mardi 7 septembre 2021

L'arrière-plan du “national-bolchevisme” : Versailles et l'occupation de la Ruhr

  

[Ci-contre : Dame Europe à l’instar de Diogène cherche avec sa lanterne la Paix. Dessin paru dans le journal satirique berlinois Kladderadatsch, 1923]

• Recension : Klaus Schwabe (Hrsg), Die Ruhrkrise 1923, Wendepunkt der Internationalen Beziehungen nach dem Ersten Weltkrieg, Ferdinand Schöningh, Paderborn, 1985, 111 p.

Le contexte du national-bolchevisme a essentiellement été celui de l’occupation de la Ruhr par les troupes franco-belges. Cette occupation constitue indubitablement le point culminant des tensions qui secouèrent l’Europe occidentale après Versailles et se situe aussi dans le contexte des réparations que ce Traité exigeait de l’Allemagne vaincue. L’Allemagne tentera de répondre à l’occupation militaire par la résistance passive. La France maintiendra son occupation et cherchera même à détacher la rive gauche du Rhin de l’ensemble du Reich. La République de Weimar plonge alors dans l’hyper-inflation de 1923, ponctuée, en novembre, par le putsch avorté d’Hitler et Ludendorff.

La crise ne déclenchera pas une nouvelle guerre européenne mais marquera un tournant important dans les relations internationales. La crise rhénane provoque une véritable redistribution des cartes. Expliquer les tenants et aboutissants de cette redistribution des cartes : tel est l’objectif que s’est assigné un groupe d’historiens réunis autour de Klaus Schwabe. Le Français Jacques Bariety analyse la politique française à l’égard de la Rhénanie et sa volonté de prendre le contrôle des industries de la Ruhr. Werner Link esquisse les grandes lignes de la politique américaine d’alors et Schwabe celles de la politique britannique. Karl Dietrich Erdmann énumère les alternatives proposées par les différentes formations politiques allemandes de l’époque.

La politique américaine a consisté essentiellement à arbitrer les conflits entre Européens. La politique britannique visait à juguler l’expansion de la France en Europe, en jouant l’apaisement à l’égard de l’Allemagne. Jacques Bariety nous révèle le nœud du problème franco-allemand entre 1914 et 1925 (Locarno). Avant la Grande Guerre, Français et Britanniques s’inquiètent des progrès considérables de l’industrie métallurgique allemande. En effet, le Reich avait pris la deuxième place dans le monde en ce domaine, immédiatement derrière les États-Unis. La place de l’Allemagne est due, entre autres, à une judicieuse combinaison des bassins de la Ruhr et de la Lorraine (Luxembourg compris, pays faisant alors partie de la Zollunion). La solidité de cette structure industrielle allemande a permis au Reich de tenir le coup pendant quatre ans face à toutes les puissances liguées contre lui. La destruction de ce potentiel devenait ipso facto un objectif militaire. C’est cet objectif que cherchera à asseoir le Traité de Versailles, du moins dans l’optique française.

Le plan Foch


[ci-contre : dessin de Werner Sahmann, paru dans le journal satirique berlinois Kladderadatsch, 1920 et intitulé “le Samson germanique”. Samson, représentant ici le Reich, va se redresser et renverser les piliers qui soutiennent l’édifice construit lors de la "paix ignominieuse" (Schmachfrieden) de Versailles. Le monde en fête de l’Occident va alors s’effondrer et mériter ce sort]

Bariety nous signale en outre que, pendant la durée des hostilités, aucun plan précis n’existait en France, prévoyant l’autonomisation de la Rhénanie ou son annexion déguisée. Foch sera le premier à suggérer cette politique, en constatant que la Rhénanie constituait une “place d’armes” des puissances centre-européennes, où se sont toujours rassemblées les armées prêtes à envahir la France. Le groupe réuni autour de Foch exercera une pression constante sur les gouvernements français et alliés pour influencer dans ce sens la rédaction définitive du Traité de Versailles. Cette stratégie se heurtera à un refus de la part de Wilson, président des États-Unis, et de Lloyd George, Premier ministre britannique. Clemenceau fera machine arrière de crainte de perdre l’appui de ses alliés anglo-saxons.

En 1923, quand Poincaré décide d’occuper la Ruhr, cherche-t-il à faire respecter les clauses du Traité de Versailles qui visent expressément l’affaiblissement de l’industrie allemande ou poursuit-il un projet plus vaste, la satellisation de la rive gauche du Rhin ? La question reste ouverte. Pour Bariety, il faut savoir que la France demeure seule à vouloir faire respecter les clauses les plus dures de Versailles, que les États-Unis se désintéressent de la question et que les Britanniques craignent que ne se constitue une hégémonie continentale en Europe sous l’égide de la France. De 1919 à janvier 1923, la diplomatie française hésitera entre les sanctions et les compromis (comme entre Rathenau et Loucheur en 1921). Fin 1922, la France doit admettre l’échec de sa tentative d’annihiler le potentiel industriel rhénan. Les firmes de la Ruhr, qui avalent reçu des dédommagements pour la confiscation de leurs avoirs en Lorraine et au Luxembourg, investissent ces fonds dans de nouvelles industries sises généralement en Westphalie et en Allemagne du Nord. Dès 1922, le Reich devenu républicain produit la même quantité d’acier, sur le sol allemand, qu’en 1913, où il possédait encore la Haute-Silésie et la Lorraine et où le Luxembourg appartenait à la Zollverein [Union douanière de 1834 à 1919]. La tactique suivie par les industriels allemands a été simple : ils sont allés se fournir en minerais en Suède et en Espagne. Conclusion : l’industrie allemande a pu conserver intacte son autonomie par rapport à la France et à la Belgique. La France traverse de ce fait une crise économique grave, pour avoir trop parié sur les réparations. Les mines lorraines ne travaillent plus qu’entre 50 et 30% de leurs capacités réelles. Si l’Allemagne conserve son niveau de production d’acier, la France, malgré le retour des bassins lorrains, tombe à 48% de sa production de 1913.

Le spectre de Rapallo


[Ci-contre les 8 territoires perdus par l'Allemagne : le Nord-Schleswig par le Danemark, l’ouest de la Haute-Silésie et la province de Posnanie par la Pologne, le Hultschin par la Tchécoslovaquie,  le Territoire de Memel par la Lituanie, l’Alsace-Lorraine par la France, les villes d’Eupen et de Malmedy à la Belgique. La ville de Dantzig, enclavée en Pologne, est mise sous protection de la SDN]

C’est ce désastre économique qui a conduit la France dans l’aventure de la Ruhr. Mais il y avait, selon Bariety, une autre raison, moins avouée : la terreur qu’inspirait à la France la conclusion des Accords germano-soviétiques de Rapallo (avril 1922). Le Reich faisait implicitement savoir qu’il n’était plus seul et que les Alliés occidentaux avaient intérêt à réviser Versailles ou, du moins, à l’édulcorer. Londres interprète Rapallo dans le même sens et les partisans britanniques de l’apaisement estiment qu’il faut procéder à une révision de façon à ancrer l’Allemagne dans l’Occident. Paris réagira plus passionnément : on y imagine l’alliance du potentiel industriel et technologique allemand avec la puissance révolutionnaire que déploie la nouvelle Russie et avec sa démographie galopante… La structure globale des relations internationales, favorable à la France, s’effondrerait si un axe Berlin/Moscou voyait le jour. L’État-major français et le ministre de la Défense, Maginot, font aussitôt pression sur Poincaré pour qu’il réagisse face à ce danger.

Pour Bariety, comme pour les communistes et les nationaux-bolchévistes allemands de l’époque, c’est davantage la perspective d’une alliance germano-russe qui a amené Poincaré à occuper la Ruhr que la volonté de faire respecter certaines clauses de Versailles.

Six plans allemands


[Ci-contre : caricature, légendée  “la vengeance d’une femme”, dénonçant le désarmement de l’armée allemande face à Marianne qui la nargue, parue dans Kladderadatsch, 1920]

Face à cette stratégie adoptée par la France, comment vont réagir les mondes politiques allemands ? La réponse nous est apportée, avec une remarquable concision, par Karl Dietrich Erdmann (Université de Kiel). Pour Erdmann, les réactions à l’occupation de la Ruhr sont au nombre de six :

  • 1) Celle des communistes de Karl Radek qui adoptent la “stratégie Schlageter” (Schlageter-Kurs).
  • 2) Celle de Hitler qui rêve d’une “Ruhr en flammes”.
  • 3) La Realpolitik nationale de Gustav Stresemann.
  • 4) La proposition de “modus vivendi” de Hans Luther.
  • 5) La solution préconisée par Karl Jarres.
  • 6) La position d’Adenauer.

De ces six positions, les plus antinomiques sont celles de Radek et d’Adenauer. Radek a appelé les nationalistes völkisch à se joindre au combat des communistes pour barrer la route à l’impérialisme français et pour briser le pouvoir du capitalisme allemand, jugé trop lâche pour s’opposer avec l’énergie voulue à l’occupation de la Ruhr. Géopolitiquement, cet appel s’inscrit dans la logique de Rapallo, celle qui effrayait le Quai d’Orsay. Comme les “conservateurs” Moeller van den Bruck ou Hielscher, Radek faisait miroiter une grande coalition des peuples de “l’Est”, sous la double houlette des Allemands et des Russes. Les flux d’échanges économiques se feraient désormais en autarcie du Rhin au Pacifique.

La stratégie préconisée par Radek échouera car elle fera appel simultanément à deux “mondes” politiques profondément différents, hostiles l’un à l’autre, inaptes à dialoguer. La diète “anti-fasciste” du 29 juillet 1923, à laquelle participa la KPD malgré l’appel de Radek, prouvera l’impossibilité du dialogue entre Völkische et communistes. Par ailleurs, considérablement affaiblie par sa guerre civile et par la guerre de 1920 contre la Pologne appuyée par la France, l’URSS [État fédéral institué fin 1922] avait signifié aux autorités allemandes qu’il lui était impossible de porter secours au Reich en cas d’invasion française et de guerre ouverte.

La position d’Adenauer

Adenauer, pour sa part, militait pour la constitution d’une république rhénane non entièrement détachée du Reich. Cette république, devant s’étendre du Palatinat à la Ruhr, garderait un droit de représentation à Berlin mais veillerait à combiner son réseau industriel avec ceux de la Belgique et de la France. Cette position “entre deux chaises” de la nouvelle république aurait, selon Adenauer, une fonction d’apaisement, ancrerait le Reich à l’Ouest et le détacherait de l’Est soviétisé. Adenauer ne pourra concrétiser son rêve qu’après 1945. L’opposition entre l’option Radek (ou Niekisch) et l’option Adenauer demeure d’actualité pour l’Allemagne et également pour la Belgique. L’avenir réside dans une reprise des échanges avec les industries d’Ukraine, de l’Oural, de l’Asie Centrale et non dans l’ancrage à l’Ouest atlantique, dans cet Occident qui patauge dans ses crises car les contradictions entre ses différents pôles sont trop fortes.

Et la Belgique ?

Les six contributions de l’ouvrage ne mentionnent pas les positions prises en Belgique, allant de l’hostilité résolue à l’aventure militaire (le Mouvement Flamand et les Socialistes de gauche, De Man compris) à l’enthousiasme d’une poignée de francophiles isolés. Le roi Albert Ier était franchement hostile à l’occupation, signale le professeur Willequet dans la biographie qu’il a consacré au souverain [Albert Ier, roi des Belges : un portrait politique et humain, ‎Belgique Loisirs, 1979]. Bariety signale simplement la péripétie du “putsch d’Aix-la-Chapelle”, où quelques Allemands cherchent à proclamer une “république nord-rhénane”, très liée à la Belgique et peu liée à la France. Ce putsch, entrepris à l’instigation de quelques militaires comploteurs et des milieux de l’industrie métallurgique belge, visait à éviter l’encerclement de la Belgique par la France, via une république rhénane orientée exclusivement vers Paris. Bruxelles et le Quai d’Orsay s’affrontaient secrètement, sans que l’opinion publique ne soit au courant, pour la satellisation du Luxembourg. Au Grand-Duché, en effet, des agitateurs de diverses obédiences militaient pour l’annexion à la France ou pour une union dynastique avec la Couronne belge, impliquant une subordination des Grands-Ducs (ou Grandes-Duchesses) au Roi des Belges. Le roi Albert ne voudra rien entendre de pareilles élucubrations et proclamera qu’il veillera toujours à respecter la pleine souveraineté du peuple luxembourgeois. Le cauchemar qui hantait les milieux politiques belges, c’était de voir se constituer un Luxembourg et une Rhénanie entièrement sous contrôle français. D’autant plus qu’une large part de l’opinion publique critiquait avec véhémence les accords secrets pris entre les États-majors français et belge.

► Luc Nannens (pseud. RS), Orientations n°7, 1986.

http://www.archiveseroe.eu/histoire-c18369981/29

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