jeudi 28 février 2013

La date maudite du 19 mars

Signés la veille avec les représentants du FLN, les accords d'Évian ont mis fin à la guerre d'Algérie le 19 mars 1962. Du moins officiellement, car leur conclusion engendra de multiples souffrances.
Le 18 mars 1962, les négociateurs d'Évian signaient un accord de cessez-le-feu entre l'armée française et le FLN qui dirigeait la rébellion indépendantiste. Le texte était accompagné de "déclarations gouvernementales" censées garantir la sécurité des Européens présents en Algérie, comme de ceux, de toutes origines, qui s'étaient opposés au FLN. Les harkis 1, supplétifs de l'armée française, n'étaient pas mentionnés. La promesse, toute verbale, du FLN qu'il n'y aurait pas de représailles contre eux fut jugée suffisante par Louis Joxe 2.
Violences sans précédent
Le texte d'Évian fut publié le 19 mars. Depuis, certaines organisations "anticolonialistes" considèrent cette date comme celle de la fin da la guerre d'Algérie. Il faut pour cela tout le cynisme dont sont capables les tenants du marxisme, leurs alliés et compagnons de route, car, loin que le conflit s'apaisât à partir du 19 mars, il s'ouvrit une période de violences sans précédent. Il en fut ainsi non seulement jusqu'au 3 juillet, où Paris reconnut l'indépendance de l'Algérie, mais ensuite également, jusqu'à l'automne de 1962 et au-delà. La période suivant l'indépendance fut marquée d'un surcroît d'enlèvements et d'horribles massacres. Les victimes musulmanes du FLN furent probablement plus nombreuses durant ces six mois qu'elles ne l'avaient été durant les huit années précédentes. Le nombre des Pieds-Noirs enlevés quintupla 3, contraignant l'immense majorité d'entre eux à un exil définitif résultant d'une épuration ethnique pure et simple. Ajoutons que durant ce semestre abominable, nombre de militaires français furent tués ou enlevés ; 177 d'entre eux demeurent portés disparus à ce jour (chiffres provisoires sans doute inférieur à la réalité 4). Donner la date du 19 mars comme nom à des places, des rues, des ponts (prochainement à Toulouse), fêter cette journée, prétendre y voir la fin du conflit algérien, est donc une insulte à toutes les victimes de cette époque, un outrage à l'Armée française, un défi au sens national le plus élémentaire et une injustice criante.
Contrairement à ce qui s'affirme parfois avec légèreté, le FLN, représenté par Krim Belkacem, à l'époque homme fort de ce mouvement, a bien signé et paraphé les accords d'Évian. Cette organisation a donc délibérément violé le texte auquel elle avait souscrit (et qu'elle négocia durement). Elle a totalement engagé sa responsabilité morale et matérielle dans ce qui suivit. La participation ouverte de ses commandos, de son armée et de ses militants aux enlèvements massifs et aux exécutions durant les neuf mois postérieurs au 19 mars devrait inspirer une condamnation unanime. Ce n'est pas le cas, ce qui illustre le relativisme troublant de l'idéologie des droits de l'homme, devenue le fondement de l'univers occidental actuel. L'opprobre ne devrait d'ailleurs pas épargner certains responsables politiques français de l'époque.
Terrorisme silencieux
Dès le 17 avril 1962, l'encre d'Évian à peine sèche, le FLN inaugura le terrorisme silencieux, les enlèvements massifs d'Européens à Alger, à Oran, dans la campagne oranaise et en Mitidja. Ces rapts prenaient pour prétexte la lutte contre l'Organisation armée secrète (OAS) 5. Après l'échec du putsch des généraux en avril 1961, les partisans de l'Algérie française avaient en effet tous rejoint cette organisation clandestine. Ils usaient de méthodes violentes. Les "anticolonialistes", qui donnent le ton aujourd'hui dans les médias et les milieux officiels, font de l'OAS le responsable de l'échec d'Évian et de l'exil des Pieds-Noirs. C'est un procédé commode mais malhonnête. L'organisation secrète, surtout en fin de course, en juin 1962, n'avait plus ni stratégie, ni tactique. Il en résulta des dérives diverses et une confusion chaotique terminées par une (pseudo) négociation avec le FLN 6. À ce stade, l'OAS menaça de pratiquer la "terre brûlée". Des historiens de pacotille lui imputent cette politique depuis sa naissance, alors qu'elle ne dura qu'une semaine. L'histoire de l'OAS s'étend sur seize mois, de mars 1961 à juin 1962. Quelles que furent ses errances finales – elles furent indéniables et eurent des conséquences –, en faire le bouc émissaire de tous les échecs ultimes des autorités françaises n'est qu'une manière peu subtile d'exonérer le pouvoir d'alors et de blanchir le FLN de ses crimes vis-à-vis de l'Algérie, des harkis et des Pieds-Noirs.
Car après le ratissage de Bâb El Oued, ceux-ci subirent aussi la fusillade du 26 mars 1962 rue d'Isly 7, puis la longue succession des crimes des nouveaux maîtres du pays. Un exemple en donnera une idée : en mai 1962, 272 Européens furent enlevés en Alger contre 44 en avril. A la fin du mois de juin, on évaluait à près de mille les victimes européennes de rapts dans le seul département d'Alger. À partir du 17 juin, à la suite d'un accord FLN-OAS, les enlèvements ralentirent. Ils reprirent de plus belle après le 3 juillet, date de la proclamation de l'indépendance. Deux jours après, le 5 juillet, à Oran, une manifestation venue des quartiers musulmans submergea le centre-ville européen. Quelque sept cents Pieds-Noirs et une centaine de musulmans (sans doute pro-français) furent massacrés 8. Ceci accentua l'exode et le rendit irréversible.
Représailles sanglantes
Les victimes les plus nombreuses se situent toutefois parmi les musulmans. Dès la signature des accords du 19 mars, des harkis furent attaqués à Saint-Denis-du-Sig. À Saïda, des membres du commando Georges furent enlevés et tués par l'organisation indépendantiste alors même que plusieurs d'entre eux étaient des officiers français. Après le 3 juillet, les représailles contre les musulmans ayant combattu le FLN s'intensifièrent. Des dizaines de milliers furent assassinés, emprisonnés ou persécutés de diverses manières 9. Quelque quatre-vingt-dix mille harkis, familles comprises, furent transférés en France grâce à l'action clandestine de quelques officiers.
Les autorités militaires, tout en signalant les épreuves subies par nos compatriotes musulmans, n'en relayèrent pas moins des recommandations insistantes et répétées de ne pas les faire venir en France. Ces faits, largement établis historiquement n'en sont pas moins dissimulés, voire niés aujourd'hui par quelques chercheurs "engagés". Ceux qui ont vécu les événements de ce vilain temps en sont marqués à jamais. La date du 19 mars 1962 demeurera celle d'une ineffaçable forfaiture.
Jean Monneret L’ACTION FRANÇAISE 2000 Du 15 mars au 4 avril 2012
Chronologie
❏ 19 mars 1962 : publication des accords d'Évian.
❏ 17 avril : le FLN lance une campagne massive d'enlèvements d'Européens.
❏ 3 juillet : le gouvernement français reconnaît l'indépendance de l'Algérie.
❏ 5 juillet : massacre à Oran de plus de sept cents Européens et d'une centaine de musulmans ; l'exode des Pieds-Noirs s'accentue.
❏ Automne : le tandem Ben Bella-Boumedienne prend le pouvoir en Algérie ; les enlèvements ralentissent puis cessent progressivement.
1 - Les harkis étaient les supplétifs mobiles de l'armée française ; par extension, le terme tout musulman ayant combattu le FLN.
2 - Ministre d'État chargé des affaires algériennes, Louis Joxe dirigeait la délégation française à Évian.
3 - Jean-Jacques Jordi chiffre à 332 les Européens disparus avant le 19 mars et à 1253 après. S'y ajoutent 123 personnes dont les corps furent retrouvés et 170 cas incertains. Cf. Jean-Jacques Jordi, Un silence d'État, éd. Soteca.
4 - À ce jour, le gouvernement français a refusé d'ouvrir les archives concernant ces militaires disparus ; seuls les civils ont été étudiés.
5 - Cf. Maurice Faivre, Les Archives inédites de la politique algérienne, éd. L'Harmattan ; collectif, Vers la paix en Algérie, éd. Bruylant ; les pages signées y sont reproduites.
6 - L'OAS fut créée à Madrid le 10 février 1961 et devint active en mars et surtout à l'automne suivant. Le FLN et ses séides prétendent aujourd'hui que les enlèvements ciblaient ses militants. Dans La Phase Finale de la Guerre d'Algérie (L'Harmattan), nous avons montré que les rapts pouvaient toucher aveuglément n'importe quel Européen.
7 - Voir notre ouvrage Une Ténébreuse Affaire - La Fusillade du 26 mars 1962, éd. L'Harmattan..
8 - Cf. Jean-Jacques Jordi, op. cité.
9 - Maurice Faivre, Les Combattants musulmans de l'Armée française, éd. L'Harmattan.

Théorie des Cordes : Ce qu'Einstein ne Savait pas Encore (FR) - Version longue


L'Escroquerie d'Einstein: la Relativité de Poincaré - Radio Courtoisie


mercredi 27 février 2013

1936, quand le peuple souhaite être orphelin

Cette année-là, on vit apparaître à l'étalage des marchands de chaussures un nouveau modèle de souliers, le bolchevik (extra-fort, pour enfants) : le Front populaire approchait, les firmes capitalistes prenaient le ton. Puis ce fut la grande aventure : le triomphe communiste, les grèves, les occupations, le ministère Blum, ouvriers et employés s'engouffrant en troupeau docile dans les organisations du syndicalisme moscoutaire, le drapeau rouge flottant sur les chantiers de l'Exposition, l'Internationale beuglée au milieu des palais de plâtras, la crise financière toujours conjurée et jamais finie, cent milliards de billets et pas une vraie richesse, l'aviation ruinée, les lois bafouées, la magistrature évanouie, les chantiers navals transformés en centres de loisirs, les cabotins et les magnats de la presse se ruant au rouge, ceux-là pour avoir des rôles et ceux-ci pour avoir des lecteurs, les grands riches découvrant avec des sanglots la misère des pauvres et les poules de luxe cultivant l'art pour les masses, enfin du haut de son perchoir alpestre, Hitler contemplant cette mascarade, comptant les dégâts, annexant l'Autriche, un jour de crise ministérielle, tandis que Camille Chautemps embrassait Léon Blum à la fenêtre d'un hôtel cossu, sur un quai de l'île Saint Louis.
Il fallait que quelqu'un se fît le chroniqueur et le peintre de ces vingt-quatre mois véhéments et piteux. D'autres éplucheront les statistiques, dresseront les courbes de production, compteront les votes à la Chambre, Alain Laubreaux apporte autre chose : les hommes et la vie. Ce livre est le carnet d'un journaliste qui, par devoir, s'est trouvé partout où il se passait quelque chose. Il n'y a pas de métier plus difficile que de saisir l'actualité au vol et de la fixer sur le papier, le stylo en travers du corps. Alain Laubreaux est un maître journaliste. Il est rond, bonhomme, sincère, bien portant, français. Il a l'œil. Il a la bonne humeur. Et puis il possède le don de raconter. Il fuit le couplet, le morceau, la vignette, le développement artistement frisotté ; il déterre la vérité comme un objet : il arrive à l'angoisse ou la bouffonnerie par les moyens les plus simples qui sont aussi les plus rares, par le mot juste, l'anecdote exacte, le trait rapide, dix lignes brèves, serrées, qui illuminent.
L'extraordinaire galerie ! Elle fera la stupéfaction de nos enfants. Quoi ? Au moment où les nazis construisaient la grande Allemagne, la France s'était donnée à ce ramassis de médiocres, de faux prophètes, d'avocats sans cause, à cette petite bande d'ignorants, d'incapables, de ratés ? Et pour incarner leurs désirs de justice sociale, les rudes travailleurs de la vigne et de l'usine n'avaient trouvé que Léon Blum, esthète démodé pour salons modem' style, et Maurice Thorez que la nature a avantageusement pétri pour jouer les spadassins à maillot au grand théâtre de Belleville ?
On n'écrit plus de mémoires intimes. Ceux qu'on publie ne sont que des plaidoyers. A quoi auraient recours les historiens de l'avenir, s'ils ne possédaient des livres comme celui-ci ? Aux discours officiels ? Aux séances des assemblées parlementaires ? Quelle collection de mensonges, de duperies, de dérobades ! Quel bric-à-brac de topos conventionnels, de métaphores, de phrases toutes faites ! Les romanciers ne seront pas non plus d'un grand secours. Le plus souvent ils décrivent un monde chimérique, où la passion parle toute pure, mais où les embêtements de la vie réelle n'entrent guère. Les anciennes cours étaient commodes ; elles ramassaient en quelques salons l'élite entière du pays, l'observateur avait sous la main et sous les yeux tout ce qui comptait et tout ce qui gouvernait. Hélas ! de nos jours, les palais nationaux sont bien mornes et c'est ailleurs qu'il faut chercher la lumière.
Courteline a montré le chemin. Il est l'homme du petit café ; le petit café est le Versailles de la IIP République. Là se font les programmes, les orateurs et les élections. La démocratie sociale s'accoude au zinc, les pieds dans la sciure, porte des pantalons de velours à côtes, parle haut, crache à terre, s'affirme en termes cambronnesques quand sonne l'heure de l'apéritif. La république bourgeoise se tient dans la salle du fond, sur les banquettes de moleskine, éparse autour des tables de marbre où les soucoupes s'élèvent en pyramides. Elle cultive le calembour, la manille, la belote et la fraude fiscale, elle parle retraites et péréquation, elle croit au progrès, à la rente et à l'instruction universelle, elle gagne des batailles en Espagne et se retrouve le soir à la loge pour entendre, portes closes, le pharmacien de la grande place river son clou à Mussolini.
Cher Courteline ! En lisant Laubreaux, j'ai eu l'impression que vos immortels héros s'étaient emparés de la France. L'illustre Piégelé, M. Pommade, M. Garrigou, Barbemolle, Land'houille, Saumâtre, Grenouillot, Racuit, Labouture et Marmouillard, tous ils font de la politique, tous ils sont devenus conseillers généraux, députés, sénateurs-maires, ministres... Je le savais, c'est Croque-bol, Hurluret et l'adjudant Flick qui ont gagné la guerre. C'est La Brige qui a perdu la paix. Pour piper la voix de M. Boulingrin, Ciboulot devenu communiste avait, en mai 36, escamoté son programme de révolution sociale. Il promettait de respecter le commerce, le profit, l'héritage, la famille et la propriété ; il couvrait les murs d'une imagerie pleurnicharde à la Greuze et jurait, la main haute, qu'il n'en voulait qu'aux méchants gros. Or, personne ne se sentait gros ni méchant.
L'électeur français est semblable au fromage de Hollande : rouge au dehors et blanc en dedans ; révolutionnaire pour être pensionné et conservateur pour garder ses pensions. Entre le socialisme et le parti radical, il n'y a qu'une faible nuance. Leur but commun est de faire vivre aux dépens de l'épargne et des capitaux accumulés une clientèle étatiste de plus en plus nombreuse. Au fur et à mesure qu'ils ont pris de l'importance, les socialistes sont, comme les autres, devenus des profiteurs et des cumulards. L'administration haute et basse a été bourrée de leurs hommes. Pendant leur temps de pouvoir, ils en ont mis partout, à la radio, dans les musées, aux postes, dans les préfectures, à l'hygiène, à l'aviation, au Français, aux conseils des compagnies subventionnées. Les forçats de la faim ont mangé l'assiette au beurre. Mais ils sont encore tenus par les syndicats et, aux yeux du citoyen timoré, le syndicat c'est la grève, le tumulte, le désordre.
De là, l'extraordinaire fortune du parti radical. Servi par un personnel de basochiens roublards et de normaliens dessalés, il offre sur le même plateau le vocabulaire démagogique qui endort la masse et la routine gouvernementale qui rassure les intérêts. Le chef radical doit être à la fois excité et raisonnable. Il lui faut discourir sans conclure, promettre sans tenir, menacer les capitaux et protéger les capitalistes, brandir le drapeau rouge et célébrer Jeanne d'Arc, crier « En avant ! » sans bouger et couler au passage les réformes sociales qu'il a lui-même préconisées.
Aussi a-t-il du goût pour les gestes symboliques qui font scandale mais qui n'engagent à rien, les promenades au Panthéon, les inaugurations de statues, les procès politiques, les pompes funèbres et civiques. Si, aiguillonné par les envies et par les appétits, il est contraint d'agir, il se présente comme le moindre mal. Il apaise les petits sans faire de mal aux gros et dénonce le mur d'argent sans cesser de dîner chez les banquiers.
Le radicalisme se dit constructeur, créateur, positif. Il est essentiellement négatif et c'est en cela qu'il plaît à une vaste coalition de petites gens, que la force des choses contraint à la défensive. Entre le curé dont il repousse l'ingérence, le communiste dont il a peur, le gros bourgeois et le châtelain qu'il envie et qu'il déteste, l'électeur radical dessine son empire. Cela suffit pour faire un grand parti hybride, incohérent, décevant, mais durable.
Le drame est de gouverner. La doctrine radicale représente l'Encyclopédie dans son dernier état de dégradation et de sénilité, conservée dans la médiocrité comme des batraciens dans un bocal d'alcool. Le radical est prisonnier de sa logomachie et cette logomachie a perverti la notion même de gouvernement. La République n'est pas une simple forme de l'État. Il ne suffit pas d'y adhérer pour en faire partie. Si Rousseau nous a appris que le régime démocratique est le règne de la volonté générale, il nous a dit aussi que la volonté générale n'est point la volonté du plus grand nombre, mais la voix profonde de la conscience humaine, telle qu'elle devrait évidemment parler en chacun de nous, mais telle qu'en attendant, elle s'exprime par la bouche des citoyens les plus éclairés. La volonté générale n'est point l'opinion de la majorité, c'est la conformité à un système philosophique. Avant d'être un régime, la République est une église. Aussi a-t-elle son orthodoxie, ses élus, ses réprouvés et ses docteurs. Derrière les agitations électorales, il y a les clubs, le petit troupeau des fidèles, des convaincus, des illuminés, des comitards. Quant à leurs adversaires, quel que soit leur nombre, leur respect du suffrage universel, leur dévotion à la forme républicaine, ils ne seront jamais que des réactionnaires, des cléricaux, des hérétiques, des aristocrates, à l'occasion des usurpateurs, car de même qu'il y a un roi légitime, il y a un peuple légitime.
La force des gauches, ce sont les victoires obscures de la démocratie villageoise et cantonale, la connaissance exacte du milieu, la trame serrée des intérêts locaux et personnels, la solidarité du clan, la pratique administrative que donne une longue possession. Leur faiblesse, c'est de ne pouvoir rompre avec l'internationale, l'antipatriotisme, la révolution, l'anarchie. Ce sont là les réserves indispensables et cachées, celles qu'on a mobilisées le 12 février 1934 et le 14 juillet 1935, celles qui, en cas de péril réactionnaire, cessent le travail, élèvent les barricades et fournissent les combattants. Aucun chef radical n'échappe durablement à leur joug nécessaire. Même sous les ministères de concentration et d'union, il reste toujours au sein du groupe un noyau d'irréductibles qui maintiennent farouchement le contact avec le communisme et qui s'en vont défiler de la Bastille à la République, parmi les poings fermés, les pancartes séditieuses, les drapeaux rouges et les cris de mort. Procession symbolique ! Pèlerinage expiatoire ! A l'effarement des bourgeois, tandis que la rente monte et que les possédants se rassurent, le régime en tremblant se retrempe dans ces pieux cortèges. Il n'y manque que les têtes coupées au bout d'une pique. Mais les temps se sont affadis et la Troisième République n'est qu'un rabougrissement de la Première.
Pas d'ennemi à gauche ! C'est la loi, c'est le souverain mot. Il explique pourquoi les ministères d'union sont si passagers, si fragiles. « Les observateurs superficiels, a écrit Abel Bonnard, s'étonnent de l'accord qui s'établit entre les hommes de gauche et ceux de l'extrême-gauche, quand ils mesurent l'intervalle qu'il y a entre eux : ils ne prennent pas garde que cette distance est une descente et qu'un radical n'a qu'à se laisser aller pour arriver parmi les révolutionnaires ; celle qui le sépare des modérés, au contraire, peut paraître petite si on la mesure en l'air, mais elle est marquée en fait par un abîme, car les modérés, si déchus qu'ils soient, représentent pour les radicaux les restes de tout ce qu'ils veulent abolir. » Ce sont les débris d'une société haïe ; on se venge encore sur eux d'un temps qu'ils ont eux-mêmes oublié, sans doute parce qu'ils étaient indignes d'en conserver le souvenir.
Ainsi le radicalisme se trouve tour à tour tiraillé par une opportunité de plus en plus impérieuse, qui sous l'aiguillon du péril le contraint à l'alliance avec les droites, et la logique profonde du régime qui, le danger écarté, le ramène à la révolution. Chaque retour du balancier fait naître d'un côté ou de l'autre des espoirs immenses ; chaque infidélité fait naître les mêmes déceptions et les mêmes colères. S'il est vrai que la démocratie vit de la division, on peut dire que les oscillations du radicalisme ont pour effet d'amortir les heurts. Avec quelque complaisance, les radicaux se flattent d'avoir épargné à la France la guerre civile. Sans nous, disent-ils, le pays se serait coupé en deux partis irréconciliables. L'un aurait dû écraser l'autre. En nous portant tantôt d'un côté et tantôt de l'autre, nous avons empêché le pire.
Les radicaux n'ont pas tort. Mais pendant ce jeu, qu'est devenu le pays ? A-t-il grandi ? A-t-il prospéré ? A-t-il vu ses rivaux s'incliner devant sa sagesse ? Hélas ! Le pays sent confusément qu'il use contre lui-même le meilleur de ses forces. Sans trop savoir ce qu'il désire, il appelle autre chose, quelque chose d'humain et de possible, un régime solide et modéré qui gouvernerait sans opprimer, qui imposerait la conciliation sans étouffer les esprits, qui contraindrait les citoyens à servir sans les transformer en automates ou en perroquets...
Ce qui rend cette inquiétude si pathétique, c'est qu'on a tout fait pour faire perdre au Français le sens de son histoire. Il n'est plus soutenu par la voix puissante des générations qui ont fait sa patrie. Entre elles et lui s'élève une muraille épaisse de préjugés, d'ignorances, de colères. Le Français ne sait encore que dire non. Quand il entend les marxistes proclamer que tous les hommes sont frères, il voudrait être fils unique. Quand il entend les dictateurs se nommer les pères du peuple, il souhaite être orphelin.
Pierre GAXOTTE ✞
La terreur rose décrite par Alain Laubreaux
Ce texte étonnant et toujours actuel (« Pas d'ennemi à gauche » n'est-il pas le credo de nos gouvernements « de droite » ?) que tout journaliste ou même tout historien souhaiterait avoir écrit est la préface que le futur Immortel Gaxotte, alors directeur de Je Suis Partout, donna à La Terreur rose, long reportage d'Alain Laubreaux publié juste avant la « drôle de guerre » et dont La Reconquête, courageuse et dynamique maison créée au Paraguay par Alain Régniez, nous propose une « édition conforme à l'édition originale de 1939 ». On y retrouve toute la vivacité du journaliste formé à bonne école puisqu'il avait été le secrétaire d'Henri Béraud, sa puissance de description (de la terreur que la CGT faisait régner aux usines Renault par exemple), son don de débusquer la cocasserie sous les ignominies, son insolence envers les puissants - ah, « La dernière halte du juif errant », chapitre où est décrite la campagne électorale menée en avril 1937 dans le Miner-vois par le socialiste Jules Moch, « plus noir et plus lugubre encore qu'à l'ordinaire » avec « sa voix huileuse » au « timbre sordidement victorieux, comme d'un canard qui vient d'échapper au coutelas du cuisinier » - et sa compréhension pour le petit peuple, fût-il égaré et complice de la "dictamolle" que fut le Front Populaire.
Les contemporains qui ne jurent que par le « journalisme d'investigation » (sur des sujets sans risques de préférence) écraseront de leur mépris ce « journalisme à l'ancienne », pratiqué sur le terrain, où le narrateur ne dédaigne pas de faire revivre la « France d'en bas », de s'encanailler dans les mastroquets pour y recueillir la vox populi. Mais de ce kaléidoscope naît un féroce tableau des années qui précédèrent la Seconde Guerre mondiale, des personnages qui provoquèrent la terrible défaite de mai-juin 1940 après avoir fait régner leur « terreur rose » en France même.
Comme la plupart des livres des rédacteurs de Je Suis Partout, celui d'Alain Laubreaux - qui, également collaborateur du Cri du peuple et du Petit Parisien, réussit après la Libération à s'exiler à Madrid où il mourut en 1968, après avoir été condamné à mort par contumace en 1947 par la Cour de Justice de la Seine pour sa participation à la collaboration et ses « articles antisémites » - était devenu introuvable. On se réjouira de pouvoir à nouveau le lire.
J. L. Écrits de Paris avril 2009
La Terreur Rose, 308 pages, avec neuf illustrations, 28 €. La Reconquête www.editionsdelareconquete.com . Diffusion Primatice, 10 rue Primatice 75013. Tél. 01-42-17-00-48. Peut être également commandé (32 € franco) à Editions des Tuileries, 1 rue d'Hauteville, 75010 Paris.

Méridien Zéro - Les indo-européens, fait d'histoire, source d'avenir


dimanche 24 février 2013

Deux cents ans de guerre civile française

Tribune libre de Paysan Savoyard
Dans un discours de 1946 De Gaulle appelait à en finir avec « le temps où les Français ne s’aimaient pas ». Il faisait ainsi écho à un ouvrage de Charles Maurras qui établissait déjà trente ans auparavant un constat similaire. Le diagnostic, donc, n’est pas nouveau : les Français ne s’aiment pas. Ils ne s’aiment guère eux-mêmes. Et surtout ils sont profondément divisés. 
Quoique déjà catastrophique, ce triste constat ainsi présenté enjolive encore pourtant la situation, qui est en réalité pire encore, nous semble-t-il: depuis plus de deux cents ans la France est en fait en situation de guerre civile. Une guerre qui risque fort de conduire à la disparition du pays.
Cette guerre civile comporte des cycles, des temps, des moments. Elle est tantôt ouverte tantôt larvée. De nombreux épisodes de guerre ouverte ont marqué l’histoire des deux derniers siècles. Aux autres périodes la guerre est sourde, latente, endémique : elle prend la forme d’une confrontation agressive des idéologies, la violence devenant alors essentiellement verbale. Cependant l’état d’esprit de guerre civile reste une constante, formant comme une toile de fond à notre histoire récente.

Depuis deux cents ans en effet nous n’assistons pas seulement au jeu des oppositions politiques, qui est une caractéristique normale des systèmes démocratiques. Le degré d’hostilité qui anime les forces qui s’affrontent excède tout à fait le cadre ordinaire du débat politique. Le plus souvent les partisans des thèses en présence se portent réciproquement une haine véritable. Ils visent mutuellement la disparition de l’adversaire ou à tout le moins sa marginalisation ou sa proscription. Il n’existe entre eux aucun sentiment d’appartenance à la même communauté nationale.
La guerre civile, certes, ne concerne pas au même degré l’ensemble de la population. Elle met aux prises pour l’essentiel les membres de l’élite et des classes supérieures. Le peuple a un rôle plus second mais il est cependant concerné lui aussi, qu’il en soit conscient ou non, par la guerre civile en cours. Lors des épisodes violents, une partie du peuple est généralement impliquée de façon directe, en servant de masse de manœuvre manipulée par les élites. Dans les périodes de guerre civile froide, le peuple ne participe pas en première ligne à la confrontation d’idées : mais il constitue la cible de la guerre idéologique. Les protagonistes du conflit cherchent à l’influencer et à susciter son adhésion. Dans ces conditions une bonne partie du peuple est engagée elle aussi dans cette guerre séculaire. La plupart des familles françaises savent ainsi qu’elles doivent absolument proscrire en leur sein les discussions politiques ou religieuses si elles souhaitent que les liens familiaux puissent perdurer.
Nous nous proposons de consacrer une série d’articles à la guerre civile française. Nous procéderons tout d’abord à quelques rappels historiques afin de mettre les choses en perspective. N’étant pas historien, nous nous contenterons de tracer de grandes lignes, en espérant éviter de commettre des erreurs grossières. Nous nous concentrerons sur la période actuelle, en mettant en évidence les formes que prend la guerre civile à l’œuvre dans la société française d’aujourd’hui.
Nous n’avons nullement l’intention de proposer une thèse novatrice : nous nous inscrirons pour l’essentiel dans la continuité des analyses posées, dès la révolution française puis aux siècles suivants, par les penseurs anti révolutionnaires et traditionnalistes.
La France est entrée dans un processus de guerre civile à compter du moment où une partie de l’élite française a mis en cause certains aspects structurants de la société en place : c’est la période de la contestation protestante. La contestation est ensuite devenue globale : elle a conduit à la révolution. La lutte entre révolutionnaires et partisans de la société traditionnelle s’est prolongée tout au long du 19e siècle. Elle a resurgi avec violence dans les années trente puis dans le cadre de la seconde guerre mondiale. Les guerres de décolonisation puis mai soixante-huit ont fourni la matière de nouveaux épisodes. La guerre civile française se poursuit depuis, selon des formes toujours renouvelées.
On ne peut plus parler aujourd’hui de lutte entre révolutionnaires et partisans de l’ancien régime, ni d’affrontement des républicains et des monarchistes. La guerre civile a pris un nouveau tour. Elle s’est muée en un combat centré sur le concept de modernité : les « modernes » s’affrontent à ceux qui se montrent attachés à certaines survivances caractéristiques de la société traditionnelle (telles que la nation, la religion catholique, la famille). Si elle en a renouvelé les termes, la lutte des modernes et des antimodernes n’en constitue pas moins la continuation des affrontements révolutionnaires. Né il y a plus de deux siècles, le projet des révolutionnaires et de leurs successeurs, les artisans de la modernité, reste en effet inchangé : il s’agit de passer de façon globale de la société traditionnelle à une autre, assise sur des principes inverses.
La guerre intestine franco-française a été pratiquement gagnée par la modernité : les modernes sont au pouvoir et ce depuis deux cents ans. Leur idéologie l’a emporté au sommet de la société et a également conquis pour l’essentiel l’adhésion du peuple. La société française présente cependant toujours des éléments de résistance : la victoire des modernes n’est pas complète. La guerre se poursuit donc.
Si l’affrontement majeur qui l’anime est binaire – républicains contre traditionnalistes au 19e siècle, modernes et antimodernes aujourd’hui -  la guerre civile française met aux prises trois forces, nées au moment de la révolution. Les « républicains » sont aujourd’hui de très loin les plus nombreux et les plus puissants. Ils se subdivisent en deux courants, l’un libéral (la droite), l’autre plus social (la gauche).
Les « communistes » n’ont jusqu’ici jamais été en mesure de l’emporter sur les républicains : cette mouvance politique reste cependant fortement présente dans les réflexes et la façon de penser d’une partie de la population. « Républicains » et « communistes » constituent, au-delà de leur opposition sur les finalités et les méthodes, le camp de la modernité.
Les « traditionnalistes », enfin, ne représentent plus en tant que tels qu’une force résiduelle. Cependant, comme nous l’avons dit plus haut, l’attachement à certains éléments constitutifs de l’organisation sociale traditionnelle reste fortement présent au sein de la société française.
**
Le projet que nous poursuivrons dans notre série d’articles est donc le suivant : nous nous efforcerons de montrer que la lutte de la modernité contre ce qui se rattache encore à la tradition revêt tous les aspects d’une guerre civile. Même si les forces en présence sont très disproportionnées et qu’elle se livre le plus souvent à bas bruit, cette guerre est permanente, intense, totale. Elle est sans répit. Elle est sans merci. Elle risque de déboucher sur la disparition même de la société française.
http://www.fdesouche.com

Johan Livernette « La déchristianisation de la France depuis 1789 »


La guerre du Zoulouland (1879) (partie 2)

Au pied du kopje d’isandhlawana restent en position d’attente, sous les ordres du lieutenant-colonel Pulleine, 5 compagnies du 1er bataillon et une compagnie du 2ème bataillon du 24th, deux pièces d’artillerie, des unités du NNC. Des centaines de chariots sont là aussi, avec leurs conducteurs boers. C’est toute la logistique de la colonne centrale d’invasion du Zoulouland. La logique, et l’intelligence des expériences boers voudraient que l’on fasse de ces chariots un énorme laager. Mais c’est impossible pour plusieurs raisons : d’abord la colonne et ses éléments en projection se veulent en mouvement : le temps de positionner un laager de près de 300 chariots représenterait une perte de temps inacceptable. Ensuite, l’ennemi ne semble pas à proximité. Pas à proximité …
Dans la matinée rejoignent le colonel Durnford et ses cavaliers, plus de 300, composés essentiellement de Sikhalis, de cavaliers basoutos, et d’éléments des milices frontalières. Des deux unités, celle la plus exposée est sans conteste celle de Lord Chelmsford, qui s’avance par échelons dégradés, son artillerie de quatre pièces n’arrivant pas à suivre le rythme général de marche en raison des nombreux dongas à traverser. Mais le danger n’est pas en plein nord, là ou vont le général et ses troupes. Il va arriver d’une direction imprévue, de l’est et du sud-est du kopje. Le grand Impi, fort de 20.000 à 25.000 guerriers, a accompli une progression magistrale par sa rapidité.
Il a contourné par la droite la ligne de pénétration anglaise, et se rabat brutalement, depuis le plateau Nkutu, sur le camp principal. Vraisemblablement, les uns et les autres se cherchaient. Les britanniques n’avaient pas pris en compte que, comme eux, les Zoulous auraient comme réflexe stratégique d’aller au contact, au lieu d’attendre l’offensive ennemie. Tout aussi vraisemblablement, les Zoulous ne pensaient pas avoir la chance inouïe de tomber sur le camp principal de la colonne centrale, n°3 dans l’organigramme, dégarnie de la moitié de son effectif. Face à toute l’unité, ils auraient de toute manière chargé, au risque de subir ce qui leur adviendra plus tard à Ulundi.
Toujours est-il que, le destin faisant, ce matin du 22 février, le camp d’Isandhlwana, regroupant plus de 300 chariots et des centaines de tentes, se trouve défendu par une troupe réduite d’environ 1000 britanniques, 600 noirs du NNC, et les conducteurs de chariots boers. Cette force, voulant défendre la totalité du périmètre, se disloquera de manière mortelle. Si au pied du kopje trois compagnies anglaises prennent position en restant relativement proches, ce qui est déjà une erreur grave, les trois autres compagnies, en équerre, sont carrément séparées les unes des autres par plusieurs centaines de mètres.
L’articulation est constituée des deux pièces d’artillerie, protégée en avant par des compagnies du NNC qui, terrifiées, ne tiendront pas face à la charge général du « poitrail ». Car l’Impi développe sa tactique classique, du poitrail et des deux cornes. Durnford et ses cavaliers partent en avant vers le plateau N’Kutu : ils sont les premiers à découvrir le gigantesque impi qui se déploie à toute vitesse par les vallées encaissées, les « dongas », qui environnent le camp.
Le colonel fait mettre pied à terre : ses hommes, regroupés au bord d’une crête de donga, lancent alors un feu nourri sur les impis qui s’avencent face à eux. Mais le tir de moins de 300 hommes ne peut arrêter plusieurs milliers de guerriers, d’autant plus que dans le même temps d’autres impis déploient leur propre progression et commencent à dépasser les cavaliers basoutos. Il faut en catastrophe remonter en selle et repartir vers le camp principal.
Les tirs, sporadiques puis de plus en plus soutenus, ont mis en alerte le lieutenant-colonel Pulleyne et ses officiers : les compagnies du 24th sont mises sous les armes, puis rapidement reçoivent l’ordre de se déployer afin de protéger le camp, ses chariots et son hôpital de campagne. Les deux pièces d’artillerie servent de pivot de tir général. Une unité de lance-fusées est positionnée en avant de la 3ème compagnie du 1er bataillon. Le tir des Anglais est précis et meurtrier : les premières lignes des impis sont fauchées et l’ensemble du dispositif zoulou se met à flotter. Mais, au centre de la position de défense, ce sont les noirs du NNC, dramatiquement sous-équipés, et terrorisés par leurs ennemis ancestraux, qui sont déployés pour constituer la charnière entre les compagnies anglaises. Cette charnière se désintègre littéralement face à la charge zoulou. Les compagnies du 24th se retrouvent isolées, trois d’un côté, les autres de l’autre côté du camp.
Trop sûrs d’eux, les officiers ont déployé certaines unités à plusieurs centaines de mètres les unes des autres. Dans ces intervalles, les Zoulous, par dizaines puis par centaines, se précipitent. Chaque compagnie est comme un môle de résistance, et tant que les munitions sont disponibles, inexpugnable à près de deux cent mètres. Mais les cartouches viennent à manquer. Les clairons des compagnies sont envoyés dans le camp pour réapprovisionner, mais ne parviennent pas, pour la plupart, à retrouver leurs chariots de compagnies dans la cohue. D’autres seront repoussés par ce qu’ils ne sont pas au chariot de leur compagnie. Et puis il faut ouvrir les caisses. Ces caisses de munitions, marquées de la flèche du WD, le War Department, nécessitent des tournevis pour les ouvrir : pas de tournevis dans les chariots.
Il faut, au deuxième bataillon, qu’un capitaine revenu à cheval, donne l’ordre d’éventrer les caisses à coup de baïonnettes. Le sergent-major, horrifié, injurie les troupiers : qui lui signera les bons de transfert des cartouches dont il est responsable ? Trop tard, les Zoulous sont déjà dans les intervalles et arrivent en courant dans le camp. C’est un massacre. A chaque fois qu’une compagnie cesse son feu par manque de munitions, elle est immédiatement chargée par plusieurs centaines de guerriers et est anéantie sur place.
Face à cette marée humaine qui attaque de partout, aucune unité ne parvient à se replier. Le temps mis à mettre la baïonnette au canon est déjà mortel : les Zoulous sont au contact et, à coup d’Iklwa, éventrent les habits rouges. De part et d’autre, quelques dizaines de combattants parviennent à se replier dans le camps principal : c’est pour y trouver d’autres centaines de zoulous qui ont débordé les positions de tous les côtés. L’encerclement de part et d’autre de l’Isandhlwana ne laisse aucune chance, ou très peu, aux fuyards.
De cette bataille, deux témoignages permettent de se rendre compte de l’effet qu’elle eut. Un guerrier zoulou dira des années plus tard : « quel courage ces casques blancs : aucun n’a tourné les talons ! ». Lord Chelmsford, pour sa part, revenant sur le lieu du désastre au soir du 22 janvier, dira, effondré : « je ne comprends pas, j’avais laissé plus de 1 000 hommes ici »

Pierre Dortiguier « La décadence spirituelle de l'Ancien Régime »


samedi 23 février 2013

Histoire du courage

Histoire du courage Jean Prévost a été fusillé par les Allemands le 1er août 1944, à Sassenage, dans le Vercors. Il est mort, les armes à la main, sous le nom de Capitaine Goderville. Ecrivain prolixe et encyclopédique, il était aussi un grand sportif.

Le courage du primitif, du chasseur, du torero, c’est de fuir en faisant front, de fatiguer la brute par des ruses imprévues. C’est le mieux lié à l’esprit.

Le courage féodal, d’Achille, de Roland ou de Jean le Bon, pose des héros supérieurs à la foule par leurs armes, leurs chevaux, leur vigueur d’hommes mieux nourris. Sous ce harnais accablant, la vaillance est un métier de portefaix et de bûcheron, aux peines immenses. Mais le courage, comme les armes, est un privilège, un don divin aux hommes bien nés.

Avec Athena ou Saint Georges près de lui, le héros goûte à la fois l’ivresse de la violence et celle de la prière.

Le courage hellénique est modelé par les exemples et les regards des concitoyens. L’homme élevé par la musique et la gymnastique donne une action inspirée, qui dépasse les autres et lui-même. Il se choisit un moment très beau, où il devine et goûte la gloire, même avec la mort. Les hommes libres l’acclament, mille miroirs d’âmes l’éblouissent de son image, ou il sent, même seul, qu’il égale Hercule ou Léonidas.

Dès les premières légendes romaines : Horace qui fuit pour fatiguer et tuer des blessés, le général qui punit de mort la prouesse hors du rang, on devine le courage qui calcule un rendement lointain.

Ces laboureurs, ces terrassiers, se rassemblent dans leur camp le soir de la défaite, pour l’attaque de nuit. Ils n’attendent pas tout d’une bataille, ils sont résignés, s’il le faut, à ne gagner que la dernière.

Les Chrétiens ne savaient que mourir, l’imagination pleine d’un bonheur indicible. Il fallut bien du temps et l’infusion d’un sang neuf, pour en faire des chevaliers.

A la fin du moyen âge, l’astuce, la tactique et l’escrime mêlent au courage des paladins le sang froid des mercenaires. Mais l’invention des armes à feu, qui rend la tactique plus prudente, veut dans le combat une promptitude de fauve et une audace de fou. Ce sont encore, je crois, les vertus opposées de la marine.

Ce courage à brûle-pourpoint dure dans la cavalerie, de Condé à Murat. Mais le fantassin, l’artilleur, déploient leur courage au bout de longues fatigues, marches et terrassements. Sous l’arme automatique et la brûlure des gaz, le courage devient l’art de souffrir, presque nu – souffrir en continuant une tâche simple et monotone, en laissant penser et vouloir pour soi un homme abrité, qui traite l’homme en outil, qui seul aura victoire et gloire.

L’autre patience, active, créatrice d’idées et d’oeuvres, serait peut-être le vrai courage, sans danger, si nous perdions le culte du sacrifice humain.
Jean Prévost http://www.voxnr.com

jeudi 21 février 2013

1873 : Restauration manquée

Le comte de Chambord se dit prêt à tout sacrifier, hormis son honneur. Aussi refuse-t-il qu'on lui arrache des mains le drapeau blanc, l'étendard d'Henri IV, de François Ier et de Jeanne d'Arc.
Cette année-là, Henri V, comte de Chambord, dejure roi de France depuis le 2 août 1830, laissa passer l'occasion d'une restauration de la monarchie par son obstination, trop souvent mal comprise, à maintenir le drapeau blanc.
Les couleurs de la Révolution
Il est vrai qu'après tant de guerres où les Français s'élevèrent jusqu'à l'héroïsme sous les plis du drapeau bleu, blanc, rouge, cette attitude peut surprendre. Mais au XIXe siècle, ces couleurs étaient encore pour beaucoup celles de la Révolution et des guerres napoléoniennes. On avait oublié que, sous l'Ancien Régime, les drapeaux des régiments n'étaient pas uniformes et que le blanc était seulement la couleur du commandement. On avait aussi oublié que le drapeau tricolore était antérieur à la Terreur et que ce fut Jean-Frédéric de La Tour du Pin- Gouvernet, ministre de la Guerre en 1790 et d'une fidélité admirable à Louis XVI, qui en dota l'armée. Certains se souvenaient d'avoir vu Louis XVIII lui-même rentrant à Paris en 1814 une cocarde tricolore à son chapeau... qu'il enleva lorsqu'il vit les maréchaux de l'ex-Empire exhiber la cocarde blanche !
On a osé dire que le petit-fils de Charles X, exilé à Froshdorf, ne voulait pas vraiment régner. C'est si faux que lorsqu'en février 1871, les Français eurent élu, pour préparer le redressement après la défaite, une chambre de 400 monarchistes contre 240 républicains, Henri V s'était empressé, de venir en France et de lancer dès le 5 juillet, de son château de Chambord, un très beau manifeste où il disait aux Français désabusés par tant de ruines qu'« on ne revient pas à la vérité en changeant d'erreur », et qu'il était prêt pour aider son pays à tout sacrifier hormis son honneur, ajoutant : « Je ne laisserai pas arracher de mes mains l'étendard d'Henri IV, de François Ier et de Jeanne d'Arc. [...] C'est avec lui que s'est faite l'unité nationale. [...] Je l'ai reçu comme un dépôt sacré du vieux roi mon aïeul, mourant en exil ; il a toujours été pour moi inséparable du souvenir de la patrie absente ; il a flotté sur mon berceau, je veux qu'il ombrage ma tombe. »
La faute des "ducs"
Au-delà du tissu, il y avait donc une question de principe. Le comte de Chambord était loin d'être un personnage obtus. Nous avons lu dans notre dernier numéro sa Lettre aux ouvriers (1865) tout inspirée de la grande tradition capétienne du roi père de peuple ; il ne voulait pas, s'il devait régner, être privé de la liberté d'aider les humbles à se libérer de la chape de plomb que leur imposaient alors les grands industriels "libéraux", lesquels reconstituaient au moyen de l'argent- roi la grande féodalité. Or, précisément, la majorité élue était pour son malheur divisée entre légitimistes et orléanistes, et le parti de « MM. les ducs » (Audiffret-Pasquier, Decazes, Broglie...), en somme le parti orléaniste, entendait bel et bien imposer avec le centre-droit une monarchie à l'anglaise où l'assemblée serait souveraine ! Le prince refusait de monter sur le trône « ficelé comme un saucisson » ou comme une sorte de maire du palais. Il voulait régner et gouverner.
Le 5 août 1872, Philippe, comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe, s'était rendu à Froshdorf : il avait salué le comte de Chambord comme le « seul représentant du principe monarchique » ajoutant que « nulle compétition ne s'élèvera[it] dans notre famille ». La réconciliation entre Bourbons et Orléans était dès lors accomplie. Le problème dynastique était résolu.
Les élus royalistes crurent le moment venu de créer une commission en vue de préparer la constitution royale. Charles Chesnelong, député d'Orthez, alla le 14 octobre 1873 à Salzbourg la présenter au comte de Chambord qui l'approuva mais maintint sa position sur le drapeau. En dépit de quoi le comte de Damas fit façonner cinq carrosses pour le couronnement...
La République s'incruste
27 octobre : nouvelle déclaration de Prince, cette fois-ci plus explicite sur la question du drapeau : « Je ne puis consentir à inaugurer un règne réparateur et fort par un acte de faiblesse. » La commission mit fin alors, courageusement !, à ses travaux. Le comte de Chambord vint néanmoins incognito le 9 novembre à Versailles chez le comte de Vanssay et demanda à rencontrer le maréchal de Mac-Mahon, président de ce qui n'était encore ni en fait ni en droit une république. Le prince pensait se faire acclamer par la Chambre, mais Mac- Mahon n'osa pas tenter ce qui eût ressemblé à un coup d'État... C'est ainsi que la chambre vota le septennat du président, croyant laisser au comte de Chambord le temps de mourir et au comte de Paris, qui n'avait pas les mêmes soucis avec les couleurs, le temps de devenir l'héritier. Mais la République, passée à une voix de majorité par le biais de l'amendement Wallon le 30 janvier 1875, allait s'incruster... Des royalistes divisés, des féodaux voulant une monarchie selon eux et obligeant du fait même le Prince à se crisper sur le symbole du drapeau : voilà un aspect de ce que Maurras appelait le « guignon français ».
Michel Fromentoux L’ACTION FRANÇAISE 2000 4 au 17 novembre 2010

mercredi 20 février 2013

La guerre du Zoulouland (1879) (partie 1)

Dans la seconde moitié du XIXème siècle, l’empire britannique était implanté en Afrique Australe, et à l’origine plus particulièrement au Cap, récupéré sur les hollandais à l’occasion des guerres napoléoniennes. Au nord de la nouvelle colonie du Cap se trouvaient des régions colonisées depuis déjà longtemps par des émigrants hollandais, protestants, et d’ailleurs profondément biblistes, bien connus sous le nom de « Boers ».
Dans les années 1840, les Boers, population d’agriculteurs, ressentirent à ce point la pression des anglais s’installant de plus en plus, qu’ils quittèrent la pointe australe, et commencèrent à remonter vers le Nord-Est au cours de ce qui fut connu sous le nom de « grand Trek ». Cette migration, qui resta dans l’esprit collectif de ces gens comme une sorte de nouvelle fuite d’Egypte (toujours l’imprégnation bibliste) les amena géographiquement jusqu’aux rivières Tugela et Blood river (la bien nommée …) et humainement au contact d’un peuple qui avait développé depuis les années 1807 une formidable puissance locale : les Zoulous. Le contact en question fut chaleureux, c’est le moins que l’on puisse dire, d’où par exemple le nom de la fameuse blood river, que nous verrons évidemment jouer un rôle lors la guerre de 1879.
Les boers ne faisaient pas que passer leur temps à lire la bible ; ils avaient aussi des fusils et savaient s’en servir, et ils avaient bien l’intention de protéger les femmes et les enfants. Ils développèrent rapidement, face au danger zoulou, une technique de protection efficace : le laager, cercle de chariots permettant de créer une zone défensive. En cela les Boers, comme les pionniers américains de la même époque, avaient été amenés à mettre au point avec les moyens du bord, en l’espèce leurs moyens de transports, une tactique de défense s’avérant tout à fait valable. L’habitude en resta en cas de souci ; elle fut conseillée aux officiers anglais en 1878/1879, entendue par Lord Chelmsford, mais pas mise en pratique pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons.
Au milieu des années 1870, l’empire britannique est en pleine période expansionniste. En Inde, les Anglais ont subi un épouvantable désastre en 1842. En Egypte, le contrôle du royaume est dorénavant acquis. La présence française est chassée de facto suite à la guerre de 70. A la suite d’un accord financier avec le Khédive, l’Angleterre prend en 1875 le contrôle du canal tout neuf, essentiel pour elle, puisqu’il permet de créer une liaison beaucoup plus rapide vers le Raj (l’empire des Indes) qu’en passant par le Cap. En Afrique du Sud, les Anglais remontent irrésistiblement vers le Nord.
D’Egypte vers le sud, du Cap vers le Nord : la route du Cap au Caire, permettant de contrôler à terme toute la façade orientale de l’Afrique face à l’océan indien entre dans les esprits de White Hall. L’objectif est fondamentalement géostratégique au sens le plus global et mondialisant du terme, comme quoi nous n’avons en réalité rien inventé. Mais deux obstacles vont se présenter rapidement. Au Soudan se développe à l’orée des années 1880 un phénomène étrange et encore très mal appréhendé, qui est à bien des points de vue l’ancêtre direct de l’islamisme moderne.
Au sud, au-delà des Boers alors quelque peu anesthésiés, se trouvent les zoulous et leur royaume, qui bloquent toute progression vers l’actuelle Tanzanie. Ces deux bouchons devront sauter, d’une manière ou d’une autre. Le reste sera une question de patience, de courage et de détermination. Le hasard y aura aussi sa part, puisque l’apparition imprévue des allemands en afrique orientale recréera un bouchon que seule la guerre de 14 permettra de faire sauter à son tour.
Au sud de l’Egypte, l’apparition brutale des armées mahdistes provoquera une situation de crise intense, dont l’apogée sera la mort de « Chinese » Gordon à Khartoum en 1884, et qui ne verra son terme qu’en 1897, lorsque Kitchener descendra le Nil à la tête de son armée anglo-égyptienne. Mais ceci est une autre histoire … Au nord de la colonie du Cap se trouvent trois territoires : les républiques boers d’Orange et du Transvaal, et le territoire du Natal, qui tombe pour sa part sous contrôle anglais à la fin des années 1870.Un lieutenant-gouverneur est nommé.
En Angleterre, les aléas de la politique amènent aux affaires Lord Carnavon en qualité de ministre des affaires étrangères (secretary of state), convaincu du bien-fondé de la politique d’expansion impériale. Il dépêche comme gouverneur général, au Cap, sir Henri Bartle Frere. Ce dernier, compétent et rassis, ayant oeuvré aux Indes, appelle à lui Frederick Thesinger, plus tard Lord Chelmsford, officier général d’expérience, ayant également servi aux Indes. Ces deux hommes vont sceller le sort du royaume zoulou et, bien involontairement, mettre en péril celui du gouvernement qui les a nommé … Le courage et l’efficacité des guerriers zoulous, dont l’organisation militaire et sociale est bien connue, ont parfois pu faire penser que les anglais avaient réagi face à ce qui pouvait sembler un danger.
Mais revenons un instant sur cette organisation, unique en son genre en Afrique. La société zoulou a été totalement militarisée entre 1807 et les années 1830 par un chef de guerre exceptionnel, Shaka. Shaka a littéralement « spartiatisé » le peuple de son royaume, dont la population pratique l’élevage et la chasse … puis la chasse à l’homme. Le peuple zoulou est constitué d’éléments sous le contrôle de barons locaux, à cette différence que les « indunas » sont nommés par le roi et révocables à merci. Cette population, regroupée dans des villages ou « kraals », est sur-militarisée. Les tranches d’âge sont scindées en fonction de leurs capacités militaires pour les hommes, et les femmes connaissent la même classification. Aucun jeune guerrier ne peut se marier s’il n’a pas d’abord tué un ennemi. Les mariages, qui sidèreront les missionnaires, sont des mariages de masse au cours desquels plusieurs centaines de combattants épousent les mères de leurs futurs … successeurs au combat.
Les hommes sont répartis par régiments, ou « impis », reconnaissables sur le champ de bataille par les couleurs des boucliers. Les régiments sont formés par tranche d’âge, les jeunes formant la seconde ligne de bataille et attendant l’ordre de charger en restant assis, le dos au combat, pour leur éviter le stress du combattant. Les indunas sont de véritables généraux, commandant chacun plusieurs impis. La tactique de bataille est d’une efficacité extrême, et se nomme « les cornes du bufle », équivalent zoulou des « ailes de la grue » des armées chinoises et japonaises médiévales : pendant que le centre bloque l’ennemi, les ailes prononcent très rapidement un mouvement enveloppant et l’encerclement se termine par l’anéantissement de l’adversaire.
Les zoulous ont détruit ou repoussé toutes les populations africaines qu’ils ont affronté. Seuls les Boers, à la Blood river, sont parvenus à stopper leur charge, s’attirant alors autant d’hostilité que de respect de la part des Indunas. Ces impis ne sont donc pas a priori à prendre à la légère, d’autant qu’ils représentent une masse de l’ordre de 40 000 hommes, et l’on comprendrait que le Haut-Gouverneur, à Pietermartizburg, en ait conçu une inquiétude légitime.
Les textes d’époque, rapports et correspondances, donnent pourtant une vision un peu différente. En effet, au-delà de l’intérêt géostratégique évident que j’ai évoqué, ce sera moins la puissance potentielle des impis zoulous qu’un comportement jugé complètement sauvage, et donc dangereux de ce fait, qui constituera essentiellement le cadre du discours britannique. En d’autres termes, face aux violences que les Zoulous font subir à leurs voisins, et accessoirement à leur propre peuple, l’empire se devra d’agir, dans le cadre d’une ingérence humanitaire. Pas de chance pour Bernard Kouchner, lui non plus n’a rien inventé … les Anglais, déjà dans les années 1870, lançaient des opérations de projection militaire dans le but de mettre fin à des gouvernements jugés illégitimes parce que immoraux.
J’évoque les rapports et correspondances : la lenteur des communications amènera aussi une situation aujourd’hui invraisemblable : Lord Carnavon, dans sa correspondance avec Sir Bartle Frere, sachant qu’il est toujours en retard de plusieurs semaines sur la situation du terrain, n’ose plus au bout d’un moment donner le moindre ordre politique. La situation va s’en ressentir pendant tout l’été et l’automne 1878 : Bartle Frere et Chelmsford, son bras armé, finissent par ressentir l’impression que c’est à eux de créer l’évènement. Pourtant Londres les met en garde, mais pas spécifiquement contre une intervention potentielle en zoulouland : la seconde guerre anglo-afghane est en gestation. Dans quelques mois, les colonnes expéditionnaires anglaises vont s’engager dans les passes de Kyber, d’où une situation endémique de crise internationale avec l’Empire russe. L’Angleterre ne désire pas a priori voir se créer deux crises simultanées sur deux continents différents, nécessitant la dispersion des forces dans des conditions de transports qui sont celles de l’époque.
Au cours de l’été 1878, Lord Chelmsford et son état-major commencent à préparer intensivement la concentration des unités nécessaires à l’opération d’invasion. Des demandes pressantes de renforts sont adressées au War Office, qui enverra deux bataillons en renfort. L’on fera appel à la fin de l’année à la marine : un navire fournira une brigade navale de 160 hommes. L’on fait aussi appel aux contingents locaux. Ils sont assez nombreux, mais d’effectifs réduits. Tous ne répondront pas à l’appel, et Lord Chelmsford aura fort à faire pour compléter une cavalerie trop peu nombreuse pour éclairer ses colonnes. Pourtant le danger zoulou n’est pas qu’une légende. Lorsque l’offensive anglaise apparaitra certaine, les Boers du Transvaal enverront un petit commando de 40 hommes, mais surtout armeront les milices frontalières, car eux savent à qui l’on va s’adresser. Les officiers impériaux, eux, l’ignorent presque totalement, ou sont intoxiqués par leur propre expérience africaine lors des guerres cafres. Ils envisagent certes la masse humaine que peuvent représenter plus de 20 000 guerriers et plus, mais n’en imaginent pas un seul instant, et la rapidité de déplacement, et surtout la capacité tactique.
Comment ces gens équipés de sagaies, si nombreux soient-ils, pourraient-ils constituer un danger réel pour une armée moderne ? Or, les impis zoulous, équipés de leurs boucliers et de leur « iklwa » qui est plus un glaive à la romaine qu’une sagaie, sont d’une rapidité de déplacement phénoménale : ces guerriers n’avancent au moins qu’au trot en pleine savane, et sont capables de parcourir près de 40 km par jour quand les lourdes colonnes anglaises, accompagnées de leurs chariots de ravitaillement, auront du mal à en faire six … Cette sous-estimation va amener des décisions tactiques fatales de découplage des colonnes impériales, se séparant au lieu de rester groupées.
Pourtant Lord Chelmsford et ses officiers ne sont pas des imbéciles. Ils prennent des renseignements, étudient pendant plusieurs mois ce que l’on sait de l’armée zouloue, et prennent leurs dispositions en conséquence, a priori. Il est donc décidé d’envahir le Zoulouland selon trois axes de progression. Cependant que deux colonnes latérales entreront dans le territoire, chacune forte de près de 2 000 hommes, Chelmsford s’engagera avec une colonne centrale de près de 2 500 hommes au coeur du Zoulouland.
Lord Chelmsford a trop confiance en ses fusiliers et ses canons. Il disperse son armée d’invasion et, pire, va disloquer volontairement sa propre colonne. Fondamentalement, si l’on reprend à tête reposée les évènements qui vont amener à la bataille d’Isandhlwana, l’on constate tout simplement … la supériorité tactique des Indunas zoulous sur le général anglais. Le nombre et la détermination fera le reste. Un Induna, après la guerre, dira : « à Isandhlwana, vous nous avez donné la bataille, vous vous êtes séparés par paquets ».
Divine surprise pour le commandement zoulou, qui va alors attaquer du très fort au très faible, mais n’épiloguons pas !
Contre l’avis du lieutenant-gouverneur Bulwer, au Natal, qui refuse toute mise en défense du territoire et veut éviter à tout prix des prises de position que les zoulous pourraient juger hostiles, Sir Bartle Frere et Lord Chelmsford vont de l’avant. Fin décembre 1878, Bartle Frere envoie un premier ultimatum au roi Cetshwayo, suite à une violation au demeurant mineure de la frontière du Natal, dans le cadre d’un règlement de compte au sein du Kraal de l’Induna Sihayo. Début janvier, le pas est franchi par un second et dernier ultimatum, dont les termes sont simples : l’armée zouloue doit être démobilisée. Autant briser net l’armature sociale du royaume. Cetshwayo ne répond même pas. Il avait réagi fort intelligemment au premier mémorandum anglais en faisant remarquer qu’il était curieux de vouloir de l’extérieur lui imposer ses méthodes de gouvernement. Avec un grand sens de l’à propos, le roi zoulou avait demandé pour quelle raison lui-même irait à Londres dire à la reine Victoria comment gouverner ses peuples. Il a aussi réagi en mobilisant les impis, et il n’a pas eu tort…
L’ultimatum était clair : sans réponse positive le 12 janvier, les hostilités étaient déclarées. Les trois colonnes d’invasion s’ébranlent. Chelmsford, en quelque sorte, est en train d’enserrer la totalité du royaume en pratiquant la tactique zouloue des cornes et du poitrail. La différence majeure est que ses cornes sont si éloignées qu’en aucun cas elles ne pourront soutenir son poitrail, la colonne centrale qu’il commande personnellement, avec directement sous ses ordres le colonel Glynn et le lieutenant-colonel Pulleyne. En théorie, tout est prévu, puisque deux colonnes supplémentaires ont été créées, l’une pour protéger les abords du Transvaal, et l’autre, sous le commandement du colonel Durnford, formée de cavaliers, a pour rôle de protéger le Natal et accessoirement les arrières de la colonne centrale. L’ensemble du dispositif regroupe plus de 14 000 hommes. Si cette masse de combattants, avec son artillerie, s’était trouvée en un seul lieu et un seul moment face aux impis, la messe eut été sans doute rapidement dite pour les zoulous.
Mais Chelmsford et ses officiers ont voulu trop bien faire, parce qu’ils voulaient aussi protéger les territoires frontaliers. Le 20 janvier, depuis la mission de Rorke’s Drift, la colonne principale traverse la Tugela et entre en Zoulouland. Des combats périphériques sont menés vers le kraal de Sihayo, déserté de ses combattants. L’absence de ces derniers n’attire pas l’attention de l’état-major anglais. Dans la matinée du 21, la colonne prend position, une excellente position en soi, au pied du fantastique Kopje d’Isandhlwana.
Il se prête aussi parfaitement au déploiement d’un camp militaire composé d’environ 2 500 combattants, et de plus de 300 chariots. Dans la foulée, des unités du Natal Native Corps sont poussées plus loin vers le nord. Elles vont rencontrer des zoulous épars mais combatifs. Leurs commandants vont en prévenir Lord Chelmsford, qui décidera alors de partir les soutenir avec la moitié des unités dont il dispose à Isandhlwana. La batterie d’artillerie qui l’accompagne est scindée en deux unités : quatre canons suivent, deux restent au camp.
Chelmsford fait aussi parvenir l’ordre au colonel Durnford, à Rorke’s drift, de venir conforter la position d’Isandhlwana avec ses cavaliers. L’opération est « en tiroir » et bien conçue en soi, mais le problème fondamental est que, depuis trois jours, le général anglais n’a plus aucune visibilité quant au déploiement des impis zoulous. Plus aucune information ne lui est parvenue depuis celle lui indiquant un regroupement général des zoulous en direction d’Ulundi, le kraal royal. Le drame sera court. Tout s’est passé, selon les témoignages des officiers anglais, entre 10h00 du matin et 15h00. Dans ce laps de temps, l’armée de la reine va connaître l’un de ses plus grands désastres, et aussi l’un de ses plus grands combats.
Des années plus tard, des survivants zoulous se souviendront encore avec émotion, de combattant à combattant, du courage formidable des casques blancs, qui se feront tuer sur place pour la plupart. Il y aura des tentatives de repli, mais pas d’effet de panique des malheureux fantassins totalement surclassés, et massacrés comme « effacés de la surface de la terre » par la charge zouloue. Mais nous sommes en début de matinée, et Lord Chelmsford rejoint le colonel Glynn, qui s’avance vers le nord.

Mythologie des Iles Britanniques

ANALYSE : Geoffrey ASHE, Kelten, Druiden und König Arthur. Mythologie der Britischen Inseln, Walter Verlag, Olten/Freiburg im Breisgau,1992, 391 pages, DM 72, ISBN 3-530-02363-1 (titre anglais : Mythology of the British Isles, Methuen, London, 1990).
Véritable encyclopédie du monde celtique-britannique des mégalithes à César et de Boadicée à l’épopée du Beowulf, richement illustré de gravures peu connues et de photos inédites, ce livre de Geoffrey Ashe est incontournable pour ceux qui veulent aborder ce domaine vaste et varié de notre passé. Geoffrey Ashe est un expert du cycle arthurien, enseigne dans diverses universités américaines et est un des co-fondateurs du Camelot Research Committee, qui organise les fouilles à Cadbury Castle dans le Somerset. Nous avons sélectionné quelques thématiques de cet ouvrage pour les lecteurs d’Antaios et mis l’accent sur l’Atlantique, le Grand Océan, dans les mythologies britanniques:
1.     Les ley lines :
Alfred Watkins, un meunier anglais, avait découvert que les monuments préhistoriques (menhir, mégalithes, tombaux monumentaux) ou que des monuments ayant pris le relais de tels sites (églises, chapelles) se trouvaient dans des alignements parfaits, permettant aux voyageurs de s’orienter et d’emprunter toujours le chemin le plus court d’un point à un autre. En anglais, ces alignements ont reçu le nom de ley lines. A la suite des découvertes de Watkins, bon nombre d’archéologues professionnels ou amateurs ont répertorié des alignements, dont la longueur moyenne était de 15 km et qui comportaient au moins quatre sites. Ce système de repérage dans la plus ancienne Europe correspond à un système chinois, le Feng-Shui. Leur existence prouve aussi un enracinement très lointain de la culture dans le territoire britannique et la valeur de la civilisation mégalithique de la frange littorale atlantique de notre continent.
2. Gwyn et le peuple des fées :
Le peuple des fées, dans l’imaginaire britannique, habite un autre monde ou un monde souterrain. Les fées ne sont pas toujours les êtres minuscules, jolis, graciles comme des papillons que l’on dessine dans les contes illustrés pour enfants. Ce peuple d’ailleurs et du sous-sol n’est pas homogène : il y a les Elfes, les Pixies, les Goblins, les Portunes, etc. Les uns sont d’une beauté éblouissante, les autres d’une laideur cauchemardesque. Les fées avaient des rois et des reines, dont le plus ancien était Gwyn ap Nudd, démonisé ultérieurement par les missionnaires chrétiens. Pourtant, Gwyn ne disparaît pas de l’imaginaire des Gallois, qui disent aux prêtres qu’il a reçu la mission de Dieu de contenir les démons d’Annwfn (“le monde d’en-dessous”), d’exercer un pouvoir “vicarial” sur eux et de les empêcher ainsi de précipiter le monde dans la destruction. Mais, ajoute Ashe, l’élément le plus significatif dans le culte des fées est une horreur de tout ce qui est lié au fer. Est-ce une réminiscence des ères où il n’y avait pas encore domination de ce métal ? Les fées et les mondes souterrains de la mythologie britannique semblent représenter “ceux d’avant le fer”. Elfes, fées et pixies vivent dans des grottes ou dans des tombes-tumuli, proches des morts, non pas les morts de ceux qui y vivent maintenant, mais ceux des peuples et des époques antérieurs. Gwyn (= Le Blanc) est le fils de Nudd ou Nodon, dont le culte était encore célébré au IIIe siècle de l’ère chrétienne, où le peuple de la Britannia romaine lui a construit un temple à Lydney dans la Forêt de Dean. Nodon, dernier grand dieu celtique, détient une multitude de fonctions : il est le dieu de l’eau et des chiens, il est pêcheur et chasseur, il est guérisseur, il retrouve les objets perdus. Il fait penser au Saint-Hubert et au Saint-Antoine de la dévotion populaire de nos campagnes, qui sont sans nul doute ses avatars christianisés.
3.     Le Dieu d’au-delà des eaux et le “Paradis de l’Ouest” :
Ashe nous explique que les Iles Britanniques étaient le bout du monde pour les Grecs et les Romains. Les habitants de ces Iles savaient, eux, qu’au-delà de l’Océan se trouvaient d’autres îles (Shetland, Féroé, Islande), des glaces et, plus loin encore, un continent au climat plus clément, où vivait un Dieu en exil. Ce Dieu avait été démis de ses fonctions par un Dieu plus jeune, qui l’a traité avec respect, se bornant à l’éloigner et à neutraliser son action sur le monde. Ce Dieu dort dans une montagne d’or. Tous les 30 ans, disent les légendes, quand la planète Saturne entre dans la constellation du Taureau, des bandes de pèlerins franchissent les eaux pour visiter une grande baie bordée d’îles et y recueillir un savoir ésotérique, concernant les étoiles et bien d’autres domaines de la nature et du cosmos. Plutarque rapporte ces faits que lui aurait signalés un certain Demetrius, en poste en Britannia vers l’an 80 de l’ère chrétienne. Ashe estime que Plutarque a sans doute hellénisé le récit de Demetrius, en attribuant à ce Dieu exilé d’au-delà des grandes eaux les traits de Chronos, renversé par Zeus. Quoi qu’il en soit, la description de la baie bordée d’îles par Plutarque, constate Ashe, correspond à l’embouchure du Saint-Laurent. Des compagnons perdus d’Hercule, poussés vers l’Ouest par les vents et les courants, s’y seraient installés. Est-ce là un indice de l’installation d’éléments européens en Amérique depuis la nuit des temps, confirmée par la récente découverte de momies d’homines europei vieilles de 10.000 ans dans l’Etat de Washington, près du Pacifique ?
Dans un ex-cursus (pp. 321-327), Ashe revient sur le “paradis de l’Ouest”, thématique récurrente dans les plus anciens récits britanniques. Dans les récits du barde gallois Taliesin, évoquant un voyage vers “Avalon” et repris par Geoffrey dans sa Vita Merlini, on conte le voyage du Roi Arthur, blessé, vers le Pays d’Avalun, accompagné de jeunes femmes qui connaissent les arts de guérir. Ashe note que ces récits, issus de l’œuvre de Taliesin, et retravaillés par Geoffroy, Wace et Layamon, plusieurs personnages mi-mythologiques mi-historiques laissent supposer que les Irlandais connaissaient les routes de l’Atlantique et, partiellement, les côtes nord-américaines. Le personnage clef qui permet de tirer de telles conclusions est le timonier de l’embarcation qui mène Arthur vers Avalon, Barinthus, “qui connaît les eaux et les étoiles du ciel” (donc les courants marins, les lieux où ils entraînent les embarcations et la carte stellaire du ciel qui permet aux audacieux timoniers de se guider). L’Insula pomorum , Avallach, Ablach ou Emain Ablach, Tir na nOg et Mag Mon sont autant de noms pour désigner des espaces paradisiaques (insulaires ou continentaux) où règne l’abondance, où les fruits se cueillent sans effort et où la nature offre des céréales sans qu’il ne faille se briser l’échine pour cultiver les champs. Bon nombre de ces îles ou terres sont peuplées de femmes entourées d’une aura de magie blanche et prodiguant bien-être et bonheur.
Trois récits irlandais revêtent une importance capitale dans la mythologie du “Paradis de l’Ouest” : Le voyage de Bran, Le voyage de Mael Duin et, à l’ère chrétienne, la Navigatio Sancti Brendani. Dans Le voyage de Bran, le héros, Bran, est une forme humanisée d’un dieu celtique qui entreprend un voyage sur mer à bord de trois bateaux, avec chacun neuf hommes d’équipage. En chemin, ils rencontrent le dieu celtique de la mer, Manannan, qui leur indique la direction de nombreuses îles dont Emain Ablach (Avalon). La version de Geoffroy précise que ces îles peuvent être atteintes “dans certaines conditions” (sans doute liées à la météorologie et aux courants marins). Les embarcations décrites étaient vraisemblablement des curraghs (ou coracles), construits à l’aide de peaux de bœuf huilées tendues sur une armature de bois et mus par des rames et des voiles. On en possède des traces archéologiques. Dans Le voyage de Mael Duin, le récit de l’odyssée des marins irlandais dans 29 îles prend une tournure plus fantastique.
Il est toutefois attesté historiquement que les utilisateurs les plus acharnés des curraghs étaient les moines irlandais qui, surtout à partir du VIe siècle, quittent souvent l’Irlande en groupes compacts pour des “pèlerinages maritimes”, moins par engouement missionnaire que par volonté de découvrir des terres de repli en cas de persécution. Sont-ils les héritiers de ces pèlerins païens qui s’embarquaient tous les 30 ans quand Saturne entrait dans la constellation du Taureau ? Ainsi, on sait avec certitude que les moines marins atteignent les Orcades (Orkneys) en 579, les Shetlands en 620, les Féroé en 670 et l’Islande en 795. Un certain Cormac aurait été poussé par les vents vers le Grand Nord arctique. La Navigatio Sancti Brendani, texte rédigé entre 900 et 920, relate les voyages de Saint-Brendan, moine navigateur irlandais du VIe siècle. Mais le récit du Xe siècle mêle à des descriptions historiques des éléments des cycles mythologiques, notamment le personnage de Barinthus, qui vient chez Brendan à Ardfert dans le Kerry. Celui-ci parle au moine navigateur d’un voyage qu’il a entrepris vers l’Ouest, dans le “Pays promis aux saints”. Ce pays serait le Paradis des chrétiens et non plus l’Avalon des païens. Mais comme la tradition orientale chrétienne situait ce Paradis à l’Est d’Israël, en Asie, on peut supposer que Brendan, figure historique, voulait déjà atteindre cette Asie paradisiaque en empruntant le chemin de l’Ouest. Brendan savait donc que la Terre était ronde, tout comme Vergilius (Fergill), le moine irlandais, évangélisateur de la Bavière et de l’Autriche, condamné à l’oubli par les Papes de Rome pour avoir professé cette “doctrine diabolique” de la sphéricité de la Terre. Barinthus, dont le nom est directement tiré de la mythologie, est sans nul doute un prédécesseur inconnu de Brendan. Le récit ajoute que Brendan prend alors la mer avec dix-sept compagnons, sur les conseils de ce Barinthus. Rien ne permet d’affirmer avec certitude que Brendan ait mis pied sur le continent américain. Le voyage aurait duré plusieurs années. Ils auraient abordé un continent et l’auraient exploré. Un ange leur serait apparu et leur aurait dit qu’ils se trouvaient aux abords du Paradis et, qu’un jour, cette terre accueillerait des persécutés, s’ouvrirait à tous les peuples chrétiens, mais que Brendan, obéissant serviteur de Dieu devait rebrousser chemin avec ses compagnons, car il était trop tôt pour révéler à l’œkoumène l’existence de ce paradis à portée des audacieux. On voit aussi à quelles interprétations messianiques ces paroles de l’“Ange” peuvent conduire… Ashe nous explique que le récit de Brendan nous permet d’affirmer avec certitude que l’expédition du moine capitaine a effectivement exploré les Féroé et l’Islande. Le récit ne décrit pas d’icebergs ni de banquises (alors que Le voyage de Mael Duin en décrit, avec des détails monstrueux jusqu’au grotesque). Toutes les autres terres décrites peuvent être St. Kilda, Rockall, le Groenland (en été) et les bancs de Terre-Neuve (New Foundland). Deux passages, admet Ashe, très prudent et très scientifique, pourraient faire croire à des descriptions des Bahamas et de la Jamaïque.
Au moyen âge, la Navigatio Sancti Brendani était jugée suffisamment crédible pour que l’on mentionne sur les cartes les «Terres de Brendan». Elles ont intrigué un certain Christophe Colomb. On connaît la suite. Quand la route de la soie et des épices a été coupée par les Ottomans, qui prennent Byzance en 1453, l’Europe, Portugais en tête, cherche une issue à son dramatique enclavement, veut retrouver la route de l’Asie à tout prix, y compris en affrontant les flots tumultueux de l’Atlantique : le récit de Brendan a-t-il éveillé les attentions ? Reste la figure de Barinthus : est-il un marin mythique ou celui qui personnifie des lignées et des lignées de pèlerins de la mer, de la préhistoire jusqu’aux moines irlandais ? La découverte de l’Homme de Kennewick, dans l’Etat de Washington près du Pacifique, prouve en effet que ni Brendan ni Eric le Rouge ni Colomb n’ont été les premiers Européens à mettre le pied sur le continent américain. La découverte de cet Homme de Kennewick est postérieure aux recherches d’Ashe. Les textes ne nous communiquent que d’infimes bribes du savoir des marins irlandais, sans doute transmis oralement de génération en génération, certainement jusqu’aux marins normands et bretons qui connaissaient très vraisemblablement les bancs de Terre-Neuve.
4.     Ascendances wotanique et arthurienne des rois anglais :
Durant le haut moyen âge, immédiatement après l’installation des Angles, des Jutes et des Saxons sur le sol de l’ancienne Britannia romaine, l’Angleterre actuelle était une “heptarchie” de sept royaumes germaniques. Cette heptarchie est présidée par le Bretwalda (l’organisateur de la Britannia), un de ces rois, que l’on choisi à tour de rôle, selon une tournante. Ces rois, non chrétiens, se réclamaient d’une ascendance divine, wotanique en l’occurrence. L’office du Bretwalda est marqué par cette référence wotanique. La fonction de chef de la heptarchie est entourée d’une aura de mystère, très probablement liée aux cultes du dieu borgne à la lance magique. Le Bretwalda devait avoir des contacts sur le continent, pour lier sa fonction religieuse à une tradition antérieure, transmise par les Germains de la terre ferme à leurs cousins devenus britanniques après la chute de l’Empire romain. En Britannia toutefois, les Saxons, les Angles et les Jutes se mêlent aux Celtes britanniques. Ainsi Cerdic, fondateur de la dynastie ouest-saxonne (Wessex), affirmait une ascendance wotanique, mais son nom indique aussi des origines celtiques. Cerdic est donc un Celto-Saxon, incarnation de la fusion à l’œuvre en Britannia. Les ancêtres païens des rois d’Angleterre procèdent donc d’une double filiation, à la fois germanique et celtique, plongeant leurs origines dans les deux héritages mythologiques.
Nous n’avons sélectionné que quelques thèmes du riche et volumineux ouvrage d’Ashe. Son œuvre, rappelons-le, embrasse l’ensemble de la mythologie britannique, dans toute sa complexité et tous ses aspects.
(article paru sous le pseudonyme de "Detlev BAUMANN" dans la revue "Antaios").