mercredi 10 avril 2013

Depuis les druides jusqu'à Byblos

Ce titre veut accrocher votre attention en reliant l'alphabet phénicien et notre chère langue française. J'essaierai de montrer un cheminement possible. Quoi qu'il en soit, les signes idéographiques, qui auraient pu mieux préciser les variations subtiles de la pensée celtique, furent délaissés. Une possibilité d'écriture disparue.
A contrario nous pouvons constater que les chiffres arabes ont un dessin unique ; ils se prononcent de multiples façons mais se comprennent très précisément par tous. Que serait notre monde s’il y avait la confusion des chiffres autant que celles des vocables ?
Quand nous regardons les moyens de communiquer entre les hommes, nous ne pouvons qu'être frappés par l'importance des signes muets. Un geste, une mimique, une attitude sont nos premiers dialogues. En fréquence, en importance, ils sont beaucoup plus nombreux que tout autre moyen d'expression. Il semblerait même qu'avant d'arriver à l'oral, il y ait l'image.
Cette proposition visuelle faite à l'ensemble du groupe est autre que celle de la parole ; elle sert à poser une relation entre les individus du groupe et le monde extérieur rempli de mystérieuses et formidables puissances. Dans ce monde-là, la langue est ignorée. Elle est sans pouvoir. L'image combine deux données : une surface prélevée sur une portion du ciel comme de la terre, et des figures produites par l’homme-prêtre ou le hasard, signe du destin. Les Aztèques furent un peuple errant jusqu'à ce qu'ils rencontrent un aigle combattant un serpent sur un cactus. Cette vision surprenante fit signe pour y établir leur capitale. Là, maintenant, s'élèvera Tenochtitlan, future Mexico. À travers les siècles cette image est restée le blason de cette mégapole du XXIe siècle.
Comment interpréter exactement cette image ? À la différence des langues, l'image n'est pas un système. Sans nécessité d'un émetteur et d'un récepteur, il lui suffit d'un observateur. Celui-ci, bien souvent, est un sage au regard bien acéré. L'apparition de la divination constitue l'étape préliminaire à l'invention de l'écriture. À la fondation de Rome le vol de douze aigles fit signification. Les augures, observateurs des oiseaux dans le ciel, se devaient de particulariser leurs bâtons (lituus) sacrés afin de les distinguer. Ils devaient faire sens dans l'objet lui-même - bien que, comme les druides, soumis au secret le plus absolu du « droit augural », ils dussent bien transcrire en langage leurs interprétations. Sur des parties sanglantes du foie entre les mains des haruspices, il fallait bien se rappeler la signification de tel ou tel lobe. On a découvert à Faléries (auj. Civita Castellana, au nord de Rome), une maquette de foie en terre cuite. En 1877, près de Plaisance (Piacenza, en Italie du Nord, près de Milan) on en trouva une autre, en bronze, avec les inscriptions étrusques adéquates. Les devins chinois eurent leurs premiers idéogrammes sur des écailles de tortues. Le devin se contente de lire les signes, contrairement aux mages qui interpellent les dieux ou aux prophètes qui traduisent leurs volontés. Ainsi nous arrivons au pictogramme qui systématise une figure. L'éclair schématisé affirme la foudre. Pour continuer vers l'idéogramme, nous savons qu'elle est le privilège du dieu des dieux, Jupiter.
Pourtant nous n'avons pas encore en quelque sorte abordé le monde vocal. Mais nous pouvons découper l'idée par une succession de sons ; des voyelles aspirantes comme un esprit pénétrant : IOVA. IOVIS (1) Les mots, les noms sonores suivent en incantations ; précisons les intonations faisant appel. Puis faisons une première périphrase en forme de nom : « Celui qui fait éclater le tonnerre ». Ensuite toute la littérature suit.
Nous, les Gaulois, nous n'avons pas choisi les signes de notre écriture ; il y eut une période d'alphabet grec avec de l'étrusque par-ci par-là. Puis une assise large et certaine socle de pierre d'un alphabet latin rigide écrit au burin. Si les druides avaient voulu transmettre leurs sciences hermétiques, subtiles, fugaces, ils auraient pu choisir des idéogrammes. Dans telle frise cernant un vase de bronze, telle boucle de ceinture ou sur une simple fibule, nous en devinons l'esquisse. Malheureusement ce savoir occulté s'interdisait toute transcription. Est-il sage de permettre à tout un chacun d'aller parmi les mystères du monde ? La fable de l'apprenti-sorcier en illustre le danger. Grâce à la lecture alphabétique nous devenons aisément scribe et devin. La divinité nous parle avec le langage du commun des mortels. On interpelle, on tutoie la divinité. Pourtant il est intéressant de constater que les fondateurs spirituels, Socrate compris, n'écrivirent aucun mot. Tandis que leurs disciples s'accrochent à chaque lettre d'un texte que leur maître n'a jamais vu.
L'alphabet vint dans le monde celtique par Massalia (auj. Marseille), colonie de Phocée en Ionie, si proche de l'origine des Étrusque. (600 av. JC) Les marchands partaient à l'aventure vers l'Occident. Mais il fallut attendre Jules César (3) rédacteur de sa propre histoire à la troisième personne, dans un style d'une limpidité extraordinaire, pour connaître, par écrit, la Gaule (50 av. JC). La religion chrétienne, dite en araméen, écrite en hébreu et en grec, nous fut transmise par une transcription latine. Seuls les Evangiles implantèrent vraiment l'alphabet latin dans chaque village par la nécessité de l'Office Eucharistique avec ses paroles sacramentelles nécessaires. Les textes latins vinrent en surcroît. Tout ce bagage culturel était conservé au moyen de l'écriture latine.
Une écriture transmise de cette manière nous a été, au sens littéral du terme, invisible. Elle nous semblait aussi transparente à l'oral qu'il fut possible. Les Romains, comme l’Église plus tard, se méfiant du monde mental des druides, avaient intérêt à cela. La fonction de l'écriture dans une France en gestation à l'époque barbare était de strictement préserver à des fins pieuses les leçons canoniques d'un Verbe Saint. Il faut dire que les constructeurs de cathédrales, ainsi que les enlumineurs de parchemins, se rattrapèrent pour s'exprimer dans le langage des symboles. Arrivons-nous toujours à en saisir la signification ? Souvent le guide patenté s'arrête aux données techniques. Nous aurions pu, comme le Japonais dans sa langue, associer aux phonèmes (kana) des idéogrammes (kanji), s'il y en avait eu à notre disposition. Les plus proches étaient dans les profonds temples de l’Égypte pharaonique. Mais les hiéroglyphes, partiellement idéographiques, étaient trop hermétiques, trop particuliers au Nil, trop parfaits dans leur tracé pour s'associer avec d'autres expressions écrites alphabétiques.
Tout être humain se caractérise par la parole. Bien grand mot quand il s'agit souvent d'un simple et léger grognement de satisfaction ou d'insatisfaction. Les sons s'articulent plus ou moins bien suivant les cordes vocales de chacun. Chaque langue parlée possède son propre génie. Faut-il accepter l'avis de l'écrivain argentin Jorge Luis Borges, parfaitement bilingue espagnol/français, sentant que l'espagnol vous forçait à l'héroïsme tandis que le français s'imposait par sa syntaxe ? Beaucoup de personnes constatèrent que la mélodie naturelle de la langue italienne avait favorisé la naissance de l'opéra en 1607 à la cour du duc de Mantoue avec l’Orfeo de Claudio Monteverdi. L'allemand invite-t-il à la technique comme le laisserait supposer le XIXe siècle ? Seul un germaniste éminent pourrait y répondre. Nous qui vivons dans un monde arabophone, nous sommes étonnés par ses particularités vocales ; plusieurs sons nous sont inconnus : le "dad" en particulier. Même ayant deux parents libanais, les enfants élevés à l'étranger perdent par l'oreille et assez rapidement, leurs langues maternelle /paternelle. Le petit-fils venant se ressourcer au Liban doit s'adresser à ses grands parents dans une langue médiane. En poésie, domaine de l'oral jouxtant la musique, Mme Vénus Ghattas-Khoury reconnaissait la difficulté de traduire en français les poèmes en arabe d'Adonis. Elle trouvait plus d'eau dans bahr que dans "mer". Il y avait plus de feuillage dans chajarar que dans "arbre". Personnellement, je trouve plus de vastitude dans bahr, mais « la mer » danse devant mes yeux et m'invite au voyage. Cela vient-il de la chanson de Charles Trenet ? Des sonnets de Charles Baudelaire ? Est-ce un archétype révélé ? Effectivement, le chajarar bruit dans son feuillage tandis que l'arbre nous plonge du fond de ses racines « touchant à l'empire des morts » à la cime « au ciel voisine » (dans « Le Chêne et le Roseau » de La Fontaine). Dès la première syllabe, ce chêne souverain se plante profondément dans le sol, dans la gorge. Avec la seconde, il s'élève dans l'azur.
Faire un signe, aurait-il été plus parlant ? Quel aspect de la mer choisir ? « La mer, la mer, toujours recommencée ! » selon Paul Valéry ? Quel arbre choisir ? Le cèdre dans sa majesté ? Le cyprès dans son élévation ?
De toute façon, c'est dans cette région du Levant que s'inventa l'alphabet. Il faut se rappeler que les premiers oracles et prophéties, rencontrés en hiéroglyphes, se font sous Touthmôsis III et la reine Hatshepsout (1500 av. JC). Tandis que des cunéiformes attestèrent des prédictions dès Sargon d'Akkad (2334-2279 av. JC). Entre les hiéroglyphes impeccables, granitiques, solaires, et l'intelligence foncièrement démocratique des cunéiformes de la Mésopotamie, Ougarit (Syrie) tranche le langage en syllabes (1100 av. JC). Byblos (Liban) fractionne encore plus les sons en consonnes (900 av. JC). Le légendaire Cadmos, originaire de Tyr, toujours au Liban, ira à Thèbes, en Béotie, province grecque où il apportera cet alphabet - ce qui est assez paradoxal quand on se remémore l'adjectif populaire "béotien". Le génie grec ajoute les voyelles. Dès lors il s'agit d'être pratique dans les offrandes des dieux. Nous écrirons les offrandes faites, les bienfaits reçus. Mais aussi des chiffres. Que de chiffres ! s'exclama Jules Oppert, le déchiffreur des langues sumériennes. Pour le clergé, il était important de tenir à jour la comptabilité des dons faits aux Dieux. Que d'ingéniosités aux gestes maladroits s'expriment sur l'argile ayant traversé les siècles !
En vérité, quoique barbares, les Peuples de la Mer, ayant pillé les villes côtières phéniciennes, Ougarit, Byblos et les autres, repartiront vers l'Ouest pour répandre l'alphabet complet. Contrairement aux papyrus s'évanouissant en cendres, le feu des pillages affermit les cunéiformes sur l'argile recuite. Les Grecs avec les voyelles chantent les exploits des héros. Vers 540 av. JC, le noble Pisistrate, gouvernant Athènes en roi avec l'aide de la constitution de Solon, ordonne aux scribes de la Cité d'écrire une version officielle de L'Iliade et de L'Odyssée. Cela permettra aux Achéens d'Athènes de traiter leurs plus proches voisins « d'incultes et lourds Béotiens » (3). Trois siècles plus tard, en Méditerranée, parmi les aventuriers guerriers grecs, certains reconnurent quelques mercenaires gaulois. Ils prenaient plaisir à écouter les aventures de Diomède, d'Ulysse... Certains eurent même envie de raconter (en gaulois ?) puis de transcrire (en grec ?) leur propre épopée. Mais... c'était très difficile.
Toutefois c'est par la religion que la Gaule apprendra à lire et à écrire. Non par les chamans et autres sorciers, même pas par les bardes ou aèdes des nobles, mais par les clercs du clergé. Il faudra attendre bien longtemps pour que chaque sanctuaire de Gaule, des 36 000 paroisses, ait ses officiants prononçant avec exactitude leurs prières écrites sur un livre avec son papier bible, devenu sacré, au Dieu unique afin de sauver notre âme personnelle. Les mots Bible et Byblos se font ainsi écho dans les sacristies avant de prier pour nos morts. Que de bréviaires imprimés et récités aux heures canoniques, marqués par le carillon ! Les sons du peuple, sans grands supports écrits, se transformèrent en patois, différencié de vallée en vallée. L'un d'eux prit le devant et s'affina à la cour du roi de France pour donner ensuite la norme de la forme avec l'Académie Française.
Cependant, peut-être que malgré tout, même actuellement, il y a encore au fond d'une campagne, auprès d'un baptistère obscur, un vieil homme étrange. Le latin incompris, le français mal saisi, il regarde. Il suit les gestes d'un prêtre d'autrefois. Ils sont plus importants pour lui que les paroles sacramentelles. Dans le village, en observant, il cherche à comprendre la marche du destin de ses voisins au travers d'indices étranges. Sorte de druide du terroir, ce dernier prendrait pour l'anthropologie moderne le nom de chaman, comme pour tous les autres peuples trop proches de la nature. Ce sorcier-sourcier (certains prononcent l'excellent mot de "sourcellerie") est aussi un peu thaumaturge à l'occasion. Il ne comprend que des signes à lui transmis par son grand-père. Les limites de ses actions ne sont-elles pas plus grandes que celles de qui tente de saisir le monde avec l'alphabet des mots ou même des idéogrammes défilant sous ses yeux sur une étroite page ? Le bonheur de vivre l'heure présente dans toute sa magnificence profonde se raconte difficilement. Le mystère de l'existence reste plus vaste que toute expression.
Michel ROUVIERE  Écrits de Paris janvier 2011
1) Nous retrouvons ce même aspect dans Jéhovah ou Yahvé. Rappelons qu'en latin I et J, puis U et V sont similaires
2) Pour accéder à la charge de Pontifex Maximus, il revendiqua dans son discours la divinité de Vénus du côté de son père et la majesté des Rois du côté maternel.
3) Vraisemblablement dès le VIIIe siècle av. J.-C, Hésiode, vivant à Ascra en Béotie, avait écrit « Les travaux et les Jours », ainsi que la généalogie des Dieux avec « La Théogonie ».

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