vendredi 28 octobre 2011

Le Communisme occulte, un entretien avec Oleg Chichkine


Oleg Chichkine, est un historien moscovite dont les travaux portent principalement sur les années 1920/1930 et sur les liens entre l’occultisme et les services secrets soviétiques. Il est collaborateur des revues Soverchenno secretno, Oracul, Ogonek, Segodnya et prépare un ouvrage qui portera comme titre Le Communisme occulte.
Christian Bouchet : Vous affirmez que dans les années 1920/1930 le GPU s’est servi des sociétés secrètes …
Oleg Chichkine : Gleb Bokiy, le chef du service le plus secret du GPU, le Spetzotdiel, était un des dirigeants de la société secrète la Fraternité unie du travail. Il était communiste depuis 1901. Avant la révolution, il était franc-maçon dans une loge de Saint Petersburg.
L’histoire de son initiation est la suivante. En 1906, il a organisé dans l’Institut de géologie où il était étudiant, un groupe bolchevique clandestin sous la couverture d’une cantine gratuite pour les étudiants. La police a découvert l’existence du groupe bolchevique et Gleb Bokiy a été arrêté. Il avait un ami Paviel Mokievsky qui était un médecin et un hypnotiseur connu, ainsi que le responsable de la chronique philosophique dans la revue La Richesse russe qui était un journal d’orientation libérale. Paviel Mokievsky a donné trois mille roubles - une somme importante pour l’époque - comme caution pour libérer Gleb Bokiy. Or c’est ce même homme qui avait initié Gleb Bokiy en maçonnerie dans les premiers grades.
Les membres des degrés supérieurs connaissaient tous les initiés des degrés inférieurs mais pas le contraire. Un certain Bartchenko, dont on parlera par la suite, était maçon, au grade de Rose-Croix, dans la même loge, donc logiquement il devait être au courant de l’initiation de Gleb Bokyi par Paviel Mokievsky.
Cette organisation maçonnique était indépendante de celle de Papus mais coexistait avec celle-ci que dirigeait Moebens. La loge où avait été initié Gleb Boki avait son origine au XVIIIème siècle. Parmi ses hauts dignitaires du degrés de Rose-Croix, on trouvait Roerich, des orientalistes comme Oldenburg et le prince Tcherbatskoï.
Bartchenko que nous avons précédemment cité, quitta la loge en 1914. Il s’intéressait à l’idée de Shambhala. Après la révolution, Bartchenko devint un propagandiste bolchevique auprès des marins de la flotte de la Baltique. Il leur parlait de l’histoire de Shambhala de manière si enthousiaste qu’un comité de marins écrivit une lettre ouverte au Comité international des affaires étrangères des soviets pour organiser une expédition à Shambhala. Les membres de ce comité se portaient même volontaires pour libérer Shambhala du capitalisme ! Les documents sur cette affaire peuvent être consultés aux archives du Ministère des affaires étrangères.
En 1921, Bartchenko a organisé une expédition en Laponie soviétique. L’objet de ses recherches devait être l’étude de « l’hystérie arctique » (nom scientifique que l’on donnait alors à certaines manifestations du shamanisme comme la transe et l’hypnose). Il découvrit à cette occasion une vallée avec de nombreux menhirs où l’on sacrifiait encore des cerfs. Bartchenko pensa qu’il avait trouvé des restes d’une civilisation plus ancienne que l’égyptienne. Cela rentrait dans les idées sur les cycles de Papus.
Quand il est revenu à la civilisation, il a publié un compte rendu de ses découvertes dans La Gazette rouge vespérale sous le pseudonyme de X. Il a alors été contacté par Blumkine, un agent des services secrets qui s’était illustré précédemment en tuant l’ambassadeur allemand le baron Mirbach le 6 juillet 1918. Blumkine est venu chez Bartchenko et lui a proposé de collaborer avec les services secrets soviétiques et pour ce faire d’aller à Moscou. Avec Lounatcharski, Blumkine a organisé un laboratoire de biophysique dans l’enceinte du musée polytechnique de Moscou. Un personnage central de ce labo était Oldenburg. Malgré le fait qu’il ait été membre du gouvernement provisoire socialiste-révolutionnaire/menchevik, il était tenu en haute estime par les bolcheviques.
Quand Bartchenko est venu à Moscou, il y a eu une querelle entre lui et Oldenburg qui étaient pourtant issus de la même loge maçonnique. Bartchenko est donc retourné à Saint Petersburg et a choisi comme logement le temple bouddhiste tibétain de cette ville. Il a été initié au vajrayana par de hauts représentants de l’ambassade de Mongolie, Lama Naga Naven - qui était favorable à l’indépendance du Tibet occidental - et Hayan Hirva - celui-ci avait été initié au martinisme et était membre de la loge La Grand fraternité de l’Asie; après la seconde guerre mondiale il sera le chef des services secrets de Mongolie -. Ces gens là ont dit à Bartchenko qu’ils souhaitaient l’intégration du Tibet au sein de l’URSS, dans une grande fédération eurasiatique. À la même époque, Bartchenko a été en contact avec Chandorovski, un martiniste disciple de Gurdjieff, (celui-ci le cite dans Rencontre avec des hommes remarquable) qui était juriste par profession, violoniste par passion et secrétaire du Soviet des ouvriers et paysans de Iessentuki. Il a proposé à Bartchenko d’être le chef d’une structure similaire à une loge maçonnique qui serait la réplique de l’organisation de Gurdjieff fondée au Caucase et dont le nom serait la Fraternité unie du travail. Les responsables de cette fraternité furent Bartchenko, Chandorovski et Alexandre Kondihein - un astrophysicien -.
Deux semaines après la fondation de la loge, Bartchenko a eu la visite de Blumkine et celui-ci lui a proposé pour la seconde fois d’entrer dans les services secrets soviétiques du fait de ses recherches sur l’hypnose et la télépathie.
En décembre 1924, Bartchenko est venu à Moscou et a fait un discours à l’école du GPU où il a proposé d’organiser des recherches scientifiques sur la télépathie et sur le magnétisme, ainsi qu’une expédition à Shambhala.
Bartchenko a proposé à Gleb Bokiy d’entrer dans sa Fraternité, en plus de Gleb Bokiy qui a rejoint le conseil des dirigeants de la Fraternité, a aussi adhéré à celle-ci Moskvine, un membre du Comité central du Parti communiste de l’Union soviétique, et l’adjoint du dirigeant du Comité populaire des affaires étrangères Stomoniakov. Les rituels utilisés provenaient de Gurdjieff, mais la symbolique était empruntée aux ouvrages d’Anastasius Kircher. Le nom ésotérique de Gleb Bokiy était Vostokov (Parole d’Orient) et son signe était Saturne.
Le GPU utilisait ce groupe pour ses liens internationaux et en particulier avec l’Orient pour sa politique étrangère.
CB.: Y a-t-il eu des liens entre ce groupe et les Constructeurs de Dieu ?
OC.: Lounatcharski habitait dans la même maison, au même étage que Blumkine. Lounatcharski aurait été maçon comme Tchitchérine. Il a joué un rôle dans le transfert de Bartchenko à Moscou.
Certains auteurs l’ont accusé d’avoir organisé des messes noires sur la tombe de sa fille décédée, mais il ne s’agissait sans doute que de séance de spiritisme …
Il n’est pas inutile de faire référence aussi ici à Alexandre Bogdanov, de son vrai nom Malinovski, un des idéologues du Parti communiste bolchevique, considéré un temps comme l’égal de Lénine (qui le critique dans son livre Matérialisme et empiriocriticisme). Membre du groupe ultra-gauchiste En avant !, il est une des têtes des Constructeurs de Dieu avec Lounatcharski.
Ecrivain de romans de science fiction, il est l’auteur de L’Etoile rouge, Ingénieur Menni, etc. où il décrit le socialisme réalisé sur la planète Mars, un socialisme représenté comme le gouvernement occulte d’une société secrète d’initiés nommés les Frères inconnus; une banque du sang qui répartit de manière permanente le sang des membres entre eux et permet la régénération permanente de ceux-ci; une théurgie des ingénieurs comme classe de nouveaux initiés.
Ses romans en fait relataient ses croyances profondes, dont celle que le plus grand ennemi du socialisme c’est la mort du corps. Après la prise du pouvoir par les bolchevique, il se fit nommer directeur de l’Institut de transfusion du sang et décéda le 13 avril 1928 - il était né le 10 août 1873 - lors d’une transfusion sanguine collective !…
CB.: Et avec les Cosmiques, y eut-il aussi des liens ?
OC.: Ils se réclamaient de la même autorité, le savant Tchigevski, un disciple de Federov le fondateur des Cosmiques, qui vouait un culte scientifique au soleil et qui a fondé l’Institut du soleil d’URSS, et leurs travaux scientifiques étaient parallèles.
Un cousin de Gurdjieff, nommé Mercurov, était sculpteur. C’est lui qui réalisa le masque mortuaire de Lénine. Il était aussi à la fois membre de la Fraternité de Bartchenko et un admirateur de Tchigevski. Tout se tient …
CB.: Et avec la Synarchie ?
OC.: Saint Yves d’Alveydre a rencontré Dordzhiyev, un conseiller du Dalaï Lama. Dordzhiyev est connu pour avoir introduit en Europe l’idée de Shambhala.
Guénon a fait remarquer dans Le Roi du monde qu’Ossendovski ne pouvait pas connaître Saint Yves d’Alveydre car aucun de ses livres n’avaient été traduits en Russe. Or l’oeuvre de Saint Yves d’Alveydre fut traduite dès 1912. De surcroît il n’est pas exclu qu’Ossendovski, homme cultivé, maîtrisa fort bien les langues étrangères.
En Russie, avant la révolution, les idées de Saint Yves d’Alveydre étaient connues d’un large public occultiste, cela d’autant plus que la femme de Saint Yves d’Alveydre, la comtesse Keller, était russe.
Bartchenko qui avait lu Saint Yves d’Alveydre, fait un parallèle entre le communisme et la société rêvée par ce dernier. On peut en conclure à l’existence d’une manipulation des partisans de Saint Yves d’Alveydre par le GPU, d’ou la création d’une loge nommée Aggartha au sein du Grand Orient de France considérée comme manipulée par le GPU.
CB.: N’a-t-on pas aussi parlé de contacts entre Roerich et le GPU ?
OC.: Les rapports entre Nicolas Roerich et le GPU sont maintenant avérés. Il est acquis que Roerich, qui est devenu une gloire nationale russe, était un agent d’influence soviétique en Inde.
CB.: Que sont devenus tous ces personnages dont nous venons de parler ?
OC.: Blumkine a été accusé de trotskisme et fusillé en 1929, Bokiy a été fusillé en 1937, Bartchenko a été accusé d’avoir organisé une loge « maçonnico-fasciste » et a été fusillé le 30 avril 1938, Mercurov lui est mort de mort naturelle en 1952 après être devenu le plus célèbre sculpteurs de monument à Lénine et à Staline.
Christian Bouchet http://www.voxnr.com/

1709 : Louis XIV face au “grand hiver”

Un froid extrême s’abat sur une France déjà fragilisée par la guerre. Confronté à un effroyable désastre, le roi exhorte pourtant les Français à consentir de nouveaux sacrifices.
Cette année-là, la soixante-sixième de son règne, Louis XIV, soixante et onze ans, criblé de soucis par les défaites militaires, se sentait bien seul au-dessus d'une cour déchirée par les rivalités.
Nous avons déjà dit dans cette chronique dans quelles circonstances il avait accepté en 1700 la couronne d'Espagne pour son petit-fils le duc d'Anjou, devenu dès lors Philippe V, et nous avons montré que, même face à l'Europe coalisée contre lui, le roi de France entendait maintenir coûte que coûte un Bourbon sur le trône d'outre-Pyrénées, non par orgueil familial ou national, mais tout simplement pour empêcher qu'un jour la France fût à nouveau prise en tenaille et que fût rompu le difficile équilibre européen. Hélas, depuis 1704, les armées françaises perdaient partout leur avantage et les troupes ennemies du prince Eugène de Savoie et du duc de Marlborough venaient de nous infliger à Audenarde une grave défaite, dégarnissant ainsi notre frontière du Nord. Le découragement gagnait le pays tout entier. Et le roi s'apprêtait à négocier la paix.
Un malheur n'arrive jamais seul. Le 6 janvier 1709 - jour des Rois ! -, la température baissa subitement et, jusqu'au 24, la France entière dut subir des - 18°, parfois des - 25°. Fleuves et rivières étaient pris par les glaces, même la mer au Vieux-Port de Marseille ! À la campagne, le vent glacial entrait dans les habitations, les oiseaux tombaient en plein vol, les animaux succombaient dans les étables, les végétaux dépérissaient, tout gelait et le pain ne se coupait plus qu'à la hache. Les loups réapparus et affamés terrorisaient les paysans. À Versailles le roi devait attendre que son vin fût dégelé près du feu.
Premier dégel le 25 janvier, puis nouvelle vague de froid du 4 au 8 février, puis encore fin février et début mars ! Le désastre était effroyable : semis, vignobles, vergers, tout avait pourri, les chênes éclataient, les oliviers de Provence mouraient. Puis survinrent les inondations, noyant ce qui restait des cultures ! Paris n'était plus alimenté et le prix du blé se trouvait multiplié par huit. Il fallut taxer les riches et envoyer des troupes pour empêcher les vols dans les boulangeries, qui dégénéraient souvent en émeutes ! Et les vagabonds traînaient avec eux la dysenterie et la fièvre typhoïde ! Louis XIV, sensible à la misère de ses peuples, fit fondre à la Monnaie sa vaisselle d'or, obligeant les courtisans à l'imiter. C'était agir en roi, donc en père. Mais le désastre démographique fut énorme : entre 6 et 800 000 victimes !
L'appel aux peuples
Les coalisés, surtout les Anglais et les Hollandais, voyant le royaume capétien à genoux, en profitèrent sans vergogne pour répondre par de nouvelles exigences à chaque déchirante concession qu'envisageait Louis XIV. Ils voulaient, c'était clair, démembrer la France en se ménageant des ouvertures à nos frontières du Nord… Il fallait absolument résister. Alors le roi prit la décision de s'adresser directement au coeur de ses sujets, de leur expliquer paternellement pourquoi il fallait consentir à de nouveaux sacrifices, en fait, de leur demander leur soutien : « Quoique ma tendresse pour mes peuples ne soit pas moins vive que celle que j'ai pour mes propres enfants ; quoique je partage tous les maux que la guerre fait souffrir à des sujets aussi fidèles, et que j'aie fait voir à toute l'Europe que je désirais sincèrement de les faire jouir de la paix, je suis persuadé qu'ils s'opposeraient eux-mêmes à la recevoir à des conditions également contraires à la justice et à l'honneur du nom FRANÇAIS (en majuscules dans le texte). »
À cette très belle lettre (commentée dans le Louis XIV de Jean-Christian Petitfils), lue dans toutes églises de France et affichée sur les murs publics, les Français répondirent alors par un nouvel élan, manifestant, dit Bainville, « cette faculté de redressement qui leur est propre ». De Malplaquet à Villaviciosa, puis à Denain, les ennemis perdirent l'envie d'envahir la France. Cela se termina par le traité d'Utrecht (1712) qui, loin d'être parfait (puisqu'il laissa monter en puissance la Prusse…), ne fut pas déshonorant et permit à la France de n'être jamais envahie jusqu'à la Révolution.
Puisse l'évocation de cette année terrible rappeler aux Français d'aujourd'hui ce que peut coûter la volonté de garder la patrie indépendante et libre. Héritiers de tant d'hommes, du roi jusqu'au simple manant, qui ont tant souffert pour nous léguer la France, n'aurions-nous pas honte de la laisser se liquéfier dans une “Europe” fourre-tout ?
MICHEL FROMENTOUX L’Action Française 2000 du 16 octobre au 5 novembre 2008

jeudi 27 octobre 2011

Afghanistan : une guerre programmée depuis 210 ans


 Conférence prononcée par Robert Steuckers le 24 novembre 2001 à la tribune du Cercle Hermès de Metz, à la tribune du MNJ le 26 janvier 2002 et à la tribune commune de Terre & Peuple-Wallonie et de Synergies Européennes-Bruxelles le 21 février 2002
Depuis que les troupes américaines et occidentales ont dé­barqué en Afghanistan, dans le cadre de la guerre anti-ter­ro­ristes décrétée par Bush à la suite des attentats du 11 sep­tembre 2001, un regard sur l'histoire de l'Afghanistan au cours de ces 2 derniers siècles s'avère impératif ; de mê­me, joindre ce regard à une perspective plus vaste, englo­bant les théâtres et les dynamiques périphériques, permet­trait de juger plus précisément, à l'aune de l'histoire, les ma­nœuvres américaines en cours. Il nous induit à constater que cette guerre dure en fait depuis au moins 210 ans. Pour­quoi ce chiffre de 210 ans ? Parce que les principes, qui la guident, ont été consignés dans un mémorandum anglais en 1791, mémorandum qui n'a pas perdu de sa validité dans les stratégies appliquées de nos jours par les puissances ma­­ritimes. Seule l'amnésie historique, qui est le lot de l'Eu­rope actuelle, qui nous est imposée par des politiques aber­rantes de l'enseignement, qui est le produit du refus d'en­sei­­gner l'histoire correctement, explique que la teneur de ce mémorandum n'est pas inscrite dans la tête des diplo­ma­tes et des fonctionnaires européens. Ils en ignorent généra­le­ment le contenu et sont, de ce fait, condamnés à ignorer le moteur de la dynamique à l'œuvre aujourd'hui.
Louis XVI : l'homme à abattre
Quel est le contexte qui a conduit à la rédaction de ce fameux mémorandum ? La date-clef qui explique le pourquoi de sa rédaction est 1783. En cette année-là, à l'Est, les ar­mées de Catherine de Russie prennent la Crimée et le port de Sébastopol, grâce à la stratégie élaborée par le Ministre Potemkine et le Maréchal Souvorov (cf. : Gérard Chaliand, Anthologie mondiale de la stratégie - Des origi­nes au nu­cléaire, Laffont/Bouquins, 1990). À partir de cette année 1783, la Crimée devient entièrement russe et, plus tard, à la suite du Traité de Jassy en 1792, il n'y aura plus aucune troupe ottomane sur la rive septentrionale de la Mer Noire. À l'Ouest, en 1783, la Marine Royale française écrase la Royal Navy anglaise à Yorktown, face aux côtes américaines. La flotte de Louis XVI, bien équipée et bien commandée, réorganisée selon des critères de réelle ef­fi­cacité, domine l'Atlantique. Son action en faveur des insur­gés américains a pour résultat politique de détacher les 13 colonies rebelles de la Couronne anglaise. À partir de ce moment-là, le sort de l'artisan intelligent de cette vic­toire, le Roi Louis XVI, est scellé. Il devient l'homme à a­battre. Exactement comme Saddam Hussein ou Milosevic au­jourd'hui. Paul et Pierrette Girault de Coursac, dans Guer­res d'Amérique et libertés des mers (cf. infra), ont dé­crit avec une minutie toute scientifique les mécanismes du complot vengeur de l'Angleterre contre le Roi de France qui a développé une politique intelligente, dont les 2 piliers sont : 1) la paix sur le continent, concrétisée par l'alliance avec l'Empire autrichien, dépositaire de la légitimité impé­riale romano-germanique, et 2) la construction d'une flotte appelée à dominer les océans (à ce propos, se rappeler des expéditions de La Pérouse ; cf. Yves Cazaux, Dans le sillage de Bougainville et de Lapérouse, Albin Michel, 1995).
L'Angleterre de la fin du XVIIIe siècle, battue à Yorktown, me­nacée par les Russes en Méditerranée orientale, va vou­loir inverser la vapeur et conserver le monopole des mers. Elle commence par lancer un débat de nature juridique : la mer est-elle res nullius ou res omnius, une chose n'appar­te­nant à personne, ou une chose appartenant à tous ? Si elle est res nullius, on peut la prendre et la faire sienne ; si elle est res omnius, on ne peut prétendre au monopole et il faut la partager avec les autres puissances. L'Angleterre va évidemment arguer que la mer est res nullius. Sur terre, l'An­gleterre continue à appliquer sa politique habituelle, mise au point au XVIIe siècle, celle de la “Balance of Po­wers”, de l'équilibre des puissances. En quoi cela consiste-t-il ? À s'allier à la seconde puissance pour abattre la pre­miè­re. En 1783, cette pratique pose problème car il y a désor­mais alliance de facto entre la France et l'Autriche : on ne peut plus les opposer l'une à l'autre comme au temps de la Guer­re de Succession d'Espagne. C'est d'ailleurs la première fois depuis l'alliance calamiteuse entre François Ier et le Sul­tan turc que les 2 pays marchent de concert. Depuis le mariage de Louis XVI et de Marie-Antoinette de Habsbourg-Lorraine, il est donc impossible d'opposer les 2 puissan­ces traditionnellement ennemies du continent. Cette union continentale ne laisse rien augurer de bon pour les Anglais, car, profitant de la paix avec la France, Joseph II, Empe­reur germanique, frère de Marie-Antoinette, veut exploiter sa façade maritime en Mer du Nord, dégager l'Escaut de l'é­tau hollandais et rouvrir le port d'Anvers. Joseph II s'inspire des projets formulés quasiment un siècle plus tôt par le Comte de Bouchoven de Bergeyck, soucieux de développer la Compagnie d'Ostende, avec l'aide du gouverneur espa­gnol des Pays-Bas, Maximilien-Emmanuel de Bavière. La ten­tative de Joseph II de forcer le barrage hollandais sur l'Escaut se termine en tragi-comédie : un canon hollandais tire un bou­let qui atterrit au fond de la marmite des cui­si­nes du ba­teau impérial. On parlera de “Guerre de la Mar­mi­te”. L'Es­caut reste fermé. L'Angleterre respire.
Organiser la révolution et le chaos en France
Comme cette politique de “Balance of Powers” s'avère im­possible vu l'alliance de Joseph II et de Louis XVI, une nou­velle stratégie est mise au point : organiser une révolution en France, qui débouchera sur une guerre civile et affai­blira le pays, l'empêchant du même coup de financer sa po­litique maritime et de poursuivre son développement in­dustriel. En 1789, cette révolution, fomentée depuis Lon­dres, éclate et précipite la France dans le désastre. Olivier Blanc, Paul et Pierrette Girault de Coursac sont les his­to­riens qui ont explicité en détail les mécanismes de ce pro­cessus (cf. : Olivier Blanc, Les hommes de Londres - His­toire secrète de la Terreur, Albin Michel, 1989 ; Paul et Pier­rette Girault de Coursac, Guerre d'Amérique et liberté des mers 1718-1783, F.X. de Guibert/OEIL, Paris, 1991). En 1791, les Anglais obtiennent indirectement ce qu'ils veu­lent : la République néglige la marine, ne lui vote plus de crédits suffisants, pour faire la guerre sur le con­ti­nent et rom­pre, par voie de conséquence, l'harmonie fran­co-impé­riale, prélude à une unité diplomatique européenne sur tous les théâtres de conflit, qui avait régné dans les vingt an­nées précédant la Révolution française.
Trois stratégies à suivre
À Londres, on pense que la France, agitée par des avocats convulsionnaires, est plongée pour longtemps dans le ma­ras­me et la discorde civile. Reste la Russie à éliminer. Un mémorandum anonyme est remis, la même année, à Pitt ; il s'intitule Russian Armament et contient toutes les recet­tes simples et efficaces pour abattre la seconde menace, née, elle aussi, en 1783, qui pèse sur la domination poten­tielle des mers par l'Angleterre. Ce mémorandum contient en fait 3 stratégies à suivre à tout moment :
• 1) Contenir la Russie sur la rive nord de la Mer Noire et l'empêcher de faire de la Crimée une base maritime capable de porter la puissance navale russe en direction du Bosphore et au-delà ; cette stratégie est appliquée aujourd'hui, par l'alliance turco-américaine et par les tentatives de satelliser la Géor­gie de Chevarnadze.
• 2) S'allier à la Turquie, fort affaiblie de­puis les coups très durs que lui avait portés le Prince Eu­gène de Savoie entre 1683 et 1719. La Turquie, incapable dé­sormais de développer une dynamique propre, devait de­venir, pour le bénéfice de l'Angleterre, un verrou infran­chissable pour la flotte russe de la Mer Noire. La Turquie n'est donc plus un “rouleau compresseur” à utiliser pour dé­truire le Saint Empire, comme le voulait François Ier ; ni ne peut constituer un “tremplin” vers la Méditerranée orienta­le et vers l'Océan Indien, pour une puissance continentale qui serait soit la Russie, si elle parvenait à porter ses forces en avant vers les Détroits (vieux rêve depuis que l'infortu­née épouse du Basileus, tombé l'épée à la main à Constan­tinople en 1453 face aux Ottomans, avait demandé aux Rus­ses de devenir la “Troisième Rome” et de prendre le re­lais de la défunte Byzance) ; soit l'Autriche si elle avait pu consolider sa puissance au cours du XIXe siècle ; soit l'Alle­magne de Guillaume II, qui, par l'alliance effective qu'elle scelle avec la Sublime Porte, voulait faire du territoire tur­co-anatolien et de son prolongement mésopotamien un “trem­plin” du cœur de l'Europe vers le Golfe Persique et, par­tant, vers l'Océan Indien (ce qui suscita la fameuse “Ques­tion d'Orient” et constitua le motif principal de la Pre­mière Guerre Mondiale ; rappelons que la “Question d'O­rient” englobait autant les Balkans que la Mésopotamie, les 2 principaux théâtres de conflit à nos portes ; les 2 zo­nes sont étroitement liées sur le plan géopolitique et géo­stratégique).
• 3) Éloigner toutes les puissances euro­péennes de la Méditerranée orientale, afin qu'elles ne puis­sent s'emparer ni de Chypre ni de la Palestine ni de l'isthme égyptien, où l'on envisage déjà de creuser un canal en di­rection de la Mer Rouge.
La réouverture de l'Escaut
En 1793, la situation a cependant complètement changé en France. La République ne s'enlise pas dans les discussions stériles et la dissension civile, mais tombe dans la Terreur, où les sans-culottes jouent un rôle équivalent à celui des talibans aujourd'hui. En 1794, après la bataille de Fleurus remportée par Jourdan le 25 juin, les armées révolution­nai­res françaises s'emparent définitivement des Pays-Bas au­tri­chiens, prennent, avec Pichegru, le Brabant et le port d'An­vers, de même que le Rhin, de Coblence — ville prise par Jourdan en même temps que Cologne — à son embou­chure dans la Mer du Nord. Ils réouvrent l'Escaut à la na­vi­gation et entrent en Hollande. Le delta des 3 fleuves (Es­caut / Meuse / Rhin), qui fait face aux côtes anglaises et à l'estuaire de la Tamise, se trouve désormais aux mains d'une puissance de grande profondeur stratégique (l'Hexa­go­ne). La situation nouvelle, après les soubresauts chaoti­ques de la révolution, est extrêmement dangereuse pour l'An­gleterre, qui se souvient que les corsaires hollandais, sous la conduite de l'Amiral de Ruyter, avaient battu 3 fois la flotte anglaise et remonté l'estuaire de la Tamise pour incendier Londres (1672-73) (1). En partant d'Anvers, il faut une nuit pour atteindre l'estuaire de la Tamise, ce qui ne laisse pas le temps aux Anglais de réagir, de se por­ter en avant pour détruire la flotte ennemie au milieu de la Mer du Nord : d'où leur politique systématique de détacher les pays du Bénélux et le Danemark de l'influence française ou allemande, et d'empêcher une fusion des Pays-Bas sep­ten­trionaux et méridionaux, car ceux-ci, unis, s'avèreraient ra­pidement trop puissants, vu l'union de la sidérurgie et du charbon wallons à la flotte hollandaise (a fortiori quand un empire colonial est en train de se constituer en Indonésie, à la charnière des océans Pacifique et Indien).
Lord Castlereagh proposa à Vienne en 1815 la consolidation et la satellisation du Danemark pour verrouiller la Baltique et fermer la Mer du Nord aux Russes, la création du Ro­yau­me-Uni des Pays-Bas (car on ne perçoit pas encore sa puis­sance potentielle et on ne prévoit pas sa future pré­sence en Indonésie), la création du Piémont-Sardaigne, État-tam­pon entre la France et l'Autriche, et marionnette de l'An­gleterre en Méditerranée occidentale ; Homer Lea théo­ri­sera cette politique danoise et néerlandaise de l'Angleterre en 1912 (cf. infra) en l'explicitant par une cartographie très claire, qui reste à l'ordre du jour.
Nelson : Aboukir et Trafalgar
Les victoires de la nouvelle république, fortifiées à la suite d'une terreur bestiale, sanguinaire et abjecte, notamment en Vendée, provoquent un retournement d'alliance : d'insti­gatrice des menées “dissensionnistes” de la révolution, l'An­gle­terre devient son ennemie implacable et s'allie aux adversaires prussiens et autrichiens de la révolution (stratégie mise au point par Castlereagh, sur ordre de Pitt). Résultat : un espace de chaos émerge entre Seine et Rhin. Dans les an­nées 1798-99, Nelson va successivement chasser la ma­ri­ne française de la Méditerranée, car elle est affaiblie par les mesures de restriction votées par les assemblées révo­lu­tionnaires irresponsables, alors que l'Angleterre avait lar­ge­ment profité du chaos révolutionnaire français pour con­so­li­der sa flotte. Par la bataille d'Aboukir, Nelson isole l'armée de Bonaparte en Égypte, puis, les Anglais, avec l'aide des Turcs et en mettant au point des techniques de débar­que­ment, finissent par chasser les Français du bassin oriental de la Méditerranée ; à Trafalgar, Nelson confisque aux Fran­çais la maîtrise de la Méditerranée occidentale.
Géostratégiquement, notre continent, à la suite de ces 2 batailles navales, est encerclé par le Sud, grâce à la tri­ple alliance tacite de la flotte anglaise, de l'Empire otto­man et de la Perse. La thalassocratie joue à fond la carte turco-islamique pour empêcher la structuration de l'Europe continentale : une carte que Londres joue encore aujour­d'hui. Dans l'immédiat, Bonaparte abandonne à regret toute visée sur l'Égypte, tout en concoctant des plans de retour jus­qu'en 1808. Par la force des choses, sa politique devient strictement continentale ; car, s'il avait parfaitement com­pris l'importance de l'Égypte, position clef sur la route des Indes, et s'il avait pleine conscience de l'atout qu'étaient les Indes pour les Anglais, il ne s'est pas rendu compte que la maîtrise de la mer implique ipso facto une domination du continent, lequel, sans la possibilité de se porter vers le lar­ge, est condamné à un lent étouffement. La présence d'es­cadres suffisamment armées en Méditerranée ne ren­dait pas la conquête militaire — coûteuse — du territoire é­gyptien obligatoire.
Dialectique Terre/Mer
Depuis cette époque napoléonienne, notre pensée politi­que, sur le continent, devient effectivement, pour l'essen­tiel, une pensée de la Terre, comme l'attestent bon nombre de textes de la première décennie du XIXe siècle, les é­crits de Carl Schmitt et ceux de Rudolf Pannwitz.
[cf. R. Steuckers : « Rudolf Pannwitz : “Mort de la Terre”, Im­perium Europæum et conservation créatrice », in : Nou­vel­les de Synergies Européennes n°19, avril 1996 ; « L'Europe entre déracinement et réhabilitation des lieux : de Schmitt à Deleuze », in : Nouvelles de Sy­nergies Européennes n°27, 1997 ; « Les visions d'Europe à l'époque napoléonienne - Aux sour­ces de l'européisme contemporain », in : Nouvelles de Synergies Européennes n°45, 2000]
C'est contre cette limitation volontaire, contre cette “thalassophobie”, que s'insurgeront des hommes comme Friedrich Ratzel (cf. : R. Steuckers, « F. Ratzel (1844-1904) : anthropo­géo­graphie et géographie politique », in : Vouloir n°9/ns, 1997) et l'Amiral von Tirpitz. Le Blocus continental, si bien décrit par Bertrand de Jouvenel (cf. : B. de Jou­venel, Napoléon et l'économie dirigée - Le blocus con­ti­nental, Ed. de la Toison d'Or, Bruxelles, 1942), a des as­pects positifs et des aspects négatifs. Il permet un déve­loppement interne de l'industrie et de l'agriculture euro­péenne. Mais, par ailleurs, il condamne le continent à une forme dangereuse de “sur place”, où aucune stratégie de mobilité globale n'est envisagée. À l'ère de la globalisation— et elle a commencée dès la découverte des Amériques, comme l'a expliqué Braudel —  cette timidité face à la mo­bi­lité sur mer est une tare dangereuse, selon Ratzel.
Le plan du Tsar Paul Ier
En 1801, il y a tout juste 200 ans, l'Angleterre doit faire face à une alliance entre le Tsar Paul Ier et Napoléon. L'ob­jectif des 2 hommes est triple :
    •    1) Ils veulent s'emparer des Indes et les Français, qui se souviennent de leurs dé­boires dans ce sous-continent, tentent de récupérer les a­touts qu'ils y avaient eus,
    •    2) Ils veulent bousculer la Perse, alors alliée des Anglais, grâce aux talents d'un très jeune of­ficier, le fameux Malcolm, qui, enfant, avait appris à par­ler persan à la perfection, et qui fut nommé capitaine à 13 ans et général à 18,
    •    3) Ils cherchent les moyens capables de réaliser le Plan d'invasion de Paul Ier : acheminer les troupes françaises via le Danube et la Mer Noire (et nous trouvons exactement les mêmes enjeux qu'aujourd'hui !), tandis que les troupes russes, composées essentiellement de cavaliers et de cosaques, marcheraient à travers le Turkestan vers la Perse et l'Inde. Dans les conditions techniques de l'époque, ce plan s'est avéré irréalisable, parce qu'il n'y avait pas en­core de voies de communication valables. Le Tsar conclut qu'il faut en réaliser (en germe, nous avons le projet du Transsibérien, qui sera réalisé un siècle plus tard, au grand dam des Britanniques).
En 1804, malgré qu'elle ne soit plus l'alliée de la France na­poléonienne, la Russie marque des points dans le Caucase, amorce de ses avancées ultérieures vers le cœur de l'Asie centrale. Ces campagnes russes doivent être remises au­jour­d'hui dans une perspective historique bien plus vaste, d'une profondeur temporelle immémoriale : elles visent, en réalité, à parfaire la mission historique des peuples indo-européens, et à rééditer les exploits des cavaliers indo-ira­niens ou proto-iraniens qui s'étaient répandu dans toute l'A­sie centrale vers 1600 av. JC. Les momies blanches du Sin­kiang chinois prouvent cette présence importante et domi­nante des peuples indo-européens (dont les Proto-Tokha­riens) au cœur du continent asiatique. Ils ont fort proba­ble­ment poussé jusqu'au Pacifique. Les Russes, du temps de Ca­therine II et de Paul Ier, ont parfaitement conscience d'ê­tre les héritiers de ces peuples et savent intimement que leur présence attestée en Asie centrale avant les peuples mongols ou turcs donne à toute l'Europe une sorte de droit d'aînesse dans ces territoires. L'antériorité de la conquête et du peuplement proto-iraniens en Asie centrale ôte toute légitimité à un contrôle mongol ou turc de la région, du moins si on raisonne sainement, c'est-à-dire si on raisonne avec longue mémoire, si on forge ses projets sur base de la plus profonde profondeur temporelle. Des Proto-Ira­niens à Alexandre le Grand et à Brejnev, qui donne l'ordre à ses troupes de pénétrer en Afghanistan, la continuité est établie.
La ligne Balkhach/Aral/Caspienne/Volga
L'analyse cartographique de Colin MacEvedy, auteur de nom­breux atlas historiques, montre que lorsqu'un peuple non européen se rend maître de la ligne Lac Balkhach, Mer d'Aral, Mer Caspienne, cours de la Volga, il tient l'Europe à sa merci. Effectivement, qui tient cette ligne, que Brze­zin­ski appelle la “Silk Road”, est maître de l'Eurasie tout en­tière, de la fameuse “Route de la Soie” et de la Terre du Mi­lieu (Heartland). Quand ce n'est pas un peuple européen qui tient fermement cette ligne, comme le firent les Huns et les Turcs, l'Europe entre irrémédiablement en déclin. Les Huns s'en sont rendu maîtres puis ont débouché, après avoir franchi la Volga, dans la plaine de Pannonie (la future Hongrie) et n'ont pu être bloqués qu'en Champagne. Les A­vars, puis les Magyars (arrêtés à Lechfeld en 955), ont suivi exactement la même route, passant au-dessus de la rive sep­tentrionale de la Mer Noire. De même, les Turcs sel­djou­kides, passant, eux, par la rive méridionale, prendront toute l'Anatolie, détruiront l'Empire byzantin, remonteront le Danube vers la plaine hongroise pour tenter de conquérir l'Europe et se retrouveront 2 fois devant Vienne.
En 1838, les Britanniques prévoient que les Russes, s'ils con­tinuent sur leur lancée, vont arriver en Inde et établir une frontière commune avec les possessions britanniques dans le sous-continent indien. D'où, bons connaisseurs des dynamiques et des communications dans la région, ils for­gent la stratégie qui consiste à occuper la Route de la Soie sur son embranchement méridional et sur sa portion qui va de Herat à Peshawar, point de passage obligatoire de tou­tes les caravanes, comme, aujourd'hui, de tous les futurs oléo­­ducs, enjeux réels de l'invasion récente de l'Afgha­nis­tan par l'armée américaine. On constate donc que le but de guerre de 1838 ne s'est réalisé qu'aujourd'hui seulement !
Un Afghanistan jusqu'ici imprenable
Sur le plan stratégique, il s'agissait, pour les Anglais de l'é­poque, de :
    •    1) protéger l'Inde par une plus vaste profondeur territoriale, sous la forme d'un glacis afghano-himalayen, sinon l'Inde risquait, à terme, de n'être qu'un simple réseau de comptoirs littoraux, plus difficilement défendable con­tre une puissance bénéficiant d'un vaste hinterland centre-asiatique (les Anglais tirent les leçons de la conquête de l'Inde par les Moghols islamisés) ;
    •    2) de contenir la Russie selon les principes énoncés en 1791 pour la Mer Noire, cet­te fois le long de la ligne Herat-Peshawar (cf. à ce propos, K. Marx & F. Engels, Du colonialisme en Asie - In­de, Perse, Afghanistan, Mille et une nuits, n°372, 2002).  Les opérations anglaises en Afghanistan se solderont en 1842 par un désastre total, seule une poignée de survivants reviendront à Peshawar, sur une armée de 17.000 hommes. La victoire des tribus afghanes contre les Anglais en 1842 sau­vera l'indépendance du pays. Jusque aujourd'hui, en effet, mise à part la tentative soviétique de 1979 à Gorbat­chev, l'Afghanistan restera imprenable, donc indépendant. Un destin dont peu de pays musulmans ont pu bénéficier.
De 1852 à 1854 a lieu la Guerre de Crimée. L'alliance de l'An­gleterre, de la France et de la Turquie conteste les po­si­tions russes en Crimée, exactement selon les critères a­van­cés par l'Angleterre depuis 1783. En 1856, au terme de cette guerre, perdue par la Russie sur son propre terrain, le Traité de Paris limite la présence russe en Mer Noire, ou la rend inopérante, et lui interdit l'accès aux Détroits. En 1878, les armées russes, appuyées par des centaines de mil­liers de volontaires balkaniques, serbes, roumains et bul­gares, libèrent les Balkans de la présence turque et a­van­cent jusqu'aux portes de Constantinople, qu'elles s'ap­prê­tent à libérer du joug ottoman. Le Basileus byzantin a fail­li être vengé. Mais l'Angleterre intervient à temps pour é­viter l'effondrement définitif de la menace ottomane qui a­vait pesé sur l'Europe depuis la défaite serbe sur le Champ des Merles en 1389. Tous ces événements historiques vont con­tribuer à faire énoncer clairement les concepts de la géo­politique moderne.
Mackinder et Lea : deux géopolitologues toujours actuels
En effet, en 1904, Halford John MacKinder prononce son fa­meux discours sur le “pivot” de l'histoire mondiale, soit la “Terre du Milieu” ou “Heartland”, correspondant à l'Asie cen­trale et à la Sibérie occidentale. Les états-majors britan­ni­ques sont alarmés : le Transsibérien vient d'être inauguré, don­nant à l'armée russe la capacité de se mouvoir beau­coup plus vite sur la terre. Le handicap des armées de Paul Ier et de Napoléon, incapables de marcher de concert vers la Perse et les Indes en 1801, est désormais surmonté. En 1912, Homer Lea, géopolitologue et stratège américain, favorable à une alliance indéfectible avec l'Empire bri­tannique, énonce, dans The Day of the Saxons, les prin­cipes généraux de l'organisation militaire de l'espace situé entre Le Caire et Calcutta. Dans le chapitre consacré à l'I­ran et à l'Afghanistan, Homer Lea explique qu'aucune puis­sance — en l'occurrence, il s'agit de la Russie — ne peut fran­chir la ligne Téhéran-Kaboul et se porter trop loin en di­rection de l'Océan Indien. De 1917 à 1921, le grand souci des stratèges britanniques sera de tirer profit des désordres de la révolution bolchevique pour éloigner le pouvoir effec­tif, en place à Moscou, des rives de la Mer Noire, du Cau­ca­se et de l'Océan Indien.
Les préliminaires de cette révolution bolchevique, qui ont lieu immédiatement après le discours prémonitoire de Mac­Kinder en 1904 sur le pivot géographique de l'histoire et sur les “dangers” du Transsibérien pour l'impérialisme britanni­que, commencent dès 1905 par des désordres de rue, suivis d'un massacre qui ébranle l'Empire et permet de décrire le Tsar comme un monstre (qui redeviendra bon en 1914, com­me par l'effet d'un coup de baguette magique !). Selon toute vraisemblance, les services britanniques tentent de procéder de la même façon en Russie, dans la première dé­cennie du XXe siècle, qu'en France à la fin du XVIIIe : sus­ci­ter une révolution qui plongera le pays dans un désordre de longue durée, qui ne lui permettra plus de faire des in­vestissements structurels majeurs, notamment des travaux d'aménagement territorial, comme des lignes de chemin de fer ou des canaux, ou dans une flotte capable de dominer le large. Les 2 types de projets politiques que combat­tent toujours les Anglo-Saxons sont justement :
    •    1) les amé­na­­gements territoriaux, qui structurent les puissances con­tinentales et diminuent ipso facto les atouts d'une flotte et de la mobilité maritime, et qui permettent l'autarcie com­mer­ciale ;
    •    2) la construction de flottes concurrentes. La Fran­ce de 1783, la Russie de 1904 et l'Allemagne de Guil­lau­me II développaient toutes 3 des projets de cette na­ture : elles se plaçaient par conséquent dans le collimateur de Londres.
De 1905 à 1917
Pour détruire la puissance russe, bien équipée, dotée de ré­ser­ves immenses en matières premières, l'Angleterre va utiliser le Japon, qui était alors une puissance émergeante, depuis la proclamation de l'ère Meiji en 1868. Londres et une banque new-yorkaise — la même qui financera Lénine à ses débuts — vont prêter les sommes nécessaires aux Ja­po­nais pour qu'ils arment une flotte capable d'attirer dans le Pacifique la flotte russe de la Baltique et de la détruire. C'est ce qui arrivera à Tshouchima (pour les tenants et a­bou­tissants de cet épisode, cf. notre article sur le Japon : R. Steuckers, « La lutte du Japon contre les impéria­lismes occidentaux », in : Nouvelles de Synergies Euro­péen­nes n°32, 1998).
En 1917, on croit que la Russie va être plongée dans un dé­sordre permanent pendant de longues décennies. On pense :
    •    1) détacher l'Ukraine de la Russie ou, du moins, détruire l'atout céréalier de cette région d'Europe, grenier à blé con­current de la Corn Belt américaine ;
    •    2) on spécule sur l'effondrement définitif du système industriel russe ;
    •    3) on prend prétexte du caractère inacceptable de la révolution et de l'idéologie bolcheviques pour ne pas tenir les promes­ses de guerre faites à la Russie pour l'entraîner dans le car­nage de 1914 ; devenue bolchevique, la Russie n'a plus droit à aucune conquête territoriale au-delà du Caucase au détri­ment de la Turquie ; ne reçoit pas d'accès aux Détroits ; on ne lui fait aucune concession dans les Balkans et dans le Del­ta du Danube (les principes du mémorandum de 1791 et du Traité de Paris de 1856 sont appliqués dans le nouveau contexte de la soviétisation de la Russie).
En 1918-19, les troupes britanniques et américaines occu­pent Mourmansk et asphyxient la Russie au Nord ; Britanni­ques et Turcs, réconciliés, occupent le flanc méridional du Caucase, en s'appuyant notamment sur des indépendan­tis­tes islamiques azéris turcophiles (exactement comme au­jour­d'hui) et en combattant les Arméniens, déjà si dure­ment étrillés, parce qu'ils sont traditionnellement russo­phi­les (ce scénario est réitéré de nos jours) ; plus tard, Enver Pa­cha, ancien chef de l'état-major turc pendant la premiè­re guerre mondiale, organise, au profit de la stratégie glo­bale des Britanniques, des incidents dans la zone-clef de l'A­sie centrale, la Vallée de la Ferghana.
De la “Question d'Orient” à la révolte arabe
L'aventure d'Enver Pacha dans la Vallée de la Ferghana, qui s'est terminée tragiquement, constitue une application de ce que l'on appelle désormais la “stratégie lawrencienne” (cf.: Jean Le Cudennec, « Le point sur la guerre américaine en Afghanistan : le modèle “lawrencien” », in : Raids n°189, fév. 2002). Comme son nom l'indique, elle désigne la stra­tégie qui consiste à lever des “tribus” hostiles à l'ennemi sur le propre territoire de celui-ci, comme Lawrence d'Ara­bie avait mobilisé les tribus arabes contre les Turcs, entre 1916 et 1918. Déboulant du fin fonds du désert, fondant sur les troupes turques en Mésopotamie et le long de la vallée du Jourdain, la révolte arabe, orchestrée par les services bri­tanniques, annihile, par le fait même de son existence, la fonction de “tremplin” vers le Golfe Persique et l'Océan Indien que le binôme germano-turc accordait au territoire anatolien et mésopotamien de l'Empire ottoman. L'objectif majeur de la Grande Guerre est atteint : la grande puis­sance européenne, qui avait le rôle du challengeur le plus dangereux, et son espace complémentaire balkano-anatolo-mésopotamien (Ergänzungsraum), n'auront aucune “fenê­tre” sur la Mer du Milieu (l'Océan Indien), qui, quadrillé par une flotte puissante, permet de tenir en échec la “Terre du Milieu” (le “Heartland” de MacKinder).
Après les traités de la banlieue parisienne, les Alliés pro­cè­dent au démantèlement du bloc ottoman, désormais divisé en une Anatolie turcophone et sunnite, et une mosaïque arabe balkanisée à dessein, où se juxtaposent des chiites dans le Sud de l'Irak, des Alaouites en Syrie, des chrétiens araméens, orthodoxes, de rite arménien ou autre, nesto­riens, etc. et de larges masses sunnites, dont des wahha­bi­tes dans la péninsule arabique ; le personnage central de la nouvelle république turque devient Moustafa Kemal Ata­türk, aujourd'hui en passe de devenir un héros du cinéma américain (cf. : Michael Wiesberg, « Pourquoi le lobby is­raélo-américain s'engage-t-il à fond pour la Turquie ? Parce que la Turquie donne accès aux pétroles du Caucase », in : Au fil de l'épée, Recueil n°3, oct. 1999).
Les atouts de l'idéologie d'Atatürk
Atatürk est un atout considérable pour les puissances tha­lassocratiques : il crée une nouvelle fierté turque, un nou­veau nationalisme laïc, bien assorti d'un solide machisme militaire, sans que cette idéologie vigoureuse et virile, qui sied aux héritiers des Janissaires, ne mette les plans bri­tanniques en danger ; Atatürk limite en effet les ambitions turques à la seule Anatolie : Ankara n'envisage plus de re­pren­dre pied dans les Balkans, de porter ses énergies vers la Palestine et l'Égypte, de dominer la Mésopotamie, avec sa fenêtre sur l'Océan Indien, de participer à l'exploitation des gisements pétroliers nouvellement découverts dans les ré­gions kurdes de Kirkouk et de Mossoul, de contester la pré­sence britannique à Chypre ; le “turcocentrisme” de l'i­déo­­logie kémaliste veut un développement séparé des Turcs et des Arabes et refuse toute forme d'État, de khanat ou de califat regroupant à la fois des Turcs et des Arabes ; dans une telle optique, la reconstitution de l'ancien Empire ottoman se voit d'emblée rejetée et les Arabes, livrés à la do­­mination anglaise. On laisse se développer toutefois, en marge du strict laïcisme kémaliste, une autre idéologie, cel­le du panturquisme ou pantouranisme, qu'on instrumen­ta­lisera, si besoin s'en faut, contre la Russie, dans le Cau­ca­se et en Asie centrale. De même, le turcocentrisme peut s'a­vérer utile si les Arabes se montrent récalcitrants, ruent dans les brancards et manifestent leurs sympathies pour l'A­xe, comme en Irak en 1941, ou optent pour une alliance pro-soviétique, comme dans les années 50 et 60 (Égypte, Irak, Syrie). Dans tous ces cas, la Turquie aurait pu ou pour­ra jouer le rôle du père fouettard.
Le rôle de l'État d'Israël
Israël, dans le jeu triangulaire qui allie ce nouveau pays, né en 1948, aux États-Unis (qui prennent le relais de l'Angle­ter­re), et à la Turquie — dont la fonction de “verrou” se voit consolidée — a pour rôle de contrôler le Canal de Suez si l'É­gypte ne se montre pas suffisamment docile. Au sud du dé­sert du Néguev, Israël possède en outre une fenêtre sur la Mer Rouge, à Akaba, permettant, le cas échéant, de pallier tou­te fermeture éventuelle du Canal de Suez en créant la pos­sibilité matérielle d'acheminer des troupes et des ma­té­riels via un système de chemin de fer ou de routes entre la côte méditerranéenne et le Golfe d'Akaba (distance somme toute assez courte ; la même stratégie logistique a été uti­li­sée du Golfe à la Caspienne, à travers l'Iran occupé, dès 1941 ; le matériel américain destiné à l'armée soviétique est passé sur cette voie, bien plus longue que la distance Médi­terranée-Akaba et traversant de surcroît d'importants mas­sifs montagneux).
Dans ce contexte, très effervescent, où ont eu lieu toutes les confrontations importantes d'après 1945, voyons main­te­nant quelle est, plus spécifiquement, la situation de l'Af­gha­nistan.
Entre l'année 1918, ou du moins après l'échec définitif des opérations envisagées par Enver Pacha et ses comman­di­tai­res, et l'année 1979, moment où arrivent les troupes sovié­tiques, l'Afghanistan est au frigo, vit en marge de l'histoire. En 1978 et 1979, années où l'Iran est agité par la révolution islamiste de Khomeiny, l'URSS tente de réaliser le vieux rê­ve de Paul Ier : foncer vers les rives de l'Océan Indien, procé­der au “grand bond vers le Sud” (comme le qualifiera Vladi­mir Jirinovski dans un célèbre mémorandum géopolitique, qui suscita un scandale médiatique planétaire).
Guerre indirecte et “counter-insurgency”
Les États-Unis, héritiers de la stratégie anglaise dans la ré­gion, ne vont pas tarder à réagir. Le Président démocrate, Jimmy Carter, perd les élections de fin 1980, et Reagan, un faucon, arrive au pouvoir en 1981. Le nouveau président ré­publicain dénonce la coexistence pacifique et rejette toute politique d'apaisement, fait usage d'un langage apoca­lyp­ti­que, avec abus du terme “Armageddon”. Ce vocabulaire apo­calyptique, auquel nous sommes désormais habitués, re­vient à l'avant-plan dans les médias, au début du premier mandat de Reagan : on parle à nouveau de “Grand Satan” pour désigner la puissance adverse et son idéologie com­mu­nis­te. Sur le plan stratégique, la parade reaganienne est sim­ple : c'est d'organiser en Afghanistan une guerre indirec­te, par personnes interposées, plus exactement, par l'inter­mé­diaire d'insurgés locaux, hostiles au pouvoir central ou prin­cipal qui se trouve, lui, aux mains de l'ennemi diabo­li­sé. Cette stratégie s'appelle la counter-insurgency et est l'héritière actuelle des sans-culottes manipulés contre Louis XVI, des Vendéens excités contre la Convention — parce qu'el­le a fini par tenir Anvers — et puis ignoblement trahis (af­faire de Quiberon), des insurgés espagnols contre Napo­léon, des guérilleros philippins armés contre les Japonais, etc.
En Afghanistan, la counter-insurgency se déroule en 3 étapes : on arme d'abord les “moudjahiddins”, qui opèrent en alliant anti-communisme, islamisme et nationalisme af­ghan, pendant toute la période de l'occupation soviétique. Le harcèlement des troupes soviétiques par ces combat­tants bien enracinés dans le territoire et les traditions de l'Afghanistan a été systématique, mais sans les armements de pointe, notamment les missiles “Stinger” fournis par les États-Unis et financés par la drogue, ces guerriers n'au­raient jamais tenu le coup.
Seconde étape : entre 1989 et 1995/96, nous assistons en Afghanistan à une sorte de mo­dus vivendi. Les troupes soviétiques se sont retirées, la Rus­sie a cessé d'adhérer à l'idéologie communiste et de la pro­fesser. De ce fait, la diabolisation, le discours sur le “Grand Satan” n'est plus guère instrumentalisable, du moins dans la version établie au temps de Reagan. La troisième éta­pe commence avec l'arrivée sur la scène afghane des ta­li­bans, moudjahiddins plus radicaux dans leur islam de fac­ture wahhabite. Il s'agit d'organiser une counter-insurgen­cy contre un gouvernement central afghan russophile, qui en­tend conserver la neutralité traditionnelle de l'Afgha­nis­tan, acquise depuis la terrible défaite subie par les troupes bri­tanniques en 1842, neutralité qui avait permis au pays de rester à l'écart des 2 guerres mondiales.
Ben Laden, l'ISI et Leila Helms
Les talibans déploient leur action avec le concours de l'Ara­bie Saoudite, dont est issu leur maître à penser, Oussama Ben Laden, du Pakistan et de son solide service secret, l'ISI, et des services américains agissant sous l'impulsion de Leila Helms. Les Saoudiens fournissent les fonds et l'idéologie, l'ISI pakistanais assure la logistique et les bases de repli sur les territoires peuplés par l'ethnie pachtoune. Les 2 ex­perts français Brisard et Dasquié (cf. JC Brisard & G. Dasquié, Ben Laden - La vérité interdite, De­noël, 2001) explicitent clairement le rôle joué par Leila Helms dans leur ouvrage magistral, bien dif­fu­sé et immédiatement traduit en allemand (cette simulta­néité laisse espérer une cohésion franco-allemande, criti­que à l'égard de l'unilatéralisme américain). Toutefois, dans ce jeu, chacun des acteurs poursuit ses propres objectifs. Dans le livre de Brisard et Dasquié, le double jeu de Ben La­den est admirablement décortiqué ; par ailleurs Bauer et Rau­fer (cf. : Alain Bauer & Xavier Raufer, La guerre ne fait que commencer - Réseaux, financements, armements, at­ten­tats… les scénarios de demain, JC Lattès, 2002) sou­li­gnent le risque d'une exportation dans les banlieues fran­çai­ses (et ailleurs en Europe) d'une effervescence anti-eu­ro­péenne, conduisant à terme à la dislocation totale de nos so­ciétés.
Le pétrole et le coton
Les objectifs immédiats des États-Unis, tant dans l'opéra­tion consistant à appuyer les talibans de manière incondi­tionnelle, que dans l'opération ultérieure actuelle, visant à les chasser du pouvoir à Kaboul sont de 2 ordres ; le pre­mier est avoué, tant il est patent : il s'agit de gérer correc­te­ment l'acheminement du pétrole de la Caspienne et de l'A­sie centrale via les futurs oléoducs transafghans. Le se­cond est généralement inavoué : il s'agit de gérer la pro­duc­tion du coton en Asie centrale, de faire main basse, au profit des grands trusts américains du coton, de cette ma­tiè­re première essentielle pour l'habillement de milliards d'ê­tres humains sur la planète. L'exploitation conjointe des nap­pes pétrolifères et des champs de culture du coton pour­rait transformer cette grande région en un nouvel El­do­rado.
Les deux anacondas
La gestion optimale de l'opération militaire, prélude à une gigantesque opération économique, est désormais possible, à moindres frais, grâce à la couverture de satellites que possèdent désormais les Américains. Haushofer, le géopo­lito­logue allemand, disait que les flottes des thalassocraties parvenaient à étouffer tout développement optimal des grandes puissances continentales, à occuper des bandes lit­torales de comptoirs soustraites à toute autorité politique venue de l'intérieur des terres, à priver ces dernières de dé­bouchés sur les océans. Haushofer utilisait une image ex­pressive pour désigner cet état de choses : l'anaconda qui en­serre sa proie, c'est-à-dire les continents eurasien et sud-américain. Si les flottes anglo-saxonnes des premières dé­cen­nies du XXe siècle, consolidées par le traité fonciè­rement inégal que fut ce Traité de Washington de 1922, sont le premier anaconda, il en existe désormais un nou­veau, maître de l'espace, autre res nullius à l'instar des mers au XVIIIe siècle. Le réseau des satellites observateurs américains constitue le second anaconda, enserrant la terre tout entière.
Le réseau des satellites consolide un autre atout que se sont donné les puissances anglo-saxonnes depuis la Seconde Guerre mondiale : les flottes de bombardiers lourds. Il faut se rappeler la métaphore de Swift, dans les fameux Voya­ges de Gulliver, où un peuple, vivant sur une île flottant dans les airs, écrase ses ennemis selon 3 stratégies : le lancement de gros blocs de roche sur les installations et les habitations du peuple ennemi, le maintien en état station­naire de leur île volante au-dessus du territoire ennemi afin de priver celui-ci de la lumière du soleil, ou la destruction totale du pays ennemi en faisant atterrir lourdement l'île volante sur une ville ou sur la capitale afin de la détruire totalement. Indubitablement, ce récit imaginaire de Swift, répété à tous les Anglais pendant des générations, a donné l'idée qu'une supériorité militaire aérienne totale, capable d'écraser complètement le pays ennemi, était indispensa­ble pour dominer définitivement le monde. Toutefois la théo­risation du bombardement de terreur par l'aviation vient du général italien Douhet (cf. : Gérard  Chaliand, An­tho­logie mondiale de la stratégie - Des origines au nu­cléaire, Laffont, 1990). Elle sera mise en application par les “Bomber Commands” britannique et américain pendant la Seconde Guerre mondiale, mais au prix de plus de 200.000 morts, rien que dans les forces aériennes. Aujour­d'hui, la couverture spatiale, les progrès de l'avionique en gé­néral et la précision des missiles permettent une utili­sa­tion moins coûteuse en hommes de l'arme aérienne (de l'air power). C'est ainsi qu'on envisage des opérations de gran­de envergure avec “zéro mort”, côté américain, côté “Empire du Bien”, et un maximum de cadavres et de désola­tion, côté adverse, côté “Axe du Mal”.
Face à la situation afghane actuelle, qui est le résultat d'une politique délibérée, forgée depuis près de 2 sièc­les, avec une constance étonnante, quels sont les déboires, les possibilités, les risques qui existent pour l'Europe, quel­le est notre situation objective ?
Les déboires de l'Europe :
◊ 1. Nous avons perdu sur le Danube, car un complot de même origine a visé l'élimination physique ou politique de 4 hommes, très différents les uns des autres quant à leur car­te d'identité idéologique : Ceaucescu, Milosevic, Haider et Kohl (voire Stoiber). À la suite d'une guerre médiatique et de manipulations d'images (avec les faux charniers de Timi­soara), le dictateur communiste roumain est éliminé. On a pu penser, comme nous-mêmes, à la liquidation d'une mau­vaise farce, mais ce serait oublier que ce personnage bal­kanique haut en couleur avait réussi vaille que vaille à or­ganiser les “cataractes” du Danube, à faire bâtir 2 ponts reliant les rives roumaine et bulgare du grand fleuve et à creuser le canal “Danube - Mer Noire” (62,5 km de long, afin d'éviter la navigation dans les méandres du delta). Notons que le creusement de ce canal avait mécontenté les So­vié­tiques qui ont un droit d'accès au delta, mais non pas à un ca­nal construit par le peuple roumain. Même si l'arbi­traire du régime de Ceaucescu peut être jugé a posteriori pénible et archaïque, force est de constater que sa disparition n'a pas apporté un ordre clair au pays, capable de poursuivre un projet danubien cohérent ou de générer des fonds suf­fi­sants pour financer de tels travaux.
Milosevic, le Danube et l'Axe Dorien
Les campagnes médiatiques visant à diaboliser Milosevic ont 2 raisons géopolitiques majeures : créer sur le cours du Danube, à hauteur de Belgrade, point stratégique im­portant comme l'attestent les rudes combats austro-otto­mans pour s'emparer de cette place, une zone soustraite à toute activité normale, via les embargos. L'embargo ne sert pas à punir des “méchants”, comme veulent nous le faire croi­re les médias aux ordres, mais à créer artificiellement des vides dans l'espace, à soustraire à la dynamique spa­tiale et économique des zones visées, potentiellement puis­santes, afin de gêner des puissances concurrentes plus for­tes. La Serbie, de dimensions fort modestes, n'est pas un con­­current des États-Unis ; par conséquent son élimination n'a pas été le véritable but en soi ; l'objectif visé était ma­ni­festement autre ; dès lors, il s'est agi d'affaiblir des puis­san­ces plus importantes.
Dans la région, ce ne peut être que l'Europe en général et son cœur germanique en par­ti­cu­lier. Enfin, le vide créé en Serbie par la politique d'em­bargo, empêche tout consortium euro-serbe, toute fédé­ra­tion balkanique ou tout resserrement de liens entre petites puissances balkaniques (comme la Grèce et la Serbie), em­pêche d'organiser définitivement le corridor Belgrade - Sa­lo­nique, excellente “fenêtre” de l'Europe centrale sur la Mé­diterranée orientale, que nous avions appelé naguère “l'Axe Dorien”.
Haider et Kohl : dénominateur commun : le Danube
Les campagnes de diffamation contre Jörg Haider relèvent d'une même volonté de troubler l'organisation du trafic da­nubien. Les tentatives, heureusement avortées, d'organiser un boycott contre l'Autriche, auraient installé une deu­xième zone “neutralisée”, un deuxième vide, sur le cours du grand fleuve qui est vraiment l'artère vitale de l'Europe. En­fin, le Chancelier allemand Helmut Kohl, qui a réalisé le plus ancien rêve européen d'aménagement territorial, soit le creusement du Canal Rhin - Main - Danube, a été promp­tement évacué de la scène allemande à la suite d'une cam­pagne de presse l'accusant de corruptions diverses (mais bien bénignes à côté de celles auxquelles les féaux de l'O­TAN se sont livrées au cours des décennies écoulées). Son successeur, à la tête des partis de l'Union chrétienne-démo­crate (CDU/CSU), le Bavarois Stoiber, a subi, à son tour, des campagnes de diffamations infondées, qui l'ont empê­ché d'accéder aux commandes de la RFA — du moins jusqu'à nouvel ordre.
◊ 2. Nous avons perdu dans le Caucase. L'Azerbaïdjan est com­plètement inféodé à la Turquie, fait la guerre aux Armé­niens au Nagorni-Karabakh, s'aligne sur les positions anti-russes de l'Otan, coince l'Arménie résiduaire (ex-république soviétique) entre la Turquie et lui-même, ne permettant pas des communications optimales entre la Russie, l'Ar­ménie et l'Iran (ou le Kurdistan potentiel). En Tchétchénie et au Daghestan, les troubles suscités par des fondamen­talistes financés par l'Arabie Saoudite — également soutenus par les services turcs travaillant pour les États-Unis —  em­pêchent l'exploitation des oléoducs et réduisent l'influence russe au nord de la chaîne du Caucase. Plus récemment, la Géorgie de Chevarnadze, en dépit de la solidarité ortho­doxe qu'elle devrait avoir avec la Russie et l'Arménie, vient de s'aligner sur la Turquie et les États-Unis. Ces 3 fais­ceaux d'événements contribuent à empêcher l'organisation des communications en Mer Noire, dans le Caucase et dans la Caspienne.
Du “containment” de l'Iran
◊ 3. Nous avons perdu sur la ligne Herat - Ladakh, dans le Ca­chemire. Le verrouillage pakistanais des hauteurs hima­layennes au Cachemire sert à empêcher l'établissement de toute frontière commune entre la Russie (ou une républi­que post-soviétique qui resterait fidèle à une alliance rus­se) et l'Inde. La présence américaine à Herat, par fractions de l'Alliance du Nord interposées, permet aussi de placer un premier pion dans le containment de l'Iran. Celui-ci est dé­sormais coincé entre une Turquie totalement dépen­dan­te des États-Unis et un glacis afghan dominé par ces der­niers. Il reste à éliminer l'Irak pour parfaire l'encerclement de l'Iran, prélude à son lent étouffement ou à son invasion (comme pendant l'été de 1941).
◊ 4. Nous avons perdu dans les mers intérieures. Les 2 mers intérieures qui sont le théâtre de conflits de grande am­pleur depuis plus d'une décennie sont l'Adriatique et le Gol­fe Per­sique. Ces 2 mers intérieures, comme j'ai déjà eu main­­tes fois l'occasion de le démontrer, sont les 2 espa­ces ma­ritimes (avec la Mer Noire) qui s'enfoncent le plus pro­­fondément dans l'intérieur des terres immergées de la mas­­se continentale eurasienne. La Guerre du Golfe (et cel­les qui s'annoncent dans de brefs délais), de même que les com­plots américains qui ont amené à la chute du Shah (cf. : Houchang Nahavandi, La révolution iranienne - Vérité et men­­songes, L'Âge d'Homme, 1999), visent non seu­­lement à contrôler l'embouchure des 2 grands fleu­ves mésopotamiens, artères du Croissant Fertile, soit le Chatt El Arab, et à contenir l'Iran sur la rive orientale du Gol­fe.
La révolution islamiste d'Iran a eu la même fonction que la révolution sans-culotte en France ou la révolution bol­chevique en Russie : créer le chaos, abattre un régime rai­sonnable en passe de réaliser de grands travaux d'in­fra­struc­ture et d'aménagement territorial, et, dès que le nou­veau régime révolutionnaire se stabilise, l'attaquer de front et appeler à la croisade contre lui, sous prétexte qu'il in­car­nerait une nouveauté perverse et diabolique.
Quant à l'i­dée de verrouiller l'Adriatique, elle apparaît évidente dès que l'Allemagne et l'Autriche, par l'intermédiaire d'une pe­ti­te puissance qui leur est traditionnellement fidèle, comme la Croatie, accèdent à nouveau à la Méditerranée via les ports du Nord de l'Adriatique. Ce verrouillage aura lieu exac­­tement comme au temps de la domination ottomane (é­­phémère) sur ces mêmes eaux, à hauteur du Détroit d'O­trante, dominé par l'Albanie.
Formuler une stratégie claire
Face à cette quadruple défaite européenne, il convient de formuler une stratégie claire, un programme d'action géné­ral pour l'Europe (qu'il sera très difficile de coordonner au dé­part, les Européens ayant la sale habitude de tirer tou­jours à hue et à dia et de travailler dans le désordre). Ce pro­gramme d'action contient les points suivants :
◊ Les Européens doivent montrer une unité inflexible dans les Balkans, s'opposer de concert à toute présence amé­ri­caine et turque dans la péninsule sud-orientale de notre con­tinent. Cette politique doit également viser à neutra­li­ser, dans les Balkans eux-mêmes et dans les diasporas alba­nai­ses disséminées dans toute l'Europe, les réseaux crimi­nels (prostitution, trafic de drogues, vol d'automobiles), liés aux structures albanaises anti-serbes et anti-macédo­nien­nes, ainsi qu'au binôme mafias-armée de Turquie et à cer­tains services américains. La cohésion diplomatique eu­ro­péenne dans les Balkans passe dès lors par un double tra­vail : en politique extérieure — faire front à toute réimplan­tation de la Turquie dans les Balkans — et en politique in­térieure — faire front à toute installation de mafias issues de ces pays et jouant un double rôle, celui de déstabiliser nos sociétés civiles et celui de servir de cinquièmes co­lonnes éventuelles.
◊ Les Européens doivent travailler de concert à ôter toute marge de manœuvre à la Turquie dans ses manigances anti-européennes. Cette politique implique :
• 1) d'évacuer de Chypre toutes les unités militaires et les administrations ci­viles turques et de permettre à toutes les familles grecques expulsées lors de l'agression de l'été 1974 de rentrer dans leurs villages ancestraux ; d'évacuer vers la Turquie tous les “nouveaux” Cypriotes turcs, non présents sur le territoire annexé avant l'invasion de 1974 ;
• 2) d'obliger la Turquie à re­noncer à toute revendication dans l'Égée, car la conquête de l'Ionie s'est faite à la suite d'un génocide inacceptable à l'encontre de la population grecque, consécutif d'un autre génocide, tout aussi impitoyable, dirigé contre les Armé­niens ; la Turquie n'a pas le droit de revendiquer la moindre parcelle de terrain ou les moindres eaux territoriales dans l'Égée ; la Grèce, et derrière elle une Europe consciente de ses racines, a, en revanche, le droit inaliénable de reven­di­quer le retour de l'Ionie à la mère patrie européenne ; la Tur­quie dans ce contexte, doit faire amende honorable et s'excuser auprès des communautés chrétiennes orthodoxes du monde entier pour avoir massacré jadis le Patriarche de Smyrne, d'une manière particulièrement effroyable (le cas échéant payer des réparations sur son budget militaire) ;
• 3) d'obliger la Turquie à cesser toute agitation auprès des mu­sulmans de Bulgarie ;
• 4) d'obliger la Turquie à cesser toute ma­nœuvre contre l'Arménie, avec la complicité de l'Azer­baï­djan ; de même, à cesser tout soutien aux terroristes tché­tchènes ;
• 5) l'Europe, dans ce contexte, doit se poser comme protectrice des minorités orthodoxes en Turquie ; au début du siècle, celles-ci constituaient au moins 25% de la population sous la souveraineté ottomane ; elles ne sont plus que 1% aujourd'hui ; cette élimination graduelle d'un quart de la population interdit à la Turquie de faire partie de l'UE ;
• 6) d'obliger la Turquie à évacuer toutes ses troupes disséminées en Bosnie et au Kosovo ;
• 7) de faire usage des droits de veto des États européens au sein de l'OTAN, au moins tant que les problèmes de Chypre et d'Arménie ne sont pas résolus ; dans la même logique, refuser toute for­me d'adhésion de la Turquie à l'UE.
La question du Danube
◊ La politique commune d'une Europe rendue à elle-même, à ses racines et ses traditions historiques, doit évidemment travailler à rendre la circulation libre sur le Danube, depuis le point où ce fleuve devient navigable en Bavière jusqu'à son embouchure dans la Mer Noire. Le problème de la navigation sur le Danube est fort ancien et n'a jamais pu être réglé, à cause de la rivalité austro-russe au XIXe siè­cle, des retombées des 2 guerres mondiales dont la ri­va­lité hungaro-roumaine pendant l'entre-deux-guerres, et de la présence du Rideau de Fer pendant 4 décennies. Le dégel et la fin de la guerre froide auraient dû remettre à l'ordre du jour cette question cruciale d'aménagement territorial sur notre continent, dès 1989, dès la chute de Ceau­cescu. L'impéritie de nos gouvernants a permis aux A­méricains et aux Turcs de prendre les devants et de gêner les flux sur l'artère danubienne ou dans l'espace du bassin danubien. Une logique qu'il faut impérativement inverser.
Le corridor Belgrade/Salonique
◊ L'Europe doit avoir pour objectif de réaliser une liaison optimale entre Belgrade et Salonique, par un triple ré­seau de communications terrestres, c'est-à-dire autorou­tier, ferroviaire, fluvial (avec l'aménagement de 2 rivières balkaniques, la Morava et le Vardar, selon des plans déjà prévus avant la tourmente de 1940, auxquels Anton Zischka fait référence dans C'est aussi l'Europe, Laffont, 1960). Le trajet Belgrade Salonique est effectivement le plus court entre la Mitteleuropa danubienne et l'Egée, soit le bassin oriental de la Méditerranée.
◊ L'Europe doit impérativement se projeter, selon ce que nous appelons l'Axe Dorien, vers le bassin oriental de la Mé­diterranée, ce qui implique notamment une maîtrise stra­tégique de Chypre, donc la nécessité de forcer la Turquie à l'évacuer. L'adhésion prochaine de Chypre à l'UE devrait aussi impliquer le stationnement de troupes européennes (en souvenir des expéditions médiévales et de Don Juan d'Au­triche) dans les bases militaires qui sont aujourd'hui exclusivement britanniques. La maîtrise de Chypre permet­tra une projection pacifique de puissance économique en direction du Liban, de la Syrie, de l'Égypte et du complexe volatile Israël-Palestine (dont une pacification positive doit être le vœu de tous).
Libérer l'Arménie de l'étau turco-azéri  
◊ Dans le Caucase, la politique européenne, plus exacte­ment euro-russe, doit consister à appuyer inconditionnel­lement l'Arménie et à la libérer de l'étau turco-azéri. Face à la Turquie, l'Europe et la Russie doivent se montrer très fermes dans la question arménienne. Comme à Chypre, il con­vient de protéger ce pays par le stationnement de trou­pes et par une pression diplomatique et économique con­tinue sur la Turquie et l'Azerbaïdjan. Prévoir de sévères me­sures de rétorsion dès le moindre incident : si la Turquie possède un atout majeur dans sa démographie galopante, l'Europe doit savoir aussi que ces masses sont difficilement gérables économiquement, et qu'elles constituent dès lors un point faible, dans la mesure où elles constituent un bal­last et réduisent la marge de manœuvre du pays. Par con­sé­quent, des mesures de rétorsions économiques, plon­geant de larges strates de la population turque dans la pré­carité, risquent d'avoir des conséquences sur l'ordre public dans le pays, de le plonger dans les désordres civils et, par suite, de l'empêcher de jour le rôle d'“allié principal” des États-Unis et de constituer un danger permanent pour son environnement immédiat, arménien ou arabe. De même, le renvoi de larges contingents issus de la diaspora turque en Europe, mais uniquement au cas où il s'avèrerait que ces in­dividus sont liés à des réseaux mafieux, déséquilibrerait ai­sément le pays, au grand soulagement des Arméniens, des Cypriotes grecs, des Orthodoxes araméens de l'intérieur et des pays arabes limitrophes. Le taux d'inflation catastro­phi­que de la Turquie et sa faiblesse industrielle devrait, en tou­te bonne logique économique, nous interdire, de toute façon, d'avoir des rapports commerciaux rationnels avec Ankara. La Turquie n'est pas un pays solvable, à cause ju­ste­ment de sa politique d'agression à l'égard de ses voisins. Enfin, une pression à exercer sur les agences de voyage et sur les assureurs, qui garantissent la sécurité de ces voya­ges, limiterait le flux de touristes en Turquie et, par voie de conséquence, l'afflux de devises fortes dans ce pays vir­tuellement en faillite, afflux qui lui permet de se maintenir vaille que vaille et de poursuivre sa politique anti-hellé­ni­que, anti-arménienne et anti-arabe.
◊ Dans la mesure du possible, l'Europe et la Russie doivent jouer la carte kurde, si bien qu'à terme, l'alliance amé­ricano-turco-azérie dans la région devra affronter et des mouvements séditieux kurdes, bien appuyés, et l'alliance entre l'Europe, la Russie, l'Iran, l'Irak et l'Inde, amplifi­ca­tion d'un axe Athènes-Erivan-Téhéran, dont l'embryon avait été vaguement élaboré en 1999, en pleine crise serbe.
◊ En Asie centrale, l'Europe, de concert avec la Russie, doit apporter son soutien à l'Inde dans la querelle qui l'oppose au Pakistan à propos des hauteurs himalayennes du Ca­che­mire. L'objectif est d'obtenir une liaison terrestre inin­ter­rompue Europe-Russie-Inde. La réalisation de ce projet grandiose en Eurasie implique de travailler 2 nouvelles petites puissances d'Asie centrale, le Tadjikistan persano­pho­ne et le Kirghizistan, point nodal dans le futur réseau de communication euro-indien. De même, le tandem euro-russe et l'Inde devront apporter leur soutien à la Chine dans sa lutte contre l'agitation islamo-terroriste dans le Sinkiang, selon les critères déjà élaborés lors de l'accord sino-russe de Changhaï (2001).
Une politique arabe intelligente  
◊ L'Europe doit mener une politique arabe intelligente. Pour y parvenir, elle devrait, normalement, disposer de 2 pièces maîtresses, la Syrie et l'Irak, qu'elle doit proté­ger de la Turquie, qui assèche ces 2 pays en régulant le cours des fleuves Tigre et Euphrate par l'intermédiaire de barrages pharaoniques. Autre pièce potentielle, mais d'im­portance moindre, dans le jeu de l'Europe : la Libye, enne­mie d'Oussama Ben Laden, ancien agent de la CIA (cf. : Das­quié/Brisard, op. cit.). En Égypte, allié des États-Unis, l'Europe doit jouer la minorité copte et exiger une pro­tec­tion absolue de ces communautés en butte à de cruels at­tentats extrémistes islamistes. La protection des Coptes en Égypte doit être l'équivalent de la protection à accorder aux Orthodoxes araméens de Turquie et aux Kurdes.
◊ L'Europe doit spéculer sur la future guerre de l'eau. L'al­lié secondaire des États-Unis au Proche-Orient, Israël, est dépendant de l'eau turque, récoltée dans les bassins artifi­ciels d'Anatolie, créés par les barrages construits sous Özal. L'Europe doit inscrire dans les principes de sa politique ara­be l'idée mobilisatrice de sauver le Croissant Fertile de l'assèchement (bassin des 2 fleuves, Tigre et Euphrate, et du Jourdain). Ce projet permettra d'unir tous les hom­mes de bonne volonté, que ceux-ci soient de confession is­lamique, chrétienne ou israélite. La politique turque d'éri­ger des barrages sur le Tigre et l'Euphrate est contraire à ce grand projet pour la sauvegarde du Croissant Fertile. Par ailleurs, l'Égypte, autre allié des États-Unis, est fragilisée parce qu'elle ne couvre que 97% de ses besoins en eau, en dé­pit des barrages sur le Nil, construits du temps de Nas­ser. Toute augmentation importante de la population égyp­tien­ne accentue cette dépendance de manière dramatique. C'est un des points faibles de l'Égypte, permettant aux É­tats-Unis de tuer dans l'œuf toute résurgence d'un indé­pendantisme nassérien. Enfin, la raréfaction des réserves d'eau potable redonne au centre de l'Afrique, dont le Congo plongé depuis 1997 dans de graves turbulences, une impor­tance stratégique capitale et explique les politiques anglo-saxonnes, notamment celle de Blair, visant à prendre pied dans certains pays d'Afrique francophone, au grand dam de Pa­ris et de Bruxelles.
Les risques qu'encourt l'Europe :
Perdante sur tous les fronts que nous venons d'énumérer, fragilisée par la vétusté de son matériel militaire, handi­ca­pée par son ressac démographique, aveugle parce qu'elle ne dispose pas de satellites, l'Europe court 2 risques sup­plémentaires, incarnés par les agissements des réseaux trotskistes et par les dangers potentiels des zones de non-droit qui ceinturent ses grandes villes ou qui occupent le centre même de la capitale (comme à Bruxelles).
Deux exem­ples : les réseaux trotskistes, présents dans les syndi­cats français, et obéissant en ultime instance aux injonc­tions des États-Unis, ont montré toute leur puissance en dé­cembre 1995 quand Chirac a testé de nouveaux arme­ments nucléaires à Mururoa dans le Pacifique, ce qui dé­plaisait aux Etats-Unis. Des grèves sauvages ont bloqué la France pendant des semaines, contraignant le Président à lâcher du lest (Louis-Marie Enoch & Xavier Cheneseau, Les taupes rouges - Les trotskistes de Lambert au cœur de la Ré­publique, Manitoba, 2002 ; Jean Parvulesco, « Dé­cembre 1995 en France : “La leçon des ténèbres” », Ca­hier n°3 de la Société Philosophique Jean Parvulesco, 2e tri­mestre 1996 - paru en encart dans Nouvelles de Sy­nergies Européennes n°18, 1996).
Quant aux zo­nes de non-droit, el­les peuvent constituer de dangereux abcès de fi­xation, pa­ra­lyser les services de police et une par­tie des effectifs mi­litaires, créer une psychose de ter­reur et fo­men­ter des at­tentats terroristes. Les ouvrages de Guillau­me Faye, dans l'es­pace militant des droites fran­çaises, et surtout l'ouvrage de Xavier Raufer et Alain Bauer, pour le grand public avec re­lais médiatiques, démontrent claire­ment que les risques de guerre civile et de désordres de grande ampleur sont dé­sormais parfaitement envisageables à court terme. Une gran­de puissance extérieure est capa­ble de manipuler des “ré­seaux” terroristes au sein même de nos métropoles et de dé­stabiliser ainsi l'Europe pendant longtemps.   Notre situation n'est donc pas rose. Sur les plans historique et géopolitique, notre situation équivaut à celle que nous avions à la fin du XVe siècle, où nous étions coincés entre l'Atlantique, res nullius, mais ouvert sur sa frange orientale par les Portugais en quête d'une route vers les Indes en con­­tournant l'Afrique, et l'Arctique, étendue maritime gla­ciaire an-écouménique, sans accès direct à des richesses com­me la soie ou les épices.
En 1941, les États-Unis éten­dent leurs eaux territoriales à plus de la moitié de la sur­fa­ce maritime de l'Atlantique Nord, confisquent à l'Europe son poumon océanique, si bien qu'il n'est plus possible de ma­nœuvrer sur l'Atlantique, d'une façon ou d'une autre, pour rééditer l'exploit des Portugais du XVe siècle.
Les conditions du développement européen  
En résumé, l'Europe a le vent en poupe, est un continent via­ble, capable de se développer, si :
◊ si elle a un accès direct à l'Égypte, comme l'avait très bien vu Bonaparte en 1798-99 ;
◊ si elle a un accès direct à la Mésopotamie, ou du moins au Croissant Fertile, comme l'avait très bien vu Urbain II, quand il prêchait les Croisades en bon géopolitologue avant la lettre ; les tractations entre Frédéric II de Hohenstaufen et Saladin visent un modus vivendi, sans fermeture aux voies de communications passant par la Mésopotamie (Ca­lifat de Bagdad) ; la Question d'Orient, à l'aube du XXe sièc­le, illustre très clairement cette nécessité (géo)­po­liti­que et la Guerre du Golfe de janvier-février 1991 constitue une action américaine, visant à neutraliser l'espace du Crois­sant Fertile et surtout à le soustraire à toute influence européenne et russe.
◊ si la route vers les Indes (terrestre et maritime) reste li­bre; tant qu'il y aura occupation pakistanaise du Jammu et me­naces islamistes dans le Cachemire, la route terrestre vers l'Inde n'existera pas).
L'épopée des Proto-Iraniens  
Rappelons ici que la majeure partie des poussées européen­nes durant la proto-histoire, l'antiquité et le moyen âge se sont faites en direction de l'Asie centrale et des Indes, dès 1600 av. JC, avec l'avancée des tribus proto-iraniennes dans la zone au Nord de la ligne Caspienne - Mer d'Aral - Lac Balkhach, puis, par un mouvement tournant, en direc­tion des hauts plateaux iraniens, pour arriver en lisière de la Mésopotamie et contourner le Caucase par le Sud. La Per­­se avestique et post-avestique est une puissance euro­péen­ne, on a trop tendance à l'oublier, à cause d'un mani­chéisme sans fondement, opposant un “Occident” grec-athé­nien (thalassocratique et politicien) à un “Orient” perse (chevaleresque et impérial), auquel on prête des tares fan­tasmagoriques.
Quoi qu'il en soit, l'œuvre d'Alexandre le Grand, macé­do­nien et impérial plutôt que grec au sens athénien du terme, vise à unir le centre de l'Europe (via la partie macédo­nien­ne des Balkans) au bassin de l'Indus, dans une logique qu'on peut qualifier d'héritière de la geste proto-historique des Pro­to-Iraniens. L'opposition entre Rome et la Perse est une lutte entre 2 impérialités européennes, où, à la char­niè­re de leurs territoires respectifs, dont les frontières sont mouvantes, se situait un royaume fascinant, l'Arménie. Ce ro­yaume a toujours été capable de résister farouchement, tantôt aux Romains, tantôt aux Perses, plus tard aux Arabes et aux Seldjoukides, grâce à un système d'organisation po­litique basé sur une chevalerie bien entraînée, mue par des principes spirituels forts. Cette notion de chevalerie spiri­tuel­le vient du zoroastrisme, a inspiré les cataphractaires sar­mates, les cavaliers alains et probablement les Wisi­goths, a été islamisée en Perse (la fotowwah), christianisée en Arménie, et léguée par les chevaliers arméniens aux che­­valiers européens. L'ordre ottoman des Janissaires en a été une imitation et doit donc aussi nous servir de modèle (cf. ce qu'en disait Ogier Ghiselin de Busbecq, l'ambas­sa­deur de Charles-Quint auprès du Sultan à Constantinople ; le texte figure dans Gérard Chaliand, Anthologie…, op. cit.).
Des Croisades à Eugène de Savoie et à Souvorov   Dans cette optique d'une histoire lue à l'aune des constats de la géopolitique, les Croisades prennent tout naturelle­ment le relais de la campagne d'Othon Ier contre les Magyars, vaincus en 955, qui se soumettent à la notion romaine-ger­manique de l'Empire.
Ces campagnes de l'Empereur salien, de souche saxonne, sont les premières péripéties de l'affir­ma­tion européenne. Après les Croisades et la chute de By­zan­ce, la reconquista européenne se déroule en 3 actes : en Espagne, les troupes d'Aragon et de Castille libèrent l'Andalousie en 1492 ; une cinquantaine d'années plus tard, les troupes russes s'ébranlent pour reprendre le cours en­tier de la Volga, pour débouler sur les rives septentrionales de la Caspienne et mater les Tatars ; il faudra encore plus d'un siècle et demi pour que le véritable sauveur de l'Euro­pe, le Prince Eugène de Savoie-Carignan, accumule les vic­toires militaires, pour empêcher définitivement les Otto­mans de revenir encore en Hongrie, en Transylvanie et en Au­triche. Quelques décennies plus tard, les troupes de Ca­therine II, de Potemkine et de Souvorov libèrent la Crimée. Cet appel de l'histoire doit nous remémorer les grands axes d'action qu'il convient de ne pas oublier aujourd'hui. Ils sont restés les mêmes. Tous ceux qui ont agi ou agiront dans ce sens sont des Européens dignes de ce nom. Tous ceux qui ont agi dans un sens inverse de ces axes sont d'abjects traî­tres. Voilà qui doit être clair. Limpide. Voilà des principes qui ne peuvent être contredits.
Regards nouveaux sur la Deuxième Guerre mondiale
Pour terminer, nous ramènerons ces principes historiques et géopolitiques à une réalité encore fort proche de la nô­tre, soit les événements de la Seconde Guerre mondiale, pré­ludes à la division de l'Europe en 2 blocs pendant la guerre froide. Généralement, le cinéma et l'historiogra­phie, le discours médiatique, évoquent des batailles spec­ta­culaires, comme Stalingrad, la Normandie, les Ardennes, Monte Cassino, ou en montent de moins importantes en épingle, sans jamais évoquer les fronts périphériques où tout s'est véritablement joué. Or ces fronts périphériques se situaient tous dans les zones de turbulences actuelles, Afghanistan excepté. Soit sur la ligne Caspienne - Iran (che­mins de fer) - Caspienne, dans le Caucase ou sur la Volga (qui se jette dans la Caspienne) (cf. George Gretton, « L'ai­de alliée à la Russie », in Historia Magazine n°38, 1968).
Les Britanniques et leurs alliés américains ont gagné la se­conde guerre mondiale entre mai et septembre 1941. Défi­nitivement. Sans aucune autre issue possible. En mai 1941, les troupes britanniques venues d'Inde et de Palestine (cf. : H. Stafford Northcote, « Révolte de Rachid Ali - La route du pé­­trole passait par Bagdad », in Historia Magazine n°20, 1968 ; Luis de la Torre, « 1941 : les opérations militaires au Pro­che-Orient », in : Vouloir n°73/75, 1991 ;  Mar­zio Pi­sa­ni, « Irak 1941: la révolte de Rachid Ali contre les Britan­ni­ques », in : Partisan n°16, nov. 1990) en­va­hissent l'I­rak de Rachid Ali (cf. : Prof. Franz W. Seidler, Die Kolla­bo­ration 1939-1945, Herbig, München, 1995), qui sou­haitait se rapprocher de l'Axe. Les Britanniques dispo­sent alors d'une base opérationnelle importante, bien à l'ar­rière du front et à l'abri des forces aériennes allemandes et ita­­lien­nes, pour alimenter leurs troupes d'Égypte et de Li­bye. En juin et juillet 1941, les opérations contre les trou­pes de la France de Vichy au Liban et en Syrie parachèvent la maî­trise du Proche-Orient (cf.: Général Saint-Hillier, « La cam­pagne de Syrie », in : Historia Magazine n°20, 1968 ; Jac­ques Mordal, « les opérations aéronavales en Syrie », i­bid.). Au cours des mois d'août et de sep­tem­bre 1941, l'Iran est occupé conjointement par des trou­pes anglaises et so­vié­tiques, tandis que des équipes d'ingé­nieurs américains ré­or­ganisent les chemins de fer iraniens du Golfe à la Ca­spienne, ce qui a permis de fournir, au dé­part des Indes, du ma­tériel militaire américain à Staline, en remontant, à par­tir de la Caspienne, le cours de la Volga (notons que les So­vié­tiques, en vertu des règles codifiées par Lea en 1912 — cf. supra — n'ont pas été autorisés à de­meurer à Téhéran, mais ont dû se replier sur Kasvin).
L'Axe n'a pas pu prendre pied à Chypre et la Turquie a con­servé sa neutralité “égoïste” comme le disait le ministre Me­ne­mencioglu (Prof. Franz W. Seidler, Die Kollaboration 1939-1945, Herbig, München, 1995) ; par conséquent, cet es­pace proche-oriental, au Sud-Est de l'Europe, a permis une reconquista des territoires européens conquis par l'Axe, en prenant les anciens territoires assyrien et perse comme base, en encerclant l'Europe selon des axes de pénétration imités des nomades de la steppe (de la Volga à travers l'U­kraine) et des cavaliers arabes (de l'Égypte à la Tunisie con­tre Rommel). Les opérations soviétiques dans le Caucase, grâ­ce au matériel américain transitant par l'Iran, ont pu dès l'au­tomne 1942, sceller le sort des troupes allemandes ar­ri­vées à Stalingrad et prêtes à couper l'artère qu'est la Volga. Les résidus des troupes soviétiques acculées aux contreforts septentrionaux du Caucase peuvent résister grâce au cor­don ombilical iranien. De même, les troupes allemandes ne peuvent atteindre Touapse et la côte de la Mer Noire au Sud de Novorossisk et sont repoussées en janvier 1943, juste avant la chute de Stalingrad (cf. : Barrie and Frances Pitt, The Month-By-Month Atlas of World War II, Summit Books, New York/London, 1989). Le sort de l'Europe tout en­tière, au XXe siècle, s'est joué là, et se joue là, en­co­re aujourd'hui. Une vérité historique qu'il ne faut pas oublier, même si les médias sont très discrets sur ces é­pisodes cruciaux de la Seconde Guerre mondiale.
De l'aveuglement historique  
“L'oubli” des opérations au Proche-Orient en 1941 et dans le Caucase en automne 1942 et en janvier 1943 profite d'une certaine forme d'occidentalisme, de désintérêt pour l'his­toi­re de tout ce qui se trouve à l'Est du Rhin, a fortiori à l'Est de la Mer Noire. Cet occidentalisme est une tare ré­dhi­bi­toire pour toutes les puissances, trop dépendantes d'une opinion publique mal informée, qui se situent à l'Ouest du Rhin. L'atlantisme n'est pas seulement un engouement im­bécile pour tout ce qui est américain, il est aussi et surtout un aveuglément historique, dont nous subissons de plein fouet les conséquences désastreuses aujourd'hui.
En effet, l'Europe actuelle a perdu la guerre, bien plus cruel­lement que le Reich hitlérien en 1945. Jugeons-en :
◊ L'Atlantique est verrouillé (ce qui réduit à néant les ef­forts de Louis XVI, dont la flotte, commandée par La Pérou­se, avait ouvert cet océan au binôme franco-impérial).
◊ La Méditerranée orientale est verrouillée.
◊ La Mer Noire est également verrouillée.
◊ La voie continentale vers l'Inde est verrouillée.
◊ La “Route de la Soie” est verrouillée.
◊ Nous vivons dans le risque permanent de la guerre civile et du terrorisme.   La renaissance européenne, que nous appelons tous de nos vœux, passe par une prise de conscience des enjeux réels de la planète, par une connaissance approfondie des manœuvres systématiquement répétées des ennemis de notre Europe. C'est ce que j'ai tenté d'expliquer dans cet exposé. Il faut savoir que nos ennemis ont la mémoi­re longue, que c'est leur atout majeur. Il faut leur oppo­ser notre propre “longue mémoire” dans la guerre cogni­ti­ve future. Autre principe méthodologique : l'histoire n'est pas une succession de séquences, coupées les unes des autres, mais un tout global, dans lequel il est impos­sible d'opérer des coupures.
 Robert Steuckers, Nouvelles de Synergies Européennes n°54, 2002. http://vouloir.hautetfort.com/
• Note :
 1 : À cette époque, l'Angleterre était alliée à la France pour dé­truire les Provinces-Unies des Pays-Bas, alliées au Brandebourg (la fu­­ture Prusse), à l'Espagne (pourtant son ennemie héréditaire), au Saint Empire et à la Lorraine. Les troupes d'invasion françaises, blo­quées par l'ouverture des digues, sont chassées des Provinces-Unies en 1673. Avec l'alliance suédoise, les Français retournent toutefois la situation à leur avantage entre 1674 et 1678, ce qui débouche sur le Traité de Nimègue, qui arrache au Saint Empire de nombreux ter­ritoires en Flandre et dans le Hainaut. Cet épisode est à retenir car les puissances anti-européennes, la France, l'Angleterre, la Suède et l'Em­pire ottoman se sont retrouvés face à une coalition impériale, re­­groupant puissances protestantes et catholiques. Les unes et les au­­tres acceptaient, enfin, de sauter au-dessus du faux clivage reli­gieux, responsable du désastre de la guerre de Trente Ans (comme l'a­vait très bien vu Wallenstein, avant de finir assassiné, sous les coups d'un zélote catholique). Cette alliance néfaste, d'abord diri­gée contre la Hollande, a empêché l'éclosion de l'Europe et explique les menées anti-européennes plus récentes de ces mêmes puissan­ces, Suède exceptée.