mardi 11 septembre 2007

Enquête sur la chevalerie

La chevalerie. Un mot qui attise l'imaginaire collectif. Comme l'a fait remarquer Jacques Heers, le Moyen-Âge est encore présent à bien des égards dans notre façon de penser et d'agir, même si nous n'en avons pas toujours conscience. Quel spectateur du film Excalibur n'a pas été profondément ému par les premières images du chef-d'oeuvre de John Boorman, où des hommes couverts d'une carapace d'acier s'entretuent, dans un tourbillon de lueurs sanglantes et de cliquetis de lames entrechoquées ?

« Modèle de perfection virile » (Georges Duby), porteuse de «l'idéologie du glaive» (Jean Flori), la chevalerie a constitué l'encadrement d'une société, celle de l'Europe des IX'-XVI' siècles, qu'on peut qualifier de féodoseigneuriale. Le chevalier est, dans une vision trifonctionnelle, le guerrier par excellence, ce qui lui confere droits et devoirs: «Les chevaliers furent d'abord des guerriers. À eux s'imposait en premier lieu la vertu militaire. Tel était le fondement de leur légitimité [ ... ] Les milites, les chevaliers, les knights, les Ritter constituaient en gros une élite, majoritairement héréditaire, dotée d'un statut et de revenus leur permettant de se préparer assidûment à la guerre (l' escrime cavalière, les tournois) et de s'offrir sans trop de mal le coûteux et fragile équipement nécessaire» (Philippe Contamine). Étant bien entendu que, quelle que soit la naissance de l'intéressé, la qualité de chevalier ne pouvait s'acquérir qu'en fonction des mérites, reconnus et sanctionnés par le rite de l'adoubement.

Décrite généreusement dans la littérature du temps (chansons de geste, romans à la manière de Bretagne, poésies des trouvères et des troubadours), la chevalerie est un champ de travail auquel se sont consacrés nombre d'historiens médiévistes, et parmi les plus grands. Dominique Barthélemy apporte aujourd'hui sa pierre à cet édifice qui, certes, est loin d'être achevé.

Le sujet a nourri, directement ou indirectement, ses travaux depuis plus de vingt ans (voir, entre autres, Chevaliers et miracles. La violence et le sacré dans la société féodale, Armand Colin, 2004). Mais avec La Chevalerie, qu'il vient de publier chez Fayard, Barthélemy a concentré ses recherches sur cette institution, apparemment fort simple (si l'on en croit de vieux schémas hérités du XIX' siècle) mais en fait très complexe. L'apport le plus significatif de son étude est fort bien résumé dans le sous-titre qu'il a donné à son livre: « De la Germanie antique à la France du XII siècle ». C'est en effet en allant aux sources germaniques de la chevalerie que Barthélemy met en évidence les caractères les plus spécifiques de l'institution chevaleresque. Laquelle n'est pas, contrairement à la thèse d'un Karl-Ferdinand Werner, l'héritière d'un « ordre équestre» qui, dans l'Empire romain, avait une vocation essentiellement administrative et nulle envie de s'illustrer sur les champs de bataille. Laissant cela à ces auxiliaires de l'armée romaine recrutés chez les Germains qui ont fini, dans l'Empire agonisant, par être les seuls à même de constituer une force armée inspirant le respect. Et qui apportent avec eux une conception du monde, de l'homme et de la vie dont la chevalerie du XIIe siècle sera l'héritière directe.

Pour reconstituer la généalogie de ce qu'il faut bien appeler un modèle idéologique, Dominique Barthélemy a choisi, avec raison, de remonter le temps car ce modèle « commence en Germanie, c'est-à-dire très haut ». Il s'agit en effet d'identifier les fondements d'un mode de vie et de l'éthique qui lui donne son sens. Ce qui amène l'historien à tordre le cou, au passage, à des clichés qui ont traîné, pendant trop longtemps, dans tant de manuels français, comme « nos préjugés modernes sur la barbarie des Barbares ». Il est vrai que « Barbare » étant synonyme de Germain, la germanophobie tricolore héritée de 1870 y trouvait son compte...

Dominique Barthélemy a secoué d'un revers de main ces vieilles lunes et il a entrepris de faire son métier d'historien, c'est-à-dire d'aller aux sources. Ce qui l'amène, en premier lieu, à revisiter très attentivement Tacite, souvent cité mais trop souvent distraitement survolé. Et qualifié par Barthélemy d'« incontournable ». Tacite, ce Romain qui écrit vers l'an 100 de notre ère pour faire comprendre à ses compatriotes qui sont ces Germains si préoccupants pour l'Empire, fait donc, dans sa Germanie, le portrait des peuples installés à l'est du Rhin. Ils pratiquent, explique-t-il, un compagnonnage guerrier, qui soude entre eux, à la vie à la mort, ceux qui en font partie. Ces hommes, guidés par un chef en qui ils ont toute confiance, manifestent envers lui un dévouement et une solidarité qui les amène à partager avec lui succès et revers, y compris jusqu'à l'accompagner dans un trépas jugé plus honorable qu'une survie dans la défaite. Strabon, qui écrivait en 18 de l'ère chrétienne et s'intéressait aux Gaulois, trouve chez eux une grande parenté avec les Germains car ils avaient « aux temps anciens » (sans doute avant la conquête réalisée par Jules César) « des usages qui se sont maintenus jusqu'à nous chez les Germains ». Ces « usages » sont l'exaltation des valeurs de courage, de largesse, de fraternité guerrière, de dévouement au chef. On comprend que la fusion entre aristocratie gallo-romaine et aristocratie germanique ait pu se faire sans difficulté, au haut Moyen Âge, pour déboucher sur la chevalerie des Xe-XIIIe siècles. Cette genèse, englobant les divers peuples germaniques installés sur les ruines de l'Empire romain d'Occident, est clairement décrite par Barthélemy: "l'origine germanique du Moyen Age, à travers les Francs ou d'autres peuples comme les Goths, les Burgondes, les Lombards, les Anglo-Saxons, est bien réelle [...] Les Francs se sont formés au IIIe siècle, en regroupant plusieurs peuples germaniques décrits par Tacite. En se rendant maîtres de la Gaule, ils y introduisent ou réintroduisent des allures et des pratiques guerrières que l'Empire romain n'y mettait ou n'y conservait pas, et dont plus tard en effet la chevalerie sortira. L'affinité germanique de la société féodale est indéniable".

Au passage, mais en s'attardant trop peu sur la profondeur de ces racines, Barthélemy note qu'en Gaule comme en Germanie, depuis le VIIIe siècle (l'archéologie l'atteste), la possession d'un cheval et d'une longue épée en fer distingue « une élite ». Il faudrait remonter plus haut, jusqu'à l'âge du bronze, où l'on pourrait identifier une aristocratie guerrière, attestée par Homère, qui a été l'agent des grandes conquêtes indo-européennes. Georges Duby, quant à lui, avait su jeter un pont, nécessaire, entre les travaux d'un Georges Dumézil et les études de médiévistes qui ne savent pas toujours s'affranchir des frontières d'une spécialisation qui enferme les chercheurs dans leur période.

Barthélemy a le grand mérite de disséquer très précisément les éléments fondateurs transmis par le monde germanique à la chevalerie du Moyen Âge dit « classique ». Par exemple, un sens aigu de la justice, qui amène à prendre parti pour les victimes d'injustice (on dira, plus tard, la veuve et l'orphelin). La largesse, aussi (traduisons la générosité), avec une attention spéciale portée au devoir d'hospitalité. L'honneur, qui pousse le guerrier à s'engager librement et totalement derrière le chef choisi. Celui-ci ne peut compter que sur le volontariat pour recruter une troupe au sein de laquelle règne une émulation de bravoure qui fait considérer comme le bien le plus précieux une belle réputation due à de hauts faits d'armes. Et puis le respect du sacré : « Ils portent à la bataille, écrit Tacite, des images et des emblèmes qu'ils tirent des bois sacrés ». Quand sera venue la christianisation, l'Église aura comme grand souci de canaliser - au prix de maintes concessions - un milieu chevaleresque resté si marqué par l'empreinte guerrière des origines.

Quant à l'importance de la lignée, le prestige des ancêtres, les mérites d'un père facilitent l'intégration du jeune guerrier au sein de la troupe d'élite à laquelle il brûle d'appartenir : à l'époque féodale, le jeune homme va faire son apprentissage de futur chevalier au château d'un proche parent ou d'un ami de la famille. Où il ne lui sera d'ailleurs fait aucune faveur...

À partir des racines germaniques, Barthélemy suit à la trace la gestation de la chevalerie : l'« élitisme carolingien » prépare le système féodal, au sein duquel un garçon de qualité, qui a du sang, peut faire belle carrière, d'autant que les princes, comme les ducs de Normandie des XIe et XIIe siècles, veillent à recruter les meilleurs combattants. Quand survient l'épopée des Croisades, la chevalerie est évidemment au cœur de l'extraordinaire aventure, où s'illustrent ces chevaliers d'un genre nouveau, qui se disent moines et guerriers et qu'on appelle les Templiers. Que vienne alors le beau XIIe siècle : à l'horizon, pour les meilleurs, se dessine la silhouette du Graal...

Dominique Barthélemy, La Chevalerie. De la Germanie antique à la France du XIIe siècle.

Bernard Fontaine, La Nouvelle Revue d'Histoire

vendredi 7 septembre 2007

MAZARIN

Simone Bertière a établi sa réputation de biographe par une fresque en six volumes sur les reines de France au temps des Valois et des Bourbons. Le dernier volume, Marie-Antoinette l'insoumise a reçu plusieurs prix, notamment le Grand prix de la biographie de l'Académie française. Simone Bertière avait préalablement publié une Vie du cardinal de Retz. Ce travail qu'elle évoque, entre autres, pour nous a préparé dans une certaine mesure sa récente biographie de Mazarin. Fondée sur des sources souvent inédites, celle-ci modifie complètement l'opinion que l'on se faisait d'un personnage malmené par la postérité. Simone Bertière montre qu'il fut en toute chose, plus encore que Richelieu, l'artisan du règne de Louis XIV. Après beaucoup d'autres grands historiens, nous avons tenu à la rencontrer.

La Nouvelle Revue d'Histoire : Quelles sont les origines de votre vocation ?

Simone Bertière : Il est difficile de parler de vocation, car j'ai eu deux vies successives. Dans la première partie de ma vie, j'ai passé l'agrégation de lettres classiques. Je me suis mariée jeune, j'ai eu trois enfants et un métier d'enseignante. Tout cela me comblait. J'ai été successivement, professeur de classes préparatoires puis maître-assistant de littérature comparée à l'université de Bordeaux. Pendant de nombreuses années, j'ai collaboré avec mon mari, lui-même enseignant, à la préparation de sa thèse de doctorat. Il était entendu que nous nous attaquerions à la mienne ensuite. Tous deux littéraires, nous travaillions toujours en accord parfait. Je l'ai donc aidé dans ses recherches sur Le Cardinal de Retz mémorialiste. C'était une thèse d'État ancienne formule, qui demandait parfois plus de vingt ans de travail. Ce fut le grand oeuvre de sa vie. Mais le drame est que mon époux est mort au moment où nous mettions le point final à sa thèse. Il avait cinquante-trois ans, et moi, quarante-neuf. Grâce au soutien de son directeur de recherche, j'eus la chance de pouvoir soutenir sa thèse à titre posthume et de la faire publier par la suite aux éditions Klincksieck.

NRH : Est-ce cette situation nouvelle qui a décidé de votre orientation vers le travail historique ?

SB : Pas encore. Nous avions prévu de nous installer à Paris et j'y cherchais un poste. J'ai été chargée de cours d'agrégation à l'École normale supérieure de jeunes filles, tout en assurant mon service à Bordeaux. Pendant près de neuf ans, je fus donc «turbo-prof» comme nous disons dans notre jargon, faisant la navette hebdomadaire entre les deux villes. Une existence fatigante ! J'ai renoncé à poursuivre ma thèse : celle de mon mari nous avait bien assez coûté !

NRH : Que s'est-il donc passé pour que vous deveniez la grande biographe que vous êtes aujourd'hui ?

SB : « Grande », c'est beaucoup dire. On m'avait chargée de préparer une édition critique des Mémoires du cardinal de Retz pour les Classiques Garnier-Flammarion, j'ai demandé ma retraite avec l'intention de me consacrer à d'autres éditions. Mais, après celle de Retz, je me suis rendu compte qu'aucune des biographies consacrées à lui n'étaient à jour. J'ai donc proposé à l'éditeur Bernard de Fallois de réaliser ce travail. Ma carrière de biographe a donc débuté à ce moment. Et depuis, je n'ai plus cessé.

NRH : Comment les historiens de profession vous ont-ils accueillie ?

SB : Je n'étais pas historienne de formation, on a donc mis quelque temps à m'adopter. Ma biographie du cardinal de Retz ayant reçu un bon accueil de la critique et du public, j'eus l'idée d'entreprendre une série sur les reines de France aux Temps modernes (XVIe - XVIIIe siècles). C'était une réflexion sur la condition de reine.

NRH : Après tous ces destins de femmes, pourquoi vous êtes-vous orientée vers une biographie de Mazarin ?

SB : Peut-être étais-je un petit peu lasse des femmes en général et des reines en particulier ! Mais pourquoi Mazarin ? J'éprouvais une sorte de remords à l'égard de ce personnage. Dans ma préface aux Mémoires du cardinal de Retz, j'avais évoqué sa figure dans l'histoire, en soulignant le fait qu'il était injustement décrié. Ce qui me valut à ce sujet une mésaventure tout à fait amusante avec Madeleine Laurain-Portemer, une chartiste qui avait consacré des années de recherche à Mazarin, notamment dans les archives italiennes. Je lui dois beaucoup et je lui ai rendu justice. Dans les réunions de dix-septièmistes, elle me regardait toujours d'un œil noir Sans m'adresser la parole. Puis, un beau jour, elle m'ouvre les bras avec un sourire en s' écriant : « Je découvre que vous êtes une spécialiste de Retz et que vous ne dites pas de mal de Mazarin ! » J'ai éclaté de rire et je lui ai répondu : " Que voulez-vous ! Retz était un bien meilleur écrivain, mais comme homme politique, il n' arrivait pas à la cheville de Mazarin. »

Après son décès, son mari me chargea, pour la revue XVIIe siècle, de la recension du recueil posthume de ses articles qu'il avait publiés. Je me suis plongée, grâce à elle, dans la période italienne de la vie de Mazarin fort méconnue en France, et plus je le découvrais, plus je le trouvais sympathique.

NRH : Parmi les ministres qui ont gouverné la France, Mazarin n'est pas choyé. Entre Richelieu et Louis XIV, on ne lui accorde tout au plus qu'un rôle de transition, plutôt mineur. Pourquoi cette piètre réputation ?
SB : Au cœur du malentendu, on trouve sa personne plus encore que son action. Sans doute concède-t-on que le bilan de celle-ci est positive. Mais il aurait usé pour y parvenir : de moyens suspects, notamment son emprise sur la régente, et il n'aurait jamais songé, affirme-t-on, qu'à satisfaire ses ambitions. Les mémorialistes du temps, des vaincus de la Fronde pour la plupart, ont tracé de lui un portrait au vitriol, d'autant plus efficace qu'il y avait parmi eux d'excellentes plumes. Ils ont dénoncé le « gredin de Sicile », fourbe et voleur, venu chez nous s'engraisser sans vergogne en ruinant le pays. Comme beaucoup d'historiens du XIXe siècle ont fait chorus, notamment Lavisse et ses collaborateurs, ce point de vue a été répercuté par tous les manuels scolaires. C'est cette image qui a donc prévalu dans notre mémoire collective. La seule évocation de son nom soulève encore aujourd'hui des allusions goguenardes sur ses mœurs ou des remarques indignées sur son enrichissement. Le rejet dont il fait l'objet excède le cadre de ses choix politiques. Les Français n'aimaient pas Richelieu, mais ils le percevaient comme l'un des leurs. Mazarin, lui, est italien et de naissance obscure. Le mépris de classe et la xénophobie pèsent sur lui dès qu'il accède au ministère.

NRH : Mazarin, comme vous le soulignez dans votre biographie, vient d'un milieu modeste. Son père était au service de la puissante et illustre famille des Colonna. Mais dès sa prime jeunesse, le jeune Giulio montre une intelligence et des dons exceptionnels. Sa famille le fera entrer dans l'administration pontificale où, très rapidement, il saura se faire apprécier. Ses rapports pleins d'intelligence et de verve le feront remarquer du pape Urbain VIII. Celui-ci l'utilisera pour des missions diplomatiques délicates. C'est au cours de l'une d'elles, durant l'année 1630, qu'il rencontrera Richelieu. Dès ce moment, à l'encontre de la mission confiée par le pape, Mazarin prend le parti de la France contre l'Espagne, alliée du Saint-Siège. Pourquoi un tel choix ?

SB : Il s'agit de l'affaire de Pignerol, forteresse du Piémont que convoitait la France. Pour comprendre pourquoi Mazarin prend alors ce parti et sert la politique de Richelieu, il faut prendre en compte le fait qu'il est italien. Il souffre de voir l'Italie prise comme champ de bataille par les grandes puissances extérieures. La France et les Habsbourg s'y sont abondamment battus pendant tout le XVIe siècle. Cela menace de recommencer. Mazarin n'a qu'un souhait, la paix. Il estime que Richelieu est seul capable de mettre un frein à l'expansion des Habsbourg d'Espagne dans l'Italie du Nord. Il pense que la paix ne sera possible que s'il y a des puissances suffisamment fortes pour se neutraliser et s'équilibrer.

NRH : Vous notez qu'une fois rentré en Italie, Mazarin est une sorte « d'agent brimé ». Son choix : en faveur de la France le fait détester de la faction espagnole de la Curie romaine qui met tout en œuvre pour qu'il perde son crédit.

SB : En effet, dans l'intention de le discréditer, Mazarin est renvoyé en France par la Curie pour porter à Richelieu un ultimatum extrêmement désagréable. Rome exige que la Lorraine soit restituée à son duc, ce dont Richelieu ne veut à aucun prix. Mazarin comprend la manœuvre et n'insiste nullement auprès du Cardinal. Cette nonciature aurait dû durer huit jours. Elle se prolongea seize mois. Les observateurs furent surpris par l'accueil particulièrement chaleureux que réserva Richelieu à un messager porteur d'une si déplaisante mission. Mazarin est traité en hôte privilégié. Il ne se fait pas de fête dans la maison de Richelieu où il ne soit invité. L'une des raisons de son succès, c'est qu'on ne s'ennuie jamais avec lui, tant sa conversation est brillante, fourmillante d'anecdotes contées avec esprit, et tant il a de compétence et de goût pour les arts. Il fait autorité en matière de musique et surtout de spectacles, la grande passion de Richelieu, fasciné à cet égard par l'Italie. Il parvient à l'arracher à ses accès d'hypocondrie, par sa vivacité et sa gaieté. Richelieu comprend aussi qu'il peut en faire son homme de confiance. Il souhaite qu'il devienne le porte-parole des intérêts français au Sacré Collège.

NRH : Vous soulignez dans votre livre que le second tournant dans la carrière de Mazarin se situe en 1642-1643, après la mort de Richelieu, alors que Louis XIII lui-même, se sachant condamné, le choisit comme parrain du jeune dauphin, le futur Louis XIV.

SB : Effectivement, plus Louis XIII sentait approcher l'échéance fatale, plus il s'accrochait à Mazarin comme son seul recours pour préserver l'œuvre de Richelieu et pour protéger l'enfance de son fils contre les appétits qu'il voyait se déchaîner. Finalement, Louis XIII décide de lier Mazarin au dauphin par le lien le plus fort qui se puisse trouver, le parrainage. Compte tenu des circonstances, il ne s'agit pas d'un honneur fortuit, mais d'un engagement sacré à long terme, d'une paternité spirituelle qui impliquera une authentique paternité après la disparition du père naturel.

NRH : Vous soulignez avec beaucoup de finesse que le lien exceptionnel d'Anne d'Autriche et de Mazarin est leur engagement mutuel autour du petit Louis XIV.
SB : En effet. Anne d'Autriche se sait incapable de gouverner par elle-même. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, elle est conduite à se tourner, comme Louis XIII quelques mois plus tôt, vers Mazarin. Il est frappant de voir que les raisons qu'elle s'apprête à donner pour motiver son choix sont analogues. Lui seul maîtrise les arcanes de la politique internationale, lui seul est capable d'assurer la transition. Étranger, sans famille, il n'est lié à aucun clan, il ne dépendra que d'elle. Leur amitié emprunte une route que Mademoiselle de Scudéry ne songera pas à tracer sur la Carte du pays. de Tendre, celle de la complicité intellectuelle et de la solidarité dans l'action. Il ne faut pas oublier que la reine a quarante ans, un âge où les femmes renoncent alors à l'amour pour la dévotion, et que sa célèbre beauté n'est plus, sinon un souvenir. Cette réalité triviale écarte tout soupçon d'intimité autre qu'amicale. La vérité est que, pour la première fois, Anne d'Autriche a affaire à quelqu'un qui la comprend, qui ne lui reproche pas ses ignorances ou ses erreurs. Elle ne sait pas gouverner. En l'éduquant, Mazarin la rassure. Il lui mâche la besogne, débrouille pour elle la complexité des affaires, lui propose une ligne de conduite, lui prépare ses discours. Sa sagacité prévoit les arguments qu'on lui opposera, les pressions qu'on exercera et, d'avance, il organise la parade. Mais il reste dans l'ombre sans empiéter sur ses prérogatives, il lui laisse l'apparence de la décision, et même plus que l'apparence puisque, une fois qu'il l'a convaincue, la décision est sienne. Auprès de ce remarquable pédagogue, les choses les plus compliquées se font simples. La reine se découvre grâce à lui, des aptitudes nouvelles, elle se sent devenir intelligente et le devient. La confiance est bientôt au rendez-vous, une confiance totale.

NRH : Pourquoi Mazarin a-t-il refusé jusqu'à l'extrême fin de sa vie de devenir prêtre ?
SB : Sans aucun doute, Mazarin a une foi vive et sincère, mais il ne veut pas de la prêtrise. Comme son adversaire le cardinal de Retz, il est une des âmes les moins ecclésiastiques qui soient au monde. Il semble y avoir chez lui une réaction instinctive quasi viscérale. Il ne parvient pas à s'imaginer sous les traits d'un prêtre. Comment voyager avec un vêtement aussi incommode qu'une soutane ? Assurer le service du culte, dire la messe chaque jour, écouter des confessions, prêcher en chaire la bonne parole, non, il ne s'y voit pas. Il n'a rien d'un prédicateur, il préfère les négociations feutrées aux envolées oratoires. Et il est passionné par l'action.

NRH : À partir de quand Mazarin a-t-il pris en charge l'éducation du jeune Louis XIV ?
SB : Avant la Fronde, Mazarin s'était contenté de superviser l'éducation de son filleul à travers les consignes données à son gouverneur et à son précepteur. Il veillait simplement à écarter de lui les influences jugées pernicieuses, entendez celles de ses adversaires politiques. Le petit Louis XIV, quoi qu'on en ait dit plus tard, ingurgita assez de latin pour s'attaquer aux Commentaires de César. Il apprit un peu d'italien et d'espagnol, et s'imprégna de l'histoire telle qu'on l'entendait alors, comme réservoir d'exemples moraux. Quatre ans de troubles étaient passés là-dessus, espaçant les leçons et plongeant l'écolier dans l'histoire en train de se faire, la vraie, pleine de bruit et de fureur. Il y avait gagné, en même temps que la vive conscience des dangers qu'elle comportait, une maturité précoce. Mazarin avait compris que l'enfant, en plus de l'amour maternel, avait besoin d'une ferme affection paternelle. il s'intéressa à lui au début de la Fronde, quand l'enfant commença de réagir aux événements. Et, peu à peu, naquirent entre eux confiance et affection. Le lien spirituel de filleul à parrain se mua en un attachement quasi filial. « Un ministre qui m'aimait et que j'aimais... » dira plus tard Louis XIV.

NRH : Quelles furent les méthodes employées par Mazarin pour éduquer le jeune roi ?
SB : Très loin des programmes livresques proposés par les traités sur l'éducation d'un prince. Il procéda à petits pas, à coup de leçons de choses appuyées sur du concret, des situations vécues. Il le faisait parler sans le heurter, il partait de son point de vue, avant d'en venir aux explications. il pratiqua, au rebours des maussades pédants de collège, une pédagogie de luxe, élitiste vouée aux leçons particulières, qui visait à édifier la personnalité. Aux professionnels de l'éducation, des clercs qui lui reprochaient de mépriser leurs méthodes, Mazarin démontra sur pièces comment l'on devait former un roi. Triomphe du pragmatisme sur les modèles théoriques. Et il immunisera durablement son disciple contre les vertiges de l'abstraction. À partir de 1653, Louis XIV accompagnera régulièrement Mazarin lors des opérations militaires. Il va de soi que le cardinal veillait à ne pas l'exposer aux combats. Mais on le verra, par exemple, au camp de Ribemont en juillet de cette année-là, assister aux conseils où l'on débattait du plan de campagne. Un peu plus tard, au mois de novembre, on lui épargnera les fatigues du siège de Sainte-Menehould, dans la pluie, la neige et le gel, mais on l'appellera au dernier moment, pour prendre possession de la place. Quoi de plus exaltant pour un garçon de 15 ans ?

NRH : Vous montrez que Mazarin fut victime à titre posthume des vaincus de la Fronde, dont certains furent parmi les plus grandes plumes de leur temps. On songe à La Rochefoucauld ou au cardinal de Retz.
SB : Il est vrai que Mazarin avait réussi sa vie au de-là de toute espérance mais qu'il rata complètement sa survie. Lui qui montra un sens si aigu de la « communication », qui sut si bien façonner l'image du jeune roi, n'a jamais réussi à se concilier les Français. La calomnie a la vie dure. Orchestrée à grand renfort de pamphlets, elle a marqué l'imaginaire collectif.

NRH : L'un des reproches les plus fréquents adressés à Mazarin est celui de son enrichissement personnel. Qu'en est-il vraiment ?
SB : Mazarin exploite les failles d'un désordre installé de longue date. Certains comportements comme les prêts usuraires à l'État sont passés dans les moeurs, parce qu'ils répondent à un besoin. Ils ne paraissent pas plus coupables que ne l'est de nos jours la spéculation boursière par exemple. Inutile donc, pour atténuer la responsabilité de Mazarin, d'accabler Colbert ou Fouquet. ils sont, comme lui, partie prenante d'un même système. Les financiers professionnels eux-mêmes, qui procuraient au roi un crédit au coût exorbitant, n'étaient pas tous des canailles. L'argent étant rare et forcément cher, ils jugeaient impossible de baisser leurs taux. En revanche, ils préconisaient de vastes réformes. Pour éradiquer le mal, c'est-à-dire donner à l'État son autonomie financière, il fallait refondre entièrement la fiscalité. Mais, politiquement, la saison ne s'y prêtait pas. Ce n'est pas par avarice mais pour s'assurer des moyens d'action, que Mazarin se constitua un trésor personnel qui, grâce à Colbert, atteignit un niveau fabuleux. S'il n'avait disposé que des ressources officielles du Trésor, il n'aurait rigoureusement rien pu faire.

NRH : Sur son lit de mort, Mazarin fit un testament où il léguait tous ses biens au roi, puisque tout ce qu'il possédait venait de lui. Est-ce le signe qu'il avait mauvaise conscience ?
SB : Non, pas du tout. Le 3 mars 1661, Mazarin décide effectivement de faire de Louis XIV son légataire universel. Celui-ci refuse et le laisse disposer de sa fortune. Le message est clair. Louis XIV proclame solennellement qu'il juge cette fortune méritée. Mazarin, qui s'est littéralement tué à son service, lui lègue un royaume en état de marche dans une Europe pacifiée. Cela n'a pas de prix. Il accepte, en revanche, pour lui et pour l'État, des legs considérables (bijoux, livres, tableaux) dont beaucoup font aujourd'hui partie de notre patrimoine national.
Propos recueillis par Pauline Lecomte : N R H

lundi 3 septembre 2007

Apparition des Celtes

Un petit rappel :
Âge de pierre récent :
4000 à 2000 avant J.C (Néolithique)
Âge du bronze ancien :
2000 à 1200 avant J.C
Âge du bronze récent :
1200 à 700 avant J.C (final)
Âge du fer :
700 à 500 avant J.C (ère celtique)Période d'Hallstatt (du nom d'un village d'Autriche, premier âge du fer) : vers -800
Période de la Tène (du nom d'un village de Suisse au bord du lac de Neuchâtel) : 500 à 400 avant J.C.
Vers 3000 avant J.C, les agriculteurs et chasseurs de l'Âge de pierre furent menacés par une série de tribus de guerriers. Connus sous le nom de proto-celtes, ces guerriers indo-européens les dominèrent puis s'assimilèrent aux indigènes les moins agressifs qu'ils rencontrèrent. Durant le millénaire qui suivit vers 1800 avant J.C, les proto-celtes migrèrent vers l'ouest de l'Europe où ils se fondirent dans la population locale.

Angus Konstam : Atlas historique du monde celte
On peut admettre que dès le cinquième millénaire avant notre ère, une importante partie de l'Europe tempérée du sud de l'Allemagne à l'ouest de la France, ait été peuplée de communautés d'agriculteurs parlant une langue qui à la suite de processus historiques, donna naissance aux différents idiomes celtiques attestés au premier millénaire.

Patrick Galliou : Le monde celtique
Selon un point de vue extrême, les principaux groupes parlant des langues celtiques auraient occupé, dès 3000 ans avant J.C, les territoires où les placent les sources les plus tardives, alors que l'hypothèse la plus répandue veut que le celtique et l'italique se soient séparés puis développés entre 1300 et 800 avant J.C.

Barry Cunliffe : Les Celtes, traduit de l'anglais par Patrick Galliou
Contrairement à ce que beaucoup écrivent par ignorance ou facilité, les Celtes ne sont pas arrivés en Gaule aux alentours de 800 à 500 avant J.C ce qui leur laisse à peine le temps d'atteindre les Pyrénées et la Méditerranée, voire la Bretagne ou l'Irlande avant le IIIe siècle. Par contre les datations linguistiques laisseraient à penser que les Celtes étaient déjà présents en Europe à la fin du troisième millénaire avant notre ère.
Christian-J Guyovarch et Françoise Le Roux : La civilisation celtique

dimanche 2 septembre 2007

Villes et villages au Moyen-Âge

La vie urbaine


Dès que cessent les invasions, la vie déborde les limites du domaine seigneurial. Le manoir commence à ne plus se suffire à lui-même. On reprend le chemin de la cité, le trafic s'organise, et bientôt, escaladant les remparts, surgissent des faubourgs. C'est alors, dès le XIe siècle, la période de grande activité urbaine. Deux facteurs de la vie économique, demeurés jusque-là un peu secondaires, vont prendre une importance de premier plan : le métier et le commerce. Avec eux grandira une classe dont l'influence sera capitale sur les destinées de la France - bien que son accession au pouvoir effectif ne date que de la Révolution française, dont elle sera seule à tirer des bénéfices réels : la bourgeoisie.

Du moins sa puissance date-t-elle de beaucoup plus loin, car, dès l'origine, elle a tenu une place prépondérante dans le gouvernement des cités, tandis que les rois, depuis Philippe le Bel notamment, faisaient volontiers appel aux bourgeois comme conseillers, administrateurs et agents du pouvoir central. Elle doit sa grandeur à l'expansion du mouvement communal, dont elle est d'ailleurs le principal moteur. Rien de plus vivant, de plus dynamique que cette impulsion irrésistible qui, du XIe au début du XIIIe siècle, pousse les villes à se libérer de l'autorité des seigneurs, et rien de plus jalousement gardé que les libertés communales, une fois acquises. C'est qu'en effet les droits perçus par les barons devenaient insupportables dès l'instant où l'on n'avait plus besoin de leur protection : dans les temps de troubles, octrois et péages étaient justifiés, car ils représentaient les frais de police de la route : un marchand dévalisé sur les terres d'un seigneur pouvait se faire indemniser par lui ; mais à des temps nouveaux et meilleurs devait correspondre un rajustement qui fut l'œuvre du mouvement communal. Le Moyen Âge réussit de la sorte ce nécessaire rejet du passé, si difficile à réaliser dans l'évolution de la société en général ; il est fort probable que si le même rajustement s'était produit en temps opportun pour les droits et privilèges de la noblesse, bien des désordres eussent été évités.

La royauté donne l'exemple du mouvement par l'octroi de libertés aux communes rurales : la « charte Lorris » concédée par Louis VI supprime les corvées et le servage, réduit les contributions, simplifie la procédure en justice et stipule en outre la protection des marchés et des foires :
« Aucun homme de la paroisse de Lorris ne paiera de tonlieu [douane] ou de droit quelconque pour ce qui est nécessaire à sa subsistance, ni de droit sur les récoltes faites par son travail ou celui de ses animaux, ni de droit sur le vin qu'il aura eu de ses vignes.
A aucun moment il ne sera requis chevauchée ou expédition, qu'il ne puisse revenir le jour même en sa demeure, s'il le veut.
Aucun ne paiera de péage jusqu'à Étampes, ni jusqu'à Orléans, ni jusqu'à Milly en Gâtinais, ni jusqu'à Melun.
Et celui qui aura sa propriété en la paroisse de Lorris, on ne pourra pas la lui confisquer s'il a commis quelque forfait, à moins que ce ne soit un forfait contre Nous ou nos gens.
Personne venant aux foires ou au marché de Lorris, ou en revenant, ne pourra être pris ou troublé, à moins qu'il n'ait commis quelque forfait ce jour-là.
Personne, ni Nous ni d'autres, ne pourra lever de taille sur les hommes de Lorris.
Aucun d'entre eux ne fera de corvée pour Nous, si ce n'est une fois l'an, pour apporter notre vin à Orléans, et pas ailleurs.
Et quiconque aura demeuré un an et un jour en la paroisse de Lorris, sans que personne ne l'y réclame, et que cela ne le lui ait été défendu ni par Nous ni par notre prévôt, désormais y sera libre et franc. »


La petite ville de Beaumont reçoit peu après les mêmes privilèges, et bientôt le mouvement se dessine dans tout le royaume.

C'est l'un des spectacles les plus captivants de l'histoire que l'évolution d'une cité au Moyen Age : villes méditerranéennes, Marseille, Arles, Avignon ou Montpellier, rivalisant d'audace avec les grandes cités italiennes pour le commerce "deçà mer", - centres de trafic comme Laon, Provins, Troyes ou Le Mans, - foyers d'industrie textile, : comme Cambrai, Noyon ou Valenciennes; toutes font preuve d'une ardeur, d'une vitalité sans égales. Elles eurent d'ailleurs les sympathies de la royauté : ne procuraient-elles pas, dans leur volonté d'émancipation, le double avantage d'affaiblir la puissance des grands féodaux et d'apporter au domaine royal un accroissement inespéré, puisque les villes affranchies entraient de ce fait dans la mouvance de la couronne ?
Parfois la violence est nécessaire, et l'on assiste à des mouvements populaires, comme a Laon, ou au Mans ; mais le plus souvent les villes se libèrent par voie d'échanges, par tractations successives, ou tout simplement à prix d'argent. Là encore, comme dans tous les détails de la société médiévale, la diversité triomphe, car l'indépendance peut n'être pas entière : telle partie de la ville, ou tel droit particulier, demeurent, sous l'autorité du seigneur féodal, tandis que le reste revient à la commune. Un exemple typique est fourni par Marseille : le port et la ville basse, que les vicomtes se partageaient, furent acquis par les bourgeois, quartier par quartier, et devinrent indépendants, tandis que la ville haute restait sous la domination de l'évêque et du chapitre, et qu'une partie de la rade, face au port, demeurait la propriété de l'abbaye de Saint-Victor.

En tout cas, ce qui est commun à toutes les villes, c'est l'empressement qu'elles mirent à faire confirmer ces précieuses libertés qu'elles venaient d'acquérir, et leur hâte à s'organiser, à mettre par écrit leurs coutumes, à régler leurs institutions sur les besoins qui leur étaient propres. Leurs usages diffèrent suivant ce qui fait la spécialité de chacune d'elles : tissage, commerce, ferronnerie, tanneries, industries maritimes ou autres. La France devait pendant tout l'Ancien Régime conserver un caractère très spécial du fait de ces coutumes particulières à chaque ville, fruit tout empirique des leçons du passé, et, qui plus est, fixées en toute indépendance par le pouvoir local, donc au mieux des besoins de chacune. Cette variété, d'une ville à l'autre, donnait à notre pays une physionomie très séduisante et des plus sympathiques ; la monarchie absolue eut la sagesse de ne pas toucher aux usages locaux, de ne pas imposer un type d'administration uniforme ; ce fut l'une des forces - et l'un des charmes - de l'ancienne France. Chaque ville possédait, à un degré difficile à imaginer de nos jours, sa personnalité propre, pas seulement extérieure, mais intérieure, dans tous les détails de son administration, dans toutes les modalités de son existence. Elles sont, en général, tout au moins dans le Midi - dirigées par des consuls dont le nombre varie : deux, six, quelquefois douze ; ou encore un seul recteur réunit l'ensemble des charges, assisté d'un viguier représentant le seigneur, lorsque la cité n'a pas la plénitude des libertés politiques. Souvent encore, dans les cités méditerranéennes, on fait appel à un podestat, institution assez curieuse ; le podestat est toujours un étranger (ceux de Marseille sont tous italiens) auquel on confie le gouvernement de la cité pour une période d'un an ou deux ; partout où il a été employé, ce régime a donné entière satisfaction.

En tout cas, l'administration de la cité comprend un conseil élu par les habitants, généralement au suffrage restreint ou à plusieurs degrés, - et des assemblées plénières réunissant l'ensemble de la population, mais dont le rôle est plutôt consultatif. Les représentants des métiers tiennent toujours une place importante, et l'on sait quelle fut la part prise par le prévôt des marchands à Paris dans les mouvements populaires du XIVe siècle. La grande difficulté à laquelle se heurtent les communes, ce sont les embarras financiers ; presque toutes se montrent incapables d'assurer une bonne gestion des ressources ; le pouvoir est d'ailleurs vite accaparé par une oligarchie bourgeoise qui se montre plus dure envers le petit peuple que ne l'avaient été les seigneurs - d'où la rapide décadence des communes ; elles sont souvent agitées de troubles populaires, et périclitent dès le XIVe siècle, aidées en cela, il faut bien le dire, par les guerres de l'époque et le malaise général du royaume.

Régine Pernoud, Lumière du Moyen-Âge

Le regroupement des hommes en villages et en villes n'est pas un phénomène nouveau : il existait en Gaule dès l'Antiquité et les XIè et XIIIè siècles héritent de ce passé. Mais il n'y a pas de parfaite continuité entre les habitats antiques et ceux du Moyen Age classique. La villa gallo-romaine ne donne pas nécessairement naissance au village. En Languedoc, un tiers des villae antiques seulement font encore preuve de vitalité au XIe siècle (M. Bourin-Derruau). Comme en témoignent les vestiges archéologiques, les hommes du Haut Moyen Age sont dans l'ensemble mal sédentarisés. Il semble bien que la situation change au cours des VIe-XIe siècles, mais nous avons vu que ce problème donne lieu à un débat historiographique (chap. 1). L'originalité des XIe-XIIIe siècles consiste en la création de villages neufs à la suite des défrichements, et surtout en la restructuration générale de l'habitat. C'est alors que naît le village au sens que nous donnons de nos jours à ce terme : un rassemblement d'individus ayant conscience de former une communauté. Quels sont les éléments qui ont permis ces regroupements ?

Les seigneurs, qu'ils soient laïcs ou clercs, prennent le plus souvent l'initiative de ces regroupements. Ils rassemblent les hommes sur lesquels ils exercent leur droit de ban, soit en rendant le lieu attractif pour les paysans, comme c'est le cas en Mâconnais ou en Charente, soit en exerçant une contrainte violente, comme c'est le cas en Catalogne. Ainsi se multiplient les bourgs de la France de l'Ouest, qui peuvent être des villages neufs de défrichement ou des villages construits à proximité du château seigneurial, ce que les historiens appellent des « bourgs castraux » (A. Debord). Dans le Sud-Ouest, ce type d'habitat prend le nom de « castelnaux », et il se développe surtout au XIIIe siècle (B. Cursente). La cohésion villageoise qui accompagne le regroupement ne se limite pas à ces initiatives seigneuriales qui utilisent à plein la croissance économique. D'autres éléments entrent en jeu. La paroisse sert aussi de point de cristallisation de l'habitat, laissant au clergé, mais aussi aux paysans eux-mêmes, une large part d'initiative. Vers 1030, le moine Raoul Glaber parle du « blanc manteau d'églises » qui couvre la chrétienté : sa vision correspond bien à la réalité, et l'église sert de lien entre les habitants. Le village se définit aussi par rapport à l'extérieur. La construction de remparts, plus ou moins fortifiés, crée une ligne de démarcation et un lieu qu'il convient de défendre. Ainsi s'affirme la cohésion de la communauté face aux gens du dehors. En Provence et en Languedoc, l'habitat se regroupe, se fortifie et devient le plus souvent perché au cours des XIe-XIIe siècles. Au-dedans, le cimetière inscrit le village dans le temps. Il se fixe au pied de l'église paroissiale, et sa présence assure la parfaite continuité d'une mémoire qui unit les morts aux vivants. Les habitants s'approprient l'espace villageois en l'apprivoisant du dedans par des rituels. Les processions en l'honneur du saint local, les Rogations, l'ensemble des fêtes qui associent le profane au sacré et dont les jeunes sont souvent les fers de lance, définissent ce que ces hommes conçoivent comme les marques de leur civilisation ; ils se rassemblent pour gérer leur terroir ; ils créent des lieux de sociabilité comme les places mais aussi les tavernes. C'est ainsi que s'ébauche un lien étroit entre l'individu et la communauté villageoise dont il se sent membre. Enfin, ces villages peuvent s'affirmer face au reste du royaume en acquérant un statut juridique qui confère à ses membres un certain nombre de privilèges. La charte de Lorris-en-Gâtinais concédée par le roi Louis VII en 1155, et celle de Beaumont-en-Argonne concédée par l'archevêque de Reims, Guillaume Blanches Mains, sont les plus célèbres parce qu'elles ont servi de modèles à plusieurs centaines de bourgades du royaume.

Si le village devient l'élément essentiel du regroupement des hommes, il est cependant loin d'être exclusif. Presque partout, à côté de ces habitats groupés, coexistent des habitats intermédiaires ou dispersés, et nous avons vu que les défrichements intercalaires peuvent encore les favoriser. Il ne faut pas non plus garder l'impression de points d'ancrage devenus immuables. La population du royaume bouge : elle est affectée, comme le dit Robert Fossier, d'un « mouvement brownien ». Cette mobilité n'explique pas seulement les défrichements. Elle permet les regroupements villageois, et surtout la croissance des villes. Le phénomène de l'essor urbain si important à partir du XlIè siècle est inséparable de l'essor des techniques et d'une division du travail. Contentons-nous de remarquer qu'il s'inscrit dans la dynamique démographique du royaume, et que son démarrage est légèrement décalé - d'un siècle environ - par rapport à celui des campagnes. Au total, le nombre des villes s'accroît : un maillage de petites villes caractérise donc le royaume de France à la fin du XIIIe siècle. Il nous faudra en déceler l'originalité.

Claude Gauvard, La France au Moyen-Âge du Vième au XVième siècle

La position du roi vis-à-vis des communes

L'idée qu'on en a eue a été faussée, au XIXe siècle, par le romantisme historique lié à des préoccupations politiques. Le préambule de la Charte de 1814 disait : « Les communes ont dû leur affranchissement à Louis le Gros », Louis VI et Louis XVIII, en octroyant la Charte, renouait ainsi avec l'attitude de son lointain ancêtre favorable aux libertés : d'où le nom de charte donné à l'acte constitutionnel de 1814. Sous la monarchie de Juillet, Augustin Thierry est tombé dans l'erreur opposée ; il nie toute faveur royale à l'origine des communes: « L'état de commune, dit-il, ne s'obtint qu'à lutte ouverte » - une lutte de bourgeois qui annonçait celle des barricades de 1830. La réalité est différente. Et si l'on voit les choses du point de vue strictement scientifique, il faut, avec Petit-Dutaillis, distinguer trois périodes. De 1108 à 1180, Louis VI et Louis VII ont une politique oscillante ; ils favorisent les communes dans les principautés ou dans les seigneuries dont ils ne sont pas les maîtres ; mais ils sont plus réservés dans le domaine royal. Au demi-siècle suivant, Philippe Auguste et Louis VIII (1180-1226) sont très favorables aux communes ; Philippe Auguste a notamment compris qu'il avait le plus grand intérêt à développer le mouvement communal, à s'appuyer, contre la féodalité, sur la bourgeoisie des villes ; et, à Bouvines, les milices communales l'ont beaucoup aidé à remporter la victoire. Avec saint Louis, aux dernières années de son règne tout au moins, et surtout avec ses successeurs et notamment Philippe le Bel, les communes, pour des raisons tenant au début de la dépression économique, s'endettent, d'où le menu peuple des villes accuse la haute bourgeoisie de mal gérer les affaires communales ; il se soulève ; il y a des heurts ; les commissaires royaux interviennent, exercent une tutelle financière, ce qui restreint les libertés communales.

Jean-François Lemarignier, La France médiévale Institution et société