mardi 30 juin 2020

Jean-Claude Valla ou l'histoire en perspective

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Le dernier Cahier libre d'Histoire de Jean-Claude Valla est consacré à Georges Valois. Nous en ayons profité pour l'interroger sur ses travaux. Propos d'un écrivain qui a choisi la liberté.

Votre dernier Cahier est consacré à Georges Valois, le précédent à Ramiro Ledesma Ramos. Le point commun à ces deux personnages n'est-il pas leur intérêt pour l'organisation syndicale de l'État ?

Vous avez parfaitement raison et c'est en travaillant sur Valois que j'ai été amené à m'intéresser à Ledesma. Le personnage m'a tellement fasciné que je l'ai traité avant Valois, sur lequel j'ai beaucoup peiné avant de mieux saisir sa personnalité. Georges Valois n'a cessé tout au long de sa vie d’échafauder des systèmes d'organisation sociale. C’est un réformateur et, au fond, un technocrate avant la lettre. Ledesma, lui, est un révolutionnaire, un vrai, qui rêve de porter le fer contre la société bourgeoise et se méfie des constructions de l'esprit trop abstraites.

Valois n'a pas exercé d'influence directe sur Ledesma, mais, outre le fait qu'ils ont eu un maître en commun : Georges Sorel, plusieurs anciens du Faisceau - Philippe Lamour, rédacteur en chef de la revue Plans, et Hubert Lagardelle, notamment - ont été lus par Ledesma qui a publié quelques-uns de leurs articles en 1931 dans son hebdomadaire La Conquista del Estado. Je pense notamment à «L'homme réel et le syndicalisme» de Lagardelle.

Ce n'est pas un hasard si Plans et La Conquista del Estado ont manifesté le même intérêt pour le fascisme et le communisme qui, au-delà de leurs différences, traduisaient, selon les propres termes de Philippe Lamour, une aspiration à « un ordre nouveau, un ordre moderne », et faisaient appel, l'un et l'autre, « aux élites nouvelles, à la jeunesse du monde »(1). Sorel lui-même, on le sait, a exercé une double influence : sur Mussolini et Lénine.

Concernant Valois, vous n'évoquez que ses années de jeunesse, son évolution de l'anarcho-syndicalisme au fascisme, mais sans aborder le Faisceau qui fut pourtant le premier parti français à se réclamer du fascisme. Pourquoi ?

À dire vrai, l'histoire du Faisceau ne me passionne guère, à l'exception de quelques épisodes comme le ralliement en février 1926 de Marcel Delagrange, maire communiste de Périgueux, ou celui, en mars 1927, de Henri Lauridan, secrétaire des syndicats ouvriers du Nord. Le Faisceau, créé par Valois en novembre 1924, a disparu trois ans plus tard, pour la simple et bonne raison que Valois, contrairement à Bucard ou à Doriot, n'avait aucune des qualités requises pour être un chef fasciste. Et je suis tenté de dire que le propre du fascisme est de transcender le nationalisme, de tendre à l'universalité, pour reprendre la formule très «romaine» de Mussolini. Même Hitler avait une conception transnationale de l'Europe, dans la mesure où il contestait les États-nations nées à Versailles, Trianon et Saint-Germain-en-Laye. Or, Valois est un nationaliste français indécrottable, aveuglé de surcroît par sa germanophobie. Alors que la plupart des anciens combattants souhaitaient une politique de rapprochement franco-allemand, lui, l'ancien de Verdun, estimait que l'Allemagne devait «payer» indéfiniment. Malgré sa rupture avec l'Action française et les campagnes de dénigrement dont il avait été l'objet de sa part, il avait conservé du monde germanique une vision toute maurrassienne.

Ses années de jeunesse m'ont davantage intéressé, car j'ai voulu essayer de comprendre comment un homme tel que lui, élevé dans la plus stricte tradition républicaine, acquis très jeune aux idées anarchistes et au dreyfusisme, a pu évoluer vers l'antisémitisme, le monarchisme et le fascisme. Dès 1908, alors que Mussolini n'a pas encore «inventé» le fascisme, il professe des idées que le Duce n'aurait pas désavouées quinze ou vingt ans plus tard. L'itinéraire de Valois, avant celui de Mussolini, de Gustave Hervé, de Doriot, de Déat et de bien d'autres, semble confirmer que le syncrétisme fasciste doit finalement plus à la gauche qu'à la droite, l'Allemagne nationale-socialiste étant un cas de figure plus complexe.

Votre Cahier sur Georges Valois est le onzième de la série, trois ans après la publication du premier. Vous êtes un historien prolifique...

Je publie un Cahier par trimestre. C'est un rythme soutenu. Mais, n'ayant aucun des diplômes requis, je ne me prétends pas historien. On prête à Jean Tulard cette formule contre les « pseudo-historiens qui se contentent de reprendre le travail des vrais chercheurs »(2). Ma longue carrière journalistique et les responsabilités que j'ai exercées dans ce secteur m'ont empêché de faire de la recherche digne de ce nom, sauf en ce qui concerne Lyon pendant les années d'Occupation. Je suis plutôt un compilateur et un vulgarisateur. La compilation et la vulgarisation, à condition d'être sérieusement faites, sont indispensables à la compréhension de l'histoire. Il n'y a aucune honte à reprendre le travail des vrais chercheurs, car les matériaux qu'ils nous fournissent doivent être interprétés, mis en perspective et passés au crible de la critique. Pour moi, les «pseudo-historiens» sont plutôt ceux qui se targuent du titre de chercheurs, mais qui, au lieu de faire de la recherche - travail pour lequel ils sont payés avec l'argent des contribuables -, se recopient les uns les autres et n'ont guère de scrupules à trafiquer l'histoire, car, pour conserver leurs prébendes, ils ont renoncé à tout esprit critique et abdiqué devant le politiquement correct.

Êtes-vous un historien engagé ?

Je me suis engagé à combattre la falsification de l'histoire contemporaine. Sur la période qui m'intéresse le plus et que je connais le mieux - les années d'Occupation -, beaucoup d'historiens, même les plus honnêtes, se croient obligés de faire des concessions à l'idéologie dominante, ne serait-ce que pour continuer à publier chez de grands éditeurs et à être invités sur les plateaux de télévision. Certains d'entre eux, comme Henri Amoureux, s'autocensurent. C'est le péché par omission. Un moindre mal. D'autres parsèment leurs ouvrages de réflexions partisanes qui, à mon sens, contribuent à décrédibiliser leur travail, mais ils espèrent ainsi se dédouaner, sans toujours y parvenir, car, il faut bien le dire, les censeurs sont de plus en plus exigeants. Moi, je n'ai à craindre personne... si ce n'est les juges de la XVIIe Chambre! En créant mes Cahiers libres d'Histoire, j'ai fait une croix sur les gros médias n'en parleraient jamais. C'était le prix de la liberté.

À défaut du grand public, quels types de lecteurs cherchez-vous à atteindre ?

Je ne choisis pas mes lecteurs. La Librairie Nationale qui édite et diffuse mes Cahiers a une clientèle variée, de tous âges, de toutes catégories socio-professionnelles et de toutes sensibilités philosophiques. La vente par correspondance privilégie les personnes qui, ayant quitté la vie active, ont davantage de temps pour lire des livres et parfois de moyens pour les acheter. Les plus âgés ont souvent connu certains événements que je décris. Ceux de la génération suivante en ont beaucoup entendu parler dans leurs familles. Excédés par le manichéisme d'aujourd'hui, ils me savent gré de rétablir la complexité de cette époque. J'ai aussi la satisfaction, lors de mes conférences ou des ventes-signatures auxquelles je participe, de rencontrer de jeunes professeurs d'histoire qui me lisent avec beaucoup d'intérêt parce qu'ils trouvent dans mes Cahiers les arguments dont ils ont besoin pour résister au rouleau compresseur de l'enseignement officiel. J'apporte des «munitions», mais j'espère aussi ouvrir des pistes de recherche pour les historiens de demain... si jamais nous arrivons à sortir de ces «années de plomb».

Propos recueillis par Michel Marmin : éléments N° 110 Octobre 2003

J.-C. Valla, Georges Valois. De l'anarcho-syndicalisme au fascisme, Les Cahiers libres d'Histoire (Librairie Nationale, 12 rue de la Sourdière, 75001 Paris), 120 p., 17 € (21 € franco de port).

1) Entretiens sous la Tour Eiffel, Paris, 1929.

2) Napoléon 1", le magazine du Consulat et de l'Empire, n° 14, mai-juin 2002.

lundi 29 juin 2020

L’accord franco-anglais du 28 mars 1940.

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André Posokhow 

Le piège tendu à son alliée par le Royaume-Uni.

Les clans en faveur de la guerre.

Bien avant le début de la guerre il existait en France comme Angleterre un groupe de pression des partisans d’une entrée en conflit des deux démocraties contre l’Allemagne pour faire barrage à Hitler.

En Angleterre le clan des « bellicistes » avait évidemment à sa tête Winston Churchill, alors politicien au rancart. Il était assisté d’Anthony Eden, Duff Cooper et d’un curieux personnage qui s’avèrera malveillant et malfaisant pour notre pays, Edward Spears.

En France ce groupe était mené par Paul  Raynaud, probablement l’homme politique français le plus compétent en matière  économique et financière et qui appuya les thèses gaulliennes en faveur d’une force blindée. Il regroupait également Georges Mandel et Léon Blum, celui-ci oublieux de ses plaidoiries en faveur du désarmement inconditionnel.

Raynaud était très proche des Anglais et de Churchill, au point d’être désigné par ses adversaires comme l’homme des Anglais. Les contacts entre les deux hommes et les deux groupes furent fréquents pendant les années qui précédèrent le conflit  et contribuèrent à pousser les deux pays à la guerre.

Où l’on parle d’un accord franco-anglais pour ne pas signer un traité de paix séparé

Dès septembre 1939 les deux alliés concertèrent leur stratégie commune au sein d’un Conseil suprême interallié. Il fut décidé le principe d’une stratégie défensive en attendant la mise à niveau des deux armées et surtout de l’armée britannique, ridiculement faible.

Très vite les Britanniques saisirent le manque d’enthousiasme des Français pour cette guerre qui apparaissait étrangère aux intérêts nationaux vitaux de la France. C’est pour cette raison qu’ils avaient posé à plusieurs reprises la question d’un accord pour empêcher que l’un des deux pays ne signe une paix séparée. C’étaient eux les demandeurs.

Lors d’un Conseil suprême le premier ministre britannique, Chamberlain revint à la charge. En concertation avec le général Gamelin, le président du conseil français, Daladier montra son intérêt mais sous deux conditions :
- définir et préciser les buts de guerre ;
- fixer les contributions réciproques des partenaires à la lutte commune et notamment celle de l’Angleterre, dérisoire à cette date.

Le Britanniques, peu soucieux de donner des garanties formelles sur ces points n’insistèrent pas. En cette occasion Daladier avait fait œuvre d’homme d’Etat ; il venait également de signer l’acte de décès de son ministère.

Paul Raynaud président du conseil.

Daladier fut affaibli au cours de l’hiver 1940 par de vives critiques parlementaires sur sa conduite de la guerre jugée insuffisamment énergique, ce qui montrait d’ailleurs une incompréhension de la prudente stratégie alliée.

Il le fut également par la coalition des clans franco-britanniques qui poussaient à une guerre plus active, au cours des rencontres qui eurent lieu à Paris en février et mars.

En mars 1940 Edouard Daladier fut poussé vers la sortie et donna sa démission.

Le 22 mars Paul Raynaud devint président du conseil mais avec une seule voix de majorité conférant ainsi une grande fragilité à son ministère par ailleurs politiquement hétérogène.

L’accord du 28 mars 1940.

Excessivement proche de l’Angleterre,  Raynaud prit le contre-pied de Daladier et lui donna  satisfaction tout de suite.

Lors du premier conseil interallié auquel il participa à Londres, le 28 mars, un communiqué franco-anglais fut publié par lequel les deux gouvernements s’engageaient à ne pas conclure de paix séparée ni d’armistice. Destiné au public, il fut adopté en fin de séance du conseil dont l’ordre du jour était dédié aux opérations militaires. C’était un point tout à fait secondaire.

Rédigé entre compères, il ne semblait exprimer qu’une loyauté commune naturelle, Il allait cependant jouer un rôle crucial au cœur de la débâcle alliée.

Une forme et une validité juridique hautement contestables.

Raynaud a agi de façon solitaire, contre l’avis de son ministre de la guerre : Daladier, et sans prendre l’avis des chefs des trois armées, notamment Gamelin.

Cette déclaration semble n’avoir pas été signée contrairement à ce que l’on peut lire partout. Raynaud a confirmé ce point fondamental dans une déposition à la commission d’enquête de l’Assemblée nationale près la guerre.

Raynaud a soutenu que le Comité de guerre, qui n’a pas d’existence constitutionnelle, avait approuvé le texte, mais personne ne s’en souvenait et il n’y  eut aucun procès-verbal.

Le texte n’a été soumis ni au Parlement ni au Conseil des Ministres.

Beaucoup plus grave, cet accord qui relevait d’un traité n’avait pas été soumis à la ratification du Président de la République,  comme l’exigeait la Constitution de la IIIème République.

Au plan juridique cette déclaration qui n’était en réalité qu’un simple communiqué de presse n’était donc pas un traité international, ce qu’elle aurait dû être étant donné l’importance considérable de son contenu, et n’avait pas de valeur en droit français comme international. 

Sur le fond, un soi-disant accord complétement léonin.

Cet accord conclu par des comparses, l’a été au seul avantage des Britanniques et contraignait beaucoup plus la France que le Royaume uni puisque celui-ci ne risquait d’être assailli qu’après la France.

Contrairement à ce qu’avait demandé Edouard Daladier en décembre 39, l’absence des objectifs de guerre des alliés et surtout des obligations et des contributions de chaque partie constituait  une pure duperie au détriment de notre pays.

Autant cet accord était légitime concernant une signature univoque d’un traité de paix, autant l’interdiction de signer un armistice en cas de défaite condamnait la France qui était en première ligne, à ne pouvoir recourir qu’à la capitulation ou l’écrasement.

C’est, semble-t-il ce que désirait Paul Raynaud qui essaya de faire en sorte que la signature d’un armistice lui fût interdite, et ce qu’il confirmera devant la commission d’enquête : « ce qui m’intéressait personnellement c’était de couper les ponts pour le cas où les choses tourneraient mal, et pour empêcher que la France ne fit une paix séparée…. »

Ainsi l’intérêt personnel a prévalu sur le sang des soldats français à qui l’on faisait poursuivre un combat sans espoir et sur la priorité qu’un chef de gouvernement aurait dû accorder au destin de son pays. Comme l’a dit Jacques Benoist-Méchin, ces propos ont fourni trop d’arguments à ceux qui ont insinué qu’il n’a fait que s’acquitter d’une dette personnelle.

Cet accord qui liait la France à l’Angleterre a pesé d’un poids très lourd sur le sort de la France en juin 1940.

En France cet accord passa inaperçu. Il n’en fut «évidemment pas de même en Grande Bretagne où on parla d’engagement solennel.

De fin mai 1940 à fin juin, les Britanniques répondirent négativement, avec des variantes selon les rencontres, à toute demande concernant un armistice de la part des Français. Ils ne répondirent positivement qu’à la fin du mois de de juin sous condition du transfert de notre flotte dans leurs ports.

Bien entendu Churchill s’engouffra cyniquement dans la brèche. Le 16 juin il affirma que « notre accord interdisant une négociation séparée, soit pour un armistice, soit pour la paix, a été passé avec la République française et non pas avec une administration française ou un homme d’Etat français en particulier. Il met donc en cause l’honneur de la France ». An nom de quoi cet homme pouvait-il invoquer l’honneur de la France sur la base d’une telle forgerie alors que son pays  avait abandonné son allié en pleine bataille ?

Il faut rappeler que la Grande-Bretagne, responsable de la catastrophe par sa garantie inconditionnelle à la Pologne, était dans un grand état d’impréparation pour mener une guerre contre l’Allemagne. Sa contribution à l’effort commun fut dérisoire.

Au cas où un Anglais ferait valoir  que ce qui compte dans un accord c’est la parole donnée plus que la lettre, le mot de la fin reviendrait au Président de la République Albert Lebrun qui déposa au procès du Maréchal Pétain en 1945 : « A partir du moment où l’un des deux pays signataires d’une convention comme celle du 28 mars retient une partie de ses forces pour sa défense propre au lieu de la risquer au combat commun comme le fit l’Empire  britannique, il peut toujours dans sa forme, s’armer d’un papier pour nous rappeler les obligations qui y sont inscrites. Il n’a plus l’obligation morale nécessaire pour dire : je ne puis vous délier de vos obligations ».

Conclusion.

L’accord du 28 mars a constitué un levier remarquablement efficace entre les mains de Paul Raynaud et de Churchill pour contraindre la France à repousser la fin de son calvaire le plus tard possible au profit de la Grande-Bretagne.

Fruit de la soumission diplomatique du régime de la IIIème République à la politique extérieure du Royaume uni ce communiqué fut un piège dans lequel une nation jalouse de sa souveraineté comme la France n’aurait pas dû tomber.

http://synthesenationale.hautetfort.com/archive/2020/06/29/l-accord-franco-anglais-du-28-mars-1940.html

De la coutume à la corporation, par Frederic Poretti-Winkler.

"La Fraternité fut le sentiment qui présida dans l'origine à la formation des communautés professionnelles." LOUIS BLANC "L'Histoire de la Révolution " La Royauté fut, durant son histoire, la protectrice du monde ouvrier. Elle encouragea la création des Corps de métier par la codification et la transcription des us et coutumes professionnels, dans le grand "Livre des Métiers" que rédigea Etienne Boileau, grand prévôt de Paris, aidé du conseil des anciens, travail malheureusement non terminé car celui-ci mourut la même année que Saint-Louis (1270).

Celui-ci écrivit en préface: «Quand ce fut fait, concueilli et ordoné, nous le feimes lire devant grand plenté (grand nombre) des plus sages, des plus léaux et des plus anciens homes de Paris, et de ceus qui devaient plus savoir de ces choses : lesquels tout ensemble louèrent moult cette œuvre ; il représente enfin une organisation spontanée et autonome». Ce livre magnifique de 121 règlements, est une mine d'or de bon sens, véritable bible des organisations ouvrières autonomes du temps jadis." Quand les maîtres et jurés boulangers, iront par la ville accompagnés d'un sergent du Châtelet, ils s'arrêteront aux fenêtres où est exposé le pain, et si le pain n'est pas suffisant, la fournée peut être enlevée par le maître."Mais le pauvre n'est pas oublié, et : "les pains qu'on trouve trop petits, li juré feront donner par Dieu le pain".(Louis Blanc) La première partie parle des coutumes professionnelles, puis le chapitre suivant traite des redevances de chaque corporation. La corporation sera le nom retenu pour parler des différents groupements de métiers, confréries, charités, maîtrises, ghildes, hanses, collèges, fraternités, jurandes...

ORGANISATION AUTONOME
C'est la troisième partie sur les droits et pouvoirs des juridictions royales et seigneuriales qui ne fut pas terminée. Ces corps parfaitement structurés et organisés possédaient, privilèges et avantages, protégeaient leurs membres et assuraient qualité, formation, soins, repos, entraides et compassion... L'Etre humain trouvait dans son métier l'accomplissement de son destin temporel et spirituel. Comment ne pas voir pour aujourd’hui, une grande leçon face aux égarements de la jeunesse et aux destructions programmées du monde artisanal, commerçant et paysan. C’est souvent à l'ombre des abbayes, évêchés et monastères que se fonda de nombreuses corporations. Un saint patronnait chacune d'entre elles et les membres s'y regardaient en frères (confréries)."Abrités sous la bannière du même saint, priant les uns pour les autres au pied des mêmes autels, le cultivateur, l’homme de métier, l’industriel et le commerçant ne voyaient pas dans leurs voisins des antagonistes, mais des frères et des amis...C'est ainsi que les Confréries développaient la charité chrétienne et, par là, maintenaient à un niveau très élevé la valeur morale et professionnelle de leurs membres ; car on avait à cœur de bien apprendre son métier et de l'exercer en toute conscience et dans toute sa perfection, et c'est pour obtenir ce résultat que travaillait spécialement le second élément de la confrérie." ("Les anciennes corporations"). Cette vie intense et communautaire était jalonnée par le sens des responsabilités, de la compétence et de l'élévation spirituelle. "C'est là, disait Georges Valois, le merveilleux secret de l'ordre social dans les nations de la chrétienté... Les passions temporelles, dont on pourrait craindre les dérèglements, sont utilisées pour le maintien de la paix chrétienne et de la paix civique. En premier lieu, c’est l'instinct de puissance, qui, dans une société non organisée, entraîne l'homme à la guerre perpétuelle, et qui, dans notre monde classique, l’entraîne au travail et devient un merveilleux instrument de progrès social."Les saines institutions canalisent les esprits tumultueux, orgueilleux, anarchiques au profit des métiers devenant ainsi dans l'organisation, des facteurs sains d'évolutions. Cette organisation " procurait à ses membres le moyen de se documenter sur les meilleures méthodes de travail, sur les perfectionnements à réaliser et les inventions capables de transformer la technique du métier ; par conséquent, c’était une lutte contre la routine, c’était l'aide aux chercheurs souvent isolés, et la création d'un utile esprit d'émulation." ("Les anciennes corporations"). Ces multitudes de petites républiques avaient leurs propres lois qui remontaient à la nuit des temps, Mercier relatait l'exemple de la corporation des fumistes ayant jugé et pendu l'un des siens, coupable de vol sans que l'autorité royale n'ait eu son mot à dire...
Au XIVe siècle, les marchands de l’eau dirigent administrativement la ville de Paris. A Troyes pendant Jeanne D’Arc, « bouchers, boulangers, orfèvres pourront faire partie du conseil de ville ; des pâtissiers, meuniers, couturiers, maçons, cordiers, chapeliers, tonneliers et des représentants d’une quinzaine d’autres professions prendront part à des assemblées qui délibèrent sur la dépréciation des monnaies, sur les aides demandées par le roi, sur les impôts nécessaires pour payer les fortifications, même sur les attaques dirigées contre la ville par les gens de guerre ».(E.Coornaert)

CARACTERE POPULAIRE
Toute l'histoire de notre beau pays de France est jalonnée d'exemples sur le caractère éminemment populaire de la Royauté française. Pensons à Saint Louis qui, avant de partir en croisade, s’assura que tout pauvre paysan de France bénéficierait d'une "retraite" pour ses vieux jours. Esprit de charité, compassion, entraide, la société d'alors était empreinte de christianisme. L’Eglise, maison du peuple réglait la vie du travail en sonnant de ses cloches le réveil comme le repos. La protection des pauvres était essentiel et la législation recommandait la probité au mesureur, défendait au tavernier de hausser le prix du vin, comme boisson du menu peuple, étalage des denrées sur les marchés pour constater fraîcheur, qualité et loyauté. Pour la petite bourse des pauvres, surveillance des prix et les marchands ne se serviront qu'après tous les autres habitants... "Les bouchers étaient au pied de la tour Saint-Jacques; la rue de la Mortellerie rassemblait les maçons; la corporation des tisserands donnait son nom à la rue de la Tixeranderie qu'ils habitaient; les changeurs étaient rangés sur le pont au Change, et les teinturiers sur le bord du fleuve... "Chaque corps de métier constituait un petit Etat avec ses lois, ses rites, ses fêtes religieuses et jours chômés, ses bannières, fêtes et processions, sa "sécurité sociale», ses formes de retraites, ses hôpitaux, enfin son organisation propre, autonome et fraternelle. "Les malades, les veuves, les orphelins étaient sous la protection des chefs du métier qui s'en occupaient comme de leur propre famille" ("Les anciennes corporations").
"Et premier, que nous et chacun de nous, confrères et consoeurs, debvons et sommes tenus par nos dicts serments, tenir foiz et loyauté, l'ung envers l'autre désirer le bien l'ung de l'autre, et si aucun de nous savait le domaige de son confrère, lui anuncer féablement que ci son frère, le ayder, conforter et soutenir son droit, si besoin estait. " Voilà ce que disent les statuts des boulangers d'Epinal, dont on retrouve les premières traces en 630 (VIIe siècle). Jamais un ouvrier n'était abandonné. "La communauté ou confrérie était la seconde mère de l'ouvrier. Pauvre, malade, trépassé, jamais elle ne l'abandonnait.", quelle leçon pour le monde dit démocratique d'aujourd'hui... Cela est d'autant plus intéressant que nous vivions alors en Monarchie féodale, nous ne nous embarrassions pas alors de mots vides de sens comme démocratie, droits de l'homme, liberté, égalité, fraternité martelés sur nos monuments comme un affront envers la démophilie et la charité évangélique bien réelle du temps jadis... En France, c’est la liberté qui est ancienne, c’est le despotisme qui est nouveau, disait Madame de Staël. Rappelons que les métiers s'auto-organisaient librement dans des villes libres où l'administration se faisait par des gouverneurs assistés par des bourgeois élus au suffrage de tous. Les corporations étaient parties prenantes dans les conseils des cités féodales. Elles participaient et discutaient de tout, de la répartition des impôts, de l'organisation communale, de la défense et de la sécurité de la ville... Cette organisation décentralisée limitait tout empiètement arbitraire de l'autorité, soit du seigneur soit du roi. "Quelle est la classe du continent, qui oserait prendre aujourd'hui des allures aussi indépendantes en face de la bureaucratie européenne ?" (Le Play)
Frederic PORETTI - Winkler (Les Communautés de Métier, à suivre)

http://lafautearousseau.hautetfort.com/archive/2020/06/26/de-la-coutume-a-la-corporation-par-frederic-poretti-winkler-6248131.html#more

L'énigme de Stonehenge - Les Temples oubliés

dimanche 28 juin 2020

La querelle du paganisme et du christianisme 5/5

De même les néo-païens allergiques à l'héritage chrétien, par-delà l'assomption catholique du paganisme, excipent d'un retour au paganisme le plus inchoatif (Nietzsche et Heidegger ne juraient que par les Présocratiques, Platon et Aristote annonçant par trop évidemment le christianisme), pour faire dire à ce dernier le contenu de ce que proclame la modernité subjectiviste. Nous connaissons bien les néo-païens, nous savons leurs slogans, leurs tics cérébraux, leurs lubies, leur mauvaise foi, leur haine de la raison, leur misologie; « nous ne voulons plus des grenouilles de bénitier, nous voulons nous réconcilier avec le monde, renouer avec ce monde d'avant l'idée dépêché, les chrétiens nous donnent la lèpre de la mauvaise conscience et nous aliènent la faveur du peuple qui veut jouir, nous en avons assez d'être ghettoïsés, nous devons faire corps avec l'esprit du monde moderne pour parvenir au pouvoir, et c'est seulement après que nous y serons parvenus qu'il nous sera donné de l'orienter vers nos idéaux élitistes et prométhéens; le catholicisme est moribond, finissons-en avec lui en hurlant avec les loups, c'est lui qui nous "plombe" en suscitant l'animadversion du corps social, appuyons-nous sur l'islamophobie à la mode, fût-elle inspirée par les Juifs, soyons rusés, plus malins que le Malin, pour en finir avec l'immigration, il sera temps ensuite de se retourner contre les Juifs, soyons efficaces, les idées n'ont de valeur que par les passions qu'elles inspirent, etc. ». Une telle engeance ne comprend pas qu'il faut être Dieu pour être plus malin que le diable, qu'il faut être du côté de Dieu pour combattre le démon, qu'il y a une espèce de logique irrationnelle des passions, que le déchaînement des passions une fois libérées n'est plus maîtrisable, sauf s'il a été inspiré par la raison qui doit leur demeurer immanente pour ne pas se faire subordonner par elles. Un modernisme gnostico-scientiste réservé aux seuls Blancs est une idée aussi contradictoire que celle d'un cercle carré. Le modernisme technico-scientiste est inspiré par le subjectivisme, et le subjectivisme est porteur de l'esprit démocratique et du mondialisme aussi sûrement que la fille de joie l'est de la chaude-pisse. Epouser le modernisme consumériste et technico-scientiste pour le faire se retourner contre le mondialisme, c'est aussi intelligent que de justifier la prostitution pour lui faire combattre les maladies vénériennes. On peut bien, à court terme, contribuer à sauver le corps malade en favorisant les maladies de l'âme, par exemple justifier les prélèvements d'organes sur les moribonds (ainsi les assassiner) pour transplanter ces organes chez les grands accidentés , c'est cependant perdre son âme, or le corps ne vit en dernier ressort que par l'âme. Des organes tout neufs habités par une âme moribonde ne sont pas vivants longtemps; il est plus expédient de soigner son âme, même sous le rapport de l'intérêt du corps.

On ne peut pas sauver l'Occident sans être catholique. Le meilleur de l'apport intellectuel des néo-païens, dans leur critique du christianisme, se réduit (ce qui n'est pas négligeable) à une invitation, adressée aux catholiques, de prendre acte de leurs propres dévoiements, de leur défaut de catholicité; mais il serait suicidaire de jeter le bébé avec l'eau du bain.

« La Chrétienté a fait l'Europe, la Chrétienté est morte, l'Europe va crever » (Bernanos). « Ce qui est enjeu est bien plus que la survie de telle ou telle nation, c'est l'héritage tout entier de la civilisation la sagesse grecque, l'ordre romain et le salut par la révélation chrétienne » (Charles Pérègrin de Corday).

À vue d'homme, nous sommes seuls, désespérément seuls, déjà vaincus : trahis par les "autorités" religieuses conciliaires et modernistes qui occupent, occultent et éclipsent la Rome catholique; incompris et insultés par les néo-païens , marginalisés par les catholiques traditionalistes pusillanimes incapables de comprendre que la subversion dans l’Église ne date pas de Vatican II, et hallucinés par une conception judéomorphe de la France (« nouveau peuple élu »); vomis par la modernité maçonnique libérale et socialiste; promis à regorgement par le ressentiment des foules innombrables (musulmanes ou non) du Tiers-monde insurgé; haïs par les Juifs dont l'Histoire semble saluer aujourd'hui la victoire sans condition. Mais nous avons raison, et nous savons que nous avons raison contre tous. Et la raison, qui prend son temps, a toujours raison. La victoire finale nous appartient.

STEPINAC. Écrits de Paris N° 744 juillet 2011

1. Heidegger, déclaration du 25 septembre 1969, sur la chaîne allemande ZDF voir Magazine littéraire, Hors-série, n° 9, mars-avril 2006.

2. Professeur Yeshayahou Isaï Leibovitz, Le Nouvel Observateur 24/12/1992.

Voir les articles précédents :

La querelle du paganisme et du christianisme 1/5  http://aucoeurdunationalisme.blogspot.com/2020/06/la-querelle-du-paganisme-et-du.html

La querelle du paganisme et du christianisme 2/5 http://aucoeurdunationalisme.blogspot.com/2020/06/la-querelle-du-paganisme-et-du_28.html

La querelle du paganisme et du christianisme 3/5 http://aucoeurdunationalisme.blogspot.com/2020/06/la-querelle-du-paganisme-et-du_32.html

La querelle du paganisme et du christianisme 4/5 http://aucoeurdunationalisme.blogspot.com/2020/06/la-querelle-du-paganisme-et-du_0.html

La querelle du paganisme et du christianisme 4/5

Nul n'ignore aujourd'hui, surtout chez les Rivaroliens, l'influence hégémonique de la pensée juive sciemment destructrice des traditions européennes et, au vrai, de toute tradition enracinée. Aussi la tentation est-elle grande, pour un Européen, de renoncer à l'héritage chrétien quand ce dernier - surtout depuis que ses dépositaires les plus autorisés en viennent, par une aberration révoltante, à cautionner un tel point de vue - prétend se définir comme frère cadet du judaïsme. Afin de ne pas tomber dans le piège ci-dessus décrit, il convient de rappeler trois choses simples :

Ce qui est premier en intention est ultime en exécution; le christianisme ne procède nullement du judaïsme, c'est le judaïsme qui procède proleptiquement du christianisme.

De plus, l'erreur théologique (depuis Vatican II) des "autorités" apparentes de l’Église catholique, quelque périlleuse qu'elle soit, est une errance accidentelle, et non l'expression des contradictions intrinsèques du message chrétien. L'esprit démocrate-chrétien, rendu possible par Léon XIII, développé par Benoît XV, par Pie XI et par Pie XII, est une perversion surnaturaliste de la saine philosophie convoquée par l'explicitation du dogme catholique encore respecté par ces papes, mais bientôt attaqué à son tour par les successeurs modernistes de ces derniers; c'est cela même que ne veulent pas comprendre, au plus grand détriment de la Tradition, les supposés défenseurs contemporains du catholicisme intègre. Et c'est sur cette méprise que jouent les néo-païens pour rejeter le christianisme en bloc.

Enfin, la charge de légitime aversion que suscite en autrui l'entreprise délétère du judaïsme moderne n'est pas imputable à son origine orientale (cette dernière, comme on l'a vu, relève méthodologiquement de la pédagogie divine, et non de l'essence de ce qui est à transmettre); une telle charge trouve sa source réelle dans le fait que le judaïsme n'est devenu l'ennemi du genre humain qu'en se refusant à sa sublimation chrétienne. Ce n'est pas le paganisme qui est l'objet de l'aversion des juifs, c'est le christianisme. Et le judaïsme n'est antipaïen que parce qu'il est conscient - mieux que les néo-païens - de la vocation chrétienne du paganisme véritable.

L'Europe est chrétienne par essence. Les détracteurs du christianisme sont des détracteurs de l'Europe, ils sont les alliés objectifs du judaïsme. Un temps viendra, qui n'est probablement pas très éloigné, où la ligne de démarcation entre fossoyeurs et propugnateurs de l'héritage européen se révélera dans sa claire nudité seront du côté de l'Europe les vrais catholiques; rejoindront les assassins de l'Europe les antichrétiens de tout poil, même ceux d'entre ces derniers qui prétendent sauver l'Europe en exténuant ce qui, en elle, reste du catholicisme. Les néo-païens ne retiennent de l'Europe que ce qui les arrange, reconstruisant les racines du génie européen au gré de leurs passions subjectivistes tout inspirées par les idées modernes issues de la Renaissance panthéisme, gnosticisme, nominalisme, scientisme, nihilisme subjectiviste se voulant héroïque, romantisme, etc. Les choses ne sont certes pas simples, les apparences sont trompeuses; et il est plus facile de réduire le christianisme à ses caricatures (surtout quand les dépositaires de l'autorité chrétienne en sont en partie responsables), afin de se targuer d'un retour aux grandeurs antiques et païennes supposées incompatibles avec le christianisme - par là elles-mêmes dénaturées et réduites au cache-sexe d'un abandon à la modernité qu'on prétend combattre mais dont on se satisfait complaisamment - que de faire l'effort de penser de manière rigoureuse, et de penser avec sa raison au lieu de divaguer avec ses tripes, ses images, ses rancœurs, ses références littéraires adolescentes (si séduisantes quand vient l'âge de la sénilité) et ses anathèmes faciles. S'il est permis d'illustrer ce qui précède par un détail minuscule, il n'est pas inopportun de faire mémoire du ralliement d'un Alain de Benoist, d'un Alain Soral - autant d'esprits fanatiquement antichrétiens - à la cause de Marine Le Pen : leur Europe, leur paganisme, c'est le « club Med » pour Blancs qu'ils appellent de leurs vœux; leur "héroïsme" est celui des surhommes de bandes dessinées, leur "culture" celle des esthètes décadents. Leur ralliement (eux les supposés champions de la lutte contre l'Amérique et ses affidés), explicite ou tacite, à un mouvement politique atlantiste, libéral, antirévisionniste, démocrate et sioniste, ne s'explique pas seulement par leur haine - qui les unit entre eux - de la morale et de la vision du monde catholiques. Il s'explique aussi par leur dilection inavouée et inavouable pour ce que leur paganisme d'intention leur interdit d'aimer, mais que leur paganisme réel reconstruit et artificieux - à savoir un néo-paganisme n'ayant de païen - que le nom leur fait logiquement rencontrer et plébisciter la déification de l'homme, matrice de la modernité et de ses vices (subjectivisme, avortement, euthanasie, individualisme, etc.). Il n'y a pas plus de différence, quant au fond, entre le néo-paganisme et le mondialisme, qu'entre les responsables de la droite libérale et ceux du Parti socialiste. Le paganisme réel était objectivement l'attente, quoique non subjectivement consciente, du christianisme qui l'assume et le transfigure, par là le révèle à lui-même en l'achevant (aux deux sens du terme) ; le néo-paganisme est le refus de la vérité du paganisme réel, à savoir du catholicisme, ainsi le refus de l'essence du paganisme, mais en se parant des attributs les plus extérieurs, les plus accidentels et les plus datés du paganisme. Le pape saint Pie X se plaisait à dire (ce n'était pas tout à fait une boutade) que les racines du modernisme se trouvent dans l'orgueil et dans l'étude des Pères de l’Église. Les modernistes en religion, par-delà l'œuvre dogmatique de la Scolastique, ont excipé - profitant de l'indétermination conceptuelle des commencements - d'un retour aux Pères de l’Église (apophatisme unilatéral), ainsi d'un "traditionalisme" verbal supposé plus vénérable que celui du concile de Trente, pour faire dire à la doctrine des Pères le contraire de ce dont elle était objectivement porteuse, afin de faire se fourvoyer l'Eglise tout entière dans le modernisme qui détruit la Tradition.

À suivre

La querelle du paganisme et du christianisme 3/5

L'apophatisme moderne est lui-même un effet du subjectivisme : si l'on ne sait rien de Dieu, on ne sait même pas qu'il est, d'où une tendance presque invincible à l'athéisme, ou bien à une conception de la foi qui la déconnecte de la raison, mais qui par là absolutise la volonté, ou le délire de l'imagination mythologique. Dans les deux cas, la liberté est émancipée du magistère du logos, et le sujet s'absolutise. Cela dit, objectivement habité par un désir infini qui atteste sa dépendance (désirer, c'est manquer), cependant qu'il s'absolutise et refuse toute dépendance, un tel sujet entend se nourrir de son propre désir, et il convertit son désir de Dieu en désir d'être Dieu, ou désir de se déifier; ce qui donne historiquement les figures du marxisme et du consumérisme libéral, lesquels sont autant d'actualisations de l'idée démocratique.

Concluons : comme on l'a vu, c'est dans la spéculation occidentale - prise en tant qu'inclusive de ce moment oriental de la pensée universelle que l'Occident assume en le dépassant - que culmine le savoir métaphysique; c'est dans le christianisme que se révèle l'effectivité de l'Objet - divin - de ce savoir. Force est donc d'en déduire ceci : quelque infidèles (et Dieu sait s'ils l'ont été !) qu'aient pu être maints chrétiens occidentaux à l'égard de l'héritage prodigieux -païen- de la pensée européenne, le christianisme doit être reconnu comme consubstantiel au génie européen; il l'assume sans s'y réduire, et il est seul à le transcender en le magnifiant. Le moment juif de la pensée universelle est l'acte à raison duquel la pensée orientale accuse réception de sa vocation à son propre dépassement, à la manière de la chrysalide qui ne satisfait son vœu le plus intime qu'en se convertissant (crucifiement plébiscité) en papillon; et de même que le papillon s'anticipe en ce dont il se fait provenir en le niant souverainement, de même le christianisme, en son exigence de rationalité intégrale promue par la spéculation grecque et confirmée par la Révélation, s'anticipe en son autre (le judaïsme) qu'il réduit au statut de moment subordonné de sa propre complétude indépassable, indépassable parce que systématique, et systématique parce qu'elle est inclusive de ce qui la conteste. Aussi, tout refus du christianisme, assumé dans l'élément de la pensée occidentale, est objectivement porteur, selon un mouvement dialectique se gaussant des aversions subjectives, d'un retour au judaïsme; si les néo-païens ne l'ont pas compris, les juifs, eux, l'ont parfaitement reconnu :

« Il n'y a (entre Juifs et chrétiens] ni héritage commun ni dialogue. Le christianisme est issu de sources juives, mais c'est une religion grecque [...] pour nous, du point de vue de la foi, le christianisme n'a aucune importance. Mais, pour les chrétiens, depuis l'an 33, le fait même de l'existence d'un judaïsme est impensable [...] la base de la foi chrétienne est la négation de la légitimité du judaïsme. Le christianisme se considère comme le seul judaïsme authentique […] les papes [d'avant Vatican II] accomplissaient ce qui devait être accompli : la liquidation du judaïsme »(2)

Ce qui presque invinciblement fourvoie la sensibilité de l'Occidental néo-païen, lui enjoignant de s'opposer au christianisme comme à un apport pervers dénaturant le génie européen, c'est l'idée que le christianisme est historiquement issu de sources juives supposées intrinsèquement étrangères à la pensée occidentale. Le néo-paganisme, qui se targue d'être le dépositaire exclusif du génie occidental, ne tolère et supporte le christianisme qu'à la condition de le réduire à une idée juive complètement vidée de son contenu et progressivement remplie par des éléments culturels païens ayant vocation à se débarrasser à terme de toute référence biblique. Là contre, il convient de faire observer deux choses. D'abord, si vraiment le christianisme était un rejeton de la pensée orientale ou sémitique supposée incompatible avec le génie de l'Europe, il faudrait vraiment douter du génie de l'Europe; si l'Europe s'est fait si aisément subvertir pendant vingt siècles par une pensée empoisonnée, s'il fallut attendre Nietzsche et la modernité pour s'en rendre compte, c'est vraiment que la force d'affirmation de soi de l'Occident était bien faible, et dans l'hypothèse on peut se demander ce qui mériterait d'être sauvé en lui. Loin de promouvoir le génie de l'Europe, le néo-paganisme s'en fait l'idée d'un organisme débile ouvert à tous les vents corrupteurs.

Par ailleurs, si le papillon trouve sa source dans la chrysalide, il n'est pas moins évident que la chrysalide procède du papillon; elle est posée par lui comme cet élément sacrificiel dont il se fait victorieusement provenir en la niant. L'affirmation du Dieu transcendant - qui plus est de ce Dieu capable, parce que trinitaire, de se faire immanent sans cesser d'être transcendant - est la vérité du génie rationnel de la pensée occidentale, c'est-à-dire de la pensée universelle faisant culminer son génie en Occident. Et la chrysalide juive était, comme on l'a vu, ce en quoi tendait à renoncer à lui-même l'esprit oriental. Deux visions du monde en compétition dont chacune renonce à assumer l'autre et à la dépasser, ce sont des vues du monde qui consentent à se placer au même niveau; l'une pourra l'emporter sporadiquement sur l'autre, mais ce ne sera jamais qu'une victoire précaire et accidentelle, parce qu'elle laisse subsister hors de soi ce qu'elle combat, surtout, deux visions du monde consentant chacune à n'occuper qu'une place particulière acceptent chacune d'être limitée par l'autre, au point de ne se définir que par rapport à l'autre que de ce fait elle présuppose et qu'en dernier ressort elle renonce à vaincre souverainement. Une vision du monde n'est jamais victorieuse de toutes les autres qu'à proportion de son aptitude à les assumer en les niant, en les rabaissant au statut de simples moments d'elle-même. En renonçant à se sublimer en christianisme, le judaïsme s'est refusé à lui-même, à la manière d'une chrysalide préférant pourrir en se crispant sur elle-même plutôt que de s'accomplir en mourant à elle-même. En se refusant à cueillir dans le judaïsme l'affirmation surnaturelle dont son génie naturel pressentait le besoin comme de ce qui l'accomplissait ultimement, le paganisme, devenu antichrétien par ce refus même, est tel un papillon incapable de s'épuiser à produire la chrysalide dont il se fait procéder. Il devient stérile et n'a d'autre vocation que d'être balayé par l'histoire.

Le génie occidental païen, conscience de soi du génie de la pensée universelle, était parvenu aux limites de ce que la raison naturelle peut atteindre par ses propres forces : toute philosophie possible a été au moins esquissée par les Grecs. Un progrès supplémentaire appelait une Révélation surnaturelle. Il était donc logique, afin d'attester le caractère surnaturel (incommensurable à l'ordre naturel) de son Origine, que la Révélation s'incarnât dans un élément historiquement extérieur à celui de la raison occidentale. Mais extériorité historique n'est pas hétérogénéité essentielle.

À suivre

La querelle du paganisme et du christianisme 2/5

Et si saint Thomas s'en était tenu là, saint Thomas aurait déjà été kantien, ce que ne cessent d'affirmer sans vergogne nos penseurs contemporains, tel Jean-Luc Marion, dans le sillage de Gilson et de Sertillanges, tous thomistes démocrates-chrétiens. Or notons ceci : si l'absolu est au-delà de l'être, à tout le moins de l'être connaissable, cependant qu'on tient à maintenir la thèse selon laquelle il est, c'est que l'être en tant qu'être est inintelligible, au moins pour nous; c'est qu'il échappe à tout concept, et voilà que l'on voit poindre l'apophatisme générateur de nihilisme, lequel ne sera évité que par le recours à la foi, mais désormais à une foi qui déclarera la raison incompétente pour donner sens à la vie, ainsi à une foi entée sur le sentiment, sur la volonté pure, sur l'autorité arbitraire ou sur l'élan vital. Et l'apophatisme (de Dieu et de l'être, on ne peut savoir que ce qu'ils ne sont pas) est bien la racine du nihilisme : le mot "sens" a deux sens : signification (intelligibilité) et direction (finalité), lesquelles renvoient à la même chose (l'essence d'un être est sa finalité). Aussi, déclarer que l'être en tant qu'être est inintelligible, c'est lui dénier toute raison d'être, c'est le rendre absurde.

Tel est au fond le dernier mot de la sagesse orientale, ou plutôt du moment oriental de la pensée universelle : l'absolu est au-delà de l'être, il est l'Ineffable, l'Un, l'inobjectivable et donc l'inconnaissable. Il échappe au Logos et il n'est pas Logos. Mais à ce titre même il est, en toute logique et en droit, immanent au monde : en vertu de son indétermination radicale, il ne possède rien qui le distingue de ce dont il est l'autre. Si tout son "être" est d'être autre, et ainsi d'être autre que l'être, il est "neens", néant, de sorte que, s'il est quand même quelque chose plutôt que rien, cet autre que l'être ne saurait être un autre être (il aurait en commun avec l'être d'être de l'être, et il ne serait pas absolument autre), mais simplement il est comme l'envers de l'être, sa face cachée; en termes logiques, pour attester la différence de deux choses, il faut qu'elles soient comparables, mais elles doivent avoir quelque chose de commun pour être comparables, elles ne sauraient être à ce point différentes l'une de l'autre qu'elles ne puissent être comparées entre elles ou référées à un terme commun, de sorte que, ce qui consiste dans l'acte d'être le « tout autre » de ce qui est et de ce dont on peut parler, eh bien !, on n'en peut même pas parler pour dire de lui qu'il est autre; le « tout autre » en vient à se confondre avec ce à quoi il s'oppose. La maximisation de l'apophatisme aboutit à l'athéisme, et elle s'anticipe dans l'immanentisme. L'absolu des Orientaux est l'en-soi du réel, toute son efficience consiste à se manifester dans les êtres divers, il n'a pas d'être propre en dehors de sa manifestation qui pourtant ne l'épuisé pas, mais bien plutôt ne le révèle qu'en le voilant. Tel est bien l'être de Heidegger, cet être qui, dans sa « différence ontologique » d'avec l'étant, « se déclôt dans la dispensation de présence », ne se dévoile qu'en se voilant. Tel est aussi le dernier mot du polythéisme en général : les dieux sont autant de manifestations ou d'avatars d'un absolu inconnaissable, incapable de se dire lui-même adéquatement dans une manifestation qui serait sa Parole et son autorévélation; s'il le pouvait, il serait cet absolu inclusif de sa manifestation, il serait son dire de soi, il serait sujet, et ainsi il serait un être, un étant; il serait cet acte d'être identique à son essence. Il ne serait pas ineffable, au-delà de l'être et de la pensée, il serait l'être qui est sa pensée. Et le polythéisme multiplie à l'infini les dieux pour signifier, désespérément et inadéquatement, l'infinité d'un absolu que ce même polythéisme, parce qu'il est apophatiste, est incapable de penser autrement que comme immanent au monde. Puis donc que le moment oriental de la pensée est l'apophatisme, alors, quand la pensée nourrit sa vocation à rejoindre l'absolu, elle ne peut le faire qu'en renonçant à elle-même, à son appétit d'intellection, à son désir d'arraisonnement de l'être en tant qu'être par concept, elle doit s'abandonner elle-même, et elle ne peut se mettre en rapport avec l'absolu qu'en tentant de se fondre en lui, de se résorber en lui; il s'agira de tenter de « vivre l'expérience du divin », de coïncider avec lui sans se l'objectiver, de se fondre en lui dans et par la réalisation d'un "Soi" universel supposé sommeiller au fond de chacun, et dont la conscience individuelle n'est que le paravent illusoire et momentané.

L'Occident au contraire, c'est le refus prométhéen du renoncement à soi de la pensée conceptuelle. L'absolu est au-delà des êtres (puisqu'ils sont en devenir et contingents), mais il est lui-même être afin d'être intelligible, il est donc étant pour être objectivable. Pour être un étant (c'est-à-dire un être) tout en étant au-delà des étants, il doit être transcendant. Tel est le contenu de la cime de la spéculation grecque, platonicienne (dans son enseignement ésotérique) et aristotélicienne, inchoativement anticipée dans ce moment de la sagesse égyptienne qu'était le culte d'Aton (dieu solaire unique) se substituant à celui d'Amon (le « dieu caché »). Tel est aussi le contenu de l'enseignement mosaïque. Tel est le contenu de ce qui peut être nommé le moment juif de la pensée universelle. Et, pour être immanent dans sa transcendance même, être intelligible et échapper à toute finitude, il doit être trinitaire seul ce qui a ce qu'il est, ainsi ce dont l'être est d'avoir ce qu'il est, ou encore ce qui consiste dans l'acte de se donner soi-même à soi-même, est capable de donner sans rien perdre, de se manifester sans déchoir, puisqu'en se donnant il ne fait que se conforter dans son être , par là et en retour, il est capable de se dire univoquement dans sa manifestation, parce qu'il est en mesure de s'identifier à elle sans cesser de lui être transcendant. Et c'est ce que signifie l'Incarnation. Il en résulte que la pensée occidentale, actualisée dans la métaphysique grecque et vouée à se reconnaître dans ce qui la sublime et qui n'est autre que le christianisme, est le dépassement et l'assomption de la pensée orientale. La pensée orientale fidèle à elle-même est ainsi en demeure de se reconnaître le statut de moment de la pensée occidentale, et de plébisciter son magistère. En retour, la pensée occidentale n'est fidèle à son essence qu'en se reconnaissant telle la vérité de la pensée orientale qu'elle reconnaît tel son moment obligé qu'elle assume. Si elle refuse de l'assumer par haine du christianisme, elle rechute, quoiqu'elle en ait, dans cette pensée orientale qu'elle abhorre, et telle est bien l'errance en laquelle nous entraîne, en dernier ressort, la pensée de Heidegger :

« Il faut réfléchir à ce fait que la société d'aujourd'hui n'est que l'absolutisation de la subjectivité moderne, et qu'à partir de là, la philosophie qui a surmonté le point de vue de la subjectivité n'a nullement droit au chapitre » (1) Dans la même intervention, Heidegger affirmait « Et l'idée fondamentale de ma pensée est précisément que l'Etre, ou encore le pouvoir de manifestation de l’Être, a besoin de l'Homme, et qu'inversement l'Homme n'est Homme que dans la mesure où il se trouve dans le pouvoir de manifestation de l’Être [...] On ne peut interroger l’Être sans interroger l'essence de l'Homme ».

Ce qui est important, c'est ceci : dans son souci (légitime) d'écarter le subjectivisme pour s'effacer dans la contemplation de l'être en tant qu'être, Heidegger réhabilite le subjectivisme en interdisant à l'être en tant qu'être d'être sujet, personnalité, pensée et raison. Car rendre l'être en tant qu'être intrinsèquement dépendant de l'homme, c'est déifier la subjectivité humaine sous couvert de l'humilier.

Au reste, il en est aujourd'hui de la philosophie de Heidegger comme il en fut de celle de Nietzsche. Primitivement exalté par le néo-paganisme dans son culte de la force, le nietzschéisme fut bientôt - et à bon droit - récupéré par des penseurs de gauche - très souvent juifs - reconnaissant en lui une grandiose et esthétisante mise en forme justificatrice de leur propre subjectivisme, ainsi une légitimation du monde moderne. Heidegger fut indubitablement un compagnon de route de la NSDAP dont il s'efforça, sans bonheur, à mettre en forme la doctrine qu'appelait ce mouvement (au vrai, il ne "roula" que pour l'aile gauche d'un mouvement qui, tiraillé entre scientistes et révolutionnaristes, ne trouva aucun penseur susceptible de donner forme rationnelle aux intuitions de Hitler, fors peut-être les élans insuffisants et équivoques, mais se voulant chrétiens, d'un Alphonse de Chateaubriant pour lequel Hitler le catholique - même s'il ne l'était pas assez - avait la plus grande admiration). Mais c'est aujourd'hui la pensée de gauche, souvent juive qui, à bon droit encore (de Martin Buber à Jacques Derrida, en passant par Michel Foucault), le célèbre aujourd'hui, adaptant au "Dasein" collectif d'Israël, ou de la communauté mondiale en totalité, ce que Heidegger avait voulu penser pour les intérêts du seul peuple allemand.

À suivre

La querelle du paganisme et du christianisme 1/5

Il y a un "esprit" rivarolien, il n’y a pas de doctrine rivarolienne. Depuis leur fondation, Rivarol et ECRITS DE PARIS fédèrent des lecteurs issus de courants très divers. Nos détracteurs nous définissent volontiers tels les vaincus de 1945 , ce qui n'est pas tout à fait faux, s'il est vrai que Rivarol et ECRITS DE PARIS incarnent ce courant d'idées animant la vraie droite. Mais qu'est-ce que la droite ? De Joseph de Maistre à Mussolini, de saint Thomas d'Aquin à Donoso Cortès, de Bossuet à Franco, de Maurras à Julius Evola, de la monarchie légitimiste au national-socialisme, des catholiques intégristes (toutes tendances confondues) aux néo-païens, il y a des différences doctrinales telles que l'on peut se demander parfois si l'identité de l'esprit rivarolien n'est pas une sensibilité réactive réduite à la dénonciation d'ennemis communs, mais sans unité intrinsèque. On peut toutefois avancer une définition consensuelle. Mérite d'appartenir à la famille des rivaroliens toute personne posant au principe de ses choix politiques la thèse suivante : l'Europe charnelle et territoriale, chargée de son héritage spirituel et ethnique, ainsi prise en ses composantes germanique, celtique et gréco-latine, constitue l'élément intellectuel et physique en lequel la condition humaine accède à la pleine conscience d'elle-même, et par là prend son sens et justifie son existence, et cela doit être tenu pour vrai non seulement pour les Européens, mais pour tous les peuples de la terre. Reste à se demander ce en quoi consiste cet héritage européen, lequel s'explicite en nations européennes chacune dotée d'un génie propre et insubstituable. Abordons aujourd'hui la question suivante le christianisme est-il consubstantiel - non seulement de fait mais en droit - à l'identité européenne ? Un problème aussi lourd ne saurait sans ridicule être traité en quelques lignes. Ne seront développées ici que quelques suggestions.

Le désir le plus profond de l'homme, induit par sa différence spécifique (animal raisonnable), est le désir de connaître. Comme le faisait observer - bien avant Heidegger - Arthur de Gobineau dans son fameux « Essai sur l'origine de l'inégalité des races humaines » (livre I) notre civilisation occidentale « a poussé loin l'esprit compréhensif et la puissance de conquête, qui en est une conséquence : comprendre tout, c'est tout prendre ». Il n'est aucune force créatrice, aucune culture, qui ne s'enracine dans le désir de connaître, lequel culmine dans la contemplation de l'être en tant qu'être. Toute culture est projection d'un idéal expressif de ce que l'homme a à être, après Pindare (Les Pythiques, 2, 72), même un Nietzsche (Le Gai Savoir § 270) invitait son prochain à devenir ce qu'il est (« du sollst der werden, der du bist »), devenir ce qu'on est, c'est se conformer à son essence. Mais ce que l'on nomme l'essence d'un être, son paradigme, sa raison d'être, cela désigne une participation à l'acte d'être, c'est-à-dire une modalité dans l'être, ou encore une certaine manière d'être un être. Or c'est de l'acte d'être que l'essence tire son être d'essence et son intelligibilité : l'essence dit le possible, par opposition à l'existence qui dit la réalité, mais même le possible doit avoir une existence de possible pour être dit possible, à peine de n'être rien; aussi la représentation culturelle de l'essence humaine sera-t-elle d'autant plus exacte que sera plus développée la spéculation sur l'être en tant qu'être. Quand on a tout dit d'un être, il reste à se demander ce que c'est que d'être de l'être, et ce que l'on sait de cet être est en dernier ressort suspendu à la compréhension de ce qu'est l'être en général. On dira qu'être de l'être; c'est tout simplement n'être pas du néant, et qu'il n’y a pas lieu de s'interroger longuement sur une chose aussi évidente, que ces spéculations sont oiseuses. Le problème est que le néant tient sa définition de celle de l'être dont il n'est que la négation. « Pourquoi y a-t-il de l'être et non pas plutôt rien ? », se demandaient Leibniz et Heidegger. L'homme est immergé dans un monde dont il est solidaire, c'est-à-dire dans un ensemble d'êtres dont l'acte d'exister ne s'impose pas de lui-même, et la recherche du "pourquoi" du monde enveloppe le souci du sens de l'existence de l'homme.

Méditer sur l'être en tant qu'être, tel fut bien l'effort sublime de la pensée universelle, en Orient et en Occident, et à peu près à la même époque, en rupture avec cette pensée mythique qui faisait le berceau intellectuel de l'humanité. Mais c'est en Grèce, et seulement en Grèce que la philosophie est née; c'est ainsi par le souci philosophique que se définit d'abord l'esprit occidental. Les premiers penseurs de la Grèce, contemporains à peu près du brahmanisme puis du bouddhisme (6e et 5e siècles, les Upanishad furent composées entre le 8e et le 6e siècle) se sont demandé, comme physiologues, quelle est la nature profonde du réel. Thaïes de Milet disait que la nature profonde des choses (et ce qu'il y a de plus profond en elles, c'est bien qu'elles sont de l'être) est eau. Pour Anaximène, elle était air, pour Anaximandre, elle était "apeiron" (l'infini au sens d'indéfini); pour Démocrite elle était atome, pour Empédocle d'Agrigente elle était les quatre éléments (eau, terre, feu, air) combinés par l'Amour et la Haine; pour Pytnagore elle était nombre. Pour les Orientaux elle était "Brahma", puissance absolue immanente au monde en lequel elle se manifeste, et associée, comme chez Empédocle, à deux principes contraires (Vishnou qui conserve et Çiva qui détruit), dans une confuse intuition païenne de la Trinité, à l'Est comme à l'Ouest. Puis, s'approfondissant, la pensée universelle a compris que les êtres donnés à notre expérience sont en devenir, que le devenir semble constituer ce qu'il y a de plus commun aux êtres (qui tous naissent et périssent), que l'être en général est aussi ce qui est commun à tous, qu'ainsi l'être en tant qu'être peut être identifié à l'universel devenir (Heraclite). Cependant, ils se sont promptement avisés du fait que devenir consiste à se contester, ainsi à n'être pas ce qu'on est, que donc ce qui est devenir n'est pas le paradigme de ce qui est vraiment, et que l'être en tant qu'être est irréductible à ce qui devient. Dès lors, ce qui est, ce ne sont pas les choses qui sont en devenir, c'est l'essence immobile des choses mobiles, c'est leur concept ou leur idée : ce triangle tracé dans le sable s'effacera, mais non l'idée de triangle et ses propriétés logiques. Ce qui est vraiment, c'est l'idée de ce qui est, c'est l'idéal dont le réel mobile n'est que la réalisation contingente et illusoire, à tout le moins structurellement inadéquate. Or l'idée en général, c'est ce qui est pour la pensée, ce qui subsiste dans la pensée, de sorte que ce qui est, c'est la pensée de l'être, c'est elle qui est être véritablement; être et pensée ne font qu'un, comme l'enseignera Parménide dans son poème. « Pantarei », dit Heraclite, mais le philosophe qui saisit le devenir n'est pas lui-même en devenir, au moins quant à sa pensée, puisqu'elle peut se l'objectiver, ainsi s'en émanciper, afin d'attester qu'il n'est pas ce qui mérite le nom d'être. Cela dit, penser est penser qu'on pense, sans quoi, ne sachant même pas que quelque chose lui est donné à penser, le moi ne penserait pas. Aussi la pensée, qui est l'être saisi dans son fond, est aussi cogito, l'être en tant qu'être est un cogito. Et c'est à partir de maintenant que se produit une césure qui décide de la dualité du développement de l'Orient et de l'Occident. À l'Est comme à l'Ouest, on prend conscience du constat suivant : l'être en tant qu'être est pensée, ainsi cogito, mais le cogito est duel, sujet et objet, scindé, il consiste dans l'acte d'être pour soi-même un autre; or l'absolu est simple, parce que, s'il était composé, alors il requerrait un principe de composition qui lui serait antérieur, et alors il ne serait pas l'absolu. La décision orientale est la suivante : l'absolu, étant simple, est au-delà de la pensée, et de ce fait il est au-delà de l'être même, de cet être que les premiers penseurs tenaient pour l'absolu. L'absolu est au-delà de l'être, au-delà de l'essence entendue selon son étymologie au-delà de l'étance ou étoffe de ce qui est en tant qu'il est, et que les philosophes (moment platonicien, puis aristotélicien, de la pensée universelle) avaient désignée telle la cause (transcendante, puis immanente) de ce qui est, à savoir son essence (au sens devenu classique de quiddité), ainsi son idée. Et si l'absolu est au-delà de l'essence, il est au-delà de l'intelligible, il échappe à tout concept, et tel est bien le constat de penseurs aussi divers que le Platon du livre 6 de la République, de Plotin, de Maître Eckhart, de Descartes (les essences sont créées par un Dieu fantasque qui, tel le dieu de l'islam, décide du vrai et du faux en les créant), de Pascal (notre raison n'est bonne qu'à nous faire prendre conscience de notre misère et de notre finitude), mais aussi de Kant, maître de la modernité, pédagogue du mondialisme démocratique : l'être, dans sa différence d'avec son apparaître, échappe au concept, il n'est connaissable que comme phénomène construit, ainsi « pour nous » mais non « en soi ». L'absolu est au-delà de notre souci d'intelligibilité : tel est aussi le constat - horresco referens du saint Thomas d'Aquin de la « Somme théologique » (question 3 article 5) Dieu n'est pas substance, car tout genre (dont la catégorie de substance) est composé, or Dieu est simple, et ainsi Dieu échappe à tout genre, il échappe à nos catégories et, parce que Dieu est l'être même (celui dont l'essence est d'exister), alors l'être échappe à nos catégories. Qu'est-ce à dire, sinon que, au rebours de l'aristotélisme, les catégories de notre pensée sont des catégories de la pensée de l'être et non point de l'être que la pensée pense ?

À suivre

Henri de La Rochejaquelein : vie héroïque d'un chef vendéen [Armand Bérart]

Montaigne : un légitimiste tempéré suite et fin

On croise ici un principe auquel il est souvent fait écho dans les Essais, principe que résume bien cette formule du chapitre 13 du Livre III : « On doit donner passage aux maladies »(12). Leur donner passage, car en voulant les arrêter on ne fait que les renforcer davantage encore. En leur donnant passage, on peut au contraire espérer qu'elles en viendront progressivement à s'épuiser. Par maladies on peut entendre les maladies individuelles, mais naturellement aussi les maladies collectives, celles du corps social. Là comme ailleurs, en fait, le remède est souvent pire encore que le mal : « Le monde est inepte à se guarir : il est si impatient de ce qui le presse qu'il ne vise qu'à s'en deffaire, sans regarder à quel pris »(13). En sorte, dit Montaigne, que moins on intervient mieux le malade s'en porte. Il faut laisser la maladie aller jusqu'au bout d'elle-même.

Principe qui trouve aussi son illustration en l'art de guerre, comme en témoigne l'attitude adoptée par certains peuples en cas d'invasion. Montaigne se réfère en particulier aux Scythes qui, plutôt que de s'opposer ouvertement à un agresseur ou à un envahisseur, préfèrent au contraire faire le vide devant lui et le laisser ainsi s'enliser. Il s'enlise donc, en sorte qu'il est aisé ensuite de l'anéantir(14).

Montaigne souligne donc les limites d'une stratégie de confrontation directe avec les protestants. Une telle stratégie, dit-il, est vouée à l'échec, à la limite même elle peut se révéler contre-productive. Non seulement les persécutions ne sont d'aucune utilité pour combattre des idées, mais elles contribuent grandement à leur diffusion : « Nous défendre quelque chose, c'est nous en donner envie »(15). Plus fondamentalement encore, souligne-t-il, le recours à la répression n'est jamais le bon moyen pour régler un problème. On ne saurait toujours s'en dispenser, mais il faut éviter que cela ne devienne une règle, car on risque alors de s'enfermer dans le cycle de la violence. Mieux vaut autant que possible jouer la carte de l'apaisement, à l'exemple de l'empereur Auguste qui, apprenant qu'un de ses proches projette de l'assassiner, préfère en fin de compte lui pardonner plutôt que de recourir à des mesures répressives, tant il est vrai, comme il est bien obligé de l'admettre, que de telles mesures n'ont jamais servi à rien. C'est en tout cas ce que lui dit son épouse : « Fais ce que font les médecins, quand les receptes accoustumées ne peuvent servir : ils en essayent de contraire »(16) Auguste pardonne donc, et bien lui en prend, car il se concilie ainsi l'opinion. Et personne ne cherchera plus par la suite à l'assassiner.

Pour ou contre un État biconfessionnel

Cela étant, il ne faudrait pas se méprendre sur la position de Montaigne. Montaigne est hostile aux persécutions anti-protestantes, pour autant rien ne nous autorise à dire qu'il partageait les conceptions de Michel de L'Hospital en matière de coexistence interreligieuse, en particulier qu'il adhérait à l'idée d'une France biconfessionnelle. En fait, la plupart des contemporains étaient hostiles à cette formule, formule qu'ils jugeaient suicidaire, car destructrice de l'unité nationale. On pourrait ici se référer à l'opinion de La Boétie, l'ami de Montaigne : « Je ne vois point qu'on puisse attendre rien qu'une manifeste ruine d'avoir en ce Royaulme deux religions ordonnees et establies », écrivait-il ainsi en 1561(17). Un État biconfessionnel est forcément divisé contre lui-même, et donc il n'est pas viable On soulignera d'ailleurs que l'Édit de Nantes lui-même n'avait pas la prétention de ccrastruire une France biconfessionnelle. Dans l'esprit de ses concepteurs, c'était une mesure de salut public propre à restaurer la paix civile, rien

d'autre. Dans le préambule, le roi n'exprime-t-il pas l'espoir de voir un jour ses « sujets de la religion prétendue réformée » revenir à la vraie religion, à savoir la religion « catholique, apostolique et romaine »(18) ? Le roi accepte donc la biconfessionalité, mais à titre provisoire. L'objectif ultime reste la restauration d'un État unitaire monoconfessionnel.

Proche et différent de Machiavel

Autant qu'on puisse en juger, les vues personnelles de Montaigne s'inscrivent pleinement dans cette optique. Montaigne, il est vrai, ne reprend pas explicitement à son compte la thèse de La Boétie selon laquelle un État biconfessionnel porte en lui les germes de sa propre ruine(19) mais le fait même qu'il recourt à l'argument de la nécessité pour justifier l'octroi aux protestants de la liberté d'organisation et de culte (avec, en arrière-plan, le paradigme de la résistance flexible) montre à tout le moins que, s'il est favorable à de telles mesures, ce n'est pas parce que la biconfessionnalité représenterait à ses yeux une formule valable en elle-même. Assurément non. Elle apparaît comme une simple concession tactique, concession à laquelle nous contraint la nécessité. Or, pour cette raison même, on ne saurait la considérer comme irréversible. Céder du terrain, soit, mais un jour ou l'autre il faudra bien le reconquérir. Les Scythes ne reculent pas pour le simple plaisir de reculer, s'ils reculent c'est parce qu'ils espèrent ainsi user l'adversaire. Dans cette perspective, la biconfessionnalité n'apparaît pas seulement comme un mal nécessaire, mais comme un piège tendu aux protestants, piège auquel on espère qu'ils se laisseront prendre. Qu'ils s'enlisent!

Bref, il importe de bien distinguer entre les principes et la stratégie politique. Il n'y a pas nécessairement adéquation entre les deux. Sur la question pratique de l'attitude à adopter à l'égard des protestants, Montaigne défend des positions très comparables à celle des libéraux de son époque, il conseille de temporiser. Mais sur la question même de la biconfessionnalité (à long terme, est-elle viable ?), il se rangerait plutôt aux vues de La Boétie fondamentalement parlant, la France n'est concevable que comme entité holistique (on pourrait dire aussi. République une et indivisible).

En tout ce qui précède, Montaigne est très proche de Machiavel. Tout comme Machiavel, Montaigne se place au point de vue du Prince, autrement dit de la raison d'État. Cela étant, le Prince montaignien n'est pas le Prince machiavélien, c'en est un autre très différent. Le Prince machiavélien est le Prince Nouveau, celui appelé à « prendre l'Italie et [à] la libérer des barbares » (chapitre 26 du Prince), autrement dit à résoudre le problème politique de l'unité nationale, la constitution de l'Italie en État national(20). Et donc c'est un révolutionnaire. Sa tâche est de faire table rase de l'ordre existant, pour en refaçonner un autre ex nihilo. Il en va tout autrement du Prince montaignien. Montaigne ne dit pas qu'il faut « prendre la France et la délivrer des barbares », car la France constitue déjà un État national. Le problème n'est donc pas de savoir comment constituer la France en État national, mais comment faire en sorte qu'un tel État se maintienne. Voilà le problème. Car l'État national est chose fragile. Comment préserver l'acquis, comment empêcher que l'État national ne se désintègre sous l'effet de la guerre civile, tel est le défi auquel les responsables, en France, se trouvent confrontés. Montaigne n'est donc pas, comme Machiavel(21), un penseur de la rupture, mais de la continuité. Or, de cette continuité, quel meilleur garant existe-t-il que le Prince traditionnel, détenteur de la légitimité dynastique ?

On dit souvent que Montaigne privilégie le repli sur soi et sur la sphère privée, et qu'en ce sens il est extérieur à la chose publique. Il l'est dans une certaine mesure, mais parallèlement aussi il se pose en ferme défenseur de l'ordre légal existant. Un de ses thèmes favoris est que mieux vaut un ordre injuste que pas d'ordre du tout. « C'est la règle des règles, et générale loy des loix, que chacun observe celle du lieu où il est »(22). On n'obéit donc pas aux lois parce qu'elles sont justes mais parce qu'elles sont lois, position faisant écho aux idées développées à la même époque par les premiers théoriciens de la souveraineté (Jean Bodin). Mais on pourrait aussi se référer à Hobbes, qui dira, quelques décennies plus tard, que ce n'est pas le juste qui est le critère du légal, mais bien le légal du juste (fiat pro ratione voluntas). Tout comme Hobbes, Montaigne se situe du côté du Prince, parce que le Prince apparaît comme un rempart contre le désordre et l'anarchie C'est lui qui fait barrage à la guerre civile Cela étant, si Montaigne défend l'ordre existant, il ne s'identifie pas pour autant à lui. On le voit par exemple lorsqu'il dénonce les pratiques judiciaires de son temps, l'usage de la question en particulier. Pour être légales, de telles pratiques n'en sont pas moins injustes, partant condamnables. Et Montaigne les condamne. Car si la règle des règles est l'obéissance aux lois existantes, en revanche nous restons maîtres de nos pensées, et gardons donc le droit de juger librement des choses.

Dans le même contexte, on pourrait aussi se référer au chapitre 1 du livre I («De l'utile et de l'honneste»), chapitre se présentant comme une réflexion contrastée sur la raison d'État dans ses rapports avec la morale. Le Prince est souvent contraint d'accomplir des actions immorales, car s'il s'en abstenait cela porterait préjudice à la collectivité dont il a charge C'est ce que relève Montaigne : « Le bien public requiert qu'on trahisse et qu'on mente et qu'on massacre »(23). En ce sens, «l'utile» s'oppose à «l'honneste», thèse conforme à l'enseignement machiavélien. Mais Montaigne dit aussi. « Toutes choses ne sont pas loisibles à un homme de bien pour le service de son Roy ny de la cause générale et des loix »(24). Soit donc on les fait quand même et l'on cesse d'être homme de bien, soit on ne les fait pas, mais en ne les faisant pas on risque alors de porter préjudice à l'intérêt public. Le Prince lui-même n'a pas le choix, il doit les faire(25). Mais Montaigne ne parle pas ici du Prince, il parle de ceux qui sont à son «service», de lui-même en fait (Montaigne). « Toutes choses ne leur sont pas loisibles ». Montaigne adopte donc le point de vue du Prince, mais jusqu'à un certain point seulement. Comme d'autres à la même époque, savants ou artistes, il se tient à distance. Pas trop loin non plus quand même. C'est ce qui définit l'attitude «tacitéenne».

Éric WERNER éléments N° 110 Octobre 2003

1) Discours du 26 août 1561 (Michel de L'Hospital, Œuvres complètes, éd. Duféy, 1.1,1824, p. 452).

2) Le Monde, 13 février 1998. Reste à se demander si les problèmes actuels liés à la présence de l'islam en France ont grand-chose à voir avec ceux liés à la coexistence entre catholiques et protestants il y a quatre siècles.

3) Friedrich Meinecke, L'idée de la raison d'État dans l'histoire des Temps modernes, Droz, 1973, p. 31.

4) Marc Fumaroli, L'âge de l'éloquence Rhétorique et «res literaria» de la Renaissance au seuil de l'époque classique, Droz, Genève, 1980, p. 153-154.

5) Essais, 1,26, Pléiade, p. 171.

6) Essais, III, 9, p. 973.

7) Marcel Conche, « Montaigne, penseur de la philosophie », in Quelle philosophie pour demain ?, PUF, 2003, p. 25.

8) Sur l'évolution des positions de Montaigne en la matière, cf. Malcolm C. Smith, Montaigne and Religious Freedom. The Dawn of Plurulism, Droz, Genève, 1991, en particulier pp. 75-120.

9) Essais, 1,23, p. 121.

10) Essais, I, 23, p. 122. Rappelons la formule fameuse du chapitre xv du Prince : « Aussi est-il nécessaire au Prince qui se veut conserver, qu'il apprenne à n'être pas bon, et d'en user ou n'user pas selon la nécessité » (Pléiade, p. 335).

11) Essais, 1,23, p. 122.

12) Essais,m, 13,p. 1066.

13) Essais, m, 9, p. 935.

14) Essais, 1,12, p. 46-47.

15) Essais, H, 15, p. 597.

16) Essais, 1,24, p. 124. Ce chapitre, soulignons-le, fait immédiatement suite à celui traitant de l'attitude à adopter envers les protestants.

La première édition des «Essais» (1580).

17) Estienne de La Boétie, Mémoire sur la pacification des troubles, édité avec introduction et notes par Malcolm C. Smith, Droz, Genève, 1983, p. 45.

18) Thierry Wanegffelen, L'Édit de Nantes. Une histoire européenne de la tolérance (XVIe-XXe siècle), Livre de poche «Références», 1998, p. 48.

19) Cf. cependant le chapitre II, 30 («D'un enfant monstrueux»), où Montaigne semble implicitement la reprendre à son compte. Nous avons commenté ce texte dans Montaigne stratège (L’Âge d'Homme, 1996, p. 42-44).

20) Louiis Althuser, « Machiavel et nous », in Écrits philosophiques et politiques, t. II, Stock/IMEC, 1997, p. 60.

21) Ibid., p.46.

22) Essais, l, 23, p. 117.

23) Essais, III, l, p. 768.

24) Essais, III, l, p. 780.

25) Encore Montaigne précise-t-il : « Ce sont dangereux exemples, rares et maladifves exceptions à nos reigles naturelles. Il y faut céder, mais avec grande moderation et circonspection : aucune utilité privée n'est digne pour laquelle nous façions cet effort à nostre conscience ; la publique, bien, lors qu'elle est tres-apparente et tres-importante » (Essais, III,1, p. 778). La notion d'exception est ici importante. Elle désigne les situations extrêmes, ou encore «à la limite». Il est vrai, comme le relève Cari Schmitt, que les cas limites sont révélateurs de l'essence même des problèmes.Montaigne : un légitimiste tempéré suite et fin

Montaigne : un légitimiste tempéré

Montaigne un légitimiste tempéré.jpegL'unité du royaume, le bien commun et la raison d'État doivent conduire le Prince à savoir lâcher du lest... Les guerres de religion ont inspiré à Montaigne une réflexion tout en nuances sur la nécessaire tolérance. Une tolérance qui relève d'ailleurs moins d'un absolu moral que d'un réalisme politique. Auteur d'un étincelant « Montaigne stratège », Éric Wemer nous invite à une relecture des «Essais».

Les Essais de Montaigne ont été écrits durant le dernier tiers du XVIe siècle, à l'époque des guerres de religion. Ces guerres sont très présentes dans l'ouvrage, Montaigne y fait de fréquentes allusions («nos troubles», dit-il). Guerres, on le sait, qui ont duré une quarantaine d'années et se sont terminées, en 1598, avec la promulgation par Henri IV de l'Édit de Nantes, une date importante dans l'histoire européenne de la tolérance On pourrait y voir une première forme d'acceptation du pluralisme confessionnel. En 1561 déjà, le chancelier Michel de L'Hospital avait déclaré : « Beaucoup peuvent être citoyens sans pour autant être chrétiens : même l'excommunié ne laisse pas d'être citoyen » (1). Autrement dit, la citoyenneté est une chose, l'appartenance confessionnelle une autre, découplage s'inscrivant au fondement même de la conception moderne de l'État, telle qu'elle en est venue depuis lors à s'imposer progressivement en Europe. Or, l'Édit de Nantes marque incontestablement un pas important dans cette direction. Il y a cinq ans, lors de la commémoration du quatrième centenaire de l'événement, Le Monde avait insisté sur « l'actualité de l'Édit de Nantes », allant jusqu'à publier une caricature de Henri IV déguisé en sultan enturbanné, avec une bulle contenant ces mots : « J'ai fait un rêve » !(2)

La seule manière de ramener la paix civile

Le XVIe siècle se divise, on le sait, en deux moitiés fortement contrastées. À l'enthousiasme de la première période succède, après le concile de Trente (1545-1563), une période de doute et d'interrogation, période s'inscrivant en net reflux par rapport à la précédente. Décennies qui sont celles de la Contre-Réforme, mais aussi des progrès de l'absolutisme, avec en parallèle le développement de l'idée de raison d'État, au travers de laquelle l'État tend à imposer, « en face de toutes les autres forces, son droit absolu à l'existence »(3) L'ordre ancien, momentanément déstabilisé, cherche à se remettre en selle par absorption de certains éléments de la nouvelle culture humaniste Mais l'humanisme lui-même se transforme Les spécialistes opposent, dans cette perspective, l'âge tacitéen de la deuxième Renaissance à l'âge cicéronien de la première. Comme le montre Marc Fumaroli dans sa grande thèse sur l'éloquence aux XVIe et XVIIe siècles, l'écrivain rompt « avec les illusions d'une magistrature de la parole publique et directe » pour inventer « un type nouveau d'orateur répondant aux défis des circonstances, celui du savant éclairé, à la fois sage, érudit et artiste de la prose ». Savant dispensant ses leçons au travers « d'une forme élégante et subtile », requérant une certaine collaboration du lecteur. Bref, pourrait-on dire, il s'adapte. La magistrature qu'il revendique n'est plus celle de la parole publique et directe, elle s'articule à un nouvel art d'écrire, « afin de viser juste dans un monde rempli de préséances et de préjugés »(4). Magistrature purement morale et philosophique, donc, s'intégrant sans peine au nouveau système de pouvoir. Mais l'écrivain n'en continue pas moins discrètement à préserver son autonomie.

On en a une illustration avec les Essais. Montaigne est un adepte du «style bas» (gémis humile), style « desreglé » et « descousu », pour reprendre ses propres termes(5). Son allure est vagabonde, il saute volontiers d'une idée à l'autre, multipliant les disgressions (et les disgresssions dans les disgressions). Or lui-même nous en prévient : un tel désordre n'est qu'apparent : « Je m'esgare, mais plustost par licence que par mesgarde. Mes fantasies se suivent, mais par fois c'est de loing, et se regardent, mais d'une veuë oblique […] C'est l'in-diligent lecteur qui pert mon subject, non pas moy " il s'en trouvera tousjours en un coing quelque mot qui ne laisse pas d'estre bastant [= suffisant], quoy qu'il soit serré »(6). Bref, on ne saurait se contenter de survoler les Essais, il faut les lire de près. Comme l'explique Marcel Conche, il n'y a peut-être pas d'ordre prémédité chez Montaigne, mais ses propos n'en sont pas moins très structurés, au sens où «le plan est, chez lui, une structure implicite qui commande son activité du dedans »(7). Montaigne écrit comme il parle, son ton est celui de la conversation, en même temps, comme il le souligne, il ne perd jamais son «sujet» (son fil). Simplement sa démarche est sinueuse, il emprunte parfois des chemins de traverse. Mais il sait toujours très bien où il va.

Montaigne est mort six ans avant la promulgation de l'Édit de Nantes, mais il en aurait vraisemblablement approuvé les dispositions essentielles. C'était un pragmatique, allergique aux controverses entre protestants et catholiques, controverses qu'il jugeait stériles et à vrai dire sans grand intérêt (on parlerait aujourd'hui d'idéologie). Sa préoccupation première n'était pas d'ordre ecclésial, mais politique. Comme d'autres à la même époque, il s'employait à maintenir les ponts entre les factions aux prises, tout en travaillant à la recherche d'un compromis. Lui-même connaissait bien Henri IV, qu'il avait rencontré à plus d'une reprise avant son accession au trône et même reçu une fois chez lui à Montaigne. Après avoir, dans un premier temps(8), placé son espoir dans une réforme intérieure de l'Église catholique, réforme dont il escomptait, si elle se réalisait, qu'elle convaincrait les protestants de réintégrer le giron de l'Église (programme qui était aussi celui de son ami La Boétie), il en était progressivement venu à penser que la seule manière de ramener la paix civile en France était de prendre acte de la division confessionnelle du pays, et donc de reconnaître aux protestants la liberté, non seulement de conscience, mais d'organisation et de culte. Cette formule n'était pas en elle-même sans défaut, mais selon Montaigne elle était la mieux adaptée à la réalité.

C'est ce qu'il explique à mots couverts dans les Essais. Ainsi, au chapitre 1, 23, Montaigne dit que le Prince doit veiller à ne pas adopter une attitude trop rigide face à d'éventuels dissidents ou opposants. Plutôt que de s'enfermer dans le tout ou rien, il a parfois intérêt à lâcher du lest : « La fortune, reservant tousjours son authorité au-dessus de nos discours, nous présente aucune fois la nécessité si urgente qu'il est besoing que les lois lui facent quelque place »(9). On relèvera ici la référence à la nécessité. C'est le vocabulaire de Machiavel. Un peu plus loin dans le texte, Montaigne parle des exigences liées à la «nécessité publique»(10). Montaigne est un réaliste : tout comme Machiavel il considère que la politique a partie liée avec la force. Les principes ont certes leur importance (ici l'unité confessionnelle du pays), mais c'est un tort que de s'y accrocher trop obstinément. Mieux vaut « faire vouloir aux loix ce qu'elles peuvent, puis qu'elles ne peuvent ce qu'elles veulent », dit-il encore(11). On pourrait parler de tolérance, mais la tolérance n'est pas ici voulue pour elle-même, elle répond à un calcul stratégique, stratégie qui est celle de la résistance flexible : on échange de l'espace contre du temps. Face à un ennemi trop puissant ou entreprenant, le mieux encore est d'éviter l'affrontement ouvert, ne serait-ce que pour préserver ses forces, dans la perspective d'une éventuelle contre-offensive.

À suivre