dimanche 7 mars 2021

Les 21 jours qui firent tomber les Romanov

 

Il y a cent ans, en février-mars 1917, une révolution éclatait à Petrograd, la capitale de la Russie, provoquant la chute de Nicolas II et d’un empire multiséculaire. La fin des Romanov préparera le terrain à la seconde révolution russe, la révolution bolchevique d’octobre 1917, qui, elle, changera le monde. Récit.

Petrograd, 23 février 1917 / 10 février (calendrier julien *)

Depuis dix jours, la capitale russe est la proie de grèves qui ont commencé dans les usines d’armement. Le mouvement a gagné ensuite les chantiers navals, les usines métallurgiques. L’agitation traduit la lassitude de la guerre, des pénuries, de la misère.

27 février / 14 février

La Douma inaugure une nouvelle session. Fondée en 1906, après la révolution de 1905 qui a contraint le tsar Nicolas II à accepter une Constitution, cette assemblée législative a fait de la monarchie russe une monarchie constitutionnelle mais non parlementaire, puisque le chef du gouvernement, nommé par l’empereur, n’est responsable que devant lui. Nicolas II, qui règne depuis 1894, a eu jadis deux grands ministres : Serge Witte, maître d’œuvre de l’industrialisation de la Russie et le réformateur Piotr Stolypine, qui rêvait d’aligner l’empire des Romanov sur le modèle occidental. Depuis l’assassinat de celui-ci, en 1911, les éphémères Premiers ministres se succèdent, plus ou moins incompétents ou impopulaires. Enfant, Nicolas II a assisté à l’agonie de son grand-père, Alexandre II, déchiqueté par la bombe jetée par un révolutionnaire. Il en a gardé une sainte horreur des idées avancées. Aussi n’est-ce que sous la pression des circonstances qu’il a accepté des changements politiques dans son empire : son idéal reste le principe autocratique, celui de ses prédécesseurs, celui de son père Alexandre III. Comme eux, il considère que le tsar est le père de son peuple, oint et couronné pour le servir autant qu’il est servi par lui. Un peuple qui, aux yeux du souverain, est surtout incarné par les moujiks, ces paysans qui labourent la terre russe depuis des siècles.

La Russie, entrée en guerre, en 1914, aux côtés de la France et de la Grande-Bretagne, est allée, sur le plan militaire, de désastre en désastre. En 1915, Nicolas II a enlevé le commandement de l’armée au grand-duc Nicolas, son oncle, un chef populaire, et s’est installé au grand quartier général afin de prendre lui-même la direction des opérations. Mais il est inexpérimenté et indécis, et son absence de la capitale a laissé le champ libre à l’impératrice et à son conseiller Raspoutine. Alexandra Fedorovna, née Alix de Hesse-Darmstadt, une Allemande qui parle mal le russe, n’a jamais été aimée de la population. Raspoutine, mage guérisseur qui se prétendait starets sans être homme d’Eglise, s’était rendu indispensable, auprès de la souveraine, en soignant le tsarévitch Alexis, qui est hémophile. Dans la nuit du 30 décembre / 19 décembre 1916, Raspoutine, attiré dans un guet-apens par le grand-duc Dimitri Pavlovitch, cousin du tsar, et par le prince Félix Ioussoupov, a été assassiné à Petrograd. Deux jours plus tard, on a retrouvé son corps dans les eaux glacées de la Neva, nouvelle qui a provoqué une explosion de joie dans l’aristocratie comme dans le peuple. L’impératrice, elle, a fait déposer une lettre dans le cercueil de son confident : « Mon cher martyr, donne-moi ta bénédiction afin qu’elle me suive constamment sur le chemin douloureux qui me reste à parcourir ici-bas. »

Du point de vue militaire, politique, économique ou social, tout va donc mal pour la Russie en ce début d’année 1917. Mais le couple impérial, qui vit largement replié sur lui-même, n’en a pas conscience. Le vrai sujet de préoccupation, pour Nicolas II, est de ne pas faire défaut à ses alliés français et anglais dans la guerre contre l’Allemagne et l’Autriche. L’ambassadeur de Grande-Bretagne, sir George Buchanan, a tenté de faire comprendre au tsar qu’il lui restait peu de temps pour regagner la confiance de son peuple, mais le diplomate n’a pas été entendu. Dans certains cercles de la haute société russe, on imagine une révolution de palais qui forcerait Nicolas II à abdiquer au profit de son frère, le grand-duc Michel, réputé libéral. Dans les partis de gauche, on commence à lâcher le mot de « république ».

3 mars / 18 février

Les ouvriers de l’usine d’armement Poutilov, haut-lieu de l’activisme révolutionnaire à Petrograd, se mettent en grève illimitée. Le même jour, des manifestants réclament du pain devant les boulangeries pillées. Le lendemain, les autorités annoncent la mise en place de cartes de rationnement pour le pain. Le 6 mars (21 février), l’usine Poutilov, paralysée par la grève et en rupture d’approvisionnement, est fermée. Désœuvrés, des milliers d’ouvriers sont jetés dans les rues de la capitale.

7 mars / 22 février

Nicolas II quitte sa résidence, le palais Alexandre de Tsarskoïe Selo, à 25 km au sud de Petrograd, pour rejoindre le grand quartier général de l’armée à Moguilev (ville aujourd’hui située en Biélorussie). Pour maintenir l’ordre, le tsar compte sur les 6000 policiers et 160 000 soldats présents dans la capitale.

8 mars / 23 février

En grève, les ouvrières de Vyborg, un faubourg de Petrograd, viennent défiler dans le centre-ville. Elles y retrouvent – c’est la Journée internationale des femmes – des cortèges d’employées, d’ouvrières et d’étudiantes qui rejoignent des manifestations d’ouvriers réclamant du pain et grondant contre le gouvernement. Non seulement les forces de l’ordre n’interviennent pas, mais un régiment requis par le gouverneur militaire, le général Khabalov, refuse d’obéir. Ses soldats sont acclamés par la foule. A la Douma, les députés de gauche appellent ouvertement à renverser la monarchie.

9 mars / 24 février

De nouvelles boulangeries sont pillées dans Petrograd, tandis que les manifestations ne font que grossir : ce jour-là, on estime que 150 000 personnes sont dans la rue. Les cosaques, troupe loyale au gouvernement, ne peuvent disperser les centaines d’attroupements qui se sont formés et où s’improvisent des meetings.

10 mars / 25 février

La grève est générale. Et les slogans de plus en plus politiques. Les manifestants ne se contentent pas de demander du pain : on entend « A bas la guerre » et même « A bas le tsar ». Les bolcheviks orientent les cortèges et les mots d’ordre, mais leurs militants sont peu nombreux : le parti compte 2000 adhérents à Petrograd, 24 000 dans tout le pays. Les grands chefs, comme Lénine, Trotski ou Staline, sont exilés, et les cadres disponibles en Russie sont rares. Ils ne croient d’ailleurs pas à la révolution. L’un d’eux, Chliapnikov, fait ce pronostic désabusé : « Donnez aux ouvriers une livre de pain, et le mouvement s’arrête ».

En fin de journée, le général Khabalov informe le gouvernement du télégramme que vient de lui envoyer Nicolas II, ordonnant de faire cesser « dès le lendemain » les désordres qui sont « inacceptables à l’heure d’une guerre difficile contre l’Allemagne et contre l’Autriche ». Le tsar écoute sa femme. Restée à Tsarskoïe Selo, l’impératrice estime qu’une manifestation d’autorité suffira à éteindre le climat insurrectionnel qui s’empare de Petrograd. Mais c’est au contraire cette attitude qui va tout faire basculer, en tout cas la manière dont sont interprétés les ordres du tsar : dans la soirée, le général Khabalov fait placarder des affiches avertissant que les rassemblements sont interdits dans la capitale et que les forces de l’ordre ont reçu l’autorisation de tirer. Les premiers coups de feu éclatent d’ailleurs sur la perspective Nevski, occasionnant de nombreuses victimes.

11 mars / 26 février

Tandis que les magasins sont fermés et que les tramways ne circulent plus, des cosaques à cheval et des détachements de troupes à pied sont postés à tous les carrefours. Le centre de Petrograd ressemble à un camp retranché. Vers midi, les colonnes de manifestants débouchent de la périphérie. Sur la perspective Nevski et sur la place Znamenskaia, des officiers de la Garde ordonnent de tirer : près de 150 personnes sont tuées. Paniquée, la foule reflue vers les faubourgs où des barricades sont dressées. Pensant triompher, le gouvernement proclame l’état de siège et Nicolas II, une nouvelle fois incité par l’impératrice à faire preuve de fermeté, prononce le renvoi de la Douma. Dans la nuit, toutefois, des officiers subalternes et une compagnie du régiment Pavlovski se mutinent. Dans les heures et la journée suivantes, ces rebelles appellent les autres unités à les imiter.

12 mars / 27 février

A leur tour, les régiments Preobrajenski et Semionovski entrent dans le mouvement : ils fraternisent avec les manifestants. A midi, soldats mutinés et émeutiers civils prennent l’Arsenal et font main basse sur des dizaines de milliers de fusils. Ils occupent les gares, le central téléphonique, la poste. Le palais d’Hiver est envahi. La forteresse Pierre-et-Paul, la « Bastille russe », se rend sans un coup de feu. Les autres prisons de la capitale sont prises d’assaut, et leurs détenus libérés – presque tous des condamnés de droit commun – se vengent en pillant et en tuant au hasard dans les quartiers bourgeois.

Dans l’après-midi, des militants socialistes de toutes tendances, réunis dans une salle du palais de Tauride, siège de la Douma, constituent un Comité exécutif provisoire du soviet et lancent un appel aux soldats et aux ouvriers afin qu’ils élisent des délégués. Tard dans la soirée, une seconde réunion rassemble 250 délégués élus à la hâte, qui seront 600 le lendemain. Le soviet est présidé par un socialiste de la tendance minoritaire (menchevik), assisté de deux vice-présidents : un autre menchevik et le dirigeant du parti travailliste (Trudovik), l’aile modérée des socialistes révolutionnaires, un brillant avocat de 35 ans qui fera parler de lui : Alexandre Kerenski. Tous les membres du Comité exécutif du soviet sont socialistes.

Parallèlement, dans une salle voisine du palais de Tauride, un groupe de députés de la Douma forme un « Comité provisoire pour le rétablissement de l’ordre dans la capitale et l’instauration de relations avec les personnalités et les institutions ». La plupart sont des libéraux du parti constitutionnel-démocrate. Les partis de droite, conservateurs ou nationalistes, sont hors-jeu.

La journée a accouché de deux instances rivales. Dans la nuit, le Comité provisoire de la Douma se déclare prêt à assumer le pouvoir, mais doit négocier avec le Soviet dont l’autorité prévaut dans la rue. Le soviet a notamment édicté un nouveau règlement de l’armée russe qui instaure l’élection de soviets dans chaque régiment, abolit les règles disciplinaires les plus dures, et supprime les usages marquant la distance hiérarchique entre les officiers et les hommes.

13 mars / 28 février

Nicolas II a limogé Khabalov et chargé le général Ivanov de « mettre fin aux troubles » dans Petrograd, initiative montrant à quel point il ne mesure pas la situation. Le tsar décide de rejoindre Tsarskoïe Selo, mais le Comité provisoire de la Douma demande à l’administration ferroviaire de freiner la marche du train impérial. Dans la capitale, le gouvernement tsariste présidé par le prince Nicolas Galitzine, réfugié à l’Amirauté, capitule après un échange de coups de feu.

14 mars / 1er mars

Après avoir été coupé du monde, dans son train, pendant quinze heures, Nicolas II arrive à Pskov, à 250 km de Petrograd, où il apprend le succès complet de l’insurrection dans la capitale, comme l’extension du mouvement à Moscou où la grève générale a été déclenchée et où un Comité révolutionnaire provisoire s’est constitué. Au même moment, les marins de Kronstadt se mutinent, assassinent le gouverneur, l’amiral Viren, et soixante-dix officiers. « Tout autour de moi, je ne vois que trahison, lâcheté et tromperie », écrit le souverain dans son journal.

Pendant ce temps, à Petrograd, les deux organes du pouvoir, les bourgeois du Comité exécutif de la Douma et les socialistes du soviet, sont parvenus à un compromis. En attendant la convocation d’une assemblée constituante, un gouvernement provisoire sera formé. Il sera présidé par le prince Lvov, Kerenski devenant le ministre de la Justice. Quant au tsar, il devra abdiquer en faveur de son fils Alexis.

15 mars / 2 mars

Pressé de toute part d’abandonner la couronne, notamment par un télégramme du général Alexeïev, chef d’état-major des armées russes qui est monarchiste mais avant tout désireux d’éviter un conflit civil alors que le pays est en guerre, Nicolas II se résout à abdiquer. Il le fait cependant non au profit de son fils, le tsarévitch malade, qu’il sait condamné et qu’il veut garder auprès de lui, mais en faveur de son frère, le grand-duc Michel Alexandrovitch. L’acte est signé à 23 h 40, antidaté à 15 heures. « Je vous en prie, Votre Majesté impériale, laissez-nous les tuer ! » supplie un cosaque prêt à en découdre. « Il est trop tard », lui répond Nicolas II dans un sourire triste.

16 mars / 3 mars

Les chefs du gouvernement provisoire, le prince Lvov, Alexandre Kerenski et le libéral Pavel Milioukov, ministre des Affaires étrangères, demandent audience au grand-duc Michel. Arguant des protestations qui ont éclaté dans Petrograd à l’annonce de l’abdication du tsar au profit d’un autre Romanov, ils vont valoir que la Russie sombrerait dans une anarchie incontrôlable si le grand-duc revendiquait le trône. Au bout d’une journée de négociations, Michel II, tsar d’un jour, abdique à son tour.

Les Romanov avaient régné trois cent quatre ans sur la Russie. Ils tombaient plus sur l’épuisement dû à la guerre qu’à un vrai réflexe républicain. Il avait fallu cinq jours et 1300 victimes pour provoquer la chute de la dynastie. En apprenant la nouvelle, à Genève, Lénine s’exclamait : « C’est stupéfiant, c’est tellement inattendu ». En avril 1917, le leader bolchevik reviendra en Russie en bénéficiant de la complicité des Allemands trop contents de semer le désordre chez l’ennemi. Il travaillera dès lors à une nouvelle révolution qui, en octobre de la même année, plongera le pays dans le communisme et la guerre civile.

Le roi d’Angleterre, George V, refusera l’asile à son cousin le tsar déchu. Assigné à résidence à Tsarskoïe Selo avec sa famille, Nicolas II sera transféré à Tobolsk, en Sibérie, en août 1917, puis à Iekaterinbourg, dans l’Oural, en avril 1918. C’est là que le tsar, la tsarine, leurs quatre filles et leur fils seront assassinés, dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918. Un mois plus tôt, le grand-duc Michel avait été lui aussi tué d’une balle dans la tête. Les bolcheviks ayant décidé d’exterminer la famille impériale, dix-huit membres de la dynastie, en tout, recevront la mort pour seul crime d’être nés Romanov. Les dépouilles mortelles de Nicolas II et de l’impératrice Alexandra, retrouvées et exhumées en 1990, seront solennellement inhumées, en 1998, dans la cathédrale Pierre-et-Paul de Saint-Pétersbourg : même Petrograd avait retrouvé son nom historique.

Jean Sévillia

*) Les dates indiquées en premier sont celles du calendrier grégorien. Elles sont suivies de leur équivalence dans le calendrier julien en vigueur en Russie jusqu’au 1er février 1918, et qui est en décalage de treize jours. Si la première révolution russe de 1917 est appelée « révolution de Février », c’est parce qu’elle s’est déroulée, pour l’essentiel, au mois de février selon le calendrier julien. Idem pour la révolution d’Octobre

Sources

Jean-Christophe Buisson, 1917, l’année qui a changé le monde, Perrin, 2016.

Hélène Carrère d’Encausse, Les Romanov, Fayard, 2013.

Jean des Cars, La saga des Romanov, Tempus, 2015.

Pierre Gonneau, Histoire de la Russie, d’Ivan le Terrible à Nicolas II, Tallandier, 2016.

Simon Sebag Montefiore, Les Romanov, Calmann-Lévy, 2016.

Nicolas Werth, Les révolutions russes, PUF, « Que sais-je ? », 2017.

Sources :  (Edition du  vendredi 3 mars 2017)

https://www.jeansevillia.com/2017/03/27/21-jours-firent-tomber-romanov/

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