vendredi 30 avril 2021

Histoire de l’Egypte, des origines à nos jours (Bernard Lugan)

 

Bernard Lugan, africaniste de renom, auteur de plusieurs dizaines d’ouvrages consacrés à l’Afrique, revient dans les librairies avec son Histoire de l’Egypte éditée aux éditions du Rocher.

Géographiquement, historiquement, humainement et culturellement, l’Egypte est triple car elle associe le Nil, le delta et le désert. Rythmant la vie des hommes à travers sa crue, sur laquelle était fondé le calendrier de l’ancienne Egypte, le Nil constitue la colonne vertébrale du pays autour de laquelle la population s’est concentrée. Au nord, vers la Méditerranée, le delta – aujourd’hui la grande zone agricole du pays – était, à l’époque dynastique, un monde hostile, marécageux et infesté de crocodiles. Quant aux déserts, ils étaient le domaine de Seth, le dieu mauvais. De celui de l’est surgissaient les nuages de sauterelles et de celui de l’ouest, les invasions des nomades sahariens.

Vers 6000 av. J.-C., dans la basse vallée du Nil, débuta un processus qui, trois millénaires plus tard, aboutit à l’Egypte dynastique (pharaonique), laquelle développa une civilisation aussi brillante qu’originale. Centrée sur l’étroit cordon du Nil, elle tenta, en vain, de se fermer à l’ouest, face à la pression des Berbères, chassés du Sahara par la péjoration climatique, et qui ne cessèrent à aucun moment de battre une fragile ligne de défense ancrée sur les oasis situées à l’ouest du fleuve.

Au VIIème siècle, la conquête arabe puis l’islamisation tournèrent résolument le pays vers l’Orient, alors que, jusque-là, ses influences étaient multiples, entre le monde hellénique au nord et les foyers culturels du Moyen-Orient.

A la fin du XIXème siècle, après avoir, durant des millénaires, constitué le cul-de-sac oriental de la Méditerranée, le percement du Canal de Suez fit de l’Egypte un verrou stratégique de la plus haute importance disputé par toutes les puissances. Durant la période coloniale, les Britanniques s’y installèrent afin de pouvoir contrôler le canal, passage majeur vers les Indes et l’Asie. Durant la Seconde Guerre mondiale, les marches occidentales de l’Egypte furent le théâtre de farouches combats entre les armées de l’Axe qui cherchaient à atteindre le canal de Suez et les Britanniques qui en défendaient l’accès.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’Egypte se trouva prise dans les bouleversements dûs à la naissance de l’Etat d’Israël. Dans un premier temps, ses dirigeants suivirent une politique intransigeante vis-à-vis de l’Etat hébreu; puis, après plusieurs cruelles défaites militaires, elle développa une politique régionale fondée sur l’équilibre des forces.

Durant les années 2010, l’Egypte – phare du nationalisme arabe à partir des années cinquante – fut dévasté par le printemps arabe et ruiné par les Frères musulmans arrivés au pouvoir. En 2013, l’armée referma la parenthèse d’anarchie.

C’est cette histoire pluri-millénaire que vous découvrirez en lisant cette remarquable synthèse des connaissances rédigée par Bernard Lugan, talentueux conteur d’Histoire.

Histoire de l’Egypte, Bernard Lugan, éditions du Rocher, 214 pages, 22,50 euros

A commander en ligne sur le site de l’éditeur

https://www.medias-presse.info/histoire-de-legypte-des-origines-a-nos-jours-bernard-lugan/139504/

La vision romaine du sacré 4/4

IV — Le culte romain de la terre et du sang

En rapport avec les différents écrits parus sur cette page au sujet de l’antique vision romaine du sacré, nous voulons parler aujourd’hui du sens qu’avait chez les Romains, en relation avec la spiritualité propre aux civilisations indo-européennes en général, la religion du sang et de la terre.

Le premier point à fixer, c’est que, traditionnellement, entre l’homme et sa terre, entre sang et terre et, enfin, entre culte et terre existaient des relations intimes, de caractère psychique et vivant, qui sont aujourd’hui entièrement perdues. On sait que pour l’homme antique en général, l’espace n’avait pas un caractère abstrait et impersonnel ; toute région, par-delà son individualité géographique, avait son individualité psychique, son “âme” et ceci non pas comme une allégorie ou un sentiment romantique, mais en relation avec des énergies invisibles déterminées — peut-être dirait-on aujourd’hui subconscientes —, bien réelles pourtant : énergies qui finissaient par faire partie de l’essence intime des êtres qui naissaient dans la zone correspondante. La représentation de ces énergies au moyen d’images symboliques prenait forme dans les “Dieux” des différents lieux.

Cette conception générale se retrouve donc dans la Rome antique. Déjà par leur autel, dont le feu éternel représentait pour ainsi dire l’âme mystique et l’unité interne d’une famille, d’une gens ou d’une race donnée, entre les Dieux du culte patricien et le sol il y avait un rapport mystérieux et essentiel. Le donné immédiat (il faut remarquer que nous disons donné immédiat) pour le Homain ne fut pas le culte d’un Dieu de l’Univers, d’une entité abstraite commune à tous les hommes et à toutes les races, mais le culte concret de numina déterminés, qui étaient respectivement les numina d’autant de races et donc, aux origines, d’autant de terres, c’est-à-dire des domaines correspondant à chacune d’elles. D’où un pluralisme religieux (vulgairement, on utilise la formule vide et méprisante de “polythéisme païen”) et l’idée antique d’une enceinte sacrée et inviolable, heretum, au milieu de laquelle se trouvent l’autel et le feu mystique des différentes gens. La limite de l’heretum est fatidique, des divinités associées aux principaux dieux de la lumière et de l’ordre, comme Jupiter ou Zeus, la protègent. Et le caractère symbolique, interne, qui se cachait assurément dans cette idée romaine de la “limite”, devient manifeste dans le fait que quiconque abattait ou repoussait une des limites des divisions territoriales des Romains était considéré comme un être maudit, que n’importe qui pouvait même mettre à mort — et tout autant dans l’oracle annonçant que l’époque de la destruction des “limites” sera aussi le saeculum de la “fin du monde”, c’est-à-dire de l’écroulement d’un cycle donné de civilisation.

Éclairons opportunément ces antiques traditions. Soulignons donc, en premier lieu, que sous le soi-disant polythéisme se cachait un idéal spirituel d’une incontestable valeur, un idéal organique. Sur un plan déterminé (n’oublions pas de relever cette réserve), le dieu doit être notre dieu, celui de notre terre et de notre sang. En d’autres termes, l’expérience du divin est articulée et différenciée. Les feux qui brillent au centre des différentes terres sont les vivants points de référence de la fides d’autant de noyaux patriciens bien différenciés, virilement recueillis, chacun autour de son “père” simultanément prêtre, chef et seigneur de justice de sa “gens” et de sa terre. Tel est le stade originel, que l’on rencontre dans la plus ancienne Rome, comme aussi dans d’autres civilisations ethniquement proche d’elle. Nous pourrions parler ici d’un féodalisme religieux.

En second lieu, il faut déclarer falsificatrice ou, du moins, unilatérale, l’interprétation naturaliste de ces réalités, interprétation qui, malheureusement, est encore celle qui domine dans l’enseignement courant et qui détruit chez les jeunes toute possibilité de comprendre vraiment tant d’aspects de notre antique grandeur. Du fait que les Dieux romains étaient en relation avec la terre comme avec le sang, on en déduit qu’ils étaient de simples divinités “naturalistes”, c’est-à-dire des divinisations superstitieuses d’énergies naturelles. On ne pense même pas que le contraire pourrait être vrai, c’est-à-dire qu’il s’agirait, dans les cas les plus significatifs, non pas d’énergies de la nature divinisée, mais bien de forces divines qui divinisaient cette nature, laquelle n’a été conçue, de manière superstitieuse, comme une réalité en soi, base de tout le reste, que par les modernes. Une telle idée, d’ailleurs, devient évidente dès qu’on se rappelle que le droit de propriété, à l’égal de la tradition du sang, était à l’origine un privilège essentiellement aristocratique, patricien — mais que, selon l’idée antique, un caractère surnaturel, et non pas naturaliste, fut attribué à l’aristocrate, au patriciat. Patricienne était une lignée qui avait eu aux origines un “dieu” ou “héros”, c’est-à-dire, en dehors de tout symbole, un être entré en contact avec un monde supérieur et en mesure de transmettre à ses descendants une hérédité aussi bien mystique que biologique, une espèce de force d’en haut. Or, dans la plupart des cas, ces ancêtres divins étaient en rapport étroit avec les Dieux d’une terre et d’un sang, quand il ne s’agissait pas d’une identification pure et simple. Ces Dieux représentaient donc moins des forces naturalistes qu’une sorte de conquête spirituelle opérée sur ces forces. Sang et terre devenaient sacrés à travers la force sacrée de l’ancêtre, et par cet engagement mystique de la conserver et de l’alimenter qui, au fond, était le vrai sens du rite pour maintenir allumé, sans interruption, le feu propre à chaque gens.

S’il fallait parler de naturalisme, au sens de contacts avec les forces obscures de la terre et de la vitalité désordonnée, ce serait le cas en dehors des cultes patriciens, en référence aux cultes collectivistes et mêlés de la plèbe, définie, selon Livius, par le fait de “ne pas pouvoir nommer un père”, au sens, naturellement, de ne pouvoir se vanter d’aucun “héros” aux origines, au sens, plutôt, d’avoir seulement une “mère” — la Terre-Mère, matrice panthéiste de toute vie indifférenciée et non transfigurée. Ne serait-ce qu’en passant, on ne peut pas ne pas relever que souvent la religion dite universaliste, dans sa supériorité présumée sur la terre, le sang et la tradition, n’a été qu’une incarnation plus ou moins sublimée de ces cultes collectivistes de type plébéien, rattachés à ses couches sociales qui, en réalité, n’avaient ni terre ni tradition : au point que le passage de l’ancien “polythéisme” aristocratique à cette religion indique bien plus une dissolution que ce progrès inconsidérément vanté par beaucoup.

Mais à propos de ce dernier trait, il faut noter que la vision de la Rome antique, bien que s’appuyant sur le pluralisme religieux, ne s’épuisait pas en lui ; elle admettait un développement ultérieur, qui ne niait pas les différences, mais les hiérarchisait. En toute rigueur, ce pluralisme aurait dû empêcher, en effet, l’unité d’une cité ou d’un État. Mais voici que, déjà, dans le rite légendaire de la fondation de Rome, alors que les différents chefs déposèrent un peu de la terre de leurs terres — terra patrum — dans la tombe commune, nous avons l’idée d’un principe supérieur de solidarité et d’unité. Ce principe s’exprima justement dans des cultes correspondant à l’unité de l’État et constituant une couche supérieure, qui, avant les temps de la décadence, co-existait non seulement avec les divers cultes gentilices romains de la terre et du sang, mais aussi avec des cultes de races étrangères.

Des traditions romaines très caractéristiques apparaissent ici. Derrière chaque action de conquête militaire, romaine se cachait une action de conquête pour ainsi dire mystique. C’était la ferme conviction des Romains qu’une race ou qu’une ville ennemie ne pouvait pas être vraiment dominée si l’on ne dominait pas les Dieux qui y correspondaient. D’où le rite dit de l’evocatio, destiné précisément à arracher les numina des ennemis à leur autonomie, à les assujettir à Rome. Et la capitulation de l’ennemi, la deditio, s’accompagnait de l’incorporation des territoires, mais aussi de l’incorporation des divinités de ces mêmes territoires dans l’unité plus élevée qui correspondait finalement à celle de l’imperium.

D’où, justement, l’institution du panthéon. S’étant élevée à la dignité de dominatrice de peuples, Rome ignora aristocratiquement l’intolérance religieuse, Rome se garda de détruire et de niveler chacune des croyances des peuples soumis, tant qu’elles étaient vraies et normales, c’est-à-dire correspondant à leur terre, à leur sang et à leurs coutumes, et tant qu’elles n’avançaient pas des prétentions de privilège ou de prosélytisme. Rome accueillit donc, et respecta, dans son panthéon. les différents cultes nationaux, supposant cependant la reconnaissance d’une unité supérieure à chacun d’eux, qui correspondait à l’unité supra-nationale de l’imperium. L’expression symbolique de cette unité fut le culte de l’empereur, non pas en tant qu’homme, mais comme numen, et le culte, étroitement lié au précédent, de la victoria romana, c’est-à-dire de la personnification de la force fatidique qui éleva Rome au-dessus de tous les peuples.

Telles sont les bases véritables, spirituelles, de l’universalité, que la Rome des Césars connut et dont restent débiteurs ceux qui, plus tard, purent parfois s’élever à une quelconque grandeur.

Julius Evola, Diorama : 1934-35, Europa, 1974. [version pdf]

Texte publié dans le page spéciale “Diorama Filosofico” du quotidien Il Regime Fascista, 1934. Traduit par Philippe Baillet, publié dans Totalité n°6 & 7, 1978-1979. Autre traduction par H.J. Maxwell in : Symboles et “mythes” de la Tradition occidentale, Archè, 1980. Traduction par le site Evola As He Is, 2006 Thompkins & Cariou : version anglaise / version française.

http://www.archiveseroe.eu/tradition-c18393793/17

La vision romaine du sacré 3/4

  

Quant aux affinités avec les “sauvages”, ceux-ci, traditionnellement, ne doivent pas du tout être considérés comme les “primitifs”, les stades préculturels et “infantiles” de l’humanité, mais comme des fragments ultimes et dégénérescents, en voie d’extinction définitive, de races et de civilisations très anciennes, dont on a perdu aujourd’hui jusqu’au nom. Et puisque, pour le Romain comme pour nous, ce qui se trouve aux origines ce n’est pas l’inférieur, mais le supérieur, le plus proche de la spiritualité absolue, le fait que certaines traditions ne survivent chez les sauvages que sous des formes matérialisées, bestiales et dégénérescentes ne doit pas nous empêcher de reconnaître le sens et la dignité qui leur sont propres, dès lors qu’on les a reportées aux origines. La “magie” des sauvages est même, dans une large mesure, le dernier écho déformé d’un cycle primordial de civilisation virile et solaire, faite de clarté et de force. de relations directes avec le divin et de gestes de puissance, et non pas de prières et de sentiments.

Ce n’est donc pas dans des formes dégénérescentes, comme dans ces pauvres résidus, mais dans une forme encore lumineuse et consciente d’elle-même que la Rome antique incarna et continua cette spiritualité originelle, qui imprégna toute sa vie et soutint occultement sa grandeur, à travers, justement, le rite et la tradition du rite. Ce que furent les autres manifestations de la même attitude dans la Rome antique et comment, lentement, se produisirent ensuite l’altération et la syncope de cette virilité spirituelle romaine, c’est ce que nous verrons dans les prochains articles.

III — La conception romaine du “post-mortem”

Dans des écrits déjà parus sur cette page, nous avons dit quelle vision générale du sacré eut le Romain antique et comment il conçut le “rite” ; cela étant, nous voulons considérer maintenant de quelle façon le Romain affrontait le problème de la mort. Ici aussi, de nombreux matériaux et références ont été recueillis dans l’ouvrage de Macchioro, Roma capta, auquel il a été fait allusion : cependant, pour une compréhension véritable, nous devrons encore une fois nous appuyer sur cet enseignement que, d’une manière générale et universellement, nous appelons “traditionnel”.

Un tel enseignement s’impose même à nous de façon particulière à l’égard de la conception romaine, de la mort et du post-mortem. Il n’est pas possible de comprendre vraiment ni le sens de cette conception, ni son intime raison d’être, liée à une. période historique déterminée, si on ne les rapporte pas à un tout, à un enseignement plus général, dont ils ne sont qu’une partie. Un autre point important, généralement négligé, c’est que dans ce domaine comme dans d’autres, la tradition romaine ne s’est définie qu’à travers une lutte entre des conceptions opposées et par la purification ultérieure de conceptions pré-romaines, rattachées à des types inférieurs de civilisation aborigènes.

Pour en venir à notre problème, l’enseignement traditionnel général, auquel nous avons fait allusion, est que le destin de ceux qui meurent n’est pas égal pour tous, mais varie soit selon les individus, soit selon les différentes époques de l’humanité. L’âme du mort peut fouler la voie “solaire” ou bien la voie des “enfers”.

Le long de la première voie elle devient immortelle, non pas dans le sens d’une continuation de ce qu’elle fut simplement dans la vie humaine, mais dans le sens d’une transfiguration en un demi-dieu ou “héros” participant de l’indestructibilité des olympiens. Le long de la seconde voie le mort comme individu, s’éteint. De lui ne reste qu’une “ombre” ou “larve”. Ses énergies vitales retournent à la substance impersonnelle de la race ou de la famille ; substance qui, seule, se perpétue et se maintient à travers les diverses incarnations caduques que sont les différents individus de cette lignée, quand ils ne se sont pas hissés au-delà de la simple vie par une action spirituelle. La conception des enfers comme lieu de peine et de tourments est tout à fait étrangère à la plus antique spiritualité de type indo-européen, et donc aussi à la spiritualité romaine. Il n’y a que l’alternative : être ou ne pas être après la mort. Et “être” signifie survivre non plus comme homme, mais comme numen. “Ne pas être” c’était comme la nuit et le sommeil. Selon la tradition, ces deux possibilités ne se sont pas toujours présentées d’une manière égale pour les différentes périodes de l’humanité. Aux origines, pendant ce qu’Hésiode appelle “l’Âge d’or”, la voie “solaire” aurait été infiniment plus accessible aux hommes que durant les derniers âges, durant “l’Âge de fer” le destin général de la plupart des morts (et, à ce sujet, il est très significatif que les Grecs aient eu, pour désigner les morts, une expression qui veut dire “les plus nombreux”) dans les derniers âges serait — selon l’enseignement d’Hésiode, qui trouve d’ailleurs une correspondance dans bien d’autres traditions — “l’extinction sans gloire dans l’Hadès”. À ce destin n’échapperait que la dite “génération des héros”.

Sur cette base, on peut comprendre le sens tant de la conception originelle romaine du post-mortem que du développement de cette conception. L’idée démocratisée — c’est-à-dire étendue à tous — de l’immortalité de l’âme lui était tout à fait étrangère. Aux origines, il est probable que le problème du post-mortem comme problème métaphysique ne se posait même pas pour le romain. Virilement réaliste, étranger à tout abstractisme philosophique, fermé à toute évasion de l’espoir, de la crainte ou de la “croyance” le romain ne s’intéressait pas à cela. Cette humanité rude savait aussi regarder d’un œil clair et calme un néant éventuel sans être saisie de terreur. Elle n’avait pas besoin de visions spéciales de l’outre-tombe, attrayantes ou terrifiantes, pour donner à sa vie un sens et une norme rigide. Ainsi, la conception originelle du post-mortem à Rome fut surtout celle d’une nuit, d’un état sans joie ni peine : Nox est perpetua una dormienda [il nous faut dormir une seule et même nuit éternelle] dit Catulle ; ultra neque curae gaudi locum esse, telles sont les paroles attribuées à César lui-même. À cet égard, le succès de la philosophie épicurienne à Rome est plein de sens. Ce n’est pas tant du matérialisme que du réalisme. L’antique âme romaine réagissait contre le mysticisme et le mythologisme importés d’Asie et de l’Hellade décadente, elle se retrouvait dans une conception comme celle d’Épicure et de Lucrèce, dans laquelle l’explication selon des causes naturelles avait la valeur d’une arme pour détruire la terreur de la mort et de la peur des dieux, pour libérer la vie, en somme, et lui fournir calme et sécurité : tandis que demeurait l’idéal olympien des Dieux comme essences impassibles et détachées, dont il n’y a rien à espérer et rien à craindre, et qui ne peuvent valoir, pour le sage, que comme modèle et comme limite de perfection.

Mais la question du post-mortem ne s’épuisait pas dans le problème métaphysique du destin de l’âme individuelle. Au contraire, l’enseignement antique apercevait dans l’homme un être beaucoup plus complexe que celui qui résulte du simple binôme âme-corps. Il affirmait que différentes forces existent dans l’être humain, essentiellement celles de la lignée et de la race, lesquelles entretiennent lois et relations spéciales tant avec les vivants qu’avec les morts. La partie du mort qui entretient un rapport essentiel avec ces forces est celle qui intéressait surtout le romain : par conséquent, non pas le mort en soi, mais bien le mort conçu comme une force qui subsiste, qui continue à figurer dans les couches profondes d’une lignée et dans le destin d’une famille, d’une gens ou d’une race vivante, et à agir positivement sur cette lignée. Et ici se présentent de nouveau les thèmes déjà indiqués comme caractéristiques de la conception générale romaine du sacré : au lieu de l’âme, un pouvoir ; au lieu de la dévotion et du sentiment, l’efficacité objective d’un rite. En effet, originellement le romain considéra dans le mort non pas un être personnel, mais une énergie impersonnelle à traiter comme toutes les autres énergies qu’il entrevoyait dans la trame des phénomènes sensibles. Les morts “n’aimaient pas” les hommes, et ceux-ci “n’aimaient" pas les morts — relève De Coulages. Il n’y avait pas de rapport de regret ou de pitié ou, du moins, celle-ci était chose tout à fait subordonnée et “privée” face au but essentiel, qui était de diriger les énergies libérées avec la mort, de sorte qu’elles fussent amenées à agir dans un sens de fortune, et non pas de malheur. En somme, il s’agissait plus ou moins d’un rapport technique.

Si nous considérons maintenant le développement de la conception romaine, nous voyons que celle-ci, ainsi qu’on l’a signalé, se ressent de façon prépondérante, aux origines, de ce qui fut propre aux peuples italiques autochtones relevant d’une civilisation plus basse et non héroïque, chez lesquels l’horizon s’arrêtait essentiellement à la voie que nous avons appelée voie des enfers : les morts, en général, se confondent avec les énergies impersonnelles du sang et, à ce titre seulement et non pas comme des forces transfigurées et transfigurantes, ils continuent à être unis aux vivants. Tel est le sens de l’antique conception romaine des lares. Le lare est le genius generis, c’est-à-dire la force vitale qui engendre, conserve et développe une lignée donnée et, simultanément, c’est le réceptacle des énergies des morts, la substance dans laquelle les morts continuent à vivre et à être obscurément présents dans la famille. Dans sa forme originelle, le culte des lares n’est pas romain et n’a pas de caractère patricien. Son origine est sabine ou étrusco-sabine. Il aurait été introduit par Servius Tullius, c’est-à-dire par une roi d’extraction plébéienne. La légende qui fait des Lares les fils de “Mania la muette” ou d’Acca Laurentias, identique à Dea Dio, et qui leur donne comme région propre non pas les hauteurs des cieux ou un lieu symbolique de la terre, mais la zone inférieure, subterrestre (Festus : deorum inferorum, quos vocant Lares), cette légende nous reporte aux civilisation asiatico-méridionales de type naturaliste et matriarcal, ignorantes de l’idéal supérieur d’une virilité céleste. Une particularité du culte des lares est que les esclaves y prenaient une part prédominante ; c’était même le culte qui les avait parfois pour ministres.

Mais celui qui considère le développement de la tradition romaine peut constater facilement une purification progressive de ce culte, au moyen de laquelle on passe de la conception du mort qui se dissout dans la force obscure et naturaliste des ancêtres à celle du mort comme “héros” comme ancêtre divin, créateur d’une hérédité surnaturelle que le rite familial renouvelle dans sa descendance. Varron déjà, assimilant les lares aux manes, les appelle “esprits divins” et “héros”. À partir de cette époque, l’assimilation aux héros du culte patricien grec devient toujours plus fréquente et ramène Rome, sous ce rapport également, au niveau des grandes traditions spirituelles de type indo-européen. Un Censorinus et un Plutarque nous parlent d’une dualité, d’un “génie” double, avec un aspect lumineux et un aspect obscur, jusqu’à ce que, dans des traditions trouvant leur débouché chez Plotin, le lare soit conçu comme l’âme de ceux qui se sont libérés au moment de la mort, devenant des esprits éternels. Alors que le lare était représenté, à l’origine, par le serpent, par l’animal ambigu de la terre humide, il prend ensuite des traits virils, il adopte la forme du pater familias en train de sacrifier au point de pouvoir être reporté à la signification “royale” déjà contenue dans le sens primordial du terme, lui-même : puisque lar équivaut au grec ànax, qui veut dire guide, chef ou prince.

Le sens profond de cette transformation apparaîtra clairement à tous, par rapport à la logique en fonction de laquelle les éléments étrangers, qui peuvent avoir facilité cette transformation, reviennent au second plan. C’est une vision essentiellement aristocratique qui prend forme ici. Le destin de ceux qui ne seront qu’ombres de l’Hadès est surmonté. Le mort reste uni aux vivants, non pas comme la simple énergie de la race, comme la “vie” d’un sang donné, mais comme quelque chose de transfiguré, comme un principe lumineux qui a pour corps la flamme éternelle rituellement allumée au centre de la demeure patricienne, et qui n’est pas une abstraction ou un souvenir pieux, mais bien une force, une force qui agit dans un sens de salut, de “fortune”, et de grandeur quand la descendance, à travers le rite, sait la conserver, la préserver et l’alimenter, et quand elle reste fidèle à sa tradition. Cette conception atteint sa forme la plus élevée dans le culte impérial. La relation se fait immédiate, vivants et morts vont former une unité héroïque, l’humain et le surhumain, les origines et le présent s’unissent. Le prince apparaît comme la manifestation de la force de l’ancêtre divin lui-même et de tous les morts d’une race qui a trouvé en celle-ci une vie éternelle ; tout comme lui-même la trouve lorsque, sous la forme symbolique de “l’aigle”, son âme, libérée par les flammes du bûcher de tout résidu matériel, prend son vol vers le libre ciel.

À suivre

jeudi 29 avril 2021

“COMME LE TEMPS PASSE”, LE ROMAN MYTHOLOGIQUE DE ROBERT BRASILLACH

 

René et Florence, les personnages principaux du roman, sont deux jeunes gens qui s’aiment. Aimer, pour eux, cela veut dire se tenir la main, se promener au bord de la mer et cela veut dire, aussi, contempler des îles lointaines, ces fatamorgana toutes miroitantes de souvenirs. Par leurs yeux nimbés de réminiscence, nous entrons presque à notre insu dans le royaume émerveillé de leur enfance qui est un peu la nôtre.

Il n’est pas rare que j’ouvre mon vieux livre d’une ancienne édition de poche à la faveur d’un trajet en métro, en bus ou dans une salle d’attente du cabinet dentaire et dans la vie moderne qui ressemble à une grande salle d’attente. Ces temps “morts” se remettent alors à regarder le ciel. Ils s’écrivent à nouveau au “présent éternel” !

Mais, comme tout ce qui touche de près ou de loin aux années trente, à la Collaboration, à Brasillach, la lecture de « Comme le temps » ne va pas vraiment de soi.

Pourtant, tout le monde en convient, y compris les professionnels de la détraction, “Comme le temps” reste une des œuvres les plus sensibles du XXe Siècle, une oeuvre qui n’a pas oublié le nom des fleurs. Une œuvre capable de hisser la vie humaine à hauteur de mythe. Nous passerions à côté d’elle en la réduisant à un épouvantail idéologique ou à une bannière de ralliement. Et en passant à côté d’elle, nous passons à côté d’une occasion de grandir.

Que l’Histoire officielle soit l’objet de récupération, cela est dans la nature des choses puisque celle-ci est toujours écrite par les vainqueurs. Une grande œuvre est écrite par le cœur et non par les vainqueurs. Il ne nous appartient pas, non plus, d’écrire l’histoire des vaincus pour “sauver” l’œuvre de Brasillach. Cette entreprise serait longue et risquée et je ne serais alors pas certain de croire davantage à l’histoire des vaincus qu’à l’histoire des vainqueurs. Quel que soit son bord, l’Histoire est un otage de la politique. Nous voulons simplement lire Brasillach en paix, c’est-à-dire en adressant un bras d’honneur à l’endroit de la récupération factieuse, à la censure, comme aux gnomes insidieux de l’autocensure.

Cela nous oblige à mettre l’Histoire de côté.

Rappelons tout de même que Brasillach a subi un procès au terme duquel il fut exécuté dans la fleur de l’âge pour fait de Collaboration. Tuer un poète, afin de prouver au monde entier sa détermination à lutter contre la barbarie nazie, il fallait y penser. Tuer un poète – étoile montante de la littérature française – au terme d’un procès bâclé, afin de rétablir la démocratie et l’Etat de droit, il fallait y penser aussi. “La mort de Brasillach a conduit ma vie”. C’est maître Isorni, l’avocat du condamné qui prononça cette phrase et en la prononçant, il a tout dit.

On pourrait cependant se dire, cela concerne l’homme, ses engagements politiques et non l’œuvre, si les choses se passaient comme nous aimerions qu’elles se passent. J’aimerais en effet que l’on cesse de prendre en otage – dans le sens du pour ou celui du contre – une œuvre romanesque et poétique si originale et féconde à des fins bassement idéologiques. Oui mais voilà, l’idéologisme en temps de paix, c’est comme la délation en temps de guerre, cela ne fait pas partie des grandeurs françaises ; cela fait partie des “passions tristes” au sens que Spinoza donne à ces termes.

On a beau dire que “Comme le temps” est un roman sensible, un dialogue avec les personnages qui sont ceux-là même de l’âme ; on a beau dire que c’est un bonheur inouï de lecture, lire Brasillach reste, 75 ans après le procès de son auteur, une activité “suspecte”.

Du coup, celui qui aurait l’idée saugrenue de réhabiliter l’œuvre de Brasillach serait suspecté de coucher avec ses idées ; afin de compenser son péché, il se verrait dans l’obligation de brûler le communiste Louis Aragon. Moi, je défends l’arc-en-ciel Brasillach comme je défends bec et ongle le continent Aragon, comme je défends la lecture des œuvres contre la logique des écrans, avec autant de force que je hais la société post-littéraire.

Ouvrir un beau livre c’est ouvrir un arc-en-ciel dans la monochromie de notre époque. Et tant pis si évoquer Brasillach ou Aragon dans un article ou dans une causerie entre amis, c’est s’exposer à des remarques, à des procès d’intentions logés entre les sourcils. Prononcer ces noms, c’est aussi montrer que les termites de la réduction et de l’amalgame n’ont pas totalement grignoté entièrement notre indépendance.

Laissons ces “termites de la réduction qui rongent la vie humaine depuis toujours” (Kundera) a leur périmètre véritable : les faux plafonds de la critique universitaire ; à leurs réseaux : les médias mainstream et surtout à leurs tuniques de Nessus : le politiquement correct et ses déclinaisons infinies (l’historiquement, le moralement correct, etc.).

L’idée qu’une œuvre et son auteur puisse être séparés, provient, je crois bien, de Marcel Proust. C’est l’exemple type d’une fausse bonne idée, une de ses idées qui prévaut dans les salons bourgeois où l’on n’a rien d’autre à faire que phosphorer sur les madeleines trempées dans la tisane. Par temps de paix, cet axiome peut à la rigueur fonctionner. Par temps de guerre, elle ne marche pas. Et comme nous sommes en guerre – celle que livre l’économie à la politique, le pays légal au pays réel, celle que livrent les mondialistes aux patriotes – cela ne marche pas. Par temps de guerre, dans un pays occupé, on prend des risques. On ne trahit pas ses amis, ni leur mémoire. On défend Brasillach comme le fit Maurice Bardèche au risque de la marginalisation et de l’opprobre.

Et puis, voyons aussi les choses autrement, en attendant la trêve des confiseurs, la rareté des livres de Brasillach sur les étagères des libraires c’est la rareté même de l’or.

Une question demeure, essentielle : Pourquoi lire Brasillach peut changer la vie? Pas la vie en général, mais votre vie à vous, irradiée par la lecture de son roman.

A mon avis, cette question ne peut avoir de réponse qu’intérieure. Lire “Comme le temps”, c’est porter un coquillage à son oreille tout résonnant des bruits de la mer de la baie d’Alcudia…

Tout se passe en effet comme si le lecteur qui regarde le monde par les yeux de René et/ou de Florence (les Adam et Eve du roman) accédait au double regard platonicien. Il perçoit alors, pour reprendre les termes si justes de Luc-Olivier d’Algange, “le matin profond de sa mémoire”. Sans le savoir alors, il se relie à la “cadena aurea”, la chaîne d’or fréquentielle des chercheurs d’âme. Oui, “Comme le Temps” parle de l’âme et parle à l’âme. Et c’est là l’essentiel.

Parler à l’âme, cela veut dire encore hisser la vie à hauteur de mythe. Pas n’importe quel mythe, celui qui préexiste à notre naissance et que nous sommes sensé décrypter pendant notre passage sur terre. Notre mission de vie, en somme ou, si l’on préfère, son équation personnelle.

En un mot, “Comme le temps passe”, c’est l’œuvre de la “réminiscence” des choses qui restent enfouies en nous, l’enfance, le premier bisou sur la bouche, le premier poème. Pour se faire, on peut dire que Brasillach emploie un temps qui n’est ni le passé ni le présent mais le “présent éternel”.

“Comme le temps” n’est pas ce genre de livre qu’on lit avec un crayon à la main. Personnellement, je l’ouvre en y cueillant une phrase au hasard selon la technique de l’oracle, avec de belles et surprenantes rencontres à la clé : les personnages de fiction, Florence, René ou la “majestueuse” tente Espérance et aussi avec des personnes réelles. Anne Brassié, la biographe de Robert Brasillach que je rencontrais alors que je tenais justement le livre à la main – autant de synchronicités qui laissent à penser que les rencontres terrestres ne font peut être que prolonger des rendez-vous déjà fixés ailleurs par les âmes.

En ouvrant mon livre de poche, il arrive aussi que la lecture rende phosphorantes les roches narratives, lesquelles roches éclairent les voies anciennes de l’enfance. Ravivés comme de vieilles braises sous la cendre, les souvenirs du cœur se remettent à miroiter, image pour dire cet autre temps que le passé ou le présent de l’indicatif, un temps inédit, celui des choses de l’âme, que l’on pourrait appeler le “passé-présent” ou le “présent éternel” de la réminiscence.

En ouvrant “Comme le temps”, j’ai notamment revu mes vacances au bord de la Méditerranée, au bout du cap d’Agde… La chienne Nita s’amuse avec les vagues, tandis que le tuba de plongée de mon père sillonne l’onde comme la nageoire d’un requin. Ma mère, qui ne sait pas nager, me surveille depuis la grève. J’étais un enfant rêveur, dans le brouillon de ses 9 ou 10 ans. Dans l’immeuble ouvrier tout juste brut de décoffrage, il y avait cette fille de l’étage du dessus qui se penchait à la fenêtre. Elle était brune comme le soir. Je crois qu’elle était espagnole mais je n’en suis pas certain ; c’était ma Florence à moi ! Pour elle, je ramassais de jolis coquillages !

Je la revis l’été suivant, mais pas l’été qui a suivi. Je ne l’ai cependant pas oublié. Elle est, comme l’écrit si joliment Brasillach (à l’endroit de la Tante Espérance) “remontée de la banalité courante à un empyrée de mythologie”. Bien des années plus tard, pourtant, j’ai revu mon amour d’enfance. Oh ! non pas la fille en chair et en os mais son image ! On projetait en effet le beau film “Summer of 42” de Robert Mulligan dans le cinéma d’Art et d’Essai. J’ai bien cru que Dorothee, l’héroïne du film, et Florence, l’héroïne de “Comme le temps” étaient une seule et même figure en tant qu’elles résonnent toutes deux avec le même archétype féminin. Un même “halo” de souvenir entourait ces deux femmes (Dorothee et Florence) auquel s’ajoute le souvenir de ma voisine de l’immeuble.

“Comme le temps” serait donc le roman du “halo autour des choses”.

“Dans la vie de chacun, il y a un amour d’été”. La bande annonce du film de Mulligan ne dit pas autre chose : “In everyone ‘s life there is a summer 42”. Mais prend-on conscience que ce premier amour fait aussi écho – comme par analogie symbolique – au paradis perdu ? À ce mythe auroral de l’âge d’or qui est au fond de tout peuple ?

A mon sens, le livre de Brasillach n’est pas étranger à ce mystère. Florence et René, sont aussi les représentants romanesques d’Adam et Eve. Les lieux mythologiques de l’enfance de chacun sont peut-être aussi un équivalent symbolique du paradis perdu qui vit au cœur de tous les peuples. L’enfance, matin de l’existence, équivaut ici à cet âge d’or de l’humanité qui brille dans nos anciens mythes.

Le roman est une équation de beauté de cette relation archétypale à travers ses personnages dont la biographie «Brasillach, encore un instant de bonheur» retrace la généalogie dans la vie de l’auteur. Il sera un jour possible d’établir une psychanalyse de l’auteur (notamment son rapport aux femmes) à partir de ces précieuses données biographiques glanées par Anne Brassié. Mais “Comme le temps” est d’abord et avant tout une boite à souvenirs qui, une fois ouverte, dégage le “halo” mystérieux de la nostalgie face au temps qui passe.

Ce halo mystérieux – que refuse obstinément notre époque – est essentiel à la vie véritable.

C’est ce halo qui fait que certains évènements de notre banalité courante se hissent à hauteur de “mythe”. Brasillach emploie l’expression de “mythologie personnelle”. Une vie sans “halo autour des choses” est une vie sans résonnance, réduite à une sorte de bilan de santé ou un CDD sur terre.

Autrement dit, l’équation libérale, c’est le mythe moins la magie de la vie, moins l’inattendu, moins l’Espérance, moins, moins, moins… bref, c’est l’avènement du consommateur-producteur, de Pinocchio, la marionnette articulée, bref, l’avènement de l’homme inutilement né” (Aragon).

Nous y sommes.

Le halo étoilé est le seul antidote véritablement efficace à opposer à l’ “utilitarisme” triomphant des vainqueurs de 1945. Le libéralisme ne retient des mondes qu’un monde, de ce monde unique, il ne connaît que l’individu et l’économie et cette idée absolue que “l’économie pourrait résoudre l’essentiel de nos problèmes” (Alain de Benoist).

Avec le recul du temps, on se rend compte que le procès de Brasillach, c’est aussi le procès de ce halo autour des choses, de la poésie de la vie, le procès de la “collaboration” avec l’enfance.

Tuer un poète, ce n’est pas très difficile et cela rend possible toutes les lâchetés et les renoncements futurs. Cela rend possible la surexploitation des sols, les surdoses de sulfate et les poulets aux hormones. Il fallait tuer Brasillach pour que les multinationales remportent définitivement la seconde guerre mondiale et pour que les peuples la perdent.

Sa “mythologie personnelle”, cela veut dire se remettre à l’écoute de la vie véritable.

“Comme le temps” est le contraire même de “ces romans réalistes sans rivage” que fustigeait justement Aragon. Roman matinal, auroral, énigmatique ou autre chose qu’un roman, telle est la question ? Pour moi, on peut mettre “Comme le temps” dans la catégorie du roman mais alors quelque chose ne va pas. C’est comme de belles chaussures avec une pointure de moins que votre taille. Cela n’est pas très confortable.

Connaissez-vous beaucoup de romans avec pour incipit “Au commencement, il y eut le paradis terrestre” ? Avec Adam et Eve invoqués dans la préface ? Avec deux personnages, Florence et René, qui en sont le reflet ? Un roman dont les lumineux accidents narratifs invite à découvrir sa “mythologie personnelle” ? Moi, je n’en connais qu’un et c’est “Comme le temps passe”.

Dès les premières lignes, augurales, on découvre que les personnages sont très peu personnifiés (on ne connaît pas leur nom de famille), nous pouvons donc voir par leurs yeux. La trame narrative du roman conduit moins à “définir” une “histoire” romanesque qu’à “infinir” sa propre vie.

Infinir sa propre vie, en explorer les couches, les ciels, en percer l’intime secret, rien que cela ! En d’autres termes, ce roman vise à nous faire entendre notre “légende narrative”, ce récit, voire ce récital qui nous précède et dont chacun est tributaire, sans que nous en soyons pleinement conscient. Ce roman tient de l’Aletheia grecque de ce que nous sommes mythiquement parlant, découverte aussi essentielle à la vie que l’oxygène que nous respirons.

Je parle avec le cœur, sans faux semblants idéologiques, sans le recours à ce métalangage universitaire ronronnant et velléitaire. Même si cette liberté de ton a un prix, même si elle me coûte peut être les fatwas des spécialistes aigris et des maîtres censeurs. Mais qu’importe ! Je persiste et signe : j’affirme que “Comme le temps” n’est pas à proprement parlé un “roman”.

Si “Comme le temps”, œuvre hiéroglyphique de l’enfance, est “autre chose” qu’un roman, alors qu’est-il exactement ?

Il y a tout d’abord un ton onirique général qui entoure le texte. Tel Ulysse conduit par les Phéaciens, le lecteur se retrouve sur son île d’Ithaque, un beau matin. “Comme le temps” nous conduit sur les rivages de notre enfance rêvé et de nos premiers amours. Bien qu’onirique, le décor du roman est ancré (et encré) par un espace circonstancié et non dans les brumes surréalistes. La côte catalane, les îles Baléares sont tout-à-fait repérables sur une carte.

Même si le texte de Brasillach nous entraîne dans une vision onirique, elle est cette part de rêve éveillé et éveilleur qui prolonge le réel et non l’onirisme des sommeils insondables.

Nous apprenons par exemple que le métier de René est vendeur d’automobiles, activité on ne peut plus concrète. Nous apprenons que les parents de René et de Florence ont disparu dans un accident ferroviaire. Cela aussi, voyez-vous, c’est concret comme une pierre.

La scène de la promenade en auto dans le Morvan est aussi révélatrice de l’univers du narrateur à la fois réaliste et magique. Il décrit en effet avec bonheur comment l’automobile brinquebalante de René tombe en panne, scène joyeuse et cocasse qui est prétexte à un autre souvenir, lui-même occasion de rigolade. Florence se revoit enfant avec René sur le dos d’une ânesse qui s’arrête subitement sur le chemin de Pollensa. Impossible de repartir même en tirant sur l’attelage de l’animal bourru et entêté!

Que dire sur l’ânesse de Florence ? Sinon quelle est premièrement l’objet de la réminiscence de Florence et beaucoup plus encore…

Les traces du conte dans le roman : ces animaux dont il ne manque que la parole.

Le souvenir d’une ânesse alors que l’on vient de tomber en panne sur le bord de la route, cela ne veut pas dire grand chose. Et cela veut dire beaucoup si l’on en croit les anthropologues du monde animal. Pour ces derniers, une société peut se définir métaphoriquement par le traitement qu’elle réserve à ses animaux ; en d’autres termes, la représentation qu’une société se fait de ses animaux devient son propre miroir. Et les romans sont aussi des sortes de sociétés de personnages.

Essayons de relire la scène de la panne à l’aune de cet axiome. Le templum augural de cette scène, il nous dit quoi ? Il nous révèle quoi de l’univers de Brasillach ? L’auteur fait de cette ânesse un “personnage mythologique” qui joue un rôle dans l’enfance de Florence. L’auteur nous précise par ailleurs que l’ânesse marche au rythme du “pas ecclésiastique”. On voit que l’auteur emploie un adjectif relevant du champ lexical chrétien.

L’auteur campe avec cette ânesse un personnage nimbé de référence chrétienne, dont il ne manque, au fond, que la parole. Il est rare que les animaux des romans jouent le premier rôle. Ils sont à la rigueur des éléments du décor romanesque mais rarement les acteurs centraux du récit. Le roman moderne c’est la naissance de l’individu, du quidam qui déploie sa volonté de puissance. L’animal y est réduit à la domesticité. Il en va tout autrement des contes de Grimm, qui firent la joie de ma jeunesse. Je me souviens de ces scènes où les animaux parlent “pour de vrai”. Dans ces contes, les grenouilles parlent aux princes ; les oiseaux élisent leur roi et racontent des histoires. Dans les contes de fée, les animaux ont la parole.

Avec ses animaux “mythiques” mais qui ne parlent pas, “Comme le temps” est donc à la fois “plus” qu’un roman, mais “moins” qu’un conte. Je dis “moins” car il serait sans doute excessif de le qualifier de conte de fée. La rupture avec le conte est clairement consumée.

Notons aussi que les premières pages du “roman” décrivent tout un bestiaire. Trois ou quatre poules (“dont l’une vécu très vieille et boitait”), une demi-douzaine de chats, un chien et un flamant rose “qui fait partie de la mythologie personnelle” des enfants. Elles décrivent aussi une maison, des jeux qui trainent sur le sol et surtout un jardin “où il semblait que toute l’existence devait s’écouler”. On apprend aussi que les animaux de cette arche “suivent les enfants” lorsqu’ils empruntent le chemin menant à la mer.

Chez Brasillach, les animaux suivent donc les enfants qui sont les petits rois du jardin. Dans le conte de fée, c’est généralement les humains, encore sensibles aux monde des présages, qui suivent les “animaux guides”. Messagers, les animaux sont aussi des acteurs, des “persona” au sens grec du terme à part entière puisqu’ils parlent.

Brasillach précise lui-même qu'”un jour les animaux parlaient” ce qui indique qu’ils ne parlent désormais plus. Un flamant “perché sur ses pattes” fait cependant partie de la mythologie personnelle “des enfants”, comme l’ânesse de Florence, même s’ils ne parlent pas à la première personne comme dans les contes de fée et autres dessins animés. D’ailleurs le narrateur n’est même pas certain que le flamant soit vraiment un flamant mais pourrait bien être, en réalité, un “héron”.

Bref, il ne manque aux bêtes que Brasillach décrit dans son roman que la parole pour faire de “Comme le temps” un conte à part entière.

L’ânesse est un animal bourru ! Elle supporte mal l’attelage que Florence essaie de lui fixer sur le dos. Elle refuse subitement d’avancer, et a même semble-t-il, fait tomber d’un coup de patte le marque-page que j’avais placé dans mon livre de poche !

Et ne le racontez à personne, mais cela fait trois jours que je recherche en vain l’ânesse de Florence !

Trois jours que l’ânesse se joue de moi ! C’est dire la magie de “Comme le temps passe” qui est tout autre chose qu’un roman sans rivage, sans d’ailleurs être un roman ou un conte de fée.

Ni roman, ni conte, qu’est donc “Comme le temps ?” A mon avis, ce beau texte relève peut être d’un genre narratif situé “quelque part” entre le roman et le conte et nous pourrions le qualifier de “roman mythologique” – en tout cas cet espace narratif un peu magique où l’ânesse de Florence attend le lecteur pour une promenade à travers l’enfance…

Frédéric Andreu-Véricel

contact : fredericandreu@yahoo.fr

https://www.medias-presse.info/comme-le-temps-passe-le-roman-mythologique-de-robert-brasillach/139890/

Le Maréchal Pétain a initié la Résistance - Adrien Abauzit (2/2) (Meta TV)

La vision romaine du sacré 2/4

  

II — La conception romaine du “rite”

Là où le divin n’est pas conçu comme une personne, mais comme une force, le culte ne peut être qu’action. La religion originelle des Romains ne fut pas une religion du sentiment ou de la spéculation, mais bien une religion d’action pure. À la conception du dieu comme numen correspondait la conception du culte comme rite.

Rappelons-nous le monde tel qu’il est conçu par les sciences naturelles modernes. Il se compose d’énergies qui produisent des phénomènes déterminés selon des rapports nécessaires de cause et d’effet. Les opinions ou les sentiments n’ont aucune influence sur ce déterminisme. Personne n’adressera une prière au glacier afin que, bienveillant, il devienne eau, et personne ne pensera qu’un processus d’intoxication suivra tel cours plutôt que tel autre, ou que la foudre produira tel effet plutôt que tel autre selon les différentes opinions philosophiques ou selon les différentes données morales ou religieuses des individus particuliers. Face aux phénomènes naturels, l’homme n’a pas d’autre possibilité que celle d’intervenir lui-même comme cause objective, supra-sentimentale et supra-morale, de phénomènes. C’est ce qu’a fait l’homme moderne en créant la technique, c’est-à-dire des déterminismes qui interviennent efficacement dans la trame des forces de la nature et qui les dirigent selon la volonté humaine.

Or, ce qu’est aujourd’hui la technique dans le monde de la matière, le rite l’était dans le monde de l’esprit, dans le monde du “sacré”, une fois qu’il fut conçu tel que le Romain, originellement, le conçut : impersonnellement, non pas comme “âme”, mais comme un ensemble articulé de forces objectives suprasensibles. Bien foin d’être formalisme creux, cérémonie aride et abstraite privée d’“intimité religieuse”, le rite valait, dans le cadre d’une humanité ancienne — dans le cycle de laquelle rentre le peuple romain — comme quelque chose d’infiniment supérieur à n’importe quelle “intimité religieuse” : il valait comme une arme objective, surnaturellement efficace, apte à agir sur le plan dont on pensait que dépendait invisiblement tout ce qui est réalité extérieure conditionnée : naturelle et historique, individuelle et collective.

Le rite accompagnait d’ailleurs chaque aspect de la vie romaine. La plus ancienne forme de religion romaine se rattache aux indigitamentaIndigitare signifie invoquer. Les indigitamenta étaient un traité où avaient été fixés les noms des différents Dieux et les occasions dans lesquelles ils pouvaient être invoqués efficacement, selon leur nature propre et les occasions où ils pouvaient intervenir. Ces noms étaient donc nomina agentis, c’est-à-dire qu’ils n’avaient pas une origine mythologique, mais pratique. Ils renfermaient aussi des relations mystérieuses, qui reprenaient l’antique conception selon laquelle le nom contient, dans une certaine mesure, la puissance, l’âme de la chose nommée ou évoquée. Caractéristique est la formule romaine qui accompagnait toujours le rite : « J’écoute ce que je suis en train de nommer ». Elle contient toute la conscience profonde de l’acte, sa responsabilité, la participation à son moment fatidique, qui sera commandement pour l’invisible.

Non pas un système de prières ou de dogmes, donc, mais un système d’invocations. Ces invocations n’avaient pas de sens de dispositions d’une âme dévote tournée vers un Dieu personnel, mais celui de parties d’une action bien déterminée qui, en général, était le rite, et avec laquelle commençait et prenait fin le rapport du Romain avec le sacré. Le terme “religion”, avant tout, définissait donc pour le Romain un rapport d’action avec la divinité. La “religion” romaine « n’eut jamais un contenu théorique, éthique ou métaphysique, ne posséda jamais, et ne voulut pas posséder un ensemble de doctrines sur Dieu, le monde ou l’homme : elle s’épuisait dans le rite. Hors du rite il n’y avait pas de religion, bonne ou mauvaise, vraie ou fausse. Accomplir exactement le rite veut dire être religieux. Celui qui fausse le rite sort des limites de la religion, quand bien même son intention se trouve être pleine et sincère, et tombe dans la superstition » (Macchioro).

Par conséquent, dès les origines, le rite romain apparaît fixé avec un soin méticuleux. La formation du rite vrai, c’est-à-dire efficace, adéquat, déterminant, constitue le centre d’intérêt de la religion romaine. Ainsi se forme un jus sacrum, c’est-à-dire un " rite traditionnel fixe, qui coïncidait avec la religion et qui, en tant que lei, ne pouvait être changé en aucun détail sans que fût détruit le rapport avec le dieu, rapport compris dans l’exécution même du rite. La plus petite infraction au jus sacrum, même par inattention, créait un piaculum, avec pour conséquence le fait que toute la cérémonie devait être répétée. Si le coupable du piaculum avait commis l’erreur volontairement, alors son rapport avec la divinité était brisé pour toujours et il se retrouvait hors du jus sacrum, impius et sujet à la punition divine ; si le piaculum était involontaire, alors le rapport se rétablissait par un sacrifice expiatoire.

Mais même au sujet de cette “punition divine” et de cette “expiation”, il faut s’entendre. Dans l’ancienne conception rituelle romaine, il n’est question ni de péché ni de repentir. Dans un laboratoire, on peut avoir faussé une expérience par inadvertance ou par imprudence. Il faut alors la répéter, si l’on ne veut pas avoir à subir les conséquences de l’erreur, qu’un détail minuscule peut suffire à provoquer. C’est exactement ce que l’on doit penser pour l’action rituelle également. Quand l’ancienne tradition romaine parle d’une personne “foudroyée”, pour avoir altéré le rite d’un sacrifice, on ne doit voir dans ce “châtiment divin” rien d’autre que l’effet fatal et impersonnel de forces évoquées et mal dirigées. Quant à l’expiation ou au sacrifice expiatoire, il n’a pas le sens d’un acte moral de contrition, mais celui, sommes-nous tenté de dire, d’une opération objective de désintoxication et de réintégration à l’égard de celui qui a inconsidérément ouvert la voie à des forces polarisées en un sens négatif, et propres à diminuer la faculté objective d’“invoquer” dans la personne du coupable.

Dans le rite, dans la tradition du rite, inflexible et totalement déterminée, comme tradition d’action transcendante, se trouve centrée non seulement la vie romaine, mais aussi la grandeur romaine. Valère Maxime (1, 1, 8) rapporte que les Romains attribuaient leur fortune au caractère scrupuleux de leur rituel. Après la bataille de Trasymène, Fabius — selon Livius (XVII, 9) — dit aux soldats : « Votre faute est plus d’avoir négligé les sacrifices que d’avoir manqué de courage ou d’habileté ». Plutarque rapporte que, dans les moments terribles de la guerre des Gaules, les Romains « estimèrent de plus grande importance pour le salut de la ville que les consuls pratiquassent les choses divines, plutôt que de vaincre l’ennemi » (Vie de Marcellus, 4). Comme un dernier écho, Julien Empereur (Contre Héraclius le Cynique, 222c) n’hésite pas à dire qu’il ne saurait opposer à la connaissance rituelle des “Dieux” « même pas la domination de tous les pays barbares mis ensemble avec les pays romains ».

Macchioro écrit : « Cet attachement héroïque au rite, cette foi aveugle dans l’action ne sont pas dénués de grandeur. Quelque chose de très grand se cache sous ce ritualisme pesant et sombre : la fidélité, la certitude que celui qui observe la tradition est dans le vrai ». Si l’on a compris ce que nous avons exposé jusqu’ici, chacun verra le caractère unilatéral de ce jugement. Au lieu d’un ritualisme “pesant et sombre”, c’est d’un ritualisme “limpide et fort” que l’on peut parler, là où dans le monde spirituel, qui sera obscurci ensuite par les nuages des sentimentalismes dévots et des mysticismes, régnait la même et claire loi d’action que celle qui existe dans le monde de la technique. On ne peut pas parler d’attachement héroïque, synonyme de fidélité traditionaliste aveugle, là où la tradition, comme jus sacrum, a la valeur d’un système objectif, impersonnel, basé sur des rapports expérimentaux : système en fonction duquel chercher du neuf ou du “personnel” avait aussi peu de sens qu’en aurait le fait d’en chercher dans les lois que l’on présuppose aujourd’hui pour produire une action quelconque dans le domaine de la matière et de l’énergie. Enfin, si l’on garde présent à l’esprit cette comparaison, de même qu’il est évident que la bonne intention ne suffit pas quand, par défaut de science et d’exactitude, on s’est trompé en mettant en marche un mécanisme —, de même il est évident que c’était, non pas le fait de “croire” mais l’accomplissement du rite qui était nécessaire, et que c’était l’exactitude dans le rite qui représentait pour le Romain le point fondamental. Tout ceci se tient dans une atmosphère de clarté. Mais s’opposent, de façon tenace, à la compréhension de cette clarté, l’esprit irréaliste des modernes, leur humanisme et leur psychologisme, leur superstition, qui font que la spiritualité n’est pas réalité, mais “intériorité”, “intention”, “foi”.

Ceci amène à un deuxième aspect de l’antithèse déjà mentionnée dans notre article précédent, lorsque nous avons relevé l’absence, chez le Romain, de toute trace de dualisme religieux. La religion s’identifiant au rite nu et le sacerdote ou patricien sacral au seigneur du rite, on découvre au centre de la vision romaine du sacré l’idéal que nous avons déjà défini comme “virilité transcendante” et qui n’est rattaché par rien à tout ce qui est humilité, prière ou crainte de Dieu. Macchioro parle d’une conception complètement magique de la religion romaine : “magique, donc antireligieuse”. « L’action magique — dit-il justement - se distingue de l’action religieuse en ceci que celle-ci implore l’intervention divine, tandis que celle-là l’exige ; l’action magique oblige le dieu à servir la volonté humaine, et le dieu ne peut pas se soustraire à son pouvoir ». Ayant établi les “rites vrais”, le Romain pensait que lorsqu’ils avaient été exécutés parfaitement, le dieu pouvait aussi peu se soustraire au but proposé qu’une substance chimique à une transformation donnée, une fois que toutes les conditions nécessaires ont été réunies par l’opérateur. En ce sens, on peut dire, avec Macchioro, que la vision romaine du sacré est “magique” bien que les Romains condamnassent les mages et les sorciers et bien qu’ils eussent nourri, pour les haruspices étrusques, une méfiance mal dissimulée. Et l’on peut aussi reconnaître, avec le même auteur, une affinité formelle avec des attitudes propres aux populations dites sauvages. Mais ici aussi, il importe de bien se comprendre.

Tout d’abord, si l’on parle de “magie” l’esprit ne doit être porté à rien de ce que l’on pense à ce sujet aujourd’hui — à cause de préjugés ou face à des falsifications ridicules —, et même pas au sens particulier de ce mot lorsqu’on le rapporte à une science expérimentale antique d’un type pas très élevé. La “magie” doit ici servir à désigner une attitude spirituelle qui, par rapport à l’attitude “religieuse” (au sens courant du terme), se trouve dans le même rapport que le masculin et le féminin, le “solaire” et le “lunaire”. “Mage” — selon l’heureuse expression de Keyserling — est celui qui n’a pas besoin de se prosterner et de prier : mage est celui qui est et qui peut.

À suivre

Le Maréchal Pétain a initié la Résistance - Adrien Abauzit (1/2) (Meta TV)

La vision romaine du sacré 1/4

  

Il y a cinq ans parut aux éditions Principato un livre de Vittorio Macchioro, intitulé Roma capta : Saggio intorno alla religione romana (1929) ; livre important, par le sérieux de la documentation, par sa limpidité cristalline, par son sens aigu de la tragédie subie par l’ancienne religion romaine. Faut-il le dire ? Ce livre — d’un italien — n’a même pas suscité de réaction. Une œuvre fondamentale, celle de BachofenDie Sage von Tanaquil (1870), a aussi, en son temps, comme eau sur roche lisse, et on peut en dire autant de l’ouvrage d’une élévation moindre, mais important lui aussi, de Piganiol : Essai sur les origines de Rome (1917). Que Macchioro, aussi bien Piganiol et Bachofen, ne soient pas des dilettantes mais des spécialistes comme les autres, n’a pas servi à grand-chose : la pensée académique n’entend pas être dérangée et possède des ornières bien faites pour “démythologiser” et massacrer l’ancienne religion des Romains.

Disons tout de suite que nous nous écartons de nombreuses interprétations de Macchioro. Il manque à Macchioro — comme à la plupart de nos contemporains — ces points de référence transcendants d’ordre doctrinal qui, seuls, permettent de comprendre l’essence positive de ce qui peut se rapporter à un type pré-moderne et “supra-religieux” de spiritualité. Toutefois, il a su, comme bien peu d’autres, préparer une matière qui peut nous conduire — sous réserve d’une intégration adéquate — jusqu’au cœur de la vision primordiale du sacré propre aux Romains, c’est-à-dire à ce que le Romain connut essentiellement comme “religion” avant que des influences étrangères ne vinssent altérer ses traditions. En fonction du but que cet écrit, et ceux qui feront suite, se proposent, nous pouvons donc prendre comme base et point de départ les recherches de Macchioro, ainsi que pour la raison suivante : parce que le lecteur intéressé a donc un ouvrage italien clair et disponible partout auquel il pourra se reporter chaque fois qu’il voudra approfondir pour son compte ce que nous ne pouvons indiquer, ici, que dans ses signes les plus générales.

Rien n’aide mieux à la compréhension que d’exposer à travers des oppositions. Que signifie aujourd’hui la “religion” au sens large ? Elle signifie croyance en un Dieu personnel, parfois solitaire dans les cieux, avec des attributs de créateur à partir du néant, parfois entouré d’êtres spirituels, anges ou saints, également personnifiés. Ces êtres, et Dieu lui-même, entretiennent avec les hommes des rapports essentiellement moraux : rapports d’amour, de providence, de grâce, ou bien de châtiment. Quant à l’homme, la foi est le pivot de sa vie religieuse. Tout de suite après la foi vient la crainte de Dieu, l’humilité, l’abandon aimant de la personnalité propre. Dans la mesure où l’homme est conçu comme un être irrémédiablement contaminé par le péché originel, d’autres éléments définissent la religiosité : le repentir et la croyance dans l’intervention objective, historique, d’une force rédemptrice absolument irréductible à celle de la “créature”, comme condition indispensable afin que l’homme puisse participer d’un salut quelconque.

Tels sont les traits, schématisés à l’extrême, de ce que la civilisation occidentale conçoit comme religion. Et puisque la civilisation occidentale estime être non pas une civilisation, mais la civilisation par excellence, de même cette conception, qui correspond à cette civilisation, est généralement considérée non pas comme une religion, mais comme la religion par excellence, la “vraie” religion.

Or, si nous nous reportons à la religion romaine, nous trouvons l’opposition la plus nette et la plus complète que l’on puisse imaginer par rapport à la conception du sacré mentionnée plus haut. Il s’agit de deux mondes, chacun étant fermé sur lui-même, et tels, donc, que le passage de l’un à l’autre ne peut survenir que par fracture, altération, substitution. Nous entendons nous référer, naturellement, à la religion primordiale des Romains, à cette religion traditionnelle, innée, enracinée dans les origines mêmes des fondateurs de la ville sacrée.

Premier point. La personnification du divin, la conception du divin sous forme d’images est totalement absente de la religion romaine ancienne. Le Romain avait une aversion fondamentale pour le fait de penser et de représenter fantastiquement. D’où, dans le domaine profane, une des raisons du mépris dans lequel l’artiste était tenu par les Romains anciens, leur orgueil originel d’avoir en propre un tout autre idéal que celui de sculpter le marbre ou d’en tirer des images. D’où dans le domaine sacré, l’absence, dans la Rome des origines, d’une mythologie du type de celle qu’on appelle “grecque”, mais qu’il vaudrait mieux appeler de la décadence hellénique. Le Romain connaissait encore moins les Dieux comme des abstractions philosophiques, des concepts théologiques, des hypothèses spéculatives. La pensée, prise en ce sens, trouvait aussi peu de place que l’art dans la réalité romaine : elle fut une importation grecque équivalant — selon l’expression efficace de Mussolini — à une “importation microbienne”.

Le Romain ne concevait pas le divin comme “pensée”, ni comme images mythologiques, ni comme des points d’appui personnifiés pour la “foi”. Le Romain concevait le divin comme action pure. Plus que celle du deus, chez le Romain était vive la sensation du numen : et le numen est la divinité qui n’est pas une personne, mais puissance, activité, force originelle capable de se manifester : c’est l’être dont l’action positive intéresse et non pas sa représentation par l’homme (le Romain antique avait tout au plus un objet symbolique pour représenter les numina : par ex. la lance, ou le feu, ou le bouclier, etc.). La position typique de la conception moderne de la religion, à savoir le dualisme, l’homme-créature face au Créateur ou au Sauveur, fait donc défaut. Servius nous met face au point central de la vision romaine du sacré quand il dit, dans son commentaire de l’Énéide (III, 456) que les anciens Romains, les majores, situaient toute la religion, non pas dans la foi, mais dans l’expérience : majores enim expugonando religionem, totum in experientia collocabunt. À quoi il suffit d’ajouter le témoignage de Lactance (Institutions divines, IV, 3), qui nous informe que la religion romaine n’a pas pour but de rechercher la “vérité”, mais seulement de connaître le rite : nec habet inquisitionem aliquam veritatis, sed tantummodo ritum colendi.

Il s’agit maintenant de comprendre tout cela en profondeur. La prémisse est de caractère métaphysique. Un monde invisible existe, racine et cause du monde visible. Rien n’existe ici-bas — dans la nature comme dans l’histoire, dans la réalité extérieure comme dans le corps, dans les instincts, pensées et sentiments des hommes — qui n’ait pour contrepartie, à sa racine la plus profonde, un numen. Toute cause visible n’est que cause apparente, les fils ultimes de la trame renvoient à un au-delà, qui n’est pas imaginaire, mais concret, qui n’est pas situé par-delà les espaces célestes, mais qui se trouve dans ce monde même, et qui, comme tel, apparaîtrait à quiconque serait capable  d’une perception plus directe que celle des sens animaux.

Admettre ou non cette prémisse est le point décisif pour toute considération des formes antiques de culte, de mythologie, de théologie. Celui qui ne l’admet pas s’en tire par cette explication, bonne à tout propos : divinisation superstitieuse des forces de la nature, conceptions imaginaires et populaires étalées sur la réalité matérielle encore inconnue comme “ce qui est vraiment”. Au contraire, celui qui l’admet est introduit dans un monde d’évidences nouvelles. La capacité — atrophiée chez la plupart des modernes, conservée par l’homme antique dans une mesure d’autant plus grande qu’on remonte plus loin dans le temps — de percevoir la contrepartie spirituelle, l’aspect numineux des phénomènes et des énergies (énergies au sens psychique) est la base de la compréhension des anciennes religions et, en premier lieu, de la religion romaine.

Nous avons dit “percevoir”. Servius écrit : experientia. Dans cette perception, la “foi” — c’est évident — n’entre pas. Quand une expérience existe, il est naturel que l’on n’ait pas besoin de recourir à la faculté de croire. Il faut toutefois distinguer une perception directe et une perception indirecte. La perception indirecte est la perception au moyen d’un symbole, d’une image ou d’une personnification. Une personne qui dort ne saisit pas directement un stimulus physique tel qu’un bruit, par exemple : on dramatise le bruit dans une image onirique correspondante. Le même stimulus, s’il atteignait en même temps différents dormeurs, produirait autant d’images du même genre. Ces images ne sont pas arbitraires. Elles sont bien imaginaires, mais l’imagination a servi, ici, à traduire à sa façon quelque chose de réel, et la différence entre les diverses images du rêve n’est qu’apparente, une fois qu’on les a reconduites à leur cause objective. Il faut penser à la même chose, précisément, pour la dite “imagination mythologique” des Anciens. Elle n’est pas poésie, ni superstition, ni arbitraire. Elle correspond à une forme indirecte, par images, d’aperception de la réalité, non pas comme extériorité, mais, plus profondément, comme force, comme numen.

Mais cette forme imaginative, mythologique, de perception suprasensible, on ne peut que la considérer inférieure par rapport à celle où l’expérience peut être directe, par rapport à la perception absolue, c’est-à-dire sans formes ou images : muette, essentielle. Nous avons alors une conception du sacré aussi bien antérieure que supérieure à la conception “mythologique”, et que. l’on retrouve effectivement dans les plus anciens cycles de civilisation : et telle est aussi la conception romaine. Ce qui semblerait donc aux uns infériorité, incapacité imaginative, abstractisme religieux, idolâtrie dépersonnalisée de sauvages, nomenclature vide d’intimité religieuse — voici donc que cela se révèle à nous comme un signe de supériorité et dans la lumière sans équivoque d’un réalisme transcendant et essentiel : cohérente contrepartie sacrale de ce réalisme, de ce mépris de l’inessentiel, du superflu, du sentimental qui fut toujours le mot d’ordre romain sur les plans éthique, politique et social. Dans le mépris romain pour les esthètes et les philosophes se cachait la conscience d’un ethos supérieur, cet intime style de vie directement possédé qui fit dire au premier ambassadeur de la Grèce très civilisée qu’il s’était retrouvé, dans le Sénat romain, non pas parmi une assemblée de barbares, ainsi qu’il le pensait, mais parmi un concile de rois — tout comme dans la pauvreté apparente du culte romain originel, avec ses formes sèches et nues, étrangères à tout mysticisme et à tout pathos, à tout oripeau imaginaire et esthétique, nous avons quelque chose de supérieur aux exubérantes créations mythologiques et théologiques de l’esprit dévot, quelque chose de mystérieux et de puissant, dont la grandeur est difficilement concevable pour nous.

Tel est le premier point qu’il faut fixer et marquer au sujet de la vision romaine du sacré. Mais la nature, l’histoire, l’homme, les pensées, les actes et les destins humains, dénudés et perçus non pas sous la forme de Dieux personnels, bons ou mauvais, mais sous la forme de numina, c’est-à-dire de pouvoirs, représentent un monde à l’état libre, un monde sans “créateurs” ni “providence”, sans “rédempteurs” ni lois transcendantes. Quelle était l’attitude du Romain ancien, quelle était l’arme du Romain face à ce monde “numineux” directement perçu ?

Nous arrivons au second point : au mystère du rite. Le réalisme transcendant du Romain avait une contrepartie dynamique : l’activisme transcendant. Et c’est ce que nous verrons dans notre prochain article.

À suivre

La Petite Histoire – Charles Martel a-t-il stoppé l’invasion arabe à Poitiers (rediffusion)

 Tout le monde a aujourd’hui entendu parler de la bataille de Poitiers, en 732, où, dit-on, Charles Martel a stoppé l’invasion arabe de l’Europe. Néanmoins, cette vision historique est sujette à controverses, d’autres historiens arguant qu’il ne prospère que d’une petite escarmouche ou encore que l’affrontement n’a été ni religieux, ni décisif. Qu’en est-il? Charles Martel at-il mis fin aux incursions musulmanes en Europe ? Ou n’a-t-il fait qu’arrêter une razzia parmi d’autres pour son propre intérêt ?


https://www.tvlibertes.com/la-petite-histoire-charles-martel-a-t-il-stoppe-linvasion-arabe-a-poitiers-rediffusion

L’Anschluss | La mort en silence

mercredi 28 avril 2021

L’identité civilisationnelle de l’Europe est-elle « judéo-chrétienne » ?

  

L’identité civilisationnelle de l’Europe est-elle « judéo-chrétienne » ?
L’emploi de la notion de « judéo-christianisme » procède d’un raccourci contestable, impropre à définir l’essence de notre civilisation, qu’il convient tout simplement de qualifier d’européenne, sans lui accoler d’autres qualificatifs réducteurs.

À l’heure où l’action de réseaux d’influence islamistes, alimentée sur notre sol par des décennies d’immigration massive, se conjugue à une formidable montée du « terrorisme intellectuel » pratiqué par les militants « déconstructivistes » (« cancel culture », antiracisme racialiste, féminisme « ultra », etc.), la pérennité de l’identité ethnique et culturelle des peuples européens se trouve gravement menacée. Toutefois, des voix courageuses s’élèvent, de plus en plus nombreuses, pour appeler à la défense de notre identité civilisationnelle, que de nombreux écrivains, penseurs ou polémistes qualifient alors volontiers de « judéo-chrétienne ».

Est-il cependant exact et pertinent de définir ainsi la civilisation européenne ? Cette dernière doit-elle être essentiellement conçue comme d’origine « judéo-chrétienne » ?

Nous ne le pensons pas, pour deux raisons principales, l’une tenant à l’histoire des peuples européens, l’autre à l’histoire des religions.

Il convient en effet de rappeler, tout d’abord, que les racines de la civilisation européenne sont antérieures au christianisme.

Les langues parlées aujourd’hui par les peuples européens (langues romanes, germaniques, celtiques, slaves, baltes et langue grecque moderne) appartiennent en leur immense majorité (à l’exception du basque, du hongrois, du finnois et de l’estonien) à la famille des langues « indo-européennes », ce qui signifie qu’elles sont quasiment toutes issues d’une langue mère commune, vieille de plus de 5 000 ans. Or, dans la mesure où la langue structure la pensée, cet héritage constitue un pan essentiel de notre civilisation.

En outre, aucune migration ou colonisation d’origine extérieure à l’ensemble indo-européen n’a été suffisamment massive – parmi celles qui ont touché certaines régions d’Europe depuis ces cinq derniers millénaires – pour bouleverser radicalement la composition de la population européenne à l’échelle du continent (à l’exception des vagues migratoires de ces dernières décennies, qui constituent un phénomène sans précédent dans la longue histoire de l’Europe, précisément depuis l’époque de la diffusion des langues indo-européennes). Ce constat est aujourd’hui confirmé sans équivoque par les résultats des études paléogénétiques les plus récentes. La plupart des Européens ne sont donc pas seulement les locuteurs d’une langue indo-européenne (comme le sont également les populations afro-américaines qui communiquent en anglais), mais aussi les descendants de lignées ancestrales « indo-européennes », autochtones depuis des millénaires.

Les peuples d’Europe ont atteint un stade avancé de civilisation, dès l’âge du bronze, il y a plus de trois mille cinq cents ans.

En ce qui concerne le développement des sciences et des arts, mais aussi dans le domaine des grands principes d’organisation sociale et politique, l’Europe est par ailleurs l’héritière de la pensée grecque et du modèle romain, qui sont également antérieurs au christianisme.

Les sites de Stonehenge, du Parthénon ou du forum romain ont été érigés bien avant la conversion de l’Empire romain au christianisme. Ils sont les témoignages tangibles de l’antiquité de notre civilisation.

Il ne s’agit pas pour autant de méconnaître l’importance des influences extérieures, notamment orientales, qui se sont exercées sur la civilisation européenne à différents stades de son histoire : aucune civilisation ne se développe sans contact avec ses voisines, avec lesquelles elle entretient tour à tour des rapports conflictuels ou pacifiques, ce qui conduit nécessairement à un jeu permanent d’influences mutuelles. Pour autant, la civilisation européenne est bien distincte de celles qui l’entourent ; elle possède son identité propre, et les influences qu’elle a reçues ou transmises au fil des siècles ne doivent pas conduire à ignorer la spécificité de cette identité.

À ce titre, le christianisme n’appartient pas aux « racines » de l’Europe, mais constitue bel et bien une « greffe » qui a naturellement modifié la croissance de l’arbre sur laquelle elle s’est implantée à un stade déjà avancé de son développement plurimillénaire.

Ici encore, le constat ne vise pas à remettre en cause l’importance de l’apport chrétien au sein de notre civilisation. Celle-ci serait sans doute fort différente de ce qu’elle est devenue (pour le meilleur ou le pire, nul ne le peut le dire), si cette « greffe » ne s’était pas produite. Vibrer au souvenir de nos lointains aïeux devant le spectacle des ruines de Stonehenge ou du Parthénon n’empêche nullement d’éprouver le même type d’émotion sous les voûtes de la cathédrale de Chartres. Admirer Homère ou Aristote n’implique pas de renoncer à apprécier saint Thomas d’Aquin ou Pascal. Ajoutons (ce qui ne va malheureusement plus de soi en cette époque d’effondrement civilisationnel où nous subissons les injonctions des « terroristes intellectuels » inspirés par les délires d’outre-Atlantique) que l’on peut admirer un penseur sans nécessairement en partager toutes les analyses. Rappelons même cette évidence : reconnaître que les « racines » de la civilisation européenne sont plus anciennes que le christianisme n’interdit pas d’être soi-même chrétien, et ne remet pas en cause la validité des dogmes catholiques pour tous ceux qui y adhèrent. Il s’agit d’un constat qui s’inscrit dans l’ordre de l’analyse historique, et non dans celui de la foi ou de la religion : il s’agit de reconnaître que la civilisation européenne est DEVENUE chrétienne, c’est-à-dire que son destin historique ne saurait être dissocié de l’apport chrétien, tout en admettant que les premiers développements de cette civilisation, qui constituent notre héritage le plus lointain, sont antérieurs à l’arrivée du christianisme en Europe. À rebours, il ne faut pas non plus oublier que le christianisme a beaucoup reçu de l’Europe, en s’implantant sur son sol : il suffit pour s’en convaincre de mesurer l’importance des emprunts à la pensée grecque, aux modes d’organisation « romains » (dans ses variantes « occidentales » et « orientales »), ainsi qu’aux traditions locales en manière de « piété populaire » depuis les premiers siècles de l’Église jusqu’à nos jours – aussi bien chez les catholiques et les protestants que chez les orthodoxes.

La seconde raison pour laquelle l’identité civilisationnelle de l’Europe ne peut être qualifiée de « judéo-chrétienne » repose sur un autre constat, celui du refus du message chrétien par le judaïsme post-christique.

Ce n’est pas faire insulte au judaïsme que de rappeler qu’il s’est développé à partir du début de notre ère en opposition avec le christianisme, dont il rejette les dogmes ou les articles de foi pour de nombreuses raisons, sur la validité desquelles l’historien n’a d’ailleurs pas à se prononcer.

Cela ne signifie naturellement pas que les rapports entre les fidèles des deux religions ont été toujours conflictuels au fil des siècles, ni que les chrétiens n’ont pas poursuivi un dialogue intellectuel souvent fécond avec les représentants du judaïsme (comme cela a d’ailleurs été également le cas avec certaines élites musulmanes, sans que l’on éprouve le besoin de parler d’islamo-christianisme).

Nul ne niera que de nombreux Juifs aient contribué de manière éminente au développement de la civilisation européenne, que ce soit dans les domaines artistiques, scientifiques ou économiques. Pour autant, cela ne fait pas du judaïsme en tant que tel, en particulier dans sa version « post-christique », une source première de notre civilisation. Le fait que le monothéisme chrétien se soit développé à partir de racines juives n’implique pas qu’il faille nécessairement parler de « judéo-christianisme » : viendrait-il à l’esprit de nos contemporains d’évoquer l’existence d’un « judéo-islamisme » ? L’islam est pourtant, à bien des titres, beaucoup plus proche du judaïsme que ne l’est demeuré le christianisme depuis son implantation en Europe. Le monothéisme musulman procède assez directement de l’inspiration du monothéisme juif, alors que le christianisme s’est écarté sur de nombreux points essentiels de ses racines juives, en particulier avec l’idée d’incarnation : l’image du Christ, « vrai Dieu et vrai homme », est tout aussi impensable pour le judaïsme que pour l’islam. On rappellera au passage que les historiens des religions ont parfois émis l’hypothèse d’une influence exercée sur le premier judaïsme par la civilisation iranienne ancienne, d’origine indo-européenne, qui a connu elle-même une évolution « monothéiste » précoce avec le zoroastrisme : les choses ne sont donc pas simples dans ce domaine.

Si le judaïsme a exercé une influence certaine sur la civilisation occidentale à plusieurs reprises au cours de son histoire (notamment au moment du renouveau des études hébraïques dans le sillage de l’humanisme de la Renaissance), on notera que les communautés juives installées en Europe ont elles-mêmes été largement imprégnées de culture européenne, ce qui les a dotées d’une identité distincte de celles des communautés demeurées hors d’Europe.

Le judaïsme et l’islam se distinguent cependant sur un point fondamental dans leur rapport avec l’Europe chrétienne, dans la mesure où l’islam n’a quasiment jamais cessé, depuis sa première phase d’expansion, de représenter une menace militaire et civilisationnelle pour le monde chrétien, qu’il s’agisse de l’Empire byzantin ou de l’Occident médiéval. Rappelons que la conquête de l’Espagne par les Maures est bien antérieure aux premières croisades, et que l’Empire ottoman a occupé une partie significative de l’Europe balkanique dès avant la chute de Constantinople.

Rien de comparable ne s’est assurément produit dans le contexte des rapports entre les différentes communautés juives et l’Europe chrétienne.

Pour autant, l’emploi de la notion de « judéo-christianisme » nous semble procéder d’un raccourci contestable, impropre à définir l’essence de notre civilisation, qu’il convient tout simplement de qualifier d’européenne, sans lui accoler d’autres qualificatifs réducteurs.

Le judaïsme n’a pas joué un rôle suffisamment décisif et direct sur l’identité de l’Europe pour que nous puissions définir cette dernière à partir de références religieuses, ethniques ou civilisationnelles finalement distinctes de ses propres racines. Cela ne signifie naturellement pas que les communautés juives installées depuis des siècles en Europe ne soient pas devenues parfaitement européennes. Il convient simplement de ne pas inverser le rapport d’influence et d’antériorité historique en qualifiant notre civilisation de « judéo-chrétienne », ce qui procède d’une double confusion intellectuelle. Il serait à tout prendre plus conforme à la réalité historique d’évoquer la notion d’helléno-christianisme, compte tenu des emprunts majeurs réalisés par la théologie chrétienne à la tradition philosophique grecque, même si le latin s’est naturellement imposé comme la langue de l’Église dans l’Occident chrétien.

Par ailleurs, rappeler que l’Europe a entretenu dès l’origine des rapports conflictuels avec le monde musulman n’implique pas de considérer exclusivement l’islam sous ce rapport : les impératifs géopolitiques peuvent naturellement amener des nations européennes à traiter en alliées avec des puissances appartenant à la sphère civilisationnelle musulmane, qui ne présente d’ailleurs guère d’unité, que ce soit sur le plan religieux, linguistique, ethnique ou politique. Ce constat n’implique évidemment pas de reconnaître l’islam comme une composante de notre civilisation, en dépit de la présence de nombreux musulmans sur le sol européen (présence, dans la plupart des cas, récente à l’échelle de l’histoire). Si l’on peut parfaitement être musulman et ressortissant d’un pays européen, cela ne peut conduire en aucune manière à considérer la France comme un « pays musulman » (contrairement aux propos effarants récemment tenus par un ambassadeur de France dans un pays nordique, à la suite des débats sur le « séparatisme musulman » suscités par les attentats islamistes commis dans notre pays).

Il est évident que les vagues migratoires massives en provenance de « terres d’islam », qui ont pénétré sur le sol européen depuis un demi-siècle avec la complicité plus ou moins active des élites politiques, économiques, intellectuelles, médiatiques et même religieuses, placent l’Europe devant la menace d’une modification radicale de son identité ethnique et culturelle. Il n’est pas certain qu’il soit possible de réduire la fracture provoquée par cinquante ans de trahisons et d’impérities en recourant à une définition biaisée des origines de notre civilisation.

Contrairement aux admonestations des thuriféraires de l’intégration « républicaine », cette fracture ne correspond pas à un risque à venir, qui procéderait du repli « identitaire » de certains Européens. Cette fracture s’est DÉJÀ produite, et elle est le résultat de cinquante années de folle politique migratoire. Est-ce à dire que cette fracture nous place dans une situation irrémédiable ? Conviendrait-il, comme certains nous y incitent, d’en nier la portée dans l’espoir d’en limiter les conséquences ?

L’Institut Iliade propose une autre voie : celle qui consiste à inviter les Européens non seulement à retrouver la mémoire de leur passé, mais surtout à se réapproprier pour l’avenir les vertus qui ont permis à leur génie civilisationnel de se déployer, il y a plus de cinq mille ans.

L’aventure n’est pas terminée, mais l’heure est décisive ; elle requiert la plus grande lucidité. Ne nous payons plus de mots et renonçons aux facilités de langage qui nous égarent. Le concept de « civilisation judéo-chrétienne » est vide de sens lorsqu’il s’agit de définir l’identité collective de nos peuples. Osons promouvoir, incarner et défendre la CIVILISATION EUROPÉENNE, dont les origines ont été merveilleusement mises en lumière par les travaux de Georges Dumézil et Émile Benveniste[1].

Henri Levavasseur
Mars 2021

[1] Rappelons, à l’intention des censeurs « vigilants » à qui cette information pourrait avoir échappé, que le linguiste Émile Benveniste, auteur d’une magistrale étude sur le « Vocabulaire des institutions indo-européennes » (Paris, Les Editions de Minuit, 1969), est né à Alep en 1902, de deux parents instituteurs de l’Alliance Israélite. Naturalisé français en 1924, ce grand savant honora sa patrie d’adoption par la qualité de ses travaux. Si cet exemple éminent démontre qu’il est possible à quelques individus d’exception de DEVENIR européen, il ne nous conduit pas pour autant à penser que l’identité civilisationnelle de l’Europe se réduit à la caricature d’un grand melting pot.

https://institut-iliade.com/lidentite-civilisationnelle-de-leurope-est-elle-judeo-chretienne/