vendredi 31 juillet 2020

AU TEMPS DES CHEVALIERS

Dans les spectacles historiques, les films ou dans les romans, ils font rêver toutes les générations. Mais qui étaient vraiment les chevaliers ? Depuis une vingtaine d’années, les historiens ont beaucoup travaillé sur la question. Révisant nombre d’idées reçues.

Cet été, comme tous les ans, « la Légende des chevaliers », spectacle joué dans le cadre des Médiévales de Provins, fait le plein de spectateurs, tout comme « les Chevaliers de la Table ronde » et « Le Secret de la lance » au Puy du Fou ou « le Tournoi de chevalerie » de Sedan. Dans les familles, on reverra en DVD Excalibur de John Boorman (1981) ou Kingdom of Heaven de Ridley Scott (2005), ce qui n’empêchera pas l’aïeule de se remémorer Les Aventures de Robin des Bois (1938), film dans lequel Errol Flynn était si beau… Les plus jeunes préféreront Kaamelott, d’Alexandre Astier (2005), série dont l’esprit rappellera à leurs parents Monty Python, Sacré Graal, de Terry Gilliam, chef d’œuvre satirique de leur jeunesse (1975). Pour ceux pour qui ne jurent que par un bon livre, Lancelot du LacPerceval ou Ivanhoé sont des romans qui traversent les générations.

Inusable chevalerie : cinq ou six siècles après sa disparition, elle fait toujours rêver. Elle occupe aussi les historiens. Depuis une vingtaine d’années, les travaux se multiplient à son sujet, révisant nombre d’idées reçues, à commencer par les plus répandues. Qui sait, par exemple, que les chevaliers du Moyen Age n’étaient pas toujours des nobles ? Pour comprendre cette institution qui a tant marqué l’imaginaire européen, il faut remonter aux origines.

Avant l’an mil, les termes latins milites et militia, traduits ultérieurement par « chevaliers » et « chevalerie », désignent les soldats et le service armé qu’ils exercent. La cavalerie, alors, n’existe pas en tant que corps : les cavaliers sont en réalité des fantassins qui se déplacent à cheval et descendent de leur monture sur le champ de bataille. C’est au XIe siècle que l’art du combat à cheval, qui avait existé dans l’Antiquité, est redécouvert en Occident, en recourant à une race équine robuste, vraisemblablement venue d’Asie au VIIe siècle. Les premiers chevaliers sont donc des cavaliers d’élite qui se mettent au service des princes et des seigneurs féodaux qui les emploient.

Ces hommes de guerre sont équipés d’armes défensives : un écu, un haubert (une cotte de mailles à manches et à coiffe, qui pèse jusqu’à 12 kilos), un heaume (un grand casque oblong enveloppant d’abord le sommet du crâne et le nez, puis toute la tête et le visage). Et d’armes offensives : l’épée, qui mesure moins d’un mètre, et la lance. Lourde et longue, cette dernière se tient à l’horizontale, calée sous le bras. Son usage inaugure une nouvelle technique : lors des charges collectives, désarçonner son vis-à-vis afin de disloquer les lignes adverses. La puissance du coup, souligne le médiéviste Jean Flori, dépend de la vitesse et de la cohésion du projectile que constitue l’ensemble formé par la lance, le cheval et le chevalier.

L’introduction du cheval comme instrument de combat a entrainé l’invention des étriers, destinés à assurer la stabilité du cavalier, de même que les progrès de la selle. Avec le temps, le duo formé par le chevalier et sa monture seront conduits à renforcer leur protection. A partir des XIIIe et XIVe siècles, une armure métallique articulée, d’un poids de 20 à 25 kilos, enveloppe le cavalier. Son destrier est lui-même caparaçonné, la tête recouverte. Le cinéma ou la bande dessinée aiment l’image spectaculaire du chevalier harnaché, revêtu d’une tunique colorée ornée de son blason, mais cette représentation est le plus souvent anachronique car elle correspond en réalité à l’époque où la chevalerie a entamé son déclin.

Au XIIe siècle, l’affrontement à cheval se généralise et devient l’apanage de guerriers qui ont choisi cette forme de combat. Mais au début, le groupe social qui s’appelle la chevalerie est encore issu de tous les milieux : certains chevaliers sont fils de paysans. Accompagnant le seigneur dans ses déplacements ou gardant ses forteresses au sein desquelles ils habitent et sont nourris, les chevaliers deviennent les vassaux de leur maître, obtiennent des terres, parfois un château. Les cadets, fréquemment, mènent une vie errante, courant les tournois, vendant leurs services.

Tout puissant seigneur possède une école de chevalerie qui a pour fonction de conforter sa clientèle. C’est dans ce cercle que le postulant à la chevalerie, au cours d’un apprentissage de trois à neuf ans, s’initie à l’équitation et au maniement des armes, au milieu de garçons de son âge comme de combattants expérimentés. Ce compagnonnage prépare le jeune homme à sa vie future. Le chevalier, contrairement à une idée fausse, ne se bat pas en solitaire : sa vocation, même dans les tournois, est de combattre en groupe contre d’autre groupes. Lors de sa période de formation, le postulant apprend également la civilité, la courtoisie – au sens littéral, l’art de vivre dans une cour -, s’appropriant l’ensemble des principes qui se sont peu à peu affirmés pour fonder l’éthique chevaleresque : le service de Dieu, la protection des plus faibles.

Lorsqu’il est prêt, le jeune homme est adoubé chevalier au cours d’une cérémonie où il reçoit ses attributs symboliques – l’épée, le baudrier, les éperons – et où, afin d’éprouver sa résistance, un coup lui est asséné sur la nuque (la colée). Au XIIIe siècle se prend l’habitude de faire précéder l’adoubement d’une veillée de prière, comme de faire bénir le nouveau chevalier, un prêtre faisant un sermon.

L’historien Jacques Le Goff a montré que l’Eglise médiévale a longtemps manifesté son opposition à la guerre, tentant de contenir celle-ci par la Paix de Dieu – édictée au concile de Charroux en 989 – qui interdisait aux troupes féodales de porter atteinte aux clercs et aux pauvres, puis par la Trêve de Dieu, apparue vers 1040, qui prononçait l’interdiction de combattre pendant les périodes de pénitence, ainsi le carême, et du jeudi au dimanche, afin de respecter le jour du Seigneur.

À ses débuts, la chevalerie n’inspire donc que méfiance à l’Eglise. Saint Bernard, au prix d’un jeu de mots, vilipendera la militia (la chevalerie) qui n’était rien d’autre que malitia, « péché », « crime ». Il restera des traces de cette méfiance dans l’appel que le pape Urbain II lancera à Clermont, en 1095, invitant les hommes de guerre à secourir leurs frères chrétiens d’Orient et à délivrer les Lieux saints : la croisade (terme qui date du XVe siècle, plus de deux siècles après la fin des croisades) est conçue en premier lieu comme un voyage pénitentiel, les chevaliers étant invités à renoncer à leurs pratiques violentes en Europe et à accomplir leur devoir guerrier en Terre sainte.

Voués à la défense des Etats latins d’Orient, les premiers ordres de chevalerie naissent dans la foulée des croisades : l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem (ancêtre de l’actuel ordre de Malte), l’ordre du Saint-Sépulcre, l’ordre du Temple, l’ordre Teutonique. Ce sont des ordres monastiques. Dans la seconde moitié du XIIe siècle, l’Eglise achève en effet de se rallier à l’idéal chevaleresque. Pour l’Eglise, le chevalier est miles Christi, le soldat (ou le chevalier) du Christ, dont l’épée est au service de la cité terrestre, antichambre de la cité céleste. Parallèlement, l’idéal chevaleresque est adopté par la noblesse aux yeux de qui le chevalier est un maillon de la société féodale : vassal, il doit respecter ses obligations vis-à-vis de son maître (son suzerain) ; seigneur, il est tenu à la justice et à la charité envers ses vassaux.

Hardiesse, courage, loyauté, largesse (le chevalier méprise l’argent mais est encouragé à l’utiliser avec générosité), courtoisie (notamment avec la dame de ses pensées), finesse d’esprit (le chevalier idéal est un lettré, qui maîtrise le latin, qui lit), telles sont les objectifs visés par ces hommes de guerre. Un comportement exalté par la littérature lyrique et romanesque de l’époque qui trouve son apothéose dans les œuvres de Chrétien de Troyes (LancelotPerceval), poète qui christianise la légende arthurienne en faisant du Graal le calice qui a recueilli le sang de Jésus sur la croix.

Paradoxalement, c’est au moment où triomphe l’idéal chevaleresque que le nombre de chevaliers diminue. La multiplication des forteresses et des opérations de siège valorise d’autres types de combattants (fantassins, archers, servants de machines de guerre). Le coût croissant de l’équipement des chevaliers ainsi que des cérémonies d’adoubement, de plus en plus fastueuses, éloigne les impécunieux de cet état. Au XIIIe siècle, a fortiori au XIVe siècle, au moins dans les royaumes de France et d’Angleterre, la chevalerie est non en droit mais en fait réservée à la noblesse. Tous les nobles ne sont pas chevaliers, certes, mais tous les chevaliers sont nobles, ce qui introduit dans la chevalerie le facteur héréditaire, et renforce la cohésion sociale de la noblesse.

Cette évolution exerce une conséquence sur les tournois, qui étaient à l’origine un spectacle collectif confrontant deux camps. Peu à peu, ce modèle cède la place à des joutes individuelles. Condamnés par les papes et les conciles, interdits par Saint Louis en 1260, les tournois reviennent à la mode aux XIVe et XVe siècles parce qu’ils constituent une fête pour les nobles qui y participent et pour le peuple qui y assiste.

Le prestige de la chevalerie étant à son sommet, les rois et les princes créent à leur tour des ordres de chevalerie, destinés à récompenser les meilleurs serviteurs du trône et à rassembler la noblesse autour du souverain : l’ordre de la Jarretière fondé par en Angleterre par Edouard III en 1348, l’ordre de l’Etoile créé par le roi de France Jean II le Bon en 1351, l’ordre de la Toison d’or institué par le duc de Bourgogne Philippe le Bon en 1429, l’ordre de Saint-Michel fondé par Louis XI en 1469.

Le déclin militaire de l’institution se poursuit pourtant. Quand les fantassins et les archers l’emportent sur les cavaliers, comme à Crécy (1346) ou Azincourt (1415), les jours de la chevalerie sont comptés. A la fin de la guerre de Cent ans, le sentiment national est en germe, et l’Etat royal pose les bases d’une organisation militaire qui n’est plus celle du monde féodal. Au XVIe siècle, la chevalerie est morte. Au tout début du XVIIe siècle, Cervantès lui dresse un superbe tombeau avec son Don Quichotte. Demeurera un mythe éternel, et le titre de chevalier, utilisé jusqu’à nos jours pour désigner de nobles engagements ou récompenser de vrais mérites, mais aussi, malheureusement, pour qualifier des chevaliers de fantaisie qui n’ont rien de héros. Dans notre société matérialiste, l’authentique esprit chevaleresque se fait rare.

Jean Sévillia

Sources

Martin Aurell, Le Chevalier lettré. Savoir et conduite de l’aristocratie aux XIIe et XIIIe siècles, Fayard, 2011.

Dominique Barthélemy, La Chevalerie, Tempus, 2012.

Jean Flori, Chevalerie et chevaliers au Moyen Age, Hachette, 1998.

Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, Dictionnaire raisonné de l’Occident médiéval, Fayard, 1999.

Sylvain Gouguenheim, Le Moyen Age en questions, Texto, 2012.

Sources :  (Edition du  vendredi 11 août 2017)

Simone Weil : Extraits des livres "L'enracinement" et "La personne et le sacré"

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3587955501.jpg« La notion de droit est liée à celle de partage, d’échange, de quantité. Elle a quelque chose de commercial. Elle évoque par elle-même le procès, la plaidoirie.Le droit ne se soutient que sur un ton de revendication ; et quand ce ton est adopté,c’est que la force n’est pas loin, derrière lui, pour le confirmer, ou sans cela il est ridicule »
« Mettre dans la bouche des malheureux des mots qui appartiennent à la région moyenne des valeurs, tels que démocratie, droit ou personne, c’est leur faire un présent qui n’est susceptible de leur amener aucun bien et qui leur fait inévitablement beaucoup de mal. »
« Les malheureux entre eux sont presque toujours aussi sourds les uns aux autres. Et chaque malheureux, sous la contrainte de l’indifférence générale, essaie par le mensonge ou l’inconscience de se rendre sourd à lui-même. » « Les mots auxquels peut se joindre quelque chose qui désigne un mal sont étrangers au bien pur. On exprime un blâme quand on dit : “Il met sa personne en avant”. La personne est donc étrangère au bien. On peut parler d’un abus de la démocratie. La démocratie est donc étrangère au bien. La possession d’un droit implique la possibilité d’en faire un bon ou un mauvais usage. Le droit est donc étranger au bien. Au contraire l’accomplissement d’une obligation est un bien toujours, partout. La vérité, la beauté, la justice (…) sont des biens toujours, partout »
« Les hommes de 1789 ne reconnaissaient pas la réalité d’un tel domaine. Ils ne reconnaissaient que celle des choses humaines. C’est pourquoi ils ont commencé par la notion de droit. Mais en même temps ils ont voulu poser des principes absolus. Cette contradiction les a fait tomber dans une confusion de langage et d’idées qui est pour beaucoup dans la confusion politique et sociale actuelle »
" Parmi les inégalités de fait le respect ne peut être égal envers tous que s’il porte sur quelque chose d’identique en tous. Les hommes sont différents dans toutes les relations qui les lient à des choses situées en ce monde, sans aucune exception. Il n’y a d’identique en eux tous que la présence d’un lien avec l’autre réalité. Tous les êtres humains sont absolument identiques pour autant qu’ils peuvent être conçus comme constitués par une exigence centrale de bien autour de laquelle est disposée de la matière psychique et charnelle "
« L’être humain n’échappe au collectif qu’en s’élevant au-dessus du personnel pour pénétrer dans l’impersonnel. (…) Chacun de ceux qui ont pénétré dans le domaine de l’impersonnel y rencontre une responsabilité envers tous les êtres humains. Celle de protéger en eux, non la personne, mais tout ce que la personne recouvre de fragiles possibilités de passage dans l’impersonnel »
« L’ordre impersonnel et divin de l’univers a pour image parmi nous la justice, la vérité, la beauté. Rien d’inférieur à ces choses n’est digne de servir d’inspiration aux hommes qui acceptent de mourir.Au-dessus des institutions destinées à protéger le droit, les personnes, les libertés démocratiques, il faut en inventer d’autres destinées à discerner et à abolir tout ce qui, dans la vie contemporaine, écrase les âmes sous l’injustice, le mensonge et la laideur.Il faut les inventer, car elles sont inconnues, et il est impossible de douter qu’elles soient indispensables »
A l’encontre du personnalisme « ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain est impersonnel. Tout ce qui est impersonnel dans l’homme est sacré, et cela seul »
« La notion de droit entraîne naturellement à sa suite, du fait même de sa médiocrité, celle de personne, car le droit est relatif aux choses personnelles. Il est situé à ce niveau »
« Pour la compassion, le crime lui-même est une raison, non pas de s’éloigner, mais de s’approcher, pour partager, non pas la culpabilité, mais la honte »
161817870.jpg« Il ne faut leur [aux « malheureux »] donner que des mots qui expriment seulement du bien, du bien à l’état pur. La discrimination est facile. Les mots auxquels on peut joindre quelque chose qui désigne un mal sont étrangers au bien pur. On exprime un blâme quand on dit : “Il met sa personne en avant”. La personne est donc étrangère au bien. On peut parler d’un abus de la démocratie. La démocratie est donc étrangère au bien. La possession d’un droit implique la possibilité d’en faire un bon ou un mauvais usage. Le droit est donc étranger au bien. Au contraire l’accomplissement d’une obligation est un bien toujours, partout »
Si « les Grecs n’avaient pas la notion de droit », s’ « ils n’avaient pas de mots pour l’exprimer », s’« ils se contentaient du nom de la justice » (EL, p.25), la notion de droit nous vient de Rome, et, comme tout ce qui vient de la Rome antique, qui est la femme pleine des noms du blasphème dont parle l’Apocalypse, elle est païenne et non baptisable. Les Romains, qui avaient compris, comme Hitler, que la force n’a la plénitude de l’efficacité que vêtue de quelques idées [à la différence des Athéniens qui à Mélos « conçoivent le mal avec cette lucidité merveilleuse et disent « la vérité du mal » sans être « encore entrés dans le mensonge » (EL, p.45)], employaient la notion de droit à cet usage. Elle s’y prête très bien.[…] Louer la Rome antique de nous avoir légué la notion de droit est singulièrement scandaleux. Car si on veut examiner chez elle ce qu’était cette notion dans son berceau, on voit que la propriété était définie par le droit d’user et d’abuser. Et, en fait, la plupart de ces choses dont tout propriétaire avait le droit d’user et d’abuser étaient des êtres humains » (id., p.24-25).

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Dominique Venner fidèle de Diane....jpegChristopher Gérard : Dans votre Dictionnaire amoureux de la chasse (Plon, 2000), vous dévoilez les secrets d'une passion fort ancienne et vous décrivez à mots couverts les secrets d'une initiation. Que vous ont apporté ces heures de traques, en quoi vous ont-elles transformé, voire transfiguré ?

Dominique Venner : Malgré son titre, ce Dictionnaire amoureux n'a rien d'un dictionnaire. Je l'ai conçu comme un chant panthéiste dont la chasse est le prétexte. Je dois à celle-ci mes plus beaux souvenirs d'enfance. Je lui dois aussi d'avoir pu survivre moralement et de m'être rééquilibré dans les périodes de désespoir affreux qui ont suivi l'effondrement de mes espérances juvéniles. Avec ou sans arme, par la chasse, je fais retour à mes sources nécessaires la forêt enchantée, le silence, le mystère du sang sauvage, l'ancien compagnonnage clanique. À mes yeux, la chasse n'est pas un sport. C'est un rituel nécessaire où chacun, prédateur ou proie, joue la partition que lui impose sa nature. Avec l'enfantement, la mort et les semailles, je crois que la chasse, si elle est vécue dans les règles, est le dernier rite primordial à échapper partiellement aux défigurations et manipulations mortelles de la modernité.

Christopher Gérard : Toujours dans ce livre, vous évoquez plus d'un mythe ancien, plus d'une figure de panthéons encore clandestins. Je pense au mythe de la Chasse sauvage et à la figure de Mithra. Que vous inspirent-ils ?

Dominique Venner : On pourrait allonger la liste, notamment avec Diane-Artémis, déesse des enfantements, protectrice des  femmes  enceintes,  des femelles pleines, des enfants vigoureux, de la vie à son aurore. Elle est à la fois la grande prédatrice et la grande protectrice de l'animalité, ce que sont aussi les meilleurs chasseurs. Sa figure s'accorde avec l'idée que les Anciens se faisaient de la nature, tout à l'opposé de l'image douceâtre d'un Jean-Jacques Rousseau et des promeneurs du dimanche. Ils la savaient redoutable aux faibles et inaccessible à la pitié. C'est par la force qu'Artémis défend le royaume inviolable de la sauvagerie. Elle tue férocement les mortels qui, par leurs excès, mettent la nature en péril. Ainsi en fut-il de deux chasseurs enragés, Orion et Actéon. En l'outrageant, ils avaient transgressé les limites au-delà desquelles l'ordre du monde bascule dans le chaos. Le symbole n'a pas vieilli, bien au contraire.

Christopher Gérard : S'il est une figure omniprésente dans votre livre, c'est la forêt, refuge des proscrits et des rebelles.

Dominique Venner : Toute la littérature du Moyen-Âge, chansons de geste ou roman du cycle breton, gorgée qu'elle est de spiritualité celtique, brode invariablement sur le thème de la forêt, univers périlleux, refuge des esprits et des fées, des ermites et des insoumis, mais également lieu de purification pour l'âme tourmentée du chevalier, qu'il s'appelle Lancelot, Perceval ou Yvain. En poursuivant un cerf ou un sanglier, le chasseur pénétrait son esprit. En mangeant le cœur du gibier, il s'appropriait sa force même. Dans le Lai de Tyolet, en tuant le chevreuil, le héros devient capable de comprendre l'esprit de la nature sauvage. Je ressens cela très fortement Pour moi, aller en forêt est beaucoup plus qu'un besoin physique, c'est une nécessité spirituelle.

Christopher Gérard : Vous avez dirigé la publication des actes d'un colloque du Conseil international de la chasse (CIC) qui s'est tenu à Rambouillet en novembre 2006. Ces actes ont été publiés par les éditions Privât en 2007 sous le titre La chasse, dernier refuge du sauvage. Vous-même aviez présenté une communication proposant une interprétation de l'idée de nature. Vous opposiez notamment la perception de Jean-Paul Sartre et celle de Jean Giono. Pourquoi ce choix ?

Dominique Venner : Contrairement à la légende, les hommes sont rarement les amis de la nature. Sauf les peuples chasseurs. Le plus souvent, les hommes se défient de la nature. Ils en ont peur, même quand ils prétendent la protéger. La nature angoisse, et pas seulement par ce qu'elle révèle de redoutable. Elle angoisse surtout parce qu'elle est inexplicable. Elle est réfractaire à notre entendement. Elle échappe au principe de raison qui veut que toute chose ait une raison d'être qui l'explique. Mais qu'est-ce qui nous prouve que la raison ait raison ? Pourquoi le mystère du monde se laisserait-il percer par la petite raison des hommes? Ce qui nous déroute et nous inquiète c'est que la nature ne poursuit aucun but. Elle ne nous écoute pas. Elle ne nous demande rien. Elle ne s'occupe pas de nous. Elle n'a pas été créée pour nous. Mais elle nous englobe. Elle est libre. Rien d'extérieur à elle ne la gouverne. Selon le mot de Lucrèce, elle est à la fois incréée et créatrice. Elle est sans pensée, sans conscience, sans volonté.

Nul n'a mieux traduit l'angoisse et même l'horreur de la nature que Jean-Paul Sartre dans son roman philosophique La nausée (1938). Roquentin, héros existentialiste de La nausée, découvre en effet que la raison ne peut répondre de l'existence concrète. Le galet que Roquentin tient dans sa main en se promenant le long du rivage fait naître en lui la nausée. Il aura beau définir les propriétés du galet, sa composition minérale, sa couleur, sa forme et autres abstractions, son existence reste totalement inexplicable. Pourquoi un galet plutôt que rien ? Cependant, un galet est moins irritant qu'un arbre. La crise nauséeuse de Roquentin atteint son sommet pendant sa promenade dans un parc où il rencontre un marronnier. Le silence de l'arbre, sa pose immuable, ses racines dans le sol, ses branches dans le ciel, son refus implicite de réduire son existence à un concept, tout cela offense Roquentin. Accablé par l'examen d'une racine du marronnier, il lui donne un coup de pied, sans parvenir à entamer l'écorce. Pour un esprit rationaliste, un galet est philosophiquement opaque. Un arbre l'est encore plus. Roquentin est enfermé dans les limites de la conscience humaine, au-delà desquelles existe la nature, indépendante, autonome, indifférente. Or, ce qui échappe au monde de l'intelligibilité humaine, de l'intelligibilité mathématique, terrifie l'esprit rationaliste.

Ce qui est horreur pour Sartre est joie pour Giono. Le contraste entre l'imaginaire de ces deux écrivains souligne celui de deux façons opposées de percevoir la nature. Contrairement à Sartre, dans ses romans, Jean Giono ne pense pas le monde, il ne l'interroge pas, il le perçoit, le chante et le goûte. Il ne tente pas de l'enfermer dans un discours. Il se promène, il contemple. Il se laisse pénétrer par cette évidence, cet émerveillement : il y a quelque chose, et non pas rien ! Ce quelque chose est sans «pourquoi ». Giono sait que la nature est comme la vie, inexplicable, dangereuse et belle. Vous avez compris que c'est également ma perception.

Propos recueillis par Christopher Gérard+

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Dominique Venner fidèle de Diane....jpegSpécialiste de la chasse et des armes, thèmes qui ont donné lieu à une impressionnante série d'ouvrages, Dominique Venner est aussi historien et directeur de la «Nouvelle revue d'histoire». Nous n'avons pas été toujours d'accord avec sa vision de l'histoire contemporaine. Raison de plus pour mieux le connaître ! Entre itinéraire spirituel et art cynégétique, l'entretien qu'il a accordé à Christopher Gérard dévoile une riche personnalité qui, n'en doutons pas, ne laissera aucun de nos lecteurs indifférent !

Christopher Gérard : Qui êtes-vous ? Comment vous définissez-vous ? Loup-garou ? Gerfaut ?

Dominique Venner : Je suis un Français d'Europe, un Européen de langue française, d'ascendance celtique et germanique. Par mon père, je suis d'une ancienne souche paysanne et lorraine, venue de Suisse alémanique au XVIIe siècle. La famille de ma mère, où l'on était souvent militaire, est originaire de Provence et du Vivarais. Moi-même je suis né à Paris. La généalogie a donc fait de moi un Européen. Mais la naissance serait une qualité insuffisante sans la conscience d'être ce que l'on est. Je n'existe que par des racines, une tradition, une histoire, un territoire. J'ajoute que, par destination, j'étais sans doute voué à l'épée. Il en est peut-être resté quelque chose dans ma plume, instrument de mon métier d'écrivain et d'historien. Faut-il ajouter à ce bref portrait l'épithète de loup-garou ? Pourquoi pas ? Effroi des bien-pensants, initié aux mystères de la forêt, le loup-garou est un personnage en qui je peux me reconnaître.

Christopher Gérard : Dans Le cœur rebelle (Belles Lettres, 1994), vous évoquez avec sympathie un «jeune homme intolérant qui portait en lui comme une odeur d'orage » vous-même au temps des combats militaires en Algérie, puis politiques en France. Qui était donc ce jeune kshatriya, d'où venait-il, quels étaient ses maîtres, ses auteurs de prédilection ?

Dominique Venner : C'est ici que l'on retrouve l'allusion au «gerfaut» de votre première question, souvenir d'une époque grisante et dangereuse où le jeune homme que j'étais croyait pouvoir inverser un destin contraire par une violence assumée. Cela peut paraître extrêmement présomptueux, mais, à l'époque, je ne me reconnaissais pas de maître. Certes, j'allais chercher des stimulants et des recettes dans le Que faire - de Lénine ou dans Les réprouvés d'Ernst von Salomon. J'ajoute que des lectures enfantines avaient contribué à me forger une certaine vision du monde qui s'est finalement assez peu démentie. En vrac, je citerai Éducation et discipline militaire chez les Anciens, petit livre sur Sparte qui me venait de mon grand-père maternel, un ancien officier, La légende de l'aigle de Georges d'Esparbès, La bande des Ayaks de Jean-Louis Foncine, L’appel de la forêt de Jack London, en attendant de lire beaucoup plus tard l'admirable Martin Eden. Il s'agissait là des livres formateurs de ma dixième ou douzième année. Plus tard, vers vingt ou vingt-cinq ans, j'étais naturellement passé à d'autres lectures, mais les librairies étaient alors peu fournies. C'était une époque de pénurie intellectuelle dont on n'a pas idée aujourd'hui. La bibliothèque d'un jeune activiste, même dévoreur de livres, était mince. Dans la mienne, en plus d'ouvrages historiques, figurait en bonne place Réflexions sur la violence de Georges Sorel, Les conquérants de Malraux, La généalogie de la morale de Nietzsche, Service inutile de Montherlant ou encore Le romantisme fasciste de Paul Sérant, révélation des années soixante. On voit que cela n'allait pas très loin. Mais si mes idées étaient courtes, mes instincts étaient profonds. Très tôt, alors que j'étais encore soldat, j'avais senti que la guerre d'Algérie était bien autre chose que ce qu'on en disait ou que pensaient les naïfs défenseurs de l’ «Algérie française». J'avais perçu qu'il s'agissait pour les Européens d'un combat identitaire puisqu'en Algérie ils étaient menacés dans leur existence même par un adversaire ethnique. J'avais senti également qu'il est tonique de conserver à ses frontières un «désert des Tartares» pour se maintenir en forme.

Christopher Gérard : Dans ce même livre, qui est un peu votre autobiographie, vous écrivez « Je suis du pays de l'arbre et de la forêt, du chêne et du sanglier, de la vigne et des toits pentus, des chansons de geste et des contes de fées, du solstice d'hiver et de la Saint-Jean d'été ». Quel drôle de paroissien êtes-vous donc ?

Dominique Venner : Pour dire les choses de façon brève, je suis trop consciemment européen pour me sentir en rien fils spirituel d'Abraham ou de Moïse, alors que je me sens pleinement celui d'Homère, d'Epictète ou de la Table Ronde. Cela signifie que je cherche mes repères en moi, au plus près de mes racines et non dans un lointain qui m'est parfaitement étranger. Le sanctuaire où je vais me recueillir n'est pas le désert, mais la forêt profonde et mystérieuse de mes origines. Mon livre sacré n'est pas la Bible, mais l'Iliade et l'Odyssée, poèmes fondateurs de la psyché occidentale, qui ont miraculeusement et victorieusement traversé le temps. Des poèmes qui puisent aux mêmes sources que les légendes celtiques et germaniques dont ils manifestent la spiritualité, si l'on se donne la peine de les décrypter. Pour autant, je ne tire pas un trait sur les siècles chrétiens. La cathédrale de Chartres fait partie de mon univers au même titre que Stonehenge ou le Parthénon. Tel est bien l'héritage qu'il faut assumer. L'histoire des Européens n'est pas simple. Après des millénaires de religion indigène, le christianisme nous fut imposé par une suite d'accidents historiques. Mais il fut lui-même en partie transformé, «barbarisé» par nos ancêtres, les Barbares, Francs et autres. Il fut souvent vécu comme une transposition des anciens cultes. Derrière les saints, on continuait de célébrer les dieux familiers sans se poser de grandes questions. Et dans les monastères, on recopiait souvent les textes antiques sans nécessairement les censurer. Cette permanence est encore vraie aujourd'hui, mais sous d'autres formes, malgré les efforts de prédication biblique. Il me semble notamment nécessaire de prendre en compte l'évolution des traditionalistes qui constituent souvent des îlots de santé. La pérennité de la famille et de la patrie dont ils se réclament, la discipline dans l'éducation, n'ont évidemment rien de spécifiquement chrétien. Ce sont les restes de l'héritage romain et stoïcien qu'avait plus ou moins assumé l'Église jusqu'au début du XXe siècle. Inversement, l'individualisme, le cosmopolitisme actuel, le culpabilisme sont bien entendu les héritages laïcisés du christianisme, comme l'anthropocentrisme extrême et la désacralisation de la nature dans lesquels je vois la source d'une modernité faustienne devenue folle.

Christopher Gérard : Dans Le cœur rebelle, vous dites aussi « Les dragons sont vulnérables et mortels. Les héros et les dieux peuvent toujours revenir. Il n'y a de fatalité que dans l'esprit des hommes ». On songe à Junger, que vous avez connu, qui voyait à l'œuvre Titans et Dieux.

Dominique Venner : Tuer en soi les tentations fatalistes est un exercice qui ne tolère pas de repos. Quant au reste, laissons aux images leur mystère et leurs radiations multiples, sans les éteindre par une interprétation rationnelle. Le dragon appartient de toute éternité à l'imaginaire occidental. Il symbolise tour à tour les forces telluriques ou les puissances malfaisantes. C'est par la lutte victorieuse contre un monstre qu'Héraclès, Siegfried ou Thésée ont accédé au statut de héros. À défaut de héros, il n'est pas difficile de reconnaître dans notre époque la présence de divers monstres que je ne crois pas invincibles, même s'ils le paraissent.

À suivre

Saint Louis, le roi doux et humble de cœur 3/3

Pour bien comprendre l'attitude de saint Louis dans cette affaire, il faut se rappeler que l'Europe était alors la Chrétienté, que donc tous les nommes parlaient d'un même cœur un langage commun et respectaient les mêmes références. Depuis que Luther a fait éclater au XVIe siècle cette Europe unie, le devoir reste pour chaque nation de renforcer sans cesse ses défenses, ce qui n'est pas un progrès, comme disait Maurras. Aujourd'hui où l'Europe elle-même renie toute référence chrétienne, il serait même criminel de faire un cadeau à l'adversaire. On aura bien remarqué que cet abandon qui était plutôt une délégation de souveraineté consenti par saint Louis, n'a rien de commun avec l'ignoble abandon de l'Algérie à de sauvages terroristes en 1962.

Fils aîné de l’Église

Toujours dans cet esprit de « fils aîné de l'Église », saint Louis prit des mesures pour punir le blasphème et interdire les jeux d'argent. Il s'efforça aussi de luter contre l'usure (prêt à intérêt), c'est ce qui la conduisit à se montrer ferme à l'égard des juifs, allant même jusqu'à saisir leurs biens pour indemniser les victimes de prêts usuraires, leur laissant toutefois l'indispensable et leurs synagogues(7).

En fait, contrairement à ce qui se passait dans d'autres pays d'Europe, jamais il ne toléra de persécutions dans le juif, il ne rejetait que lîiérétique obstiné à ne pas reconnaître Notre Seigneur Jésus-Christ, et ses duretés n'avaient d'autre visée que d'amener les juifs à la foi chrétienne, pour pouvoir les intégrer à la communauté française. C'est pourquoi il fit brûler vers 1240 des livres talmudiques. Le roi a longtemps refusé de contraindre les juifs au port de la rouelle, que Rome exigeait depuis longtemps, et ce furent les juifs convertis qui furent les plus empressés à lui demander de faire adopter cette mesure. Envers les convertis, il se montrait d'une grande générosité, acceptant parfois d'être lui-même parrain à leur baptême , de même il faisait recueillir les orphelins juifs qui étaient alors instruits dans la foi chrétienne aux fais du roi.

La VIIIe Croisade

Passé la quarantaine, saint Louis, dit Georges Bordonove(8), était « cet homme si doux, ce prince aux yeux de colombe, modestement vêtu mais peigné avec soin, et portant un chapeau en plumes de paon, ce roi au visage angélique très grand, un peu maigre » que les Parisiens vénéraient. Cette âme si parfaitement royale cachait pourtant un grand mystère : il brûlait d'offrir sa vie par amour de Jésus-Christ, dont il voulait défendre l'honneur jusqu'au bout. Depuis son retour, insatisfait, de Palestine en 1254, l'idée de repartir en croisade ne l'avait jamais quitté.

Dès le 25 mars 1267, jour de l'Annonciation, il avait fait part de sa volonté de reprendre la Croix pour soustraire Jérusalem aux mains du sultan mamelouk d’Égypte Baybars En juin, il avait armé chevalier son fils Philippe, vingt-cinq ans, devenu l'héritier après la mort de son aîné Louis à l'âge de seize ans en 1260 En 1269, le roi avait visité plusieurs régions de son domaine, désireux de tout laisser en ordre. Pour le gouvernement, il eût pu nommer régente son épouse, Marguerite de Provence, mais il la savait trop avide du pouvoir et trop portée à se venger de Charles, duc d'Anjou, roi de Sicile (son double beau-frère), qui avait reçu la Provence par son mariage avec Béatrice de Provence. Il avait donc confié le royaume à Mathieu de Vendôme, abbé de Saint-Denis, et à Simon de Nesle. Toutefois le projet royal était loin de réaliser l'unanimité parmi les chevaliers. Le roi passa outre et annonça que l'on effectuerait un mouvement tournant par Tunis. De là, pensait le roi, on attaquerait l’Égypte par terre et par mer Puis l'on pourrait aller reprendre Jérusalem. Les dominicains n'avaient-ils pas laissé entendre que le sultan (on disait le "roi") de Tunis était favorable au christianisme ? Tout devait donc bien se dérouler.

La mort d’un saint

Le 14 mars 1270, Louis leva l'oriflamme à saint Denis, puis alla prier pieds nus à la Sainte Chapelle et à Notre-Dame. Il embrassa ses plus jeunes enfants en pleurs : Blanche (dix-sept ans), Marguerite (seize ans), Robert (treize ans), futur fondateur de la maison capétienne des Bourbons, et Agnès (dix ans) En juin, après s'être arrêtée dans chaque basilique, voici, comme vingt-deux ans plus tôt, l'armée à Aiguës-Mortes où les nefs arrivaient lentement. Toutefois l'on appareilla le 2 juillet. Bien vite la tempête fit perdre beaucoup de temps, sans compter les désaccords entre les équipages… Il y eut des morts.

Le 15 juillet, on aperçut Tunis. Chose curieuse aucun défenseur sur le rivage ! On accosta le 18. Pas un point d'eau sous une canicule effarante ! On s'empara facilement du château de Carthage sous le harcèlement de quelques Tunisiens, mais l'on ne tarda pas à comprendre que les braves dominicains avaient pris leurs saints désirs pour des réalités - le "roi" de Tunis voulait bel et bien la guerre !

Louis se trouvait dans la pire des situations pour l'affronter. Son armée fut vite décimée, gagnée par la peste. L'air devenait irrespirable. Les meilleurs chevaliers moururent. Le roi gisait quand on vint lui apprendre, avec mille précautions, que son fils bien-aimé Jean Tristan, né à Damiette pendant la précédente croisade, fiancé à Yolande de Bourgogne, était déjà mort, à juste vingt ans. Alors Louis, à bout de forces, dicta ses admirables instructions au prince hériter, Philippe.

Sur un lit de cendre

Le dimanche 24 août, se détachant de plus en plus du monde, bien qu'encore soucieux des moyens d'amener le "roi" de Tunis à la foi chrétienne, il se confessa et reçut le saint viatique puis il entra en prières étendu sur un lit de cendres en forme de croix. Il trépassa sereinement le 25 août à trois heures de l'après-midi, l'heure même où avait expiré Notre Seigneur au Golgotha.

Aussitôt Philippe, devenu Philippe III roi de France, reçut l'hommage des barons, tandis que Charles, duc d'Anjou, roi de Sicile, arrivant tardivement avec son armée se suppléait à son neveu trop abasourdi par l'événement. Il infligea une cuisante leçon au "roi" de Tunis qui fut contraint de négocier et de donner toute liberté aux missionnaires chrétiens. Tout n'avait pas été vain dans ce voyage, et Tunis ressentait comme un frisson la victoire morale de Louis dans sa mort.

L'épidémie n'ayant pas régressé, Philippe III ordonna le 11 novembre le rembarquement. Pendant le retour, son épouse Isabelle d'Aragon, mère du futur Philippe IV le Bel, devait mourir d'épuisement, le 28 janvier 1271 en Calabre, enceinte de son cinquième enfant, de même que son oncle, Alphonse, comte de Poitiers, et l'épouse de celui-ci, Jeanne de Toulouse, qui moururent près de Sienne en août 1271.

Louis IX allait être canonisé en 1297 par le pape Boniface VIII. Huit cents ans après sa naissance, nous ne pouvons que nous incliner devant ce monarque exceptionnel qui, à notre France engluée dans le matérialisme, cherchant en vain son unité et la paix civile, vient rappeler que les hommes ne se sont jamais unis dans la laïcité, mais qu'au contraire ils n'ont jamais été plus en harmonie que lorsqu'ils ont connu un point d'accord entre les lois de la cité temporelle et celles de la Cité de Dieu. Comme le dit le duc de Lévis-Mirepoix (9) nous ne le quitterons pas « sans le considérer dans son charme mystique, dans cette grâce aérienne de son âme, dans cette fraîcheur que son nom évoque, dans cette vision qu'il représente du printemps de la France. »

Michel Fromentoux Écrits de Paris N°771 Janvier 2014

1). Régine Pernoud :  Richard Cœur de Lion. Fayard, 1988

2). Voir notre article dans le dernier Écrits de Paris

3). Paul Guth : Saint Louis, un roi au pieds du pauvre. SOS, 1970

4). Guillain de Bénouville  : Saint Louis ou le printemps de la France. Robert Laffont 1970

5). Cardinal Pie  : Panégyrique de saint Louis. Publié par Lecture et Tradition, mars 1970

6). Jacques Bainville :  Histoire de France. Fayard, 1959

7). Georges Bordonove  : Saint Louis. Pygmalion, 1984.

8). Georges Bordonove  : Saint Louis. Pygmalion, 1984

Duc de Lévis Mirepoix : Le roi n'est mort qu'une fois. Perrin, 1965

Saint Louis, le roi doux et humble de cœur 2/3

Quand survint la mort de Louis VII, le 18 septembre 1180, la position de Philippe - lequel allait être appelé Auguste -, seul roi à quinze ans, était plutôt forte. Il entretenait des liens d'amitié avec les fils d'Henri II : Henri Court-Mantel - l'éternel révolté -, Richard Cœur de Lion, - l'héritier du trône anglais -, Jean sans Terre (premier, deuxième et cinquième des enfants d'Henri II) mais sans quitter des yeux les possessions acquises en France par le roi anglais, lequel devait trépasser le 6 juillet 1189, après avoir reconnu Richard comme son héritier. Puis voici Philippe (vingt-cinq ans) et Richard (trente-trois ans) entraînés par le pape Grégoire VIII à la troisième croisade, qui se proposait de reprendre Jérusalem à Saladin.

Richard cœur de Lion

Dès le début de cette grande aventure la rivalité entre les deux jeunes rois allait s'accuser, et Philippe, en fort mauvaise santé, veuf d'Isabelle de Hainaut depuis mars 1190, dut rentrer précipitamment à Paris dès le 27 décembre 1191. Il lui fallait un nouvelle épouse, car Isabelle lui avait donné un seul garçon, Louis (quatre ans); il songea alors à Ingeburge de Danemark, à seule fin d'indisposer les rois anglais, car cette femme descendait des rois ayant régné sur l'Angleterre bien avant la conquête de l'île par Guillaume le Conquérant et il comptait sur les princes danois pour tenter avec eux une invasion de l'Angleterre. Mais, quand il comprit que les Danois ne bougeraient pas, il chercha à se débarrasser d’lngeburge et d'épouser Agnès de Méranie, ce qui lui valut de sévères sanctions de la part de Rome…

Empêtré par ses affaires de mariage, Philippe-Auguste avait tenté de profiter de l'absence d'Angleterre de Richard Cœur de Lion(1), pour négocier avec le frère de celui-ci, Jean Sans Terre, quelques arrangements territoriaux en Normandie. Dès son retour en 1194, Richard riposta vertement. Ces escarmouches aboutirent au traité de Gaillon le 15 janvier 1196 : Richard cédait à Philippe Gisors et le Vexin normand et Philippe lui abandonnait quelques-unes de ses conquêtes normandes ainsi que ses prétentions sur le Berry et l'Auvergne.

Jean Sans Terre

Puis la guerre se transporta en Berry, et jusqu'à la mort de Richard (26 mars 1199), l'on tenta de négocier Jean sans Terre devenu alors roi d'Angleterre, Philippe eut l'habileté de soutenir les prétentions au trône anglais du jeune Arthur de Bretagne (fils d'un des frères de Jean, Geoffroy II de Bretagne) qui lui rendit hommage pour les possessions françaises des Plantagenêt. Jean Sans Terre fut alors bien obligé de signer le traité du Goulet, entre Vernon et Les Andelys, en mai 1200, qui scella le mariage du jeune Louis de France (futur Louis VIII le Lion) avec Blanche de Castille, nièce de Jean Sans Terre Puis Philippe Auguste remporta d'autres victoires, qui lui rendirent toute la Normandie, ainsi que Poitiers, Loches et Chinon, avant que les deux rois convinssent d'une trêve à Thouars (octobre 1206).

De plus en plus la querelle franco-anglaise allait s'imbriquer dans la grande politique européenne, avec l'arrivée sur le trône impérial germanique d'Otton de Brunswick, neveu de Jean Sans Terre. Philippe Auguste, lui, comptait s'appuyer sur le rival de celui-ci, Frédéric II, fils d'Henri VI, « roi des Romains ». Les hostilités reprirent au début de 1214 entre Jean sans Terre et Philippe Auguste, mais Philippe envoya son fils Louis (futur Louis VIII le Lion) combattre les Anglais vers le sud, où Louis infligea à Jean Sans Terre à La Roche aux Moines le 2 juillet une cruelle déroute, tandis que Philippe Auguste remontait à la rencontre de ses ennemis germaniques qui faisaient cause commune avec les Anglais et fit éclater leur coalition par son triomphe de Bouvines le 27 juillet. Rappelons que le 25 avril précédent était né, chez Louis et Blanche de Castille, le futur Louis IX, saint Louis. Le royaume du « Christ qui aime les Francs » allait être comblé de grâces…

Envahir l’Angleterre ?

Après cela Jean Sans Terre mourut d'une indigestion le 19 octobre 1216, peu après que le prince Louis de France eut tenté, mais sans succès, de conquérir le royaume anglais avec l'aide de quelques barons d'outre-Manche hostiles à Jean. Il parvint à entrer solennellement dans Londres, mais les barons, dans leur unanimité, firent aussitôt couronner roi d'Angleterre le fils aîné de Jean Sans Terre et d'Isabelle d'Angoulème, Henri Plantagenêt, âgé de neuf ans, lequel devint Henri III, et Louis dut rebrousser chemin et rentrer en France, pour combattre les Albigeois.(2)

La santé de son père déclinait Philippe II : Auguste mourut le 14 juillet 1223 à Mantes, laissant la France en pleine prospérité et considérablement agrandie ! Louis VIII, sacré le 6 août 1223, n'abandonnait pas son souhait de voir les Anglais quitter intégralement la France. Profitant de la minorité du jeune Henri III, il s'empara des terres d'Aquitaine encore anglaises les villes du Poitou, de la Saintonge, du Périgord et de l'Angoumois tombèrent comme châteaux de cartes entre 1224 et 1226, mais, au cours de sa campagne contre l'hérésie cathare, son armée couverte de gloire fut frappée de dysenterie et le roi tomba gravement malade. Il mourut à l'abbaye bénédictine de Montpensier en novembre 1226, après un règne de trois années. Le règne de saint Louis allait ainsi commencer plus tôt que prévu…

Déjà, Henri III cherchait à s'immiscer dans les affaires de France en soutenant quelques féodaux révoltés contre l'ordre capétien , une guerre s'ensuivit mais le nouveau Louis eut bien vite fait, au Pont de Taillebourg sur la Charente en 1242, puis à Saintes la même année, d'infliger une bonne leçon au nouveau Plantagenêt et à ses comparses.

Une décision surprenante

Louis, doux et humble de cœur, ne pouvait supporter cette situation, vieille de plus d'un siècle, reposant sur la méfiance et la haine, où chacun ne songeait qu'à s'emparer si possible du royaume de l'autre. N'oubliant point qu'Henri III et lui-même étaient arrière-petits-fils d'Aliénor d'Aquitaine, il tendit la main à ce cousin belliqueux, en annonçant sa décision de lui rendre le Périgord, le Quercy, et une partie de l'Agenais et de la Saintonge ! Les barons français n'en crurent pas leurs oreilles. La controverse fut vive durant quelques mois. Mais le roi ne se plaçait pas sur le même plan que ses conseillers : en donnant au roi d'Angleterre ce qu'il n'était point tenu de lui donner, il voulait, disait-il, « mettre amour extrême entre mes enfants et les siens qui sont cousins germains » (son épouse Marguerite de Provence était la sœur d’Éléonore de Provence, épouse de Henri III) Mais ne croyons pas qu'agissant ainsi, il eût négligé les considérations politiques : « Il me semble, ajoutait-il, que ce que je lui donne, je l'emploie bien, puisqu'il n'était pas mon homme et qu'il entre en mon hommage. » Le roi d'outre Manche devenait en effet homme lige du roi de France, lequel, en roi chrétien, jouait la carte du pardon et se fondait sur le respect de la parole donnée. Et le "cadeau" était mesuré Louis IX gardait pour lui la Normandie, l'Anjou, la Touraine, le Maine et le Poitou, et Henri devait consentir à rendre hommage à Louis pour ses anciens territoires récupérés. Il s'agissait donc plus d'une délégation que d'un abandon de souveraineté.

Le temps de la chrétienté

Ainsi les deux rois signèrent le 28 mai 1258 un traité qui, pour une fois, n'avait pas pour justification l'intérêt mais seulement la charité. Il fut ratifié le 4 décembre 1259, le jour où, dans l'île de la Cité, Henri III « tête nue, sans manteau, ceinture, armes, ni éperons, s'agenouilla devant le roi de France et, mettant sa main dans la sienne, lui jura fidélité(3)». Par la suite Henri III, lui-même harcelé par ses barons, ferait appel à l'arbitrage du roi Louis, « véritable suzerain moral de tous les princes d'Occident(4)» Le cardinal Pie a résumé toute la politique du saint roi par ces mots : « Commander à tout l'univers par la force n'est pas possible, mais commander à tout l'univers par sa vertu, par sa probité, tenir au milieu des tous les rois le sceptre de la conscience et de la loyauté voilà la gloire véritable(5) ». Quant à Jacques Bainville, il a expliqué « La pensée de saint Louis était politique et non mystique. Il portait seulement plus haut que les autres Capétiens la tendance de sa maison qui était de mettre te bon droit de son côté.(6)»

À suivre

jeudi 30 juillet 2020

Saint Louis, le roi doux et humble de cœur 1/3

La paix dans l’ordre et la justice

Il nous plaît de faire partager notre admiration pour ce souverain rentré tout juste de la croisade en 1254, vaincu mais plus rayonnant que jamais de gloire intérieure et prêt à donner au monde une leçon de paix dans l'ordre et la justice. Ce beau royaume de France qu'il avait si heureusement confié à sa mère Blanche de Castille, tandis qu'il guerroyait et souffrait atrocement sur les terres mêmes où souffrit le Christ, il entendait maintenant l'ériger en un reflet du royaume de Dieu en se consacrant à maintenir la justice entre ses sujets et même avec les hommes des pays voisins. Déjà, de toutes parts, on recourait à lui comme au justicier suprême; les humbles savaient qu'il les comprenait, les puissants n'osaient plus devant lui s'obstiner dans leurs querelles. Tous, fussent-ils évêques ou ducs opulents, étaient invités à rendre à leurs malentendus de justes proportions à l'aune de la miséricorde divine.

Il alla même jusqu'à donner le plus époustouflant exemple de pardon. Rien à voir avec la moderne repentance qui n'est qu'un moyen de renier sa foi ou sa patrie (souvent les deux ensemble), sous prétexte de se ranger derrière de grands principes désincarnés (Droits de l'Homme notamment)

Quatre siècles de guerre franco-anglaise

Un petit retour en arrière est nécessaire pour comprendre l'audace du geste du saint roi. En fait les rois de France et d'Angleterre semblaient voués à se faire à tout jamais la guerre, depuis que le duc de Normandie, Guillaume le Conquérant, s'emparant de l’île d'outre Manche 1066), était devenu presque aussi puissant que le roi de France, dont il était le vassal, fort peu docile, pour la Normandie. Pour tout compliquer, Henri Plantagenét, dernier héritier des comtes d'Anjou et du Maine et du duché de Normandie, épousa, en 1152, la trop belle Aliénor d'Aquitaine, à peine le mariage de celle-ci déclaré nul avec Louis VII le Jeune 1137-1180), roi de France. Elle était donc allée porter dans les larges bras du Plantagenét tout son héritage aquitain (Poitou, Auvergne, Limousin, Périgord, Bordelais, Gascogne) Mais pire : ce prince insatiable, héritant des prétentions de son père Geoffroy, parvint à se faire désigner comme successeur par le vieux roi d'Angleterre, Etienne de Blois. Celui-ci mourut peu après et, le jour de Noël 1154, Henri Plantagenét, âgé de vingt et un an, allait se faire sacrer roi d'Angleterre à Westminster, sous le nom de Henri II. Et voilà la moitié de la France devenue anglaise !

Situation alors épouvantable pour Louis VII, roi de France, lequel ne semblait au temporel guère capable de faire le poids face à Henri, prince athlétique et sans scrupule. Louis commença par s'appuyer sur le droit féodal Aliénor : en tant que duchesse d'Aquitaine, et Henri II, en tant que duc de Normandie, étaient vassaux du roi de France. Ils auraient donc dû demander à celui-ci la permission de se marier Louis VII était en droit de proclamer la confiscation de leurs biens et de soutenir activement les petits seigneurs normands, angevins et aquitains qui refuseraient d'obéir au Plantagenét ! À un moment Louis fit même cause commune avec Geoffroy, un frère d'Henri II qui se rebellait pour réclamer un fief. Puis, quand Henri II prétendit reprendre à son compte les prétentions des ducs d'Aquitaine sur le comté de Toulouse, Louis se rendit en personne dans cette ville auprès de Raymond V qui venait d'épouser sa sœur Constance de France. Henri II renonça à entrer de force dans une ville où séjournait le roi de France; il avait compris qu'il ne pouvait pas tout se permettre…

À la cour de France, du pain, du vin, de la gaieté !

Ce fut certainement à ce moment-là que Louis VII rencontrant par hasard l'Anglais Walter Map, de passage à Paris, lui dit : « À votre prince il ne manque de rien : chevaux de prix, or et argent, étoffes de soie, pierres précieuses, il a tout en abondance. À la Cour de France nous n'avons que du pain, du vin et de la gaieté ». Une simplicité et une bonne humeur qui annonçaient déjà son arrière-petit-fils saint Louis (Louis IX)…

Louis VII crut alors le moment venu de profiter des difficultés que rencontrait le roi anglais. Les populations d'outre-Manche, ne voyant plus en celui-ci qu'un despote, se plaignaient d'être surchargées d'impôts, tandis que les fils du roi, en grandissant, obéiraient de moins en moins à leur père qui promettait de partager son royaume en dépit du bon sens.

Vers 1158, intervint un essai de pacification. Henri II s'était réconcilié avec son frère Geoffroy en lui cédant le comté de Nantes. Mais Geoffroy mourut presque aussitôt dans un tournoi, ce qui eut pour effet d'agrandir encore le royaume anglo-angevin de la Bretagne !

Pendant ce temps Louis VII qui priait souvent pour Aliénor, son ancienne épouse - car il savait qu'elle n'était pas heureuse avec cette brute épaisse de Plantagenêt qui la trompait à tour de bras - avait dû se résigner à se remarier en 1154 avec Constance de Castille qui ne lui avait donné qu'une fille, Marguerite, née en 1158. Henri II et Aliénor lancèrent alors l'idée de fiancer leur fils, Henri (celui qui allait devenir Henri Court-Mantel), âgé de trois ans, avec la petite Marguerite qui venait de naître et qui apporterait en dot le Vexin et la forteresse de Gisors.

Puis à la mort de Constance de Castille, Louis VII se maria pour la troisième fois, cette fois-ci avec Adèle de Champagne, nièce d'Etienne de Blois qui avait été roi d'Angleterre… Henri II, très mécontent de cette alliance, en profita pour faire tout de suite célébrer le mariage promis des petits Henri (cinq ans) et Marguerite (deux ans), et annexa à l'Angleterre ainsi le Vexin et Gisors.

Thomas Becket

Or au même instant, Henri II voulut imposer à l'Angleterre des Constitutions qui soumettaient toute la vie ecclésiastique au contrôle du pouvoir politique. L'archevêque de Cantorbery, Thomas Beckett, se rebiffa et dut venir se réfugier en France où Louis VII l'accueillit avec les plus grands honneurs, au moment où le pape Alexandre III, opposé à l'anti-pape Victor IV, se retrouvait sans domicile fixe et ne pouvait guère défendre un fugitif. Ce fut Louis VII et son ami Maurice de Sully, lequel était en train de commencer de bâtir Notre-Dame de Paris, qui aidèrent seuls Thomas dans le besoin. Celui-ci, prêt au martyre pour défendre l'intégrité de la foi, retourna en Angleterre. Et ce fut alors le tragique « meurtre dans la cathédrale » du 29 décembre 1170 à Cantorbery où Thomas tomba près de l'autel sous les coups d'épée de quatre chevaliers amis d'Henri II...

Les choses tournaient plutôt mal pour Henri II, qui possédait toujours l'équivalent de quarante-sept de nos départements ses fils devenus grands, Henri Court-Mantel, gendre de Louis VII, et Richard Cœur de Lion, se rebellaient et même, un jour, Aliénor échappée en habit d'homme d'une prison où l'avait jetée son second mari, tenta de se mettre sous la protection de son premier ! On le voit : Louis VII, même s'il n'était pas parvenu à en finir par les armes avec Henri II, n'était pas perdant sur toute la ligne.

Naissance de Philippe-Auguste

Il ne baissa nullement les bras. Et sa persévérance fut récompensée puisque, le 21 août 1165, Adèle de Champagne lui donna, enfin !, un fils, Philippe, qu'il attendait depuis vingt-huit ans ! Tous les espoirs étaient permis et Louis pouvait préparer son âme à Dieu. Sûr que Thomas Beckett était un saint, il l'avait prié avec insistance. En 1179, plus ou moins réconcilié avec Henri II, Louis VII retourna sur la tombe de son saint ami le jeune Philippe, son unique héritier, venait d'être victime d'un accident de chasse et sa vie était menacée; on devine avec quelle ferveur Louis se recueillit sur cette tombe bénie ! Atteint de paralysie à son retour, il s'empressa de faire sacrer Philippe, alors âgé de quatorze ans et complètement rétabli. Henri II se fit représenter à la cérémonie du sacre le 1er novembre 1179 par son fils Henri Court-Mantel, manière involontaire de rendre hommage à la puissance morale de la France, d'autant plus que Philippe, roi associé, venait de signer avec Henri II le traité de Gisors, mettant fin - du moins l'espérait-on ! - à la série de guerres continuelles entre les deux royaumes.

À suivre

Jean Sévillia : «Benjamin Stora a une vision partielle, donc partiale, de la guerre d’Algérie», par Paul Sugy.

Stèle en mémoire des soldats disparus des Abdellys pendant la guerre d’Algérie, au Père Lachaise. Pierre-Yves Beaudouin

Source : https://www.lefigaro.fr/vox/

Emmanuel Macron a confié à l’historien Benjamin Stora une mission sur «la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie». Mais pour Jean Sévillia, l’approche de Benjamin Stora est trop complaisante à l’égard de la lecture indépendantiste des événements, propagée par le pouvoir algérien.

FIGAROVOX.- L’historien Benjamin Stora s’est vu confier par Emmanuel Macron une mission sur «la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie», ce choix vous semble-t-il judicieux ?

Jean SÉVILLIA.- Ce n’est pas, me semble-t-il, le meilleur choix, même s’il n’est pas surprenant si l’on se souvient des différentes prises de position du chef de l’État à ce sujet: Emmanuel Macron avait en effet qualifié la colonisation de «crime contre l’humanité» lorsqu’il était candidat ; puis, comme président, il a ouvert la voie à une démarche pratiquement expiatoire. Il partage donc la même vision que Benjamin Stora de la présence française en Algérie: cet historien est en effet une figure officielle dans les cercles bien-pensants.

Cette mission qui lui a été confiée correspond du reste à ses vœux et à l’ambition qu’il a poursuivie à travers l’ensemble de son œuvre. Je ne m’attarderai pas, pour ma part, sur le fait qu’il ait pu être trotskiste dans sa jeunesse, car Benjamin Stora a désormais plus de soixante-dix ans et il a évolué intellectuellement depuis. Mais sur l’Algérie, il est l’homme d’une thèse, et ce choix n’est évidemment pas neutre.

Ses travaux ont épousé la relecture de la présence française en Algérie par les mouvements indépendantistes, qui la considèrent comme injuste du début à la fin. Malheureusement, Benjamin Stora n’a travaillé pour l’essentiel que sur la mémoire algérienne, avec laquelle il est en sympathie, et ne connaît pas avec une grande précision la dimension militaire de la mémoire française de la guerre d’Algérie, par exemple, puisqu’il n’a pas travaillé sur les archives de l’armée française. Ce qui fait de lui un historien, non pas des mémoires, mais de la mémoire algérienne de la guerre d’Algérie ; et non un historien impartial ayant une égale connaissance des deux camps ou même des querelles internes à ces deux camps. C’est en cela que Benjamin Stora ne me paraît pas l’homme idoine car son approche est trop ignorante de la mémoire européenne, de celle des Harkis… Il n’a pas suffisamment une vision d’ensemble: sa vision est partielle, donc partiale.

Au point d’adopter une vision biaisée des événements de la guerre d’Algérie, et de la colonisation française ?

Inévitablement oui, puisque Benjamin Stora s’intéresse aux mémoires et même aux «mémoires blessées» davantage qu’aux faits historiques eux-mêmes. Ce n’est pas inintéressant, mais l’on aboutit vite avec cette approche à rendre subjectives les vérités historiques, or nous aurions besoin d’en savoir plus sur les faits. Concrètement, il apparaît par exemple étrangement compréhensif à l’égard du FLN, justifiant le choix de la «lutte armée» (que je qualifierais pour ma part de «terroriste»). Ce faisant, il légitime des faits dont l’on connaît pourtant la gravité: le FLN a posé des bombes au milieu des civils à Alger, commis des meurtres, des attentats et des enlèvements… Benjamin Stora est très silencieux sur tous ces agissements.

La question des disparus n’est pratiquement pas évoquée dans son œuvre: il y en a malheureusement eu beaucoup, et c’est aussi une réalité que l’on ne peut pas escamoter. Entre mars et l’été 1962, le FLN a enlevé de nombreux Européens afin de semer la terreur et les faire fuit, là encore, comme sur le massacre des Harkis, Benjamin Stora est d’une grande discrétion.

Il y a eu des exactions commises dans les deux camps, mais l’on ne peut pas se contenter d’une lecture hémiplégique de cette histoire. D’autant qu’implicitement, la mission confiée à Benjamin Stora paraît laisser entendre que la France est de toute façon coupable, et qu’il y aurait aujourd’hui encore des tabous: les actes de torture commis par certains soldats français sont aujourd’hui assez bien connus, mais les vrais tabous ne sont pas forcément là où l’on croit.

Ces tensions mémorielles ont été ravivées par les récentes déclarations du président algérien…

L’État algérien s’est auto-légitimé à partir d’un discours historique très largement mythologique (il parle par exemple d’un million et demi d’Algériens tués pendant la guerre: le chiffre est en réalité de 250 000 dans l’ensemble des deux camps, ce qui est déjà énorme). Son discours anti-colonialiste est entièrement à charge contre la France et passe sous silence toute l’œuvre médicale et matérielle accomplir au cours de la présence française. Par exemple, les principaux monuments historiques de la ville d’Alger ont été construits par les Européens. Cette occultation n’est pas neutre.

Je crois que l’Algérie française a fini par échouer et qu’elle était condamnée à terme ; cependant, si l’on ne fait ressortir que ses défauts et non ses réussites, on ne porte pas un regard juste sur cette période historique.

Jean Sévillia est également chroniqueur au Figaro Magazine et membre du comité scientifique du Figaro Histoire. Il est aussi l’auteur de nombreux essais historiques, dont notamment Les Vérités cachées de la guerre d’Algérie (Fayard, 2018).

http://lafautearousseau.hautetfort.com/archive/2020/07/29/jean-sevillia-benjamin-stora-a-une-vision-partielle-donc-par-6254390.html

mercredi 29 juillet 2020

Ernst Jünger, d'une guerre l'autre 3/3

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Éléments - Comment expliquez-vous que Jünger n'ait pas cédé aux sollicitations de Goebbels, qu'il ait refusé de participer au complot contre Hitler de juillet 1944, mais aussi qu'il n'ait pas accepté de répondre au questionnaire de dénazification, auquel fait d'ailleurs référence Le questionnaire de son ancien compagnon de jeunesse nationaliste, Ernst von Salomon ?

Julien Hervier - Il était normal que les nazis tentent d'entraîner dans leur camp un héros de la Première Guerre et un brillant écrivain qui aurait pu élever le niveau intellectuel de leur propagande mais Jünger, qui avait eu au début une certaine sympathie pour le mouvement hitlérien comme pour tous ceux qui luttaient contre le traité de Versailles, a très vite compris la médiocrité intellectuelle et les insuffisances morales des nazis. Fréquentant les milieux activistes berlinois de l'après-guerre, il a rencontré Goebbels personnellement et l'a très sévèrement jugé. Ayant ensuite refusé toutes les avances du parti et les honneurs qu'on lui proposait, il s'est retiré à la campagne dès 1933, loin des centres du pouvoir, pour se consacrer à ses activités littéraires. S'il n'a pas participé directement au complot du 20 juillet, c'est qu'il était personnellement hostile aux attentats politiques, jugeant qu'il ne résolvaient en rien les problèmes des opprimés et risquaient de déclencher contre eux une répression accrue. Les lecteurs des Journaux de guerre dans la Pléiade verront qu'il revient à plusieurs reprises sur le sujet - en particulier à propos de l'attentat de Fieschi contre Louis-Philippe.

Après la guerre, il évoquera la question dans le roman de science-fiction Héliopolis où, dans une ville imaginaire, un tyran plébéien opprime une minorité religieuse, les Parsis. Dans une séquence inspirée par l'attentat contre Heydrich, «protecteur» nazi de la Bohême-Moravie, un jeune Parsi tue le chef de la police et déclenche un pogrom sanglant contre son peuple qu'il voulait défendre. Quant à votre  dernière  question, Jünger, n'ayant jamais coopéré avec le parti nazi, a considéré après la défaite allemande qu'il n'avait en aucune façon l'obligation de remplir le questionnaire de dénazification.

Éléments - Quel est votre sentiment sur la conversion, très tardive, sinon douteuse, de Jünger au catholicisme ?

Julien Hervier - Jünger a toujours ressenti une sympathie certaine pour le catholicisme, dont le sens de la forme convenait fort bien à ses goûts. Il avait même pensé faire baptiser son premier enfant, Ernstel, dans la religion catholique, mais son épouse Gretha s'y était opposée. Cela ne veut pas dire qu'il adhérait aux dogmes précis du catholicisme. Toute son oeuvre témoigne d'un grand sens du sacré, mais d'un sacré que l'on rencontre dans toutes les grandes religions le Christ ou le mot Dieu sont fort rares dans son œuvre, même s'il a lu deux fois la Bible en entier pendant la guerre. Le fait qu'il parle beaucoup des dieux, des titans, de Dionysos, n'en fait pas non plus un adepte néo-païen des dieux de la Grèce. Bien que cela l'amusât, Jünger était très réservé devant les élucubrations fumeuses de son ami Hielscher, fondateur d'une nouvelle religion, avec ses dieux, ses rites et son calendrier.

Quant à sa conversion, il faut rappeler aux lecteurs français qu'en Allemagne la séparation de l'Église et de l'État n'existe pas, et que le percepteur fait rentrer un impôt pour l'Église. Une conversion ne peut donc rester privée et doit faire l'objet d'une démarche administrative. Jünger, qui souhaitait être enterré religieusement dans son petit village de Souabe fort catholique et qui s'entendait fort bien avec le très sympathique curé du lieu, a procédé à ces démarches le plus discrètement possible, et il a pu ainsi mourir en accord avec lui-même.

Éléments - Comment résumeriez-vous, à travers ses Journaux de guerre, et peut-être plus globalement à travers l'ensemble de son oeuvre, l'itinéraire humain et intellectuel d'Ernst Jünger ?

Julien Hervier - Il est toujours bien difficile de résumer en quelques mots l'itinéraire d'un homme, surtout s'il possède une personnalité aussi riche que celle de Jünger. Elle se caractérise avant tout, bien sûr, par le courage qui lui a permis d'affronter sans s'y briser les horreurs de la Première Guerre. J'y ajouterai aussi l'aptitude à se corriger sans se renier : selon la formule des Falaises de marbre, une trient ne devient une faute que si l'on y persévère. Enfin je soulignerai pour conclure sa capacité d'émerveillement, qui lui permet de nous léguer d'éblouissantes images du monde dans sa puissance et sa beauté : l'esthétique rejoint alors la métaphysique, car Jünger est convaincu que l'ordre du monde offre un sens et que chaque homme peut y trouver sa juste place.

Propos recueillis par Fabrice Valclérieux éléments N°129 Été 2008

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Éléments - Le premier tome des Journaux de guerre est consacré aux «années terribles» 1914-1918. Les livres qu'écrit Jünger ont pour titre : Orages d'acier, Feu et sang, Feu et mouvement, Sturm… La guerre, écrit-il, est un « jeu magnifique et sanglant auquel les dieux prenaient plaisir ». Pouvez-vous commenter cette phrase ?

Julien Hervier - Jünger se disait franchement athée durant la Première Guerre, et les dieux ne sont là que pour donner figure à la puissante volonté de la Nature. Il était alors très nietzschéen, et l'on peut voir là une résurgence de l’amor fati du philosophe : le monde étant ce qu'il est, il est vain de le nier, et mieux vaut l'accepter dans la joie; mais c'est aussi un témoignage de l'inconscience presque enfantine d'un très jeune soldat qui, en dehors de toute considération morale, voit dans la guerre un jeu qui l'arrache à cette platitude bourgeoise qu'il exècre. Dans son âge mûr, il modifiera profondément sa position, sans toutefois renier le jeune héros qu'il a été.

Éléments - Si la Première Guerre mondiale fut pour Jünger celle de l'exaltation guerrière, « une expérience des limites qui transforme l'homme de l'intérieur », la Deuxième, à laquelle il ne participa que peu, fut-elle vraiment pour lui, comme il l'écrit, celle des « sombres périls du monde démoniaque », celle des « équarrissoirs » ?

Julien Hervier - Jünger a même dit qu'il se sentait plus en danger à l'État-major parisien, dans le «ventre du Léviathan», que lorsqu'il affrontait les dangers matériels de la Première Guerre ! Hitler, Kniébolo comme il le surnomme en pensant au mot « Diabolo », est pour lui un être démoniaque et les exécuteurs de ses basses œuvres sont des «Lémures». On pouvait être tué ou horriblement mutilé dans la Grande Guerre, mais on ne pouvait pas se trouver en situation d'obéir à des ordres ignobles, ou d'être soumis soi-même à des traitements indignes. Pour exprimer cela d'une manière assez schématique, on pourrait dire que la première fois il ne risquait que sa vie, mais que la seconde il risquait son âme. Il est sûrement plus facile d'être héroïque sur un champ de bataille que dans un camp de concentration.

Éléments - Le second tome des Journaux de guerre comprend notamment Jardins et routes, Premier journal parisien, Second journal parisien. Officier à Paris pendant l'Occupation, Jünger rencontra de nombreux intellectuels et artistes français (Picasso lui proposa même qu'ils négocient ensemble la paix!), se promena dans la capitale, visita ses cimetières, fréquenta les bouquinistes, lut beaucoup, etc. Que penser de cette attitude ? Était-il vraiment devenu un «contemplateur solitaire», un homme «au-dessus de la mêlée » ?

Julien Hervier - Cette attitude hédoniste et les aspects mondains de la vie que menait Jünger à Paris ont été la source des plus vives critiques contre lui. Beaucoup de lecteurs acceptent mal qu'on puisse fréquenter les grands restaurants parisiens tandis que d'autres meurent de faim ou périssent sous les bombes. C'est surtout l'effet de proximité qui joue et nous choque : nous-mêmes, actuellement, savons fort bien que l'on meurt de faim au Darfour ou en Corée du Nord, ou encore que la junte birmane traite ses populations d'une manière atroce. Cela n'empêche pas les bons restaurants parisiens d'être pleins tous les week-ends. Seuls les saints sont capables d'abandonner tout ce qu'ils possèdent pour vivre comme les plus démunis. Durant la Première Guerre, où les soldats allemands étaient beaucoup plus mal nourris que les poilus français, Jünger a d'ailleurs toujours su se réjouir d'une bonne bouteille de vin ou des provisions, somptueuses à ses yeux, qu'il pouvait trouver dans un abri anglais abandonné par ses défenseurs. Et pourtant, il était au milieu de la bataille et ne savait pas s'il vivrait encore le lendemain soir. Cette capacité à jouir des petits plaisirs de la vie, quelles que soient les circonstances, me semble être une question de tempérament plutôt que de morale - à condition, bien sûr, comme l'a toujours fait Jünger, de venir en aide quand on le peut à ceux qui vous entourent.

Quant à la volonté de paix qu'il ressent très tôt, alors que les Allemands sont encore victorieux partout, il l'a exprimée dans son essai sur La paix, diffusé d'abord sous le manteau. Même s'il reste très attaché à son propre pays, Jünger espérera ensuite en la formation d'une Europe unie, et rêvera même d'un État universel qui rendrait impossibles les grands conflits. Mais il ne croit pas pour autant à la disparition des guerres, qui renaîtront toujours sous des formes nouvelles.

Éléments - Faites-vous vôtre le propos de Hannah Arendt, qui voit dans ces journaux d'occupation « le témoignage le plus probant et le plus honnête de l'extrême difficulté que rencontre un individu pour conserver son intégrité et ses critères de vérité et de moralité dans un monde où vérité et moralité n'ont plus aucune expression visible » ?

Julien Hervier - Ce propos d'Arendt part d'une constatation philosophique terrible : Nietzsche a été le premier à nous annoncer que le nihilisme, le plus inquiétant de tous les visiteurs, frappait à notre porte. Mais au XXe siècle, avec les régimes totalitaires, hitlérien ou stalinien, le nihilisme a cessé de concerner la seule spéculation intellectuelle pour se réaliser en acte dans la politique mondiale. Arendt exprime son estime pour Jünger en tant qu'individu, car il a su rester fidèle à la morale chevaleresque qui assurait sa propre dignité; mais elle marque aussi les limites de cette attitude, qui ne saurait constituer une solution globale aux problèmes de notre temps. Alors qu'après la guerre Jünger se bercera de l'illusion que nous avons «passé la ligne» du nihilisme absolu, Arendt pense, comme Heidegger, qu'il faut encore réfléchir « sur la ligne » et poser le problème en termes complètement neufs par rapport à ceux de la vieille volonté de puissance de la métaphysique.

À suivre

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La mort d'Ernst Jünger, le 17 février 1998, à l'âge de 102 ans, aura laissé plus d'un orphelin parmi les admirateurs de cet homme «multiple». Écrivain, combattant, romancier, philosophe et entomologiste, Jünger savait que la pensée et l'action ne sont pas antinomiques. L'un des meilleurs spécialistes français de son œuvre, Julien Hervier, qui est aussi son traducteur, revient sur ce parcours humain supérieur.

Eléments - L'entrée d'Ernst Jünger dans la Pléiade, avec la publication des deux tomes de ses Journaux de guerre, est un événement littéraire de première importance. Estimez-vous que cette publication donne raison à ceux qui considèrent que Jünger est plus connu et surtout plus apprécié en France qu'en Allemagne ?

Julien Hervier - C'est une question complexe, à laquelle il n'est pas facile de répondre brièvement. Il est bien clair qu'en Allemagne, Jünger est beaucoup plus lu qu'en France. Il a fait l'objet d'hommages officiels multiples, en particulier de la part du chancelier Kohl. Même s'il est controversé, il est l'un des auteurs de langue allemande les plus célèbres du XXe siècle, alors qu'en France peu de gens connaissent son nom, en dehors d'un petit cercle d'amateurs passionnés où l'on trouve, certes, nombre d'excellents écrivains comme Gracq ou Gide. On rappellera aussi qu'il faisait l'objet d'une dilection particulière de la part de François Mitterrand. On retrouve cette situation si l'on considère l'énorme masse de travaux critiques et de thèses universitaires qui lui ont été consacrés en Allemagne, et qu'on la compare au faible nombre d'ouvrages écrits sur lui en français : mais sur ce point aussi, la Frankfurter Allgemeine Zeitung constatait, à l'occasion de la parution des deux tomes de la Pléiade, que les Français étaient les premiers à offrir aux lecteurs une édition critique de ces œuvres - ajoutant, non sans humour, que si l'on voulait s'y retrouver quelque peu dans les sept versions différentes d'Orages d'acier à défaut de les posséder toutes chez soi, il fallait désormais apprendre le français.

Il est sûr, d'autre part, que Jünger n'a pas fait l'objet d'attaques aussi vives en France qu'en Allemagne, où on lui reprochait les articles ultra-nationalistes qu'il a écrits durant une dizaine d'années, entre 1923, où il a pris son congé de la Reichswehr et l'arrivée au pouvoir de Hitler en 1933. Il se faisait - donc lui-même un malin plaisir d'opposer à ses adversaires allemands la sympathie unanime dont il était censé jouir en France - ce qui n'est pas tout à fait exact car, après 1945, il a fait aussi l'objet d'attaques de la part de Camus ou d'Albert Béguin, ou encore de membres du parti communiste. Ce qui est parfaitement vrai, en revanche, et qu'il aimait à souligner, c'est que les Français ont un grand sens de la qualité littéraire et sont capables d'apprécier le génie d'un écrivain dont ils réprouvent les positions politiques. Céline en est l'un des plus beaux exemples.

Ce qui complique encore la situation, c'est la façon dont elle a récemment évolué. Deux grandes biographies consacrées à Jünger, plutôt bienveillantes à l'égard de l'écrivain, ont paru l'an dernier elles ont fait l'objet d'un très grand nombre de comptes rendus critiques, dont fort peu manifestaient une hostilité partisane envers lui, comme si le temps écoulé permettait une meilleure compréhension historique de son parcours. En revanche, quelques universitaires français reprennent les anciennes critiques de leurs collègues allemands, au moment même où l'image de Jünger s'améliore outre-Rhin. On pourrait donc penser à une sorte de retournement de situation dans cette opposition franco-allemande. Les premiers articles sortis en France sur l'édition de la Pléiade ont semblé d'abord le confirmer, car certains marquaient de fortes réserves; mais la suite a bien montré que Jünger n'avait rien perdu du capital de sympathie et d'intérêt dont il jouissait en France. La réception critique a été très importante et positive.

Éléments - Personnellement, quand et comment avez-vous découvert l'œuvre de Jünger, puis l'homme.lui-même ?

Julien Hervier - J'admirais beaucoup Gracq et Le rivage des Syrtes : son enthousiasme pour Les falaises de marbre m'a incité à lire ce livre, et j'ai été immédiatement séduit. Enseignant la littérature comparée, j'ai eu ensuite plaisir à travailler avec mes étudiants sur ces deux œuvres, en leur adjoignant Le désert des Tartares de Buzzati; et comme à cette époque je cherchais un sujet de thèse plus vaste, j'ai décidé de le centrer sur Ernst Jünger et Pierre Drieu la Rochelle dans leur rapport à l'histoire. En 1971, j'ai été brièvement en contact épistolaire avec Jünger, et je lui ai envoyé mon ouvrage lorsqu'il a paru en 1978. Jünger n'avait guère le temps de lire les travaux que lui consacraient les universitaires, mais Henri Plard, son traducteur, a eu la gentillesse de lui faire l'éloge du mien, en sorte qu'il m'a invité à venir le voir en janvier 1979. J'ai découvert alors Wilflingen sous la neige, non sans une certaine inquiétude à l'idée de rencontrer cet écrivain qu'on disait froid et distant au contraire, son accueil et celui de son épouse Liselotte ont été chaleureux, et j'ai pu constater que cette fameuse distance n'était qu'une attitude bien naturelle chez un écrivain célèbre, obligé de défendre sa vie privée contre la multiplicité de ses admirateurs.

Éléments - Si l'on connaît assez bien la vie de Jünger adulte, ses années d'enfance et d'adolescence sont moins connues. Il fut, semble-t-il, un enfant timide, un « mauvais élève », mal adapté au système scolaire, puis un adolescent plutôt exalté et un très jeune homme qui s'engagea dans la Légion étrangère. Qu'en est-il vraiment ?

Julien Hervier - Il s'est effectivement senti mal à l'aise dans le système scolaire wilhelminien, d'autant que ses parents déménageaient fréquemment et que ses mauvais résultats l'obligeaient à changer constamment d'établissement. Il y a beaucoup de lui dans le personnage de l'orphelin Clamor, dans Le lance-pierres, mais c'est dans Trois chemins d'écolier qu'il décrit le mieux ses problèmes d'enfant presque schizophrène, tantôt insolent et bagarreur, tantôt perdu dans un rêve d'angoisse, à tel point que ses parents font appel à un psychanalyste pour le soigner. Ce court récit posthume se donne toutefois pour une fiction, tout comme Jeux africains, où il raconte son aventure à la Légion : dans les deux cas les héros portent un autre nom que le sien, mais c'est bien de lui qu'il s'agit. Dans sa jeunesse, le rationalisme paternel et les conventions du monde bourgeois engendraient une atmosphère qu'il trouvait irrespirable, et il a cherché à lui échapper par tous les moyens.

À suivre