II — La conception romaine du “rite”
Là où le divin n’est pas conçu comme une personne, mais comme une force, le culte ne peut être qu’action. La religion originelle des Romains ne fut pas une religion du sentiment ou de la spéculation, mais bien une religion d’action pure. À la conception du dieu comme numen correspondait la conception du culte comme rite.
Rappelons-nous le monde tel qu’il est conçu par les sciences naturelles modernes. Il se compose d’énergies qui produisent des phénomènes déterminés selon des rapports nécessaires de cause et d’effet. Les opinions ou les sentiments n’ont aucune influence sur ce déterminisme. Personne n’adressera une prière au glacier afin que, bienveillant, il devienne eau, et personne ne pensera qu’un processus d’intoxication suivra tel cours plutôt que tel autre, ou que la foudre produira tel effet plutôt que tel autre selon les différentes opinions philosophiques ou selon les différentes données morales ou religieuses des individus particuliers. Face aux phénomènes naturels, l’homme n’a pas d’autre possibilité que celle d’intervenir lui-même comme cause objective, supra-sentimentale et supra-morale, de phénomènes. C’est ce qu’a fait l’homme moderne en créant la technique, c’est-à-dire des déterminismes qui interviennent efficacement dans la trame des forces de la nature et qui les dirigent selon la volonté humaine.
Or, ce qu’est aujourd’hui la technique dans le monde de la matière, le rite l’était dans le monde de l’esprit, dans le monde du “sacré”, une fois qu’il fut conçu tel que le Romain, originellement, le conçut : impersonnellement, non pas comme “âme”, mais comme un ensemble articulé de forces objectives suprasensibles. Bien foin d’être formalisme creux, cérémonie aride et abstraite privée d’“intimité religieuse”, le rite valait, dans le cadre d’une humanité ancienne — dans le cycle de laquelle rentre le peuple romain — comme quelque chose d’infiniment supérieur à n’importe quelle “intimité religieuse” : il valait comme une arme objective, surnaturellement efficace, apte à agir sur le plan dont on pensait que dépendait invisiblement tout ce qui est réalité extérieure conditionnée : naturelle et historique, individuelle et collective.
Le rite accompagnait d’ailleurs chaque aspect de la vie romaine. La plus ancienne forme de religion romaine se rattache aux indigitamenta. Indigitare signifie invoquer. Les indigitamenta étaient un traité où avaient été fixés les noms des différents Dieux et les occasions dans lesquelles ils pouvaient être invoqués efficacement, selon leur nature propre et les occasions où ils pouvaient intervenir. Ces noms étaient donc nomina agentis, c’est-à-dire qu’ils n’avaient pas une origine mythologique, mais pratique. Ils renfermaient aussi des relations mystérieuses, qui reprenaient l’antique conception selon laquelle le nom contient, dans une certaine mesure, la puissance, l’âme de la chose nommée ou évoquée. Caractéristique est la formule romaine qui accompagnait toujours le rite : « J’écoute ce que je suis en train de nommer ». Elle contient toute la conscience profonde de l’acte, sa responsabilité, la participation à son moment fatidique, qui sera commandement pour l’invisible.
Non pas un système de prières ou de dogmes, donc, mais un système d’invocations. Ces invocations n’avaient pas de sens de dispositions d’une âme dévote tournée vers un Dieu personnel, mais celui de parties d’une action bien déterminée qui, en général, était le rite, et avec laquelle commençait et prenait fin le rapport du Romain avec le sacré. Le terme “religion”, avant tout, définissait donc pour le Romain un rapport d’action avec la divinité. La “religion” romaine « n’eut jamais un contenu théorique, éthique ou métaphysique, ne posséda jamais, et ne voulut pas posséder un ensemble de doctrines sur Dieu, le monde ou l’homme : elle s’épuisait dans le rite. Hors du rite il n’y avait pas de religion, bonne ou mauvaise, vraie ou fausse. Accomplir exactement le rite veut dire être religieux. Celui qui fausse le rite sort des limites de la religion, quand bien même son intention se trouve être pleine et sincère, et tombe dans la superstition » (Macchioro).
Par conséquent, dès les origines, le rite romain apparaît fixé avec un soin méticuleux. La formation du rite vrai, c’est-à-dire efficace, adéquat, déterminant, constitue le centre d’intérêt de la religion romaine. Ainsi se forme un jus sacrum, c’est-à-dire un " rite traditionnel fixe, qui coïncidait avec la religion et qui, en tant que lei, ne pouvait être changé en aucun détail sans que fût détruit le rapport avec le dieu, rapport compris dans l’exécution même du rite. La plus petite infraction au jus sacrum, même par inattention, créait un piaculum, avec pour conséquence le fait que toute la cérémonie devait être répétée. Si le coupable du piaculum avait commis l’erreur volontairement, alors son rapport avec la divinité était brisé pour toujours et il se retrouvait hors du jus sacrum, impius et sujet à la punition divine ; si le piaculum était involontaire, alors le rapport se rétablissait par un sacrifice expiatoire.
Mais même au sujet de cette “punition divine” et de cette “expiation”, il faut s’entendre. Dans l’ancienne conception rituelle romaine, il n’est question ni de péché ni de repentir. Dans un laboratoire, on peut avoir faussé une expérience par inadvertance ou par imprudence. Il faut alors la répéter, si l’on ne veut pas avoir à subir les conséquences de l’erreur, qu’un détail minuscule peut suffire à provoquer. C’est exactement ce que l’on doit penser pour l’action rituelle également. Quand l’ancienne tradition romaine parle d’une personne “foudroyée”, pour avoir altéré le rite d’un sacrifice, on ne doit voir dans ce “châtiment divin” rien d’autre que l’effet fatal et impersonnel de forces évoquées et mal dirigées. Quant à l’expiation ou au sacrifice expiatoire, il n’a pas le sens d’un acte moral de contrition, mais celui, sommes-nous tenté de dire, d’une opération objective de désintoxication et de réintégration à l’égard de celui qui a inconsidérément ouvert la voie à des forces polarisées en un sens négatif, et propres à diminuer la faculté objective d’“invoquer” dans la personne du coupable.
Dans le rite, dans la tradition du rite, inflexible et totalement déterminée, comme tradition d’action transcendante, se trouve centrée non seulement la vie romaine, mais aussi la grandeur romaine. Valère Maxime (1, 1, 8) rapporte que les Romains attribuaient leur fortune au caractère scrupuleux de leur rituel. Après la bataille de Trasymène, Fabius — selon Livius (XVII, 9) — dit aux soldats : « Votre faute est plus d’avoir négligé les sacrifices que d’avoir manqué de courage ou d’habileté ». Plutarque rapporte que, dans les moments terribles de la guerre des Gaules, les Romains « estimèrent de plus grande importance pour le salut de la ville que les consuls pratiquassent les choses divines, plutôt que de vaincre l’ennemi » (Vie de Marcellus, 4). Comme un dernier écho, Julien Empereur (Contre Héraclius le Cynique, 222c) n’hésite pas à dire qu’il ne saurait opposer à la connaissance rituelle des “Dieux” « même pas la domination de tous les pays barbares mis ensemble avec les pays romains ».
Macchioro écrit : « Cet attachement héroïque au rite, cette foi aveugle dans l’action ne sont pas dénués de grandeur. Quelque chose de très grand se cache sous ce ritualisme pesant et sombre : la fidélité, la certitude que celui qui observe la tradition est dans le vrai ». Si l’on a compris ce que nous avons exposé jusqu’ici, chacun verra le caractère unilatéral de ce jugement. Au lieu d’un ritualisme “pesant et sombre”, c’est d’un ritualisme “limpide et fort” que l’on peut parler, là où dans le monde spirituel, qui sera obscurci ensuite par les nuages des sentimentalismes dévots et des mysticismes, régnait la même et claire loi d’action que celle qui existe dans le monde de la technique. On ne peut pas parler d’attachement héroïque, synonyme de fidélité traditionaliste aveugle, là où la tradition, comme jus sacrum, a la valeur d’un système objectif, impersonnel, basé sur des rapports expérimentaux : système en fonction duquel chercher du neuf ou du “personnel” avait aussi peu de sens qu’en aurait le fait d’en chercher dans les lois que l’on présuppose aujourd’hui pour produire une action quelconque dans le domaine de la matière et de l’énergie. Enfin, si l’on garde présent à l’esprit cette comparaison, de même qu’il est évident que la bonne intention ne suffit pas quand, par défaut de science et d’exactitude, on s’est trompé en mettant en marche un mécanisme —, de même il est évident que c’était, non pas le fait de “croire” mais l’accomplissement du rite qui était nécessaire, et que c’était l’exactitude dans le rite qui représentait pour le Romain le point fondamental. Tout ceci se tient dans une atmosphère de clarté. Mais s’opposent, de façon tenace, à la compréhension de cette clarté, l’esprit irréaliste des modernes, leur humanisme et leur psychologisme, leur superstition, qui font que la spiritualité n’est pas réalité, mais “intériorité”, “intention”, “foi”.
Ceci amène à un deuxième aspect de l’antithèse déjà mentionnée dans notre article précédent, lorsque nous avons relevé l’absence, chez le Romain, de toute trace de dualisme religieux. La religion s’identifiant au rite nu et le sacerdote ou patricien sacral au seigneur du rite, on découvre au centre de la vision romaine du sacré l’idéal que nous avons déjà défini comme “virilité transcendante” et qui n’est rattaché par rien à tout ce qui est humilité, prière ou crainte de Dieu. Macchioro parle d’une conception complètement magique de la religion romaine : “magique, donc antireligieuse”. « L’action magique — dit-il justement - se distingue de l’action religieuse en ceci que celle-ci implore l’intervention divine, tandis que celle-là l’exige ; l’action magique oblige le dieu à servir la volonté humaine, et le dieu ne peut pas se soustraire à son pouvoir ». Ayant établi les “rites vrais”, le Romain pensait que lorsqu’ils avaient été exécutés parfaitement, le dieu pouvait aussi peu se soustraire au but proposé qu’une substance chimique à une transformation donnée, une fois que toutes les conditions nécessaires ont été réunies par l’opérateur. En ce sens, on peut dire, avec Macchioro, que la vision romaine du sacré est “magique” bien que les Romains condamnassent les mages et les sorciers et bien qu’ils eussent nourri, pour les haruspices étrusques, une méfiance mal dissimulée. Et l’on peut aussi reconnaître, avec le même auteur, une affinité formelle avec des attitudes propres aux populations dites sauvages. Mais ici aussi, il importe de bien se comprendre.
Tout d’abord, si l’on parle de “magie” l’esprit ne doit être porté à rien de ce que l’on pense à ce sujet aujourd’hui — à cause de préjugés ou face à des falsifications ridicules —, et même pas au sens particulier de ce mot lorsqu’on le rapporte à une science expérimentale antique d’un type pas très élevé. La “magie” doit ici servir à désigner une attitude spirituelle qui, par rapport à l’attitude “religieuse” (au sens courant du terme), se trouve dans le même rapport que le masculin et le féminin, le “solaire” et le “lunaire”. “Mage” — selon l’heureuse expression de Keyserling — est celui qui n’a pas besoin de se prosterner et de prier : mage est celui qui est et qui peut.
À suivre
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