mardi 2 décembre 2008

A propos du mythe d'Al Andalus

Le Prix Lyssenko a été créé en 1990 par le Club de l'Horloge (4 rue de Stockholm, 75008 Paris) pour "couronner" un auteur ou une personnalité ayant, par ses écrits ou ses actes, « apporté une contribution exemplaire à la désinformation en matière scientifique ou historique, avec des méthodes et arguments idéologiques ». Le 23 octobre, il a été décerné par Henry de Lesquen, président des "Horlogers" (ainsi que de Radio Courtoisie) à l'universitaire Alain de Libera, ce médiéviste et historien de la philosophie s'acharnant à démontrer « les racines musulmanes de l'Europe chrétienne », en exaltant par exemple la "tolérance" et l'amour des sciences qui auraient régné dans les Espagnes tombées sous le joug islamique et notamment en Andalousie. Un mythe réduit à néant par l'historien Philippe Conrad dans l'allocution qu'il a prononcée le 23 octobre.
Après avoir exalté, durant les guerres balkaniques des années quatre-vingt-dix, le mythe de la « Sarajevo multiconfessionnelle », havre de "tolérance" entre les diverses religions présentes au sein des territoires européens de l'Empire ottoman, les tenants de la bien-pensance "multiculturelle" ont mis en avant - principalement depuis 1992, date anniversaire de la découverte de l'Amérique ; de la prise de Grenade et de l'expulsion des juifs d'Espagne - une Andalousie rêvée, celle où la domination musulmane aurait permis la coexistence pacifique des « trois religions », garantie par la remarquable "tolérance" qui aurait régné sous les califes de Cordoue ou les émirs de Grenade. Ce « mythe d'AI Andalus » que vient d'analyser, dans un essai aussi percutant que documenté, la philosophe espagnole Rosa Maria Rodriguez Magda (« Inexistente Al Andalus. De como los intelectuales reinventan el Islam » ([Une Al Andalus inexistante. Comment les intellectuels réinventent l'Islam]) apparaît comme l'héritage de la découverte romantique des vestiges musulmans d'Espagne du sud, quand, de Chateaubriand à Washington Irving, un "orientalisme" né de l'imagination des voyageurs d'alors proposait aux esprits européens en mal d'exotisme une vision de l'islam et des sociétés musulmanes bien éloignée des réalités. Les historiens prirent ensuite le relais, mais la plupart d'entre eux, de F.J. Ramonet à Levi Provençal ou Menendez Pidal, rendirent compte exactement de ce qu'avait été le passé musulman d'une partie de l'Espagne,
Les grandes interrogations engendrées par la crise de 1898 conduisirent ensuite à un large débat à propos de l'identité espagnole et, quelques années plus tard, c'est l'occasion pour Americo Castro d'affirmer, face au médiéviste C. Sanchez Albornoz, que l'Espagne était née, à parts égales, des apports musulmans, juifs et chrétiens. Une thèse largement réfutée, mais qui a préparé le terrain à la surévaluation de la part musulmane intervenant dans « l'essence de l'Espagne ». La valorisation de la Reconquista réalisée durant l'époque franquiste et la place exclusive faite alors à l'héritage catholique consubstantiel à l'identité nationale suscitèrent en réaction, une fois survenue la transition démocratique, une valorisation exclusive du passé musulman, instrumentalisée par une lntelliguentsia et des institutions européennes favorables à un processus de mondialisation écartant toute relation conflictuelle avec l'Islam et faisant de l'Andalousie "tolérante" des VIII-XVe siècles le modèle de la coexistence harmonieuse qu'il convenait de mettre en œuvre dans l'avenir entre l'Europe de tradition chrétienne et l'Orient ou le Sud méditerranéen, riches de leurs héritages musulmans. La Reconquista apparaît dans cette perspective comme un « épisode sombre » de notre Histoire européenne, comme un « génocide culturel », comme la première étape de l'expansion coloniale européenne des siècles ultérieurs. Cette condamnation de l'Europe barbare, destructrice du brillant foyer de civilisation apparu dans le sud de la péninsule ibérique, allait de pair avec la valorisation d'une culture arabe sans laquelle l'Occident n'aurait pu récupérer l'héritage de la pensée grecque et réaliser ensuite la montée en puissance que l'on sait.
Le Xe siècle, qui correspond à l'apogée du califat de Cordoue, fut à l'évidence une période des plus brillantes et il est vrai que cette époque vit se relâcher quelque peu l'orthodoxie musulmane qui fondait la domination des fidèles du Prophète sur les populations chrétiennes et juives, réduites au statut de "dhimmi", c'est-à-dire de protégés appelés à subir de multiples discriminations condamnant sans appel toute idée d'une "tolérance" au sens moderne du terme, en tout état de cause totalement anachronique dans le contexte de l'époque. La réalité fut en effet, on s'en doute, beaucoup moins souriante. La conquête arabo-berbère fut brutale et ce fut par la force des armes que furent subjuguées les populations romano-wisigothiques. Ainsi soumis, les chrétiens mozarabes multiplièrent les révoltes et maintinrent pendant plusieurs siècles leur foi, l'exil vers les régions demeurées chrétiennes ou le recours au martyre témoignant également du peu de cas qui leur était fait par la religion victorieuse. Les garanties procurées par le statut de "dhimmi" étaient bien fragiles et, au fil du temps, la situation des chrétiens se détériora, notamment après l'irruption des Almoravides et des Almohades qui, aux Xe et XIIe siècles, aboutit à leur déportation massive et à leur disparition en Afrique du Nord.
Si l'on retient les préoccupations culturelles d'un souverain tel que le calife Al Hakham, le zèle religieux de ses successeurs, parmi lesquels le terrible Al Mansour, aboutit à la destruction de tous les livres inspirés par les « sciences antiques ». Les périodes propices à l'essor culturel se révélèrent généralement très courtes et, aussi bien dans les « reinos de taifas » qui prennent la suite du califat qu'à l'époque des conquérants marocains, la "tolérance" tant célébrée de nos jours se révèle inexistante. Le savant juif Maïmoni doit s'enfuir en Egypte pour sauver sa peau et les autorités musulmanes du temps s'en prennent pratiquement à tous les esprits cultivés qui ont fait la réputation intellectuelle d'Al Andalus, d'Averroès à Ibn Arabi en passant par Ibn Hazm. L'islam sunnite malékite andalou prédisposait de toute manière à une lecture fondamentaliste des textes sacrés et écartait toute tentative de spéculation rationnelle.
En 2004, l'historien Serafin Fanjul a pu titrer l'un de ses livres « Al Andalus contra España » [Al Andalus contre l'Espagne] et un autre « La quimera d'Al Andalus » [La chimère d'Al Andalus]. Il rendait ainsi compte de l'entreprise idéologique visant à opposer l'épisode historique andalou à l'identité espagnole telle qu'elle s'est forgée au fil des siècles, en même temps qu'à suggérer à l'Occident les "repentances" nécessaires, la Reconquête s'inscrivant désormais dans la longue série des crimes supposés des Européens. Il s'agissait ainsi d'imposer cette « tyrannie de la pénitence » évoquée par Pascal Bruckner dans l'essai qu'il a consacré au masochisme occidental. L'entreprise de mise en accusation ainsi engagée s'inscrit évidemment dans un projet plus vaste visant au désarmement psychologique et idéologique d'un Occident qui n'en finit pas de demander pardon. On peut cependant espérer que les nostalgies andalouses formulées aujourd'hui dans le monde musulman susciteront les réactions nécessaires et conforteront « l'homme espagnol » cher à Bartolomé Benassar dans son identité, enracinée dans la préservation d'une authentique mémoire nationale qui lui permettra de dissiper les chimères entretenues par certains esprits malades. Il faut cependant rappeler que, quand Pierre Guichard, le meilleur spécialiste français de l'Andalousie musulmane, que personne ne songerait à ranger parmi les tenants de la théorie du « choc des civilisations », fut invité en 1992 à rédiger une « contribution sur l'influence d'Al Andalus sur l'Europe et la région méditerranéenne », son texte fut refusé, car « il ne correspondait pas suffisamment aux idéaux de coexistence qui étaient à l'origine du projet ».
✍ Philippe CONRAD. RIVAROL 14 NOVEMBRE 2008

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