jeudi 27 août 2009

Le régime politique carolingien (partie 3)

Il en résulte que l'on n'était pas missus de la même façon qu'on était comte. Le comte est un fonctionnaire permanent. Le missus est un délégué temporaire du prince. Un comte peut devenir missus sans cesser d'être comte. Il se fera alors suppléer pendant l'absence à laquelle l'oblige sa tournée, mais il reprendra sa place au retour.
De même les missatica ne sont pas des circonscriptions fixes comme les comtés. Ce ne sont pas des unités administratives. Ce sont des ressorts variables. Deux comtés voisins peuvent être dans le même missaticum une année donnée et l'année suivante se trouver dans deux missatica différents. Les groupements de comtés dans un même missaticum dépendent de l'itinéraire fixé par le Palais à une équipe de missi.
En tournée d'inspection, les missi sont défrayés par les habitants. La réquisition leur permet d'exiger logement et nourriture en vertu du ban.
Inutile de demander quelles sont les attributions du missus : à franchement parler, il les a toutes. Ce qu'il a le droit de faire ou ce qu'il convient qu'il fasse, tout est prévu dans les instructions qu'il a reçues du Palais, si un doute surgit dans son esprit, il n'a qu'à demander des instructions complémentaires : il les aura aussi vite que le permettront les distances. Parmi les préoccupations qui doivent guider cette action, il va de soi que le bon fonctionnement du ban royal tient une place de choix. Intermédiaire entre le souverain et les fidèles, le missus ne manquera pas de faire connaître aux fidèles les actes récents auxquels ils doivent obéissance, lois et décrets, leges, capitularia. Le missus devra aussi s'assurer que les actes antérieurs de cette législation sont scrupuleusement observés.
Non seulement les missi renseignent le Palais, mais encore ils ont de lui mandat exprès d'agir en son nom. Cette faculté d'agir est très importante. Inspecteur général, le missus est aussi, un fondé de pouvoirs. Un pouvoir discrétionnaire s'ajoute en bien des cas a son pouvoir de contrôle.
De ce pouvoir discrétionnaire dérive pour le missus un droit que nous exprimons aujourd'hui lorsque nous disons, par exemple, qu'un président d'assises peut requérir la force publique. De même, tout missus peut prononcer la révocation de tout fonctionnaire inférieur au comte. Vis-à-vis du comte lui-même, il a un droit de suspension. Cette suspension s'accompagne normalement d'une proposition de révocation adressée au Palais, un comte suspendu a donc peu de chances d'échapper a une mise a pied. Tout acte d'un comte ou d'un subordonné du comte peut, sans attendre, être annulé par les missi, et, dans un tel cas, ceux-ci peuvent ordonner aux lieu et place de l'autorité dont l'ordre a été annulé.
En matière judiciaire, les missi ont des pouvoirs très larges, Rien de moins que de tenir de véritables assises d'appel. Les sentences de toutes les juridictions civiles, celles des tribunaux comtaux notamment, tombent sous ce contrôle. Il n'est pas nécessaire que les parties aient pris l'initiative d'un pourvoi, les missi eux-mêmes peuvent se saisir d'emblée des procès qu'ils estiment mal jugés et procéder d'office à leur révision (3).
2) Les plaids
Matière particulièrement délicate. Aussi les historiens ont-ils souvent offert à ce sujet le spectacle peu édifiant de leurs divergences. Dans ces assemblées que l'on appelle plaids (placita), les uns ont voulu voir une institution de liberté, une sorte d'organe populaire, propre à limiter l'autorité, et l'on a représenté le régime comme une sorte de monarchie constitutionnelle, dont le plaid aurait été en quelque manière le Parlement. Une telle conception est un bel exemple d'anachronisme. D'autres sont allés à l'excès contraire. Ils n'ont vu au plaid que des figurants passifs et l'institution leur a paru dès lors dépourvue totalement de signification.
Les documents, impartialement interrogés, ne s'accommodent d'aucune de ces théories extrêmes. Le plaid n'est pas une institution parlementaire si rudimentaire qu'on se plaise à le supposer; il n'est pas non plus une parade vaine, sans intérêt pour la vie politique.
Le De Ordine Palatii d'Hincmar s'exprime ainsi : « Au printemps, on prenait les décisions gouvernementales pour l'année d'après et leurs dispositions arrêtées n'étaient changées par la suite sous aucun prétexte, à moins d'une nécessité absolue intéressant l'ensemble du royaume. A ce plaid général venait la masse des grands, tant clercs que laïques : les seigneurs, pour délibérer au conseil ; les moindres, pour en recevoir notification et parfois pour participer aux séances, non sous la pression d'autrui, mais en vertu de leurs propres lumières. De plus, on remettait au plaid les dons annuels (4). »
Admettons, pour faire la part aux critiques accumulées par L. Halphen (5) au sujet de ce texte, qu'il idéalise la réalité. En tout cas, il nous découvre l'essence de l'institution et c'est là un service inappréciable rendu à l'histoire par l'auteur. Son exposé prouve nettement que, dans le plaid, le peuple n'a aucune part, puisqu'il s'agit seulement des grands (majores), et si ces grands sont accompagnés de leurs hommes, ceux-ci ne sont évidemment que des figurants. Mais, d'autre part, ces grands eux-mêmes se divisent en deux catégories : les seigneurs, les moindres (seniores, minores). Les premiers concourent aux décisions, les autres n'ont qu'à en prendre connaissance, à moins qu'exceptionnellement (interdum) leur intervention soit requise pour traiter les affaires (tractandum), auquel cas ils doivent s'y prêter d'après leur conscience et leur honneur, non en se laissant guider par des influences (ex potestate). Enfin c'est au plaid que sont apportés les dons annuels.
Faisons abstraction des dons annuels, dont nous savons la nature, ce point ayant été précisé à propos de l'impôt. Les délibérations du plaid font ressortir l'existence de deux sortes de membres : les membres actifs, peut-on dire, et les autres. Les premiers, l'élite sociale, celle de ceux qui déjà prennent figure de seigneurs, ont voix au conseil. Les autres, sauf le cas où par exception on recourt à leurs compétences, et où par conséquent ils ont voix consultative, se contentent de prendre acte de ce qui a été arrêté (6). D'autres textes expriment cette dernière idée, - prendre : acte - par le verbe consentir (consentire). Il suit de là que le consensus carolingien que l'on trahit en traduisant le mot par «consentement», ne comporte en aucune façon la faculté de refuser ou d'accepter.
Pat - (principale source, Charlemagne de Joseph Calmette)
NOTES
(3) L'évêque d'Orléans, Theodulfe, qui a été missus, a raconté une tournée judiciaire dans son ouvrage Parœnesis ad judices, et Gabriel Monod a tiré parti de ce texte dans un de ses meilleurs travaux, Les Mœurs judiciaires au VIIIe siècle, Revue Historique, t, XXXV, 1873,
(4) Les dons annuels sont apportés au souverain par les fidèles à leur venue aux plaids. Ces réunions ont lieu ordinairement au printemps. Le mot don qui désigne cette contribution ne doit pas faire illusion. Il est possible, il est probable même qu'à l'origine il s'agissait de cadeaux bénévoles, mais, à l'âge où nous la prenons, l'institution n'a nullement le caractère d'un sacrifice volontaire. Il s'agit bel et bien d'une obligation impérative, et c'est pourquoi dans sa correspondance, au temps de Charles le Chauve, l'abbé de Ferrières, Loup, dira formellement : « Les dons qui sont dus » (debita dona). Aucune équivoque n'est donc permise.
(5) Revue Historique, 1938
(6) Consilium suscipere équivaut à consentire ; il y a aussi le mot placuit qui exprime la même nuance de sens. Ce dernier mot prête à l'équivoque. Il ne comporte ici aucune idée de choix, aucune idée de vouloir ou ne pas vouloir.

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