopole en excluant des ateliers libérés les ouvriers de la CFTC qui ont imprimé la presse clandestine dans les caves de l'hôtel Sangnier, boulevard Raspail. Elle maintient le nombre de 5 équipes quand la pénurie papier réduit les quotidiens à un feuillet face et dos, pour multiplier ensuite par le nombre de pages. Sabotage évident : les 65 journaux nés de la Libération croulent sous le poids des charges résultant de cette inflation des effectifs. Parmi ses victimes figurent Le Populaire du PS, L'Aube du MRP et, plus tard, La Nation de l'UNR. Le débat politique disparaît, ce dont la V' République s'accommode : elle enterrera la loi Moisan d'avril 1956, qui interdit la discrimination syndicale dans l'embauche. Des partis de gouvernement, seul le PC conservera son quotidien, L'Humanité, même sans lectorat.
Mais le tirage du Parisien lui fait de l'ombre au point qu'en novembre 1974, ce quotidien tombe sous le coup d'un oukase de Boris Ponomarev, secrétaire du Département international du PC de l'Union soviétique, ordonnant aux « détachements étrangers » l'élimination du « journal bourgeois lu par la classe ouvrière ».
La CGT, docile, sabote sa distribution : cinq mois durant, des réunions d'équipes en cascade lui font rater les trains. Le petit format du Parisien, qu'Emilien Amaury m'a confié, survit seul à la grève générale illimitée avec occupation de ses deux imprimeries parisiennes déclenchée en avril 1975. Alignant alors 10 000 imprimeurs ou supposés tels, le Livre parisien CGT lancera jusqu'à 1 200 hommes contre les imprimeries de substitution que le quotidien trouve en province et en Belgique. Cependant, le journal construit à la hâte une imprimerie moderne hors Paris. Elle occupe l'ancien hangar de réparation de locomotive des chemins de fer du Nord, qui abritait jusqu'alors le parc automobile du Tour de France, au lieu dit la Cave aux huiles à Saint-Ouen.
Jusqu'à la grève supposée fatale, le Livre nous imposait de rétribuer 1389 ouvriers et cadres travaillant, ou supposés le faire, dans nos ateliers. L'imprimerie assiégée de Saint-Ouen en emploiera 70, dont des rotativistes de Force ouvrière, chassés des imprimeries parisiennes par la CGT. Soit vingt fois moins !

Emilien Amaury, résista aux oukazes du syndicat du Livre CGT.

Assassinats et tentatives d'enlèvement

L'introduction de la photocomposition n'explique pas cette différence. Avant le monopole installé par l'occupant en juin 1940, tel des 15 quotidiens parisiens, journaux d'opinion ou de parti, paraissait avec 9 imprimeurs. L'inflation des effectifs, dans les ports comme dans l'imprimerie de presse parisienne, trahissait une visée stratégique. Ces monopoles ne faisaient pas seulement vivre nombre de permanents du PC et de ses organisations de masse. Ils traduisaient les visées du "bloc socialiste" sur l'Europe de l'Ouest, désireux de saboter l'arrivée de renforts alliés, du pétrole et des matières premières.
Le sabotage s'exercera dans nos ports à chacun de nos conflits, en particulier lors de la guerre d'Indochine.
Dans l'imprimerie de presse, le monopole du Livre constituait, avec celui des égoutiers, la base d'un "coup de Paris", sur le modèle du coup de Prague de 1948. A Prague, des camions avaient attendu une partie des effectifs du Livre à la périphérie boisée de la capitale, avec des armes tirées d'ambassades amies, pour faire le tour des ministères et de la radio. Ce scénario devait être appliqué à Paris tandis qu'attendrait, au Bourget et à Roissy, une des huit divisions aéroportées soviétiques. La crainte de retombées massives sur l'Est, du fait du vent d'Ouest dominant, avait amené le Kremlin à renoncer au feu roulant nucléaire et chimique de la doctrine Sokolovski pour miser (doctrine Ogarkov) sur des projections aéroportées et héliportées, qui plaçaient Paris dans la zone des combats dès l'heure H. Dans ce contexte, le réseau des égouts donnait à la brigade "à destination spéciale" (Spetznaz) infiltrée dans Paris le moyen de rayonner pour triompher des résistances rencontrées par le Livre parisien.
Chef d'escadron de Spahis, prisonnier évadé, contact parisien du premier envoyé du général De Gaulle dans Paris occupé, chef du groupe de résistance de la rue de Lille, Emilien Amaury mourra brutalement, officiellement d'une chute de cheval, alors qu'il résistait au nouvel occupant potentiel. A la même époque, je survivrai quant à moi à deux attentats, dont le premier tuera par erreur, le 13 juin 1975, un homonyme et ami journaliste de l'AFP.
(L'attentat à la bombe qui détruisit son appartement fut revendiqué par un appel anonyme à une radio annonçant avoir « détruit le domicile de Cabanes, du Parisien Libéré »). Deux tentatives d'enlèvements seront également perpétrées, l'une contre moi-même, l'autre contre ma fille aînée.
Bernard Cabanes monde & vie du 22 novembre 2008

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