vendredi 30 mars 2018

Ernst Jünger, encore une fois

junger2.jpg" Très jeune héros de la Grande Guerre, nationaliste opposé à Hitler, ami de la France, Ernst Jünger (1895-1997) fut le plus grand écrivain allemand de son temps. Mais ce n'est pas rendre service à l'auteur d'Orages d'acier que de le ranger dans la catégorie des bien-pensants. Il n'a cessé au contraire de distiller un alcool beaucoup trop fort pour les gosiers fragiles. C'est ce Jünger, dangereux pour le confort, que restitue Dominique Venner. Il y replace l'itinéraire de l'écrivain dans sa vérité au coeur des époques successives qu'il a traversées. Belliciste dans sa jeunesse, admirateur d'Hitler à ses débuts, puis opposant irréductible, subsiste en lui le jeune officier héroïque des troupes d'assaut qui chanta La Guerre notre mère, et l'intellectuel phare de la révolution conservatrice ". Mais il fut aussi le guerrier apaisé qui tirait gloire d'avoir donné son nom à un papillon. Dans cette biographie critique, Dominique Venner montre qu'aux pires moments du siècle Jünger s'est toujours distingué par sa noblesse. En cela il incarne un modèle. Dans ses écrits, il a tracé les lignes d'un autre destin européen, enraciné dans les origines et affranchi de ce qui l'opprime et le nie.
Dominique Venner, Ernst Jünger : Un autre destin européen , éd du Rocher, 2010.

Bainville, un cosmopolite français

Au cours de ses voyages, tout en côtoyant les élites des pays qu'il visitait, Jacques Bainville observait la vie quotidienne des habitants. Fasciné par l'immensité de l'empire russe, déçu par la Grèce, obsédé par l'Allemagne, il cherchait la civilisation et l'influence françaises.
Dès l'adolescence, Jacques Bainville découvre le charme et la richesse intellectuelle des voyages. Son premier ouvrage, Louis II de Bavière, est un hommage à Maurice Barrès et à son roman L'Ennemi des lois dont toute une partie se situe dans cette Allemagne du Sud que Bainville souhaite à son tour découvrir en suivant les pas du jeune roi romantique.
Nature du paysage
Aussi littérature et voyage sont-ils indissociables : « Un paysage résulte d'une élaboration historique et littéraire. C'est une expression de l'intelligence et de l'art », écrit-il (1). Bainville semble ainsi s'écarter des mouvements touristiques qui, venus d'Angleterre, se répandent en Europe grâce notamment au développement des chemins de fer et à la démocratisation des transports maritimes. Polyglotte (2), il voyage à la rencontre de ses amis ou de ses relations mais fréquente aussi, en tant que journaliste et reporter, les princes, les hommes politiques et les milieux intellectuels européens. Lui qui donne à la psychologie des peuples, à l'histoire des hommes et à la géographie toute leur importance, il côtoie à la fois les élites du pays qu'il visite mais observe tout autant la vie quotidienne des habitants. Il ne faut pas chercher plus loin les raisons qui ont poussé Aristide Briand à l'envoyer en Russie pendant la guerre, en 1916. Bainville quitte la France au mois de janvier avec son épouse pour une durée de quatre mois. Logiquement, il doit contourner le front par le nord et traverse l'Angleterre, la Norvège et la Suède pour finalement s'engager dans l'immense empire russe par l'actuelle Finlande : « Qui pourrait se flatter de rassembler d'un coup d'oeil le labeur de l'énorme empire ? La guerre serait peut-être finie avant l'enquête. » Il tire de ce voyage un rapport diplomatique et de nombreux articles dont deux seront publiés dans La Revue des deux mondes dans laquelle il avait déjà écrit l'année précédente, à la suite de son voyage en Italie, alors que le pays s'engageait dans la guerre aux côtés de la France et de l'Angleterre (3).
Passage obligé
Autre récit d'importance : celui de son "pèlerinage" en Grèce, passage obligé pour tout intellectuel qui se respecte et où il se rend avec son jeune fils Hervé, âgé de huit ans. Il emporte avec lui deux guides mais aussi une biographie de Démosthène, le grand adversaire de Philippe II de Macédoine, et les oeuvres du poète grec, satiriste et pamphlétaire, Aristophane. Le biographe Dominique Decherf a décrit admirablement la déception de Bainville qui « finit par là où Maurras avait commencé » (4). Les Sept Portes de Thèbes, récit du périple bainvillien, est un texte rare parce que l'écrivain a souhaité l'éditer à moins de quatre cents exemplaires... Non pour faire monter les enchères des bibliophiles, mais bien parce que la Grèce a été une désillusion.
Dans l'antiquité, au VIe siècle av. J.-C., Thèbes prend la tête de plusieurs cités béotiennes, mais ne fut jamais assez forte pour les unir en un seul État : « Thèbes me plaît mieux qu'Athènes et Sparte, parce qu'elle a failli être aussi grande que ses rivales, qu'elle a effleuré l'hégémonie et l'a manquée. Thèbes dépasse toutes les autres cités grecques, mais par l'acharnement des divinités vengeresses et par ses malheurs. C'est le symbole de toutes les causes perdues, de la fortune ennemie. À la fin, elle s'écroule. » Des mots lourds de sens pour leur auteur alors que, à la fin des années 1920, il avoue lutter contre sa misanthropie et cacher son nihilisme dans un journal privé. Tout un symbole qui renvoie aussi à une autre décadence, celle de l'Empire romain mis en scène dans un de ses contes. Bainville, par ce passage en Grèce « où l'on ne voit rien, sinon par la magie du souvenir », s'écarte de l'adage maurrassien affirmant que tout désespoir en politique est une sottise absolue.
Légèreté d'esprit
Se pose néanmoins la question d'un Bainville cosmopolite. Dans le sens aristocratique du terme, il le fut certainement, même si sa pudeur extrême et son humilité l'auraient amené à rejeter le compliment qu'il réservait lui-même aux grandes familles européennes. André Rousseaux a écrit à ce propos : « Quand les hommes de la Renaissance ont posé les grandes lois de leur culture, ils ont inventé le beau mot d'humanisme. C'est par une démarche du même sens, vers les plus larges horizons de l'esprit, que M. Bainville, fondant une revue, a voulu qu'elle fût appelée la Revue universelle. » (5) Derrière le voyage, Bainville cherche sans nul doute la civilisation mais aussi et surtout l'influence française. Ceci est net à l'occasion de son séjour en Russie ou en Italie, mais aussi à Vienne en 1905. Il retrouve dans les rues de la capitale autrichienne les « plaisirs, les moeurs et les modes de Paris ». Il ajoute sans honte : « Ainsi les Viennois compteraient parmi les civilisés ? Nous ne serions plus en Allemagne ? » On retrouve le même ton dans ses notes de voyages à Budapest et à Prague. L'Allemagne domine donc ses perceptions et ses préoccupations de voyage. Mais il met dans celles-ci une certaine légèreté d'esprit : il s'amuse et sympathise avec des hommes de lettres hongrois, s'exprime en français pour ne pas être maltraité par des Tchèques...
Bainville voyageur et curieux est de fait l'ambassadeur de cette civilisation française dont Valéry craignait qu'elle disparût. Il faut enfin noter que Bainville n'est jamais allé en Espagne, le seul pays latin qu'il n'aura pas connu et qu'il aurait pourtant aimé découvrir. Son fils Hervé émet d'ailleurs l'hypothèse que la catastrophe de 1940 eût été une opportunité de s'y rendre afin de fuir la menace allemande qui pesait sur lui et sur son oeuvre. Londres, qu'il connaissait très bien, eût pu être une autre option. Nul ne le saura.
Christophe Dickès L’ACTION FRANÇAISE 2000 Du 4 au 31 août 2011
1 - Cité par André Rousseaux dans l'ouvrage collectif Jacques Bainville, Paris, éd. de la Revue du Capitole, 1927, p. 145. Il s'agit du premier ouvrage consacré à Bainville.
2 - Bainville parle couramment l'allemand, l'anglais, l'italien et comprend l'espagnol.
3 - Voir Christophe Dickès, « Notes sur l'esprit public en Russie », Revue d'histoire diplomatique, Paris, Éditions A. Pedone, Tome IV, 1995.
4 - Dominique Decherf, Bainville, l'intelligence de l'histoire, pp. 322-323. Au crépuscule du XIXe siècle, Maurras se convertit au royalisme en Grèce, alors qu'il réalise un reportage sur les Jeux Olympiques.
5 - Collectif, Jacques Bainville, Paris, Le Capitole, p. 143.

Babylone [2000 ans d'histoire]

Babylone [2000 ans d'histoire]

dimanche 25 mars 2018

Les leçons de l'histoire

Entre Dostoïevski et Soljenitsyne

Emmanuel Macron a-t-il eu vraiment raison de boycotter le stand de la Russie lors de l’inauguration du Salon du livre ?
Je ne suis pas loin de penser qu’il a eu tort, même si on comprend la conjoncture diplomatique délicate qui était la sienne, à la suite des accusations de Londres à l’égard de Moscou, quant à un attentat chimique opéré sur le sol anglais. N’y avait-il pas, cependant, une distinction à faire entre la politique et la culture ? Comme l’a remarqué Mme Soljenitsyne, l’épouse de l’immense écrivain, dans un entretien passionnant avec Laure Mandeville du Figaro : « Dans la délégation russe se trouvaient beaucoup d’écrivains qui font partie de facto de l’opposition et écrivent de manière critique à l’égard du pouvoir. » N’est-il pas important de maintenir des liens intellectuels entre la France et la Russie, cette France dont Alexandre Soljenitsyne, selon son épouse, était devenu amoureux ?
Maintenir de tels liens et même les développer n’est pas d’ailleurs la garantie d’une entente idyllique. Il faut bien l’admettre : ce n’est pas de Poutine que date le paradoxe d’une relation difficile. La Russie nous fascine et en même temps nous désoriente, lorsqu’elle ne nous effraie pas. Qui est entré un jour, par exemple, dans l’univers de Dostoïevski sait bien de quoi il retourne. Pour avoir subi moi-même sa fascination, je puis attester des sentiments contradictoires que l’âme russe peut susciter. Un des meilleurs interprètes que je connaisse de l’auteur des Frères Karamazov, Nicolas Berdiaeff, a tout dit là-dessus : « Le dostoïevskisme n’enferme pas seulement pour les Russes de grands trésors spirituels, mais aussi de spirituels dangers. Il y a dans l’âme russe une soif d’autoconsomption, l’enivrement dangereux de sa propre perte (…). On ne saurait donc impunément l’exhorter à la tragédie, préconiser cette tragédie comme un chemin parmi le dédoublement et les ténèbres » (Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski, Stock, 1974).
Ce qui vaut pour l’âme russe vaut sans doute pour la politique russe. Mais la crainte que peut nous inspirer le pays de Vladimir Poutine doit-elle nous conduire à le rejeter hors de notre espace continental ? Emmanuel Macron lui-même affirme la nécessité de maintenir un dialogue indispensable pour l’équilibre de l’Europe et du monde.  

LA CITÉ ANTIQUE DE PALMYRE (SYRIE) | 2000 ANS D’HISTOIRE | FRANCE INTER

vendredi 23 mars 2018

Nouvelle « affaire Maurras » : Pour en finir avec le temps où les Français ne s'aimaient pas ...


D'illustres admirateurs et quelques grands amis ...
Il y a cent-cinquante ans - un siècle et demi ! - que Maurras est né à Martigues, en Provence [1868] « au bord des eaux de lumière fleuries »[1|. 
Il y a plus d'un siècle qu'il a inauguré son royalisme militant en publiant son Enquête sur la monarchie (1900). Et il y a presque 70 ans - une vie d'homme - qu'il est mort à Saint-Symphorien les Tours [1952]. Mais les passions qu'il a si souvent suscitées de son vivant - qu'elles fussent d'admiration ou de détestation, l'une et l'autre souvent extrêmes - ne semblent pas s'être émoussées avec le temps. Prêtes toujours à s'élancer. Comme pour attester une forme paradoxale et performative de présence de sa pensée et de son action.
On sait que la décision d'exclusion du ministre de la Culture, Mme Nyssen, a fini par susciter une vague d'indignations assez générale qui s'est retournée contre son auteur. Mme Nyssen ne savait pas ou avait oublié que depuis notre Gaule ancestrale ou le lointain Moyen-Âge, énorme et délicat, les Français détestent les interdictions. Et les Hauts Comités les démentis du Pouvoir.
Mais cette réprobation n'empêche pas à propos de Maurras l'inévitable mention, dogmatiquement prononcée, des « zones d’ombre ». Expression d'une notable imprécision, lourde de mystérieux et inquiétants sous-entendus et le plus souvent inexpliquée ... À propos de Maurras, on réprouve l'interdit - en bref, on veut benoîtement la liberté d'expression - mais on accuse le fond. 
« Zones d’ombre » est porteur d'opprobre. De quoi s'agit-il ? Qu'a donc fait ce Maurras qu'admiraient Proust, Péguy, Malraux et le général De Gaulle ; qui fut l'ami de Bainville et de Daniel Halévy, de Bernanos et de Joseph Kessel, de Barrès et d'Anatole France, d'Apollinaire et de Thibon, de Gaxotte et de Boutang ? Qui fut académicien français. Que consultait Poincaré au cœur de la Grande Guerre, que citait Pompidou dans une conférence demeurée célèbre à Science-Po Paris. « Zones d'ombre » ? Fût-ce brièvement, il nous faut bien tenter de dire le fond des choses, de quitter l'allusion sans courage et sans nuances.
Quatre grands reproches sont faits à Maurras : son antirépublicanisme, son nationalisme, son antisémitisme et son soutien à Vichy. 
LA CONTRE-REVOLUTION
Le premier - le plus fondamental - est d'avoir été un penseur contre-révolutionnaire ; d’être le maître incontesté de la Contre-Révolution au XXe siècle ; d'avoir combattu la République et la démocratie, du moins sous sa forme révolutionnaire à la française ; enfin d'être royaliste. Options infamantes ? En France, oui. Mais en France seulement. Et pour la doxa dominante. La Révolution ni la République n'aiment qu'on rappelle leurs propres zones d'ombre. Leurs origines sanglantes, la Terreur, la rupture jamais cicatrisée avec notre passé monarchique, avec l'ancienne France, qu'elles ont imposée. « Soleil cou coupé » ... écrira Apollinaire (2). Et, à la suite, à travers de terribles épreuves et quelques drames, toute l'histoire d'un long déclin français, d'un inexorable affaissement de notre civilisation, que Zemmour a qualifié de suicide et dont nous-mêmes, aujourd'hui, vivons encore l'actualité. Faut-il rappeler qu'au début des années soixante (1960), De Gaulle, monarchiste, avait envisagé que le Comte de Paris lui succède ? Que François Mitterrand dans sa jeunesse était monarchiste et que, comme en atteste, plus tard, sa relation constante avec le comte de Paris, il l'était sans-doute resté ? Quant à l'actuel président de le Réplique, on connaît ses déclarations sur le roi qui manque à la France ... Sur sa conviction que les Français n'ont pas voulu la mort de Louis XVI, la mort du roi ... (3) Faut-il reprocher à De Gaulle, Mitterrand ou Macron telle « zone d’ombre » ? Comme à Maurras ? Ce dernier voulut simplement, à la différence de ces derniers grands-hommes, que ce qu'il savait nécessaire pour la France devînt réalité. Il y consacra sa vie et y sacrifia sa liberté. 
LE NATIONALISME
Le nationalisme, autre « zone d’ombre » ? Être nationaliste, un motif d'opprobre, de rejet moral ? Non, s'il s'agit d'un nationalisme quelconque à travers le monde. Oui - pour la bien-pensance - s'il s'agit du nationalisme français. Maurras l'avait défini comme « une douloureuse obligation » dont la cause et le contexte sont historiques, bien plus qu’idéologiques : l'humiliante défaite de 1870 et l'affrontement franco-allemand qui ne cessera jamais vraiment entre 1870 et 1945. « Douloureuse obligation » créée aussi par l'absence de roi, laissant la France aux mains, pour ne pas dire à la merci, d'un régime faible divisé et imprévoyant, qui la plaçait en situation d'infériorité face à l'Allemagne impériale. Plus tard, face à l'Allemagne nazie. Au cours de chacune des deux avant-guerres, Maurras avait vécu dans l'angoisse de l'impréparation où nous maintenait l'État républicain, laquelle devait rendre la guerre à la fois inévitable et terriblement meurtrière. Avant 1914, il avait eu la vision tragique de ce qui se préparait : « Au bas mot, en termes concrets, 500 000 jeunes français couchés froids et sanglants sur leur terre mal défendue » (4). On sait ce qu'il en fut, qui fut bien pis. Entre 1935 et 1939, l'on eut la reproduction du même scénario. La trahison de Blum refusant d'armer la France face au nazisme en même temps qu'il menait une politique étrangère belliciste irresponsable, les agissements du Parti Communiste, aux ordres de Moscou, comme Blum l'était de la IIème Internationale, allaient rendre le futur conflit mondial inévitable. « Pourquoi faut-il de tels retours ? « écrira alors Maurras. Dans la douleur, nous dit Boutang. On sait qu'il vécut cette période dans la certitude de la guerre et de la guerre perdue. Le « miracle de la Marne » qui avait sauvé la France en 1914, ne se renouvellerait pas ... Tel fut, au-delà du simple patriotisme, le nationalisme maurrassien. Nationalisme non de conquête ou d'expansion mais de défense d'un pays menacé. Menacé de l'extérieur et de l'intérieur, car le danger allemand n'était pas le seul qui pesât sur la France. Son désarmement mental, social, politique et culturel, ses divisions, étaient à l'œuvre comme elles peuvent l'être encore aujourd'hui pour diverses raisons supplémentaires dont certaines - comme l'invasion migratoire ou le mondialisme - que Maurras n'eut pas à connaître. Elles justifient, elles aussi, la persistance de la « douloureuse obligation » d’un nationalisme français.
L'ANTISEMITISME
L'antisémitisme est un autre des grands griefs faits à Maurras. Il n'est pas un thème central dans son œuvre et dans sa pensée - comme il le fut pour Edouard Drumont dont l'influence avait été considérable à la fin du XIXe siècle et au début du XXe. C'est pourtant à l'antisémitisme que l'on réduit souvent Maurras dans les débats d'aujourd'hui. 
Une évidence s'impose ici : on ne comprendra rien à l'antisémitisme de Maurras, celui de son temps, très répandu en tous milieux, si, par paresse d'esprit ou inculture, l'on se contente de le considérer et de le juger avec des yeux qui ont vu, des mémoires qui savent, ce que vécurent les Juifs d'Europe entre 1930 et 1945, ce qu'était devenu l'antisémitisme en une époque barbare.  Dans la jeunesse de Charles Maurras et encore longtemps après, l'antisémitisme fut une opposition politique, culturelle et si l'on veut philosophique à l'influence excessive que leur communautarisme natif - singulièrement apte à « coloniser » - conférait aux Juifs de France. À propos de cet antisémitisme politique de Maurras, Éric Zemmour propose une comparaison tirée de l'Histoire : « Son antisémitisme était un antisémitisme d'État, qui reprochait aux Juifs un pouvoir excessif en tant que groupe constitué, à la manière de Richelieu luttant contre « l'État dans l'État » huguenot. » (5) Avant la seconde guerre mondiale, il n'y avait pas là motif à rupture personnelle ou sociale, ni même un motif d'inimitié. Le jeune Maurras est lié à Anatole France. Il fréquente le salon de l'égérie de France, Madame Arman de Cavaillet, née Lippmann ; il est l'ami de Marcel Proust, plus qu'à demi Juif (sa mère est née Weil). Ils resteront amis, quoique Proust ait été dreyfusard, jusqu'à la mort de l'auteur de la Recherche. Proust l'a écrit, aussi bien que son admiration pour Maurras, Bainville et Daudet.  On se souvient que Léon Daudet, disciple de Drumont bien davantage que Maurras ne le sera jamais, fit obtenir à Proust le prix Goncourt pour A l'ombre des jeunes-filles en fleur, en 1919 ... L'un des plus vifs admirateurs de Charles Maurras et son ami jusqu'à sa mort après la Seconde Guerre mondiale (1962, dix ans après Maurras), sera l'un des Juifs les plus éminents du XXe siècle, Daniel Halévy, dont, pour la petite histoire, mais pas tout à fait, la fille épousera Louis Joxe, résistant, ministre du général De Gaulle, et père de Pierre Joxe. De Daniel Halévy, l’auteur d’Essai sur l'accélération de l'Histoire, Jean Guitton écrira : « Il avait un culte pour Charles Maurras qui était pour lui le type de l'athlète portant le poids d'un univers en décadence. » (6)
L'antisémitisme politique de Maurras, au temps de sa pleine gloire, ne le sépara pas des grandes amitiés que nous avons citées et de l'admiration que lui portèrent, de Malraux à Bernanos, les plus illustres personnalités de son temps. Maurras eut-il le tort de ne pas comprendre que la persécution des Juifs au temps du nazisme rendait toute manifestation d'antisémitisme contestable ou même fautive ? Impardonnable ? On peut le penser, comme Éric Zemmour. C'est ignorer toutefois deux points essentiels : 1. ce que souffrirent les Juifs lors du conflit mondial ne fut vraiment connu dans toute son ampleur qu'après-guerre, 2. Peut-être est-il triste ou cruel de le rappeler mais le sort des Juifs ne fut pas le souci principal ni même accessoire, des alliés pendant la guerre.  Ni Staline, lui-même antisémite, ni Roosevelt, ni Churchill, ni De Gaulle, ne s'en préoccupèrent vraiment et n'engagèrent d'action pour leur venir en aide, nonobstant leurs appels au secours.  Le souci premier de Charles Maurras était la survie de la France et son avenir. S’il s’en prit nommément à des personnalités juives bien déterminées pendant l’Occupation (comme à nombre d'autres), c’est qu’elles lui semblaient conduire des actions selon lui dangereuses et contraires aux intérêts de la France en guerre. 
L'antisémitisme moderne, sans remonter à ses sources chrétiennes, pourtant réelles, trouve de fait son origine et son fondement dans les Lumières et l'Encyclopédie. L'on aurait bien du mal à exclure de la mémoire nationale toutes les personnalités illustres, françaises et autres, qui l'ont professé. Dont, en effet, Charles Maurras qui louait Voltaire de participer du « génie antisémitique de l’Occident ». Ce génie était de résistance intellectuelle et politique. Il n'était pas exterminateur. L'évidence est que les événements du XXe siècle ont jeté une tache sans-doute indélébile sur toute forme - même fort différente - d'antisémitisme. Cela est-il une raison pour reconnaître aux communautés juives de France ou d'ailleurs plus de droits d’influence qu’au commun des mortels ? Deux des présidents de la Ve république ne l'ont pas cru et ont parfois été taxés d'antisémitisme : le général De Gaulle, après sa conférence de presse de 1965 et ses considérations à propos d'Israël ; mais aussi François Mitterrand refusant obstinément – et en quels termes ! - de céder aux pressions des organisations juives de France, qu’il trouvait tout à fait excessives, pour qu’il présente les excuses de la France à propos de la déportation des Juifs sous l'Occupation (7). Ce que feront ses successeurs …
LE SOUTIEN A VICHY
Dernier des grands reproches adressés à Maurras : son soutien à Vichy. Nous n'avons pas l'intention de traiter longuement de ce sujet. Est-il encore pertinent ? Vichy est sans postérité. Il ne laisse ni héritage ni héritiers et n'est qu'un épisode tragique de notre histoire, conséquence incise du plus grand désastre national que la France moderne ait connu et qui aurait pu la tuer.
Il est absurde de définir Maurras comme « pétainiste ». Il était royaliste et contre-révolutionnaire. Qu'il ait pratiqué l'Union Sacrée en 1914-1918 ne le faisait pas républicain. Pas plus que son soutien au vieux maréchal ne fera de lui un pétainiste. Maurras ne fut pas davantage un « collabo » ; il détestait les Allemands qui le traitèrent en ennemi. Il refusa d’approuver la politique de collaboration. Il fut la cible des plus violentes attaques de la presse collaborationniste de Paris. 
Entre la politique de Vichy - analogue à celle de la Prusse après Iéna ou de l'Allemagne de Weimar après l'autre guerre (finasser à la manière de Stresemann)- et la stratégie gaulliste de lutte contre l'occupant depuis l'étranger, l'on sait aujourd'hui laquelle des deux options l'a politiquement emporté. Ce n'était pas donné, c'était encore très incertain aux premiers jours de la Libération. Le grand historien Robert Aron, à propos de la politique de Vichy, pose cette question : «La Prusse après Iéna écrasée par un vainqueur intraitable n'a-t-elle pas su ruser elle aussi pour se relever et reprendre sa place parmi les États victorieux ? » (8). Une telle politique ne mérite ni opprobre ni infamie, fût-elle vaincue. C’est pourquoi François Mitterrand, comme nombre de ses pareils, devenu résistant, ne rompit jamais ses amitiés vichystes. Entre les deux mondes, il n’y eut de fossé infranchissable que pour les zélateurs intempérants d’après la bataille…
Y eut-il des excès de la part de Maurras au cours de la période considérée ? Sans aucun doute. Les maurrassiens sérieux n'ont jamais prétendu qu'il fût infaillible. Excès de plume surtout en un temps de tensions extrêmes où se jouait l’avenir de la Patrie. Croit-on qu'il n'y ait pas eu d'excès dans le camp d'en face ? Sous l’occupation et plus encore à la Libération ? Passons ! Car, pour en terminer, notre avis sur cette matière sensible, est que le président Pompidou fit une sage et bonne action lorsque, répondant aux critiques de ceux qui lui reprochaient la grâce qu'il avait accordée à l'ex-milicien Paul Touvier, il déclara ceci qui devrait servir de charte aux Français d’aujourd’hui : « Notre pays depuis un peu plus de 30 ans a été de drame national en drame national. Ce fut la guerre, la défaite et ses humiliations, l'Occupation et ses horreurs, la Libération, par contre-coup l'épuration, et ses excès, reconnaissons-le. Et puis la guerre d'Indochine. Et puis l'affreux conflit d'Algérie et ses horreurs, des deux côtés, et l'exode de millions de Français chassés de leurs foyers, et du coup l'OAS, et ses attentats et ses violences et par contre-coup la répression …  Alors je me sens en droit de dire : allons-nous éternellement maintenir saignantes les plaies de nos désaccords nationaux ? Le moment n'est-t-il pas venu de jeter le voile, d'oublier ces temps où les Français ne s’aimaient pas, s'entre-déchiraient et même s'entre-tuaient ? » (9)
Reste alors Charles Maurras, grand penseur, écrivain, poète, félibre, académicien et patriote français qui appartient au patrimoine national.  •  
1. Anatole France, poème dédicatoire pour Le Chemin de Paradis de Charles Maurras 
2. Zone, Alcools, 1913 
3. Emmanuel Macron, Le 1 Hebdo, 8 juillet 2015 
4. Kiel et Tanger, 1910 (913, 1921 …) 
5. Eric Zemmour, Figaro Magazine du 2.02.2018 
6. Jean Guitton, Un siècle une vie, Robert Laffont, 1988, 361 pages 
7. Jean-Pierre Elkabbach « François Mitterrand, conversation avec un Président » (1994) 
8. Robert Aron, Histoire de Vichy, Fayard 1954, 766 pages 
9. Conférence de presse du 21 septembre 1972.  
Retrouvez l'ensemble de ces chroniques en cliquant sur le lien suivant ... 

La démocratie suisse est d'origine catholique et non protestante!

AU FORUM des rapatriés #8 : La vraie histoire des colonies

L’EMPIRE PERSE ACHÉMÉNIDE (~ 550-330 AV. J.-C.) | 2000 ANS D’HISTOIRE | ...

mardi 20 mars 2018

La petite histoire : Louis XIV et le mythe de la monarchie absolue

La religiosité des Indo – Européens

À l’heure actuelle, les multiples aspects linguistiques et mythologiques des civilisations indo-européennes sont devenus familiers à un large public. Ce résultat positif est dû, pour l’essentiel, aux recherches patientes d’érudits tels que Benveniste, de VriesHaudry, etc., et surtout Dumézil qui donna ses lettres de noblesse aux études indo-européennes. Au sein de cette féconde lignée de « quêteurs de l’indo-européanité » trouve légitimement place le linguiste et philologue allemand Hans F. K. Günther, véritable précurseur de G. Dumézil.
religiosite-indo-europeenne.jpgGünther se présente comme le théoricien du courant “nordique” dans l’Allemagne de la République de Weimar. Il publia en 1934 un essai, désormais classique, intitulé Frömmigkeit nordischer Artung (que l’on traduit par “Religiosité de type nordique”), dans lequel il présentait de façon largement synthétique les grands traits spirituels des religions indo-européennes. Cet essai, édité récemment par les Éditions Pardès et traduit ici pour la première fois en français, est issu des textes de la sixième édition allemande, parue en 1963, et de l’édition anglaise, plus complète, parue en 1967. Quant au titre, qui présente une notable différence avec le titre originel allemand, il est tiré de celui de l’édition italienne intitulée Religiosità indoeuropea.
C’est certes une gageure, voire un péril, compte tenu de l’actuel climat indo-européen.jpg“intellectuel”, que de rééditer l’ouvrage d’un chercheur aussi contesté et incompris que Hans F. K. Günther. Pour certains de nos contemporains, aux opinions fabriquées et imposées par les médias, Günther apparaîtra comme un “type” bizarre, “démodé”, passablement dangereux par les idées qu’il expose, tant les mots et les expressions qu’il emploie ont le pouvoir sémantique d’évoquer un ensemble d’idées qui prévalurent au cours d’une période précise de l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe. De plus, ce brillant chercheur allemand passe volontiers, à tort, pour l’anthropologue officiel du IIIe Reich. Dans cette optique, la pensée et les travaux de Günther ont subi une “tabouisation” et une “criminalisation” de la part des Torquemada au petit pied du conformisme moral occidentalo-mondialiste et des minus médiatiques. C’est pour cela que la décision des Éditions Pardès de traduire et de publier ce maître-livre de Günther constitue, non seulement un acte d’utilité quant à une plus grande connaissance des recherches de l’auteur allemand, mais aussi un acte de courage. Nous ne pouvons que nous en féliciter.
Dès l’abord, l’ouvrage s’ouvre sur deux textes importants : une Préface du traducteur, R. Steuckers, qui fournit une utile présentation sur la vie et l’œuvre de Günther, suivie d’une Présentation de J. Evola, parue pour la première fois dans une revue italienne de 1970. Après des précisions apportées quant à l’opportunité du changement de titre, le terme “nordique” cédant la place au terme “indo-européen”, J. Evola apporte aux lecteurs les nécessaires correctifs aux tendances « naturalistes » et « biologistes » de l’auteur allemand, et rectifie certaines « fausses perspectives » dans lesquelles, parfois, se place Günther, ou certains jugements pour le moins hâtifs portés par le chercheur. Ainsi en est-il, par exemple, d’un certain « défaut méthodologique » de Günther, ou encore de la méconnaissance par ce dernier de tout ce qui se rapporte à la « dimension de la transcendance », etc.
Le reste de l’ouvrage est consacré au texte même de Hans F. K. Günther. Ce texte, véritablement “pré-dumézilien”, ne vise rien moins qu’à répondre à la question suivante : qu’est-ce que la religiosité indo-européenne ? Plus précisément, quelle est l’essence véritable de l’« attitude bien distincte des peuples et des hommes de souche indo-européenne vis-à-vis des puissances divines » que décrit Günther ?
Partant d’un postulat, démontré depuis, de l’« existence d’une langue indo-européenne commune ou “primale”, dérivée d’un noyau commun datant de l’Âge du Bronze », qui renvoie forcément à un ensemble de peuples faisant usage de cet idiome, Günther en conclut logiquement et justement à l’existence d’une religiosité spécifique à ces peuples, déterminée « en comparant les diverses formes de religiosité de ces peuples ». Dès lors, son objet sera de « jeter un regard panoramique sur les lignes de faîte de la religiosité indo-européenne, de saisir cette religiosité dans ce qu’elle a de plus complet et de plus spécifique, en analysant ses expressions les plus pures et les plus riches ». Quant à la démarche d’ordre méthodologique adoptée par Günther afin de dégager les grandes lignes de cette religiosité, elle est des plus fécondes : c’est l’étude des sources tirées de l’ancien monde hellénique, romain, iranien et indien, non celles issues des peuples nordiques, dont, selon l’auteur, un grand nombre de conceptions seraient en fait altérées par des apports non indo-européens. Et Günther, à l’appui de ses dires, de citer l’exemple du célèbre Odin (Wotan) dont « de nombreux traits (…) ne sont pas indo-européens, et ne sont même pas spécifiquement germaniques ! »
À partir du chapitre II commence une analyse systématique des lignes fondamentales de la religiosité indo-européenne ; apparaît clairement l’opposition radicale entre les religions non-révélées (dites “païennes”) et les religions révélées (comme le christianisme, par ex.). La caractéristique essentielle de la religiosité des Indo-Européens se situe dans la complète absence de crainte envers les dieux, « que ce soit la crainte de la divinité ou la crainte de la mort », qui génère bien entendu une “disposition” mentale et des attitudes particulières. Comme il n’approche pas les dieux avec une attitude servile, craintive, humble, et que, de plus, il ne se conçoit nullement comme simple “créature”, l’homo indo-europeanus éprouve un sentiment de familiarité, de “camaraderie”, avec le divin. Par conséquent, les sphères divine et humaine ne peuvent être nettement délimitées : les dieux et les hommes ne sont jamais très éloignés les uns des autres. Günther précise : « Les dieux y apparaissent comme des hommes immortels (…), et les hommes (…), nés de tribus nobles illustres, possèdent en eux quelque chose de divin… » Et l’auteur de noter : « Agamemnon, pareil aux dieux ». Autre précision importante : pour l’Indo-Européen, ce monde, qui est “sans commencement ni fin”, donc éternel, n’est jamais « dévalorisé » par une “souillure” ou un “péché” quelconque au profit d’un “autre monde”, d’un “arrière-monde” jugé meilleur. Il ignore de même, l’opposition entre « corps périssable et âme immortelle entre chair et esprit ». Toute conception se rapportant au « péché » (remplacé par la “faute” et le “déshonneur”, que l’on trouve également dans le Japon traditionnel), à la “rédemption”, au “Sauveur”, etc., lui est également étrangère. C’est là, véritablement la différence capitale entre la religiosité indo-européenne et celle ’issue du monde proche-oriental, essentiellement sémite.
Dans les chapitres III et IV, Günther aborde l’immense domaine de l’éthique propre aux Indo-Européen ; éthique, bien entendu liée à la profonde religiosité de ces peuples indo-européens. La première constatation que fait Günther : les Indo-Européens ont toujours eu une méfiance instinctive de l’hybris humaine, c’est-à-dire de l’orgueil de soi. Cette répulsion envers cette dernière tient essentiellement au fait que les Indo-Européens ont toujours ressenti leur “limitation” intrinsèque, leur “petitesse” d’êtres contingents et mortels, face à la “non-limitation” des Dieux, et leur dépendance vis-à-vis de ces derniers. Il est à signaler, bien que Günther n’y fasse pas allusion, que cette intuition se retrouvera chez Saint Thomas d’Aquin, dans ses concepts d’être fini et d’Être infini (Dieu). Autre particularité des peuples indo-européens, très bien mise en relief par l’auteur allemand : la reconnaissance et l’acceptation sereine, sans fatalisme, de l’inexorabilité du destin. Günther précise : « C’est essentiellement parce que, face à la certitude que surviendra un déclin, l’Indo-Européen reste lucide, conscient du fait que sa spécificité héréditaire est une spécificité de combattant ». Précision capitale. L’Indo-Européen, concevant le monde comme une arène dans laquelle se déroule un combat perpétuel, selon une conception “agonistique”, se présente, dans la paix comme dans la guerre, comme un guerrier. Loin de le désespérer, c’est cette inéluctabilité de son destin — et la tension existentielle qu’elle provoque — qui pousse l’Indo-Européen à toujours combattre. Cependant, les vertus et les qualités que réclame une telle conception du destin, font qu’elle n’est pas accessible à tout un chacun. « Les religiosités indo-européennes, précise Günther, ne peuvent être transmises à n’importe quel type humain ». Elles s’adressent, non à la masse, mais à l’élite d’un peuple, celle du « mûrissement du héros qui regarde le destin en face, debout à côté de ses dieux ».
Une conception aussi élevée réclamait une religiosité d’une même élévation. Cette religiosité indo-européenne ne pouvait être que « claire » et « limpide », faite du refus d’un “arrière-monde”, meilleur que le monde sensible, d’un sombre mysticisme, de pratiques ascétiques qui brisent le corps, et d’attitudes morbides. Selon Günther, « la religiosité des Indo-Européens est (…) une religiosité de la santé somatique et psychique (…). Elle est davantage une religiosité où l’âme emplie de force divine tente de s’élever au niveau des dieux au départ d’un équilibre : celui de toutes les forces somatiques et psychiques de l’homme ». Ces spécificités induisent, bien sûr, des attitudes particulières de la part de l’homme : prudence, réserve, « une timidité toute de noblesse, qualités qui correspondent à la plénitude du divin », répudiation des passions face à tous les phénomènes, « équilibre et dignité en face du divin », maîtrise de soi et noblesse contenue, auxquelles il faut joindre un sens certain de la mesure (la gravitas des Romains ou l’aidóos des Grecs). La religiosité indo-européenne nous apparaît essentiellement “terrestre”, pleinement enracinée dans ce monde où rien n’est inférieur en valeur par rapport à la divinité. Une telle attitude passe, par exemple, par le refus de tout dualisme, notamment celui corps/âme, pour établir, au contraire, un équilibre entre le corps — qui est honoré comme « expression visible d’une spécification spirituelle… » — et l’âme, même si les Indo-Européens conçoivent fort bien « que le corps et l’âme sont deux choses distinctes et d’essence différente ». Nous aboutissons ainsi à l’harmonieuse unité corps/âme. Ces caractéristiques ont pu faire dire à maints observateurs, à commencer par les auteurs chrétiens, que les religiosités indo-européennes, qualifiées de “païennes”, étaient essentiellement matérialistes, privées d’une véritable “dimension transcendante”. En fait, les Indo-Européens n’ignoraient nullement la notion d’Unité divine transcendante, à notre avis fort mal étudiée par Günther dans son essai. Les Indo-Européens situaient cette Unité divine, non dans un lointain et incertain au-delà, mais bien plutôt dans les actes concrets de la vie terrestre et contingente de l’homme ; aidé en cela par les actions des dieux, aspects divers de la grande Unité spirituelle et morale.
Une autre idée est développée par Günther : le monde serait conçu par les peuples indo-européens comme un ordre, un Kosmos, un tout imprégné d’une raison universelle, d’une ratio. De cet ordre du monde doté de sens dépendrait l’ensemble des “créations” : la famille, le peuple, l’État, le droit, la vie de l’esprit, etc., et bien sûr l’homme, en tant que personne et maillon responsable de la mémoire et de l’héritage ancestral se perpétuant dans un ordre continu des générations. D’où l’importance, chez les Indo-Européens, des idées de fécondité, de génération, de reproduction et d’eugeneia. Si certaines affirmations de Günther méritent de nombreuses réserves, d’autres, par contre, sont fort pertinentes et souvent justes.
Il traite rapidement de la conception de la mort chez les Indo-Européens ; pour eux, elle « n’acquiert jamais la signification cruciale d’un incitant à la foi et à un style de vie empreint de moralisme », mais est plutôt vue comme faisant partie de l’ordre du monde et des choses, et comme un « passage vers une vie qui, dans ses traits particuliers, ressemble à la vie dans le monde des vivants ». Il constate ensuite l’absence totale de rédempteur et de messie, car la vie, telle que la concevaient les Indo-Européens, faite de l’amitié avec les dieux et de l’auto-affirmation mesurée de l’homme au sein d’un monde ordonné doté de sens, rendait inutile toute idée de rédemption et de “sauvetage”. Günther aborde ensuite la forme de mysticisme dans laquelle a pu s’épanouir la religiosité indo-européenne. Forme particulière axée, non « sur une sensibilité exacerbée et un pansexualisme outrancier ni dans la mystique des excitations dues à l’ivresse », qui est le propre des mysticismes informels des peuples du Proche-Orient, mais au contraire fondée sur des pratiques aptes à favoriser une “mise-en-forme” de la personne s’auto-affirmant dans une totale liberté. Dès lors, ce mysticisme indo-européen sera constitué certes par un repli sur soi, vers sa propre intériorité, « en prenant distance par rapport aux tumultes de la vie », mais sans jamais faire abstraction du monde extérieur. Ainsi, précise Günther : « … le mysticisme indo-européen, en tant que regard vers l’intériorité, s’allie souvent avec un regard porté vers le large, vers le grand espace du monde. Ce ne sera donc pas une mystique cherchant à se couper du monde extérieur mais, au contraire, une mystique souhaitant explorer en profondeur les ressources du moi pour porter ensuite son regard vers le lointain ». La caractéristique particulière de cette mystique génère, à son tour, une attitude spécifique. Cette “ouverture sur le monde” fera participer la spiritualité à l’unité/totalité du monde, au “grand Pan”. « Le regard porté par l’Indo-Européen, note le chercheur allemand, sur la splendide immensité du monde (…), peut être interprété comme une acceptation joyeuse d’un Tout sans commencement ni fin (…), comme une manifestation dans la pensée de ce Tout (…) ou comme un sentiment d’identité avec le Tout que l’on a appelé, par ailleurs, “mystique de la nature” ». C’est pourquoi, la religiosité indo-européenne a souvent été qualifiée de “religion naturelle”, au sein de laquelle trouve place la notion d’un Dieu cosmique, « immanent au monde et présent dans l’intériorité de l’âme ». Cette “religion naturelle” revêt, pour les Indo-Européens, un sens profond. La piété et la religiosité qu’elle permet, « reflètent l’esprit et l’éthique, la rectitude de l’homme de race nordique, dont l’attitude mesurée et respectueuse vis-à-vis de la nature se fonde sur une sensibilité marquée par l’honneur et mue par une héroïcité exemplaire ». De plus, la piété de l’Indo-Européen, dans l’atteinte de Dieu, libéré de toute responsabilité des maux qui affligent la vie terrestre, suppose un certain nombre de vertus : « la liberté, la dignité, l’attitude sublime de l’âme noble… ». Tout cela renvoie aux notions d’humanitas, de dignitas, qui sont, en général, le propre d’un petit nombre de personnes, à l’instar des eleutheroï grecs ou des ingenui romains.
Dans le dernier chapitre, Günther fait une analyse serrée et fort juste du monde moderne, plus précisément du XXe siècle. En dernier lieu, l’auteur démontre comment le monde moderne occidental, répudiant les valeurs intrinsèques des antiques peuples indo-européens, est entré dans une décadence irrémédiable. Ainsi en est-il du déclin de la véritable liberté et de la dignité humaine, qui est allé de pair avec l’apparition des idéologies, en particulier des socialismes qui diminuent l’individu au profit de l’État, et, d’une “économisation” (« démonie de l’économie », comme l’a écrit J. Evola) toujours croissante de la société. Un peu plus loin, Günther précise : « … que la perte de la liberté individuelle est inévitable dans toute société industrialisée ». Après avoir constaté que le déploiement de la véritable spiritualité indo-européenne a bel et bien pris fin, Günther conclut par une remarque pessimiste, malheureusement réelle : « À cette indo-européanité qui a brillé de tous ses feux de Benarès à Reykjavik, s’applique une parole d’Hamlet : “Vous ne verrez jamais rien qui l’égalera !” »
Enfin, in fine, il faut noter une excellente Annexe du traducteur : Les races d’Europe selon Günther.
Cet ouvrage de Hans F.K. Günther est capital. Certes, il contient du bon et du moins bon, et par maints cotes, il apparaîtra, non comme dépassé, mais comme sommaire à côté des immenses et définitifs travaux d’un G. Dumézil, par ex. Cependant, il mérite largement d’être lu, ne serait-ce que pour ce qu’il est : un tout premier document important des études indo-européennes, alors balbutiantes et qui, depuis, se sont fortement enrichies.
* * *
L’Âge d’Or n°10, 1990.

Les empereurs à Rome

lundi 19 mars 2018

Le Moyen Âge, une Renaissance ?

En octobre 2017, tandis que la polémique Gouguenheim s’est éteinte, un ouvrage passé quasiment inaperçu relance le débat sur les si nombreuses « Fake news » qui entourent le Moyen Âge ; suite de notre émission radiophonique sur l’Université médiévale :
Paris, quartier latin. Un jeune Picard aux origines modestes s’apprête à rejoindre la faculté des Arts de l’Université pour assister au commentaire d’un texte d’Aristote sur la philosophie naturelle.

Les clichés du Moyen Age

dimanche 18 mars 2018

Fréquence Camisole #19 [Radio Libertés] – Instruire en Europe II : l’éducation au Moyen Âge

Deuxième volet de notre premier cycle historique «Instruire en Europe», consacré cette fois au Moyen-Âge et qui fait suite à notre émission sur la paideia antique. Ce cycle historique s’inscrit dans le projet de l’Institut Iliade d’écrire un récit civilisationnel européen tel qu’avait jadis pu le faire un Lavisse pour la France.

1981 - Bernard-Henri Lévy : "L'idéologie française"

vendredi 16 mars 2018

Georges Valois contre l’argent: rencontre avec Olivier Dard

par Frédéric Saenen
28402727.jpgLorsqu’il s’agit d’aborder le cas Georges Valois (1878-1945), c’est peut-être le terme de « rupture » qui s’impose en premier lieu à l’esprit. En effet, ce singulier personnage aura successivement adhéré aux idéologies marquantes de l’âge des extrêmes, de l’anarchisme à l’Action française (dont il sera un des premiers dissidents), d’un fascisme à la française clairement revendiqué au syndicalisme, jusqu’à enfin une doctrine économique trop peu étudiée encore, « l’abondancisme ».
De tels louvoiements passeront aux yeux de beaucoup pour une suspecte inconstance – et Valois se verra d’ailleurs taxé d’être en matière de politique un véritable caméléon. Mais il serait hâtif de résumer l’homme à cette tendance, tout autant que de l’enfermer dans son identité de fondateur du Faisceau. Ce mouvement, créé le 11 novembre 1925, mêlait en somme, et de façon quelque peu utopique, idéologie technocratique, planisme strict, exaltation de la figure du travailleur et valorisation des corporations. Le Faisceau implosera, après deux ans d’existence, sous la pression des divergences idéologiques qui le tiraillaient.
La réflexion et l’engagement de Valois ne s’arrêtèrent cependant pas là : son nom sera aussi cité parmi ceux des non-conformistes des années 30 et il mourra, suite à son arrestation par la Gestapo, au camp de Bergen-Belsen. Étrange fin pour un homme que les esprits simplistes seraient tentés de réduire à un Mussolini à la française !
Olivier Dard, dont on connaît les excellents travaux sur les droites radicales et nationales en France (de Maurras à l’OAS) mais aussi l’intérêt pour les relations entre politique et économie, ne pouvait rester indifférent à un homme tel que Valois. Après avoir dirigé le volume Georges Valois, itinéraire et réceptions paru chez Peter Lang en 2011, voici qu’il préface la réédition de L’homme contre l’argent. Un volume de souvenirs couvrant la décennie qui mène exactement de la fin de la Première Guerre mondiale à la faillite du Faisceau.
Le livre, « virulent et écrit à chaud » selon les termes mêmes d’Olivier Dard, constitue un témoignage de première main sur une période de l’histoire souvent négligée au bénéfice des années 30, identifiées comme celles de tous les périls, de toutes les crises, de toutes les passions. Pourtant, quel bouillonnement déjà dans cette France qui sort à peine des tranchées, de la boue et du sang. L’heure est à la reconstruction et à la recherche de nouveaux modèles de société. Les uns ne jurent que par le monde anglo-saxon, les autres penchent plutôt du côté des Soviets. Valois revendique quant à lui l’ouverture d’une troisième voie dès l’incipit : « Ni Londres, ni Moscou. »
Ce texte n’est donc pas uniquement une autobiographie, bien que la mémoire de Valois et ses jugements en soient l’axe central. Il ne se cantonne pas non plus à la recension des faits objectifs et à leur scrupuleuse chronique. Mais s’il n’a pas le caractère offensant du pamphlet, il mérite bel et bien l’étiquette bernanosienne d’« écrit de combat ». Olivier Dard insiste sur le fait que « c’est bien comme une charge contre la “ploutocratie” qu’il faut lire L’homme contre l’argent » et poursuit sur ce constat : « Le capitalisme, dans sa dimension industrielle comme financière, sa compréhension et la lutte à entreprendre contre lui sont des préoccupations constantes chez Valois ». 
Est-ce à dire qu’il y aurait encore une actualité possible pour un penseur qui paraît aujourd’hui tellement oublié et daté ? Nous avons demandé à l’historien de nous éclairer sur quelques aspects de cette publication, riche en anecdotes et en portraits, mais aussi sur la personnalité complexe de Valois et la place qu’il lui revient d’occuper parmi les figures de la pensée française du XXe siècle. Mieux vaut tard…
Frédéric Saenen
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Entretien avec Olivier Dard,
professeur d'histoire contemporaine à l'université de Lorraine (plateforme de Metz), spécialiste d'histoire politique du vingtième siècle, en particulier des droites radicales et des relations entre politique et économie. 
 Georges Valois ne fut pas strictement un économiste ni un homme politique. Alors comment le qualifieriez-vous ? « Penseur » ? « Intellectuel » ? « Homme engagé » ?
Olivier Dard : Homme engagé certainement. Les termes de « penseur » ou d’ « intellectuel » ne sont peut-être pas les mieux adaptés pour Valois même s’il aspire à être considéré comme un doctrinaire et multiplie les prises de position à fois sur des questions générales et sur les sujets qui lui tiennent le plus à cœur et qui sont d’ordre économique et social. Il faut s’attacher aux titres des ouvrages de Valois où deux mots ressortent particulièrement, « L’homme » et « nouveau/nouvelle » : L’homme qui vient, L’homme contre l’argentEconomie nouvelleUn nouvel âge de l’humanité… Autant de mots forts qui ne sont pas seulement les titres accrocheurs d’un éditeur chevronné et d’un professionnel du livre qu’est Valois. Ils renvoient à ses questionnements les plus profonds et les plus constants.
 Parmi les engagements successifs de Valois (anarchisme, maurrassisme, syndicalisme, fascisme, non-conformisme, abondancisme, résistance, etc.), lequel vous semble-t-il avoir mené avec le plus, non pas d’intégrité, mais de cohérence intellectuelle ? Et y a-t-il, chez cet homme de toutes les ruptures, des idées ou des valeurs permanentes, intangibles, qu’il maintiendra tout au long de son existence ?
Je pense que la lutte contre l’argent est sans doute un marqueur essentiel du parcours de Valois. L’anticapitalisme est une constante de Valois mais son contenu a évolué avec le temps. A l’époque de l’AF, il faut le comprendre non comme un refus du principe de la propriété privée et une défense de la collectivisation des moyens de production comme le prône le socialisme, mais comme un rejet de la finance, la promotion pendant d’une « économie nouvelle » arrimée au corporatisme. Lorsque Valois passe à « gauche », l’accent est mis sur une République syndicale associée à « Etat technique » qui est le signe d’un nouvel âge. Le Valois de l’Economie nouvelle n’est pas aussi éloigné de celui du « nouvel âge » qu’il peut y paraître si on se polarise sur sa rupture avec l’AF. Dans le sillage du premier conflit mondial et de la promotion d’un « esprit des années vingt », Valois est pénétré de l’importance de la technique et de ses potentialités, tout comme du rôle nouveau à conférer à ceux qui sont alors dénommés les « techniciens » et qui annoncent les technocrates.
 Dans le chapitre Mon premier complot, Valois évoque son voyage dans l’Italie fasciste et dresse un portrait de Mussolini, qu’il rencontrera d’ailleurs en audience. Que pensez-vous du regard que Valois porte sur le Duce, dans ces pages comme à d’autres moments de son œuvre ?
La référence au Duce proposée dans L’Homme contre l’argent n’est pas isolée dans l’ensemble de l’œuvre de Georges Valois. Par la suite, il publie comme éditeur (librairie Valois) des antifascistes italiens et lui-même écrit sur l’Italie fasciste pour dénoncer son régime et son chef… comprenant rapidement la caractère infâmant du label fasciste dont il affuble Poincaré dans son essai Finances italiennes (1930). La présentation de Mussolini dans L’Homme contre l’argent est un texte fort intéressant. D’abord, parce qu’il peut se lire comme un témoignage important sur le dirigeant italien au milieu des années vingt et qui peut être comparé à d’autres, Français ou étrangers. Mussolini, comme l’a montré Didier Musiedlak dans son ouvrage sur Mussolini (Presses de Sciences Po, 2005 ) mettait un soin particulier à recevoir ses visiteurs et Valois, sans forcément le mesurer, se trouve intégré à un cérémonial d’audience bien rodé . Le récit de Valois est aussi instructif pour saisir par quels biais il a pu être reçu : Mussolini connaît ses écrits mais Valois a aussi été introduit dans le bureau par Malaparte (photo) qui se rattache alors aux « fascistes de gauche ». Un dernier point renvoie à la façon dont Valois appréhende Mussolini comme chef politique. Il est « conquis » par sa personnalité et rapproche à cet égard Mussolini de Lénine. Sur ce dernier point, l’empreinte de Georges Sorel est sans doute importante.
 Lorsqu’on lit le chapitre consacré à la rupture avec l’AF, on entrevoit qu’il s’agit moins d’une dissension à propos des idées que d’histoires de gros sous et de concurrence d’organes de presse (L’Action française contre le Nouveau Siècle) qui motivent le départ de Valois. Aux yeux de l’historien, ce récit est-il sincère et complet ?
Dans le récit qu’il propose de sa rupture avec l’AF, le propos de Valois est logiquement partiel et partial. La dimension économique de la rupture est cependant importante car le divorce de Valois avec l’AF met en jeu l’avenir de la Nouvelle Librairie nationale et, du point de vue des organes de presse mentionnés, l’attraction d’un lectorat qui est acheteur et donc contributeur au financement des deux périodiques. La rupture débouche sur une polémique âpre et un long procès opposant Valois et l’AF, et présenté par Valois dans un gros ouvrage intitulé Basile ou la politique de la calomnie. L’argent et la rancœur, s’ils sont les éléments les plus visibles de ce divorce, ne sont pas les seuls à devoir être pris en compte. Il faut aussi compter avec l’importance des clivages idéologiques qui distendent progressivement la relation de Valois à l’AF, notamment quant à l’adéquation du programme de cette dernière avec ses projets et ses initiatives au début des années vingt : le « nationalisme intégral » laisse la place chez Valois à la recherche d’un fascisme à la française. Valois est alors déçu et désabusé quant aux perspectives de l’AF au lendemain des résultats électoraux calamiteux de 1924. Il y a entre le fondateur du Faisceau et l’AF un divorce qui renvoie à la stratégie et aux modalités de l’action politique à entreprendre.
 Quelle anecdote, scène ou rencontre évoquée dans L’homme contre l’argentvous semble résumer le mieux le tempérament de Valois ?
La question est délicate mais le récit de sa rupture avec l’AF (chapitre V) est un passage tout à fait caractéristique d’un personnage dominé par son égocentrisme et dont la psychologie traduit une obsession des machinations et des complots. Sans revenir sur le fond de l’affaire ni commenter les épisodes racontés par Valois ou les portraits fielleux qu’il dresse de chacun des protagonistes (qui le lui rendent bien dans d’autres textes), on pourra rapprocher son comportement d’alors de celui qui s’observe une dizaine d’années plus tard à l’occasion des crises qui frappent le mouvement Nouvel Age. Au printemps 1938, l’affaire Anne Darbois (militante et collaboratrice du journal) est sur ce point instructive. Valois, comme à l’époque de sa rupture avec l’AF, insiste sur les renseignements qu’il aurait obtenus et les machinations qu’il aurait mises au jour, construit des discours de justification et attaque la personnalité de sa contradictrice… L’affaire s’achève par la publication de l’ensemble sous forme de dossiers, dans le journal et non en volume comme pour Basile ou la politique de la calomnie.
 En somme, pourquoi lire encore Valois aujourd’hui, et en particulier L’Homme contre l’argent ?
On peut lire Valois en fonction de différentes logiques. Le lecteur intéressé par l’histoire de la France des années vingt (et pas seulement par celle de l’AF et du Faisceau) découvrira à travers Valois une source importante pour appréhender cette période et son évolution. La lecture de Valois est aussi instructive dans une perspective très actuelle, où l’heure est aussi à la dénonciation de l’argent. Les analyses de Valois sur « la révolution planétaire » (qu’il n’appelle pas mondialisation), son organisation, ou ses développements sur les relations à établir entre les Etats et ce qu’il nomme les trusts ont une résonnance particulière avec les enjeux de cette seconde décennie du XXIe siècle.
Propos recueillis par Frédéric Saenen (octobre 2012)
Georges Valois, L’homme contre l’argent. Souvenirs de dix ans 1918-1928, édition présentée par Olivier Dard, Septentrion, septembre 2012, 375 pages, 30 €

Flaubert et notre abrutissement climatique

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par Nicolas Bonnal
Je ne les ouvre jamais mais depuis deux semaines les journaux en Espagne parlent très intelligemment de trois choses : la tyrannie de Poutine, qui n’en finira jamais (pauvre occident, que va-t-il faire, heureusement la bombe, heureusement l’OTAN, etc.) ; le changement climatique (il y a du vent et de la pluie, on est en mars…) et la grève féministe, qui permet de combattre enfin le nazisme masculin – on demande des budgets au gouvernement néocon local en ce sens.
Dans toutes ces histoires il ne s’agit que de racket.
On a évoqué le féminisme avec Nietzsche. On le relit :
« Il y a aujourd’hui, presque partout en Europe, une sensibilité et une irritabilité maladives pour la douleur et aussi une intempérance fâcheuse à se plaindre, une efféminisation qui voudrait se parer de religion et de fatras philosophique, pour se donner plus d’éclat — il y a un véritable culte de la douleur. »
Cette irritabilité se reflète-t-elle dans notre obsession pour les conditions météo ?
Sur le changement climatique je me demandais depuis combien de temps on s’abrutit ainsi ; car aucun classique ne nous emmerdait avec. Tout apparaît semble-t-il au milieu du dix-neuvième siècle : la guerre de Crimée crée la science météorologique, et Baudelaire se plaint de son ciel bas et lourd qui baisse comme un couvercle…
On connaît mon goût pour la cuisinière (une femme géniale, qui ne connaît ni Louis-Philippe, ni république, ni Badinguet) et la correspondance de Flaubert. Je recommande le début des années 1850, qui est prodigieux (voyez ses lettres à Victor Hugo). Sur une petite tempête météo voici ce qu’il écrit notre analyse littéraire de la femme moderne :
12 juillet 1853 – Tu auras appris par les journaux, sans doute, la soignée grêle qui est tombée sur Rouen et alentours samedi dernier.
Désastre général, récoltes manquées, tous les carreaux des bourgeois cassés ; il y en a ici pour une centaine de francs au moins, et les vitriers de Rouen ont de suite profité de l’occasion (on se les arrache, les vitriers) pour hausser leur marchandise de 30 p 100. Ô humanité ! C’était très drôle comme ça tombait, et ce qu’il y a eu de lamentations et de gueulades était fort aussi. Ç’a été une symphonie de jérémiades, pendant deux jours, à rendre sec comme un caillou le cœur le plus sensible ! On a cru à Rouen à la fin du monde (textuel). Il y a eu des scènes d’un grotesque démesuré, et l’autorité mêlée là-dedans !
M le préfet, etc. »
Oui, l’administration française avec ses préfets et notre inféodation a certainement joué dans cette formation du caractère geignard et assisté – plus de lois et de taxes, et d’amendes et de menaces, pour le féminisme et la lutte contre le racisme et pour le socialisme, et tout le reste…
Flaubert poursuit, coquin, comme James Kunstler ou Dimitri Orlov aujourd’hui :
« Ce n’est pas sans un certain plaisir que j’ai contemplé mes espaliers détruits, toutes mes fleurs hachées en morceaux, le potager sens dessus dessous.
En contemplant tous ces petits arrangements factices de l’homme que cinq minutes de la nature ont suffi pour bousculer, j’admirais le vrai ordre se rétablissant dans le faux ordre. Ces choses tourmentées par nous, arbres taillés, fleurs qui poussent où elles ne veulent (pas), légumes d’autres pays, ont eu dans cette rebuffade atmosphérique une sorte de revanche… »
97711893.jpgEt il est content (Philippe Muray était euphorique au moment de la tempête du siècle en l’an 2000) :
« Ah ! ah ! cette nature sur le dos de laquelle on monte et qu’on exploite si impitoyablement, qu’on enlaidit avec tant d’aplomb, que l’on méprise par de si beaux discours, à quelles fantaisies peu utilitaires elle s’abandonne quand la tentation lui en prend ! Cela est bon. On croit un peu trop généralement que le soleil n’a d’autre but ici−bas que de faire pousser les choux.
Il faut replacer de temps à autres le bon Dieu sur son piédestal. Aussi se charge−t−il de nous le rappeler en nous envoyant par−ci par−là quelque peste, choléra, bouleversement inattendu et autres manifestations de la Règle, à savoir le Mal − contingent qui n’est peut−être pas le Bien − nécessaire, mais qui est l’être enfin : chose que les – hommes voués au néant comprennent peu. »
Et Flaubert un peu plus loin souligne ce qui accompagne cette jérémiade climatique, savoir le règne des machines et la montée de notre stupidité :
14 août 1853 – « La cloche du paquebot du Havre sonne avec tant d’acharnement que je m’interromps. Quel boucan l’industrie cause dans le monde ! Comme la machine est une chose tapageuse ! à propos de l’industrie, as-tu réfléchi quelquefois à la quantité de professions bêtes qu’elle engendre et à la masse de stupidité qui, à la longue, doit en provenir ? Ce serait une effrayante statistique à faire ! »
Flaubert est un génie et prévoit donc les effets du taylorisme soixante-dix avant Charlot (un autre génie) :
« Qu’attendre d’une population comme celle de Manchester, qui passe sa vie à faire des épingles ? Et la confection d’une épingle exige cinq à six spécialités différentes ! Le travail se subdivisant, il se fait donc, à côté des machines, quantité d’hommes−machines. Quelle fonction que celle de placeur à un chemin de fer ! de metteur en bande dans une imprimerie ! etc., etc. Oui, l’humanité tourne au bête. Leconte a raison ; il nous a formulé cela d’une façon que je n’oublierai jamais. Les rêveurs du moyen âge étaient d’autres hommes que les actifs des temps modernes. »
Ici ce serait du Guénon, du Chesterton, du Bernanos : « Les rêveurs du moyen âge étaient d’autres hommes que les actifs des temps modernes. »
On comprend que pour fuir cette connerie il se soit voué au culte de l’art, quand il était encore possible (car comment faire connaître un Flaubert aujourd’hui s’il en existait un ???) :
« L’humanité nous hait, nous ne la servons pas et nous la haïssons, car elle nous blesse. Aimons-nous donc en l’art, comme les mystiques s’aiment en Dieu, et que tout pâlisse devant cet amour ! »
Enfin Flaubert avait compris que notre fin de l’histoire, comme je le dis toujours, durerait des siècles :
Je comprends depuis un an cette vieille croyance en la fin du monde que l’on avait au moyen âge, lors des époques sombres. Où se tourner pour trouver quelque chose de propre ? De quelque côté qu’on pose les pieds on marche sur la merde. Nous allons encore descendre longtemps dans cette latrine. »
Car qui pensait qu’après Hollande détesté, la multitude élirait son ministre de l’économie ?
Tout cela donne raison à sa cuisinière décidément :
« J’ai eu aujourd’hui un grand enseignement donné par ma cuisinière. Cette fille, qui a vingt-cinq ans et est Française, ne savait pas que Louis-Philippe n’était plus roi de France, qu’il y avait eu une république, etc. Tout cela ne l’intéresse pas (textuel). Et je me regarde comme un homme intelligent ! Mais je ne suis qu’un triple imbécile. C’est comme cette femme qu’il faut être. »
Sauf qu’aujourd’hui la brave fille serait abrutie par son smartphone et sa télé…
Sources
Nicolas Bonnal – Chroniques sur la fin de l’histoire
Flaubert – Correspondance, 1850-1854 (ebookslib.com)
Nietzsche – Par-delà le bien et le mal