lundi 29 août 2016

Le 4 octobre 1885, les royalistes reviennent… pour la dernière fois

Depuis les premières élections législatives de la IIIe république constitutionnellement installée, les rangs monarchistes, largement majoritaires cinq ans auparavant mais peu à peu érodés, s’étaient brutalement effondrés : au scrutin des 20 février et 5 mars 1876, ils n’obtenaient que 64 sièges (dont 40 orléanistes et 24 légitimistes) sur 533, quand les bonapartistes, relevant la tête, en comptaient 76. L’année suivante, consécutivement à la crise du 16 mai provoquée par le président Mac Mahon, ils n’étaient plus que 55 (mais 44 légitimistes et 11 orléanistes) et les bonapartistes 104. Rien d’étonnant à cela : comme l’expliqua fort bien en son temps (1891) le publiciste Louis Teste, « les royalistes, en célébrant la monarchie tout en faisant la république, se tenaient dans une équivoque qui troublait le pays ». En outre, le comte de Paris se rapprochant peu à peu des thèses autoritaires et plébiscitaires brouillait l’image des orléanistes, qui se distinguait de moins en moins de celle des bonapartistes, d’où la relative percée de ces derniers : l’électeur préfère toujours l’original à la copie. Enfin, aux élections de 1881, celles de la république triomphante et du premier gouvernement de Jules Ferry, demeuré fameux pour son « œuvre scolaire », on n’opéra même plus la distinction entre députés légitimistes et orléanistes, tous confondus sous l’étiquette « monarchiste » avec seulement 42 élus.
   Puis le ciel de la république s’obscurcit sous l’apparition de deux nuages noirs aux noms exotiques : Tonkin et Panama. D’une part, un échec militaire cuisant dans la campagne d’Indochine, une de ces campagnes coloniales par lesquelles la république essayait de faire oublier son incapacité à reprendre l’Alsace et la Moselle. D’autre part, les signes avant-coureurs d’un énorme scandale financier où pots de vins, franc-maçonnerie, affairisme sans scrupules, mépris du peuple, des contribuables et des petits épargnants se mêleraient pour révéler aux électeurs un des aspects les plus caractéristiques du régime républicain.
   De sorte que la campagne électorale commença dès l’été, après que les amis de Gambetta eurent obtenu une réforme du mode de scrutin : on revenait au scrutin de liste départementale, mais à deux tours, censé détacher l’électeur de l’influence des notables locaux, à laquelle les exposait davantage le scrutin uninominal d’arrondissement en vigueur depuis 1875. En réalité, enfermant les députés dans le jeu des partis. Mais, comme souvent, les réformes électorales mascagnées dans l’urgence aboutissent à l’inverse de l’objectif poursuivi. Il apparut très vite que ces élections s’engageaient mal pour les républicains, qui avaient aussi commis l’erreur, le premier juin, de politiser les funérailles de Victor Hugo.
     Divisés en factions, chapelles, idéologies et rivalités de personnes, ils ne parvinrent pas à élaborer ne serait-ce qu’un embryon de programme gouvernemental commun et se présentaient devant les électeurs en ordre dispersé : presque partout, une liste radicale faisait face à une liste opportuniste et se laissait déborder sur sa gauche par une, parfois deux, liste socialiste. En revanche, monarchistes et bonapartistes parvenaient à faire taire, du moins à cacher, leurs dissensions et, dans tous les départements, présentaient une liste unique dite d’ « Union conservatrice ». Celle-ci ne disposait pas non plus de programme de gouvernement : son ciment tenait à la critique, sévère et tous azimuts, de la gestion républicaine, composée de défaite militaire outre mer, de scandale financier en perspective, d’instabilité ministérielle chronique, d’anticléricalisme hystérique qui effrayait les paysans et de réaction sociale qui dégoûtait les ouvriers.
    Elle ne disposait pas davantage de leader emblématique ou charismatique : le comte de Chambord, mort depuis deux ans, n’avait d’autre successeur apparent que le comte de Paris, figure peu avenante, louvoyante et distante. Les anciens cadres royalistes s’étaient retirés sur la pointe des pieds et ceux qui se manifestaient encore, comme Albert de Mun, Eugène Veuillot et Lucien Brun, se consacraient à la défense du catholicisme. Avaient pris leur place des hommes issus de l’ancien personnel bonapartiste, de comportements agités mais de convictions élastiques, comme le baron Armand de Mackau et Paul de Cassagnac. Le premier, typique du notable local, député de l’Orne, était le fils d’un ancien ministre de la marine de Louis-Philippe. Le second, touche-à-tout comme l’époque en produisait beaucoup, avocat, publiciste, historien, journaliste, était notamment l’inventeur du surnom de « gueuse » pour qualifier la république, dont il avait aussi écrit l’histoire des débuts. Celle-ci, proclamaient-ils à tout va, « issue de la Révolution est, comme sa mère, génie de révolte et de discorde ; elle se déchire après avoir déchiré le pays ». Mais l’Union conservatrice, qui ne pouvait étaler ses divisions sur ce point, se gardait bien d’indiquer quel régime elle préconisait pour succéder à la république.
   Les  résultats du premier tour des élections,  le 4 octobre 1885, surprirent les conservateurs eux-mêmes : 177 des leurs étaient élus, contre seulement 129 républicains de toutes tendances. Il s’agissait, d’évidence, d’un vote de mécontentement, d’un sévère avertissement envoyé aux républicains de gouvernement beaucoup plus que d’adhésion à un projet politique alternatif, qui n’existait pas. Et si, à droite, toujours incapable de dire ce qu’elle ferait du pouvoir une fois conquis, on vendait déjà la peau de l’ours, croyant revivre février 1871, allant plutôt à la chasse et à la messe que sur les tribunes, à gauche on serrait fébrilement les rangs. D’abord en formant partout des listes d’union pour le deuxième tour, y compris avec les socialistes les plus « extrémistes » de Jules Guesde. Ensuite en faisant campagne sur les thèmes de la peur : du retour à l’autoritarisme, au militarisme, au cléricalisme, à l’obscurantisme… Et le dégoût changea de camp.
   Durant deux semaines de campagne particulièrement intense à gauche, la droite ne parvint pas à prouver sa crédibilité. N’osant évoquer ni la Restauration ni un IIIe Empire, et ne sachant parler ni de liberté ni de progrès, elle s’enferra dans un discours à la fois feutré et réactionnaire qui, tout à coup, émit un parfum de sacristie et de vieux grenier. La sanction du 18 octobre fut éclatante : le front républicain emportait 273 sièges, comptant au total 372 députés dans la nouvelle Chambre, tandis que les conservateurs n’en gagnaient que 25 de plus, totalisant 202 élus. Le plus gros retournement de l’histoire du suffrage universel !
   Et une leçon à tirer : en démocratie, la politique n’est pas la guerre ; pour gagner, il ne suffit pas d’abattre l’adversaire ni de s’allier avec n’importe qui, il faut aussi proposer quelque chose au peuple, et quelque chose qui ne soit pas le simple retour au passé.
Daniel de Montplaisir 
Ndlr : Article initialement publié le 04 octobre 2015

Où chercher les racines de notre civilisation ?

Bernard Plouvier
À l’occasion des curiosités islamiques qui ont, depuis l’année 2014, souillé notre pays, ensanglanté notre Nation et déshonoré l’État, la fraction la moins sotte des Français de souche européenne (estimons-la aux alentours de 25 – 30%) a débuté une réflexion sur la guerre des races et des religions qui empuantit notre vie publique.
On comprend qu’un lecteur du Monde ou de Libération, un spectateur assidu des actualités télévisées des chaînes publiques ou mondialistes - il n’existe nulle différence entre elles -, soient décérébrés, admirablement formatés au point de nier la réalité du fait : la guérilla civile qui est en train de basculer vers la guerre ouverte. Nier l’évidence des faits, c’est la définition même du délire et celui-ci est organisé par les vrais maîtres : les patrons de la production des biens de consommation et de leur distribution.
Comme ce fut toujours le cas de l’histoire humaine, seule compte l’élite de la pensée et surtout de l’action. Toutefois, il ne faut pas se tromper dans sa réflexion de fond et confondre civilisation et choix individuel qui, pour être authentique, doit être librement adopté (et sûrement pas « consenti »).
L’adhésion à une religion, ou son refus, est affaire purement personnelle et ne devrait jamais être imposée à autrui. Même le port ostentatoire de symboles religieux – et beaucoup de fidèles se croient investis de la mission divine de propager leur croyance – est une atteinte à la liberté des autres, une nuisance identique à celle des vêtures bizarres, du rap ou des musiques gitanes que les immigrés imposent aux Français de souche européenne.
En aucun cas, une religion ne peut être considérée comme la ou l’une des « racine(s) » d’un peuple. Si elle est considérée comme telle, de fait ou de droit, c’est qu’elle a été imposée comme mythe fondateur. C’est le cas pour la religion juive, particulariste à l’extrême, pratiquant l’exclusion des autres. 
Ni le christianisme, ni le crétinisme marxiste, ni la religion des droits de l’homme ne font partie des racines de l’Europe et l’islam n’a pas vocation pour le devenir. Une foi n’est un fondement spirituel et moral que pour celles et ceux qui l’ont librement choisie, idéalement après mûre réflexion et pas seulement par héritage familial.
Il en va tout autrement des sources d’une civilisation. Celles-ci sont un mélange d’usages domestiques et communautaires, de culture juridique, intellectuelle et artistique, enfin d’heurs et de malheurs vécus en commun au fil des siècles. La religion n’en fait partie qu’à titre individuel pour les conduites morales, à titre collectif par ses créations architecturales et ses éventuelles œuvres d’art non grotesques.
En Athènes, au 5e siècle avant J.-C., on tolérait qu’un Démocrite fût athée. Il demeure l’immortel auteur d’une phrase parfaitement adaptée à notre monde aléatoire et à la programmation génétique des comportements animaux (remaniée, chez l’homme, par l’intervention du libre-arbitre et de la transcendance) : « Tout ce qui existe est le fruit du hasard et de la nécessité ». Un siècle et demi plus tard, le plus grand philosophe de l’Antiquité, Épicure - le vrai, pas celui des légendes colportées par ses ennemis stoïciens -, pouvait soutenir que les essences supérieures, si elles existent, ne se soucient nullement de l’humanité.
Les racines de l’Europe ne sont en aucun cas « judéo-chrétiennes », ni même chrétiennes, comme des convaincus veulent nous le faire accroire, en pitoyable réaction au fanatisme des sectaires de l’islam conquérant. Nos racines, ce sont la culture gréco-romaine, bien connue des humanistes, et la celto-germanique, dont on commence seulement à comprendre la grandeur. Ce sont aussi la féérie de la grande Renaissance, celle du Quattrocento italien et de sa poursuite en Europe occidentale au XVIe siècle, ainsi que les progrès scientifiques et techniques ininterrompus depuis l’aube du XVIIIe siècle.
En revanche, la religiosité hypocrite des Droits de l’homme est une invention britannique et nord-américaine, et, comme tout ce qui vient de ces cyniques contrées, c’est une croyance entachée d’argent et de manipulation de l’opinion publique à des fins commerciales. On peut donc la négliger.
Enfin et surtout, la principale racine d’un continent, c’est sa race. On comprend que les Chinois, les Mongols ou les Japonais puissent se glorifier de leurs ancêtres et de leurs civilisations respectives. On ne trouve que les Européens, depuis l’année 1945 – l’An Zéro de la réflexion politique, historique et sociologique sur notre continent –, pour cracher sur leur histoire et en renier des pans entiers… comme l’apport de la civilisation technique et scientifique moderne aux peuples arriérés (Afrique et Océanie) ou assoupis après un départ grandiose (Asie et Amériques du centre et du sud).
Cette repentance, absurde et grotesque, n’est rien d’autre qu’un délire de négation, à soigner par un regain d’orgueil et une cure d’action. Il est évident qu’il ne manque pas de points d’application à cette dernière mesure : nettoyer notre continent, devenu porcherie ; renvoyer illico-presto et sans exception les extra-Européens dans leur continent d’origine ; lutter contre toute forme de fanatisme religieux.
Certes, il est nécessaire de créer une communauté eurasiatique, amplement justifiée par une égalité de comportement des Européens et des Extrêmes-Orientaux face au travail, mais cette institution devra être précédée par l’établissement de l’Empire européen, de l’Atlantique à Vladivostok, exclusivement peuplé de ressortissants de la race européenne.
Chacun chez soi : l’expérience des sinistres années qui ont suivi l’An 1976 en France démontre à l’évidence l’intelligence profonde de ce dogme. Les amateurs de métissage et de melting pot ont l’immense continent des Trois Amériques pour assouvir leur passion.
La religion de l’agapè – soit l’amour supposé d’un dieu pour ses créatures et, en retour, la pratique de l’amour entre « enfants de dieu », toutes races confondues - est une utopie, que des naïfs peuvent considérer comme « admirable ». On peut, à l’inverse, estimer la charité – soit le don absolu, sans espoir de réciprocité – comme une pratique absurde, si l’on considère l’espèce humaine comme elle est, si on la juge par ce qu’elle a produit depuis des millénaires.
Au XXIe siècle du comput actuel, l’Europe est envahie de barbares avides et conquérants, de pillards et de violeurs, d’incendiaires et de vandales, d’incultes et de sous-doués. Que les chrétiens absolvent s’ils le jugent bon, à la suite d’un pape curieux et d’une chancelière allemande luthérienne, les violeurs, les assassins et les terroristes, cela ne regarde que leur conscience. En aucun cas, ce choix dogmatique ne doit influer sur la conduite des affaires politiques et militaires. « Pardonner aux terroristes, c’est le rôle de dieu. Les envoyer auprès de lui, c’est le mien » a fort bien dit Vladimir Poutine, en novembre 2015.
Une saine réflexion sur les racines d’une civilisation ne doit surtout pas se tromper de définition, pour ne pas errer dans les mesures à prendre.

Pompei découvertes passées

HISTOIRE & TRADITIONS • TRESOR … TRESOR DES ARCHIVES FAMILIALES

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2504458051.2.jpgLe représentant d'une famille royaliste, de bonne roture haut-provençale, et qui demande à conserver l'anonymat, est venu récemment à Marseille nous montrer quelques petits « trésors » conservés dans le coffre de sa maisonnée. Au premier chef une pièce de monnaie en argent datée 1831, d'une valeur de 1 franc, à l'effigie du jeune Henri V (1821-1883), plus connu sous ses titres de duc de Bordeaux ou de comte de Chambord (le château de François 1er lui avait été offert par souscription nationale) car il ne régna jamais effectivement.
De Charles X à Henri V
L'existence de cette pièce de monnaie qui n'eut jamais cours, s'explique par l'action de légitimistes au sein de la Monnaie royale, après la Révolution de 1830, laquelle avait chassé de France le roi Charles X et sa famille, dont le petit Henri V, en faveur duquel le vieux monarque avait abdiqué. Lesdits légitimistes croyaient à une restauration bourbonienne, et il y eut d'ailleurs, en 1832, l'héroïque et malheureuse  expédition de la duchesse de Berry, mère d'Henri V, expédition commencée dans une crique à l'ouest de Marseille.
Fidèles Henriquinquistes
Ces espoirs ne se concrétisèrent pas et la branche Orléans des Bourbons resta sur le trône, en la personne de Louis-Philippe 1er, jusqu'à la Révolution de 1848. Beaucoup de fidèles henriquinquistes, dont, dit-on, les parents de Jean Jaurès, conservèrent précieusement une de ces pièces qui n'eurent jamais cours. La collection de Raymond JANVROT (1884-1966), entièrement consacrée à Henri V, et toujours montrée à Bordeaux, au Musée des Arts décoratifs, dans une section à part, comprend plusieurs de ces monnaies « illégales ». Cette section vaut la visite.
Héritier légitime
Autre petit trésor politico-sentimental dans les tiroirs de la même famille haut-provençale, cette médaille en cuivre rouge, à l'effigie du roi Louis-Philippe mais donnée par son petit-fils, le comte de Paris (1838-1894), qui faillit régner en 1848, dans le cadre d'une régence et qui, plus tard, fut reconnu comme héritier unique et légitime, par Henri V, qui n'avait pas de postérité.
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Orphéon : un mot du XVIIIème siècle
Ladite médaille fut donnée par le jeune prince le 21 mars 1847, moins d'un an avant la date fatidique du 24 février 1848; donnée à un orphéon, c'est-à-dire une fanfare qui s'était produite devant lui. Le mot « orphéon », apparu en France en 1767, fut très en vogue au XIXème siècle, par référence à la figure de la mythologie grecque, Orphée, dont la voix et la lyre charmèrent aussi bien les Sirènes que Cerbère.   

dimanche 28 août 2016

COSAQUES : L’ORIGINE DES « GUERRIERS LIBRES » suite et fin

Les pirates cosaques payèrent parfois très cher leurs prises. En 1614, 2.000 d’entre eux rentraient de Sinope où ils avaient incendié l’arsenal quand ils furent surpris par la flotte turque; beaucoup périrent ou, chargés de chaînes, furent conduits à Constantinople et exécutés. Mais leurs camarades ne se découragèrent pas pour autant. L’année suivante, ils partirent à quatre mille sur leurs « mouettes » pour une expédition encore plus audacieuse afin d’aller incendier le port de Constantinople ; une flottille turque les rattrapa en 1616 après qu’ils eurent réussi à brûler le marché d’esclaves de Keffa en Crimée, mais les Cosaques se défendirent avec acharnement et obligèrent leurs ennemis à rebrousser chemin tant ils leur avaient infligé de pertes sévères. Le grand vizir fut mis à mort pour n’avoir pas pris les mesures de défense qui convenaient, et la Porte réunit une conférence en mai 1618 en vue de trouver un antidote efficace aux Cosaques. Ce fut une conférence pour rien. Les raids continuèrent de plus belle. En 1633, 6.000 Cosaques revinrent dans les environs immédiats de Constantinople; en 1634, des Zaporogues et des Cosaques du Don s’embarquèrent sur 150 « mouettes » et, malgré une flotte de 500 galères turques et une garnison de 10.000 soldats, ils réussirent à incendier toutes les installations du Bosphore  ; cette fois-ci, la note à payer fut lourde : ils perdirent plus de 100 « mouettes », 2.000 Cosaques périrent et près d’un millier tombèrent aux mains des Turcs. Ce revers ne parut point les affecter. Leur haine solidement implantée contre les Turcs et les Tatars s’ajoutant à leur soif inextinguible de rapines, ils ne se laissaient décourager par rien, et vers 1630 le Sultan, qui était le monarque le plus puissant du monde, se trouva réduit à demander aux Polonais de les exterminer.
Les Turcs, tout puissants qu’ils étaient, avaient fini par apprécier les qualités des Cosaques. Najim, chroniqueur turc du XVIIe siècle, écrivit : « On peut affirmer sans crainte d’être démenti qu’il est impossible de trouver sur cette terre des hommes plus audacieux qui se soucient aussi peu de la vie… et qui redoutent moins la mort. Des experts des affaires maritimes disent que… leur habileté et leur intrépidité dans des batailles navales en font des ennemis plus redoutables que n’importe qui ».
Les vertus militaires des Cosaques étaient aussi élevées sur terre que sur mer. Il le fallait. Les Tatars et les Turcs représentaient une menace constante même pour leurs plus gros établissements et, en 1643 encore, plusieurs villages de Cosaques du Don furent rasés par le feu, tandis que des centaines d’habitants étaient tués ou faits prisonniers. La surveillance ne pouvait pas se relâcher une minute. Des éclaireurs sortaient des postes de guet pour sonder la steppe, prêts à allumer des signaux à la moindre alerte et, s’ils apercevaient l’ennemi qui approchait, à rentrer au galop afin de se réfugier derrière les palissades et les fossés de leur village. Les femmes et les enfants étaient exercés à se joindre aux hommes pour participer à la défense de leurs foyers.
Un Cosaque était toujours prêt à l’action, et il ne sortait jamais sans ses armes. Dès qu’il savait marcher, on lui apprenait à se battre. Un garçonnet était instruit à pratiquer le galop, à faire franchir, à la nage, des rivières à son cheval, à chasser le gibier avec un arc et des flèches. Au XVIIIe siècle, un observateur des Cosaques du Yaïk notait que « depuis leur plus tendre enfance, ils étaient accoutumés à toutes sortes d’équipements difficiles, habitués au maniement des armes à feu, de la lance, et à tirer avec l’arc des hommes d’armes ». Les Cosaques étaient adroits au mousquet, au pistolet, au sabre, à la lance, à la pique et même dans l’emploi de l’artillerie. Comme ils préféraient l’attaque à la défensive, ils portaient rarement des cuirasses et, exercés à l’école de guerre tatare, ils étaient enclins à sortir pour écraser l’ennemi plutôt qu’à l’attendre chez eux pour le repousser. La surprise était l’élément fondamental de leur méthode. Pour surprendre, la mobilité représentait l’atout maître, et le cheval était sur terre leur moyen de mobilité par excellence.
Le serviteur convenait parfaitement à son maître. Pour des Occidentaux, le cheval non ferré de la steppe avait tout l’air d’un cheval sauvage, mais il était robuste et il pouvait partager la vie rude de son cavalier. Petit, léger, ardent, il était résistant, il avait un dos solide et il mangeait n’importe quoi. Il était capable de survivre à un hiver rigoureux sur la steppe sans abri, car il trouvait sa propre subsistance (pas grand-chose) sous la neige ; quand il le fallait cependant, il pouvait franchir sous son cavalier quatre-vingts kilomètres par jour pendant deux semaines successives. « Propre, excellent, endurant, rapide, jamais méchant, commode pour supporter de grandes épreuves », voilà comment le définit un voyageur de l’époque.
Les Cosaques étaient de splendides cavaliers ; audacieux, ils rivalisaient avec les Mongols dans l’amour de l’équitation. Seuls les Zaporogues passaient pour meilleurs fantassins que cavaliers, et ils étaient des marins incomparables. Leur activité se manifesta pourtant aussi bien sur terre que sur mer, car ils maintenaient une pression constante sur les Tatars de Crimée, et ils exécutaient souvent des expéditions en Moldavie et sur les territoires polonais.
Les Cosaques mirent au point des formations et des tactiques spéciales, conformes aux conditions dans lesquelles ils devaient se battre. Ils partaient en campagne en une colonne que flanquaient leurs chariots de bagages et leur artillerie qui avançaient en une ligne parallèle ; cette formation était conçue pour procurer une rapide protection d’ensemble sur la steppe dégagée contre l’attaque subite d’une force tatare plus importante. Lorsqu’ils se heurtaient à l’ennemi, les deux files opéraient leur jonction en tête pour former une pointe, pendant qu’à l’arrière les chariots se déployaient et constituaient la base d’un triangle. Les Cosaques se dépêchaient alors d’enchaîner les chariots les uns aux autres ; s’ils en avaient le temps, ils les retournaient et les enfonçaient dans le sol. En quelques minutes, ils improvisaient un système de défense sans la moindre fissure sur toute la ligne ; ils l’appelaient le tabor ; ce système était plus facile à constituer qu’une défense en carré ou en cercle ; semblable par sa conception au corral de chariots du Far West, il avait pour but de faire face à des situations analogues, car les cavaliers tatars pratiquaient à peu près la même tactique que les Indiens de l’Amérique du Nord : sans trop s’approcher de l’obstacle, ils décrivaient de grands cercles tout autour en l’arrosant de flèches dans l’espoir d’user les Cosaques avant de lancer une charge finale dévastatrice. Les Cosaques, quant à eux, utilisaient leurs meilleurs tireurs pour abattre le plus de Tatars possible, les moins bons les approvisionnant sans défaillance en fusils à pierre chargés ; lorsque les Cosaques estimaient que l’ennemi commençait à perdre de son agressivité, ou s’ils se trouvaient à court de munitions, ils effectuaient une sortie en brandissant piques et sabres. Un millier de Zaporogues en formation de tabor pouvaient maintenir à distance 6.000 cavaliers tatars et constituer un obstacle formidable même pour des soldats instruits à l’école occidentale.
La formation habituelle de la cavalerie cosaque était la lava, c’est-à-dire une ligne incurvée à l’intérieur et, de préférence, assez longue pour s’étendre au-delà des flancs de l’ennemi. Trois lignes chargeaient successivement ; les cavaliers se détournaient vite des points forts du front ennemi pour s’infiltrer par les points faibles comme de l’eau s’écoulant d’une citerne percée. Les Cosaques se rendirent célèbres pour leurs embuscades, pour l’impétuosité bruyante de leurs assauts sur les flancs ou l’arrière de l’adversaire, pour leur maîtrise dans les pratiques les plus perfides de l’art de la ouerre. Si, dans l’ensemble, ils préféraient l’attaque fougueuse à une défense passive, ils étaient néanmoins capables le cas échéant de faire montre d’une patience suffisante pour soutenir un siège prolongé.
Les talents guerriers des Cosaques, sur l’eau comme sur la terre ferme, étaient si reconnus qu’on les recherchait beaucoup pour en faire des soldats payés. Leur habileté à se retrancher et à organiser une défense mobile, leur courage, leur esprit jamais à court de ressources, leur aptitude à supporter des privations sans se plaindre devinrent proverbiaux et, dès qu’ils se furent établis, ils reçurent de multiples invitations à combattre pour d’autres peuples ; les magnats, les barons des marches, des princes et des rois les employèrent en qualité de mercenaires.
Les Polonais les engagèrent toujours individuellement, car ils ne reconnurent jamais une communauté cosaque comme un ensemble, et ils les enrôlaient pour un service permanent, ce qui était un moyen de les intégrer dans la texture générale de l’État. Une loi de recrutement des Cosaques ukrainiens pour l’armée polonaise fut promulguée dès 1524 et, en 1572, le roi Étienne Bathory leva tout un régiment en remettant à chaque Cosaque un coupon d’étoffe et 14 zlotys par an. De temps à autre, lorsque les événements laissaient prévoir d’importantes opérations militaires, les Polonais enrôlaient aussi des Cosaques à titre temporaire. C’est ainsi qu’en 1574 ils en engagèrent un certain nombre pour une campagne en Moldavie et qu’en 1578-1579 ils en recrutèrent davantage encore pour la guerre contre la Russie ; chaque Cosaque reçut 15 florins et du tissu pour deux uniformes. Lorsque la trésorerie de la Couronne le permit, les rois de Pologne immatriculèrent beaucoup plus de Cosaques pour du service permanent, et ils les organisèrent en s’inspirant des méthodes des nouvelles armées de l’Europe occidentale. En 1625, il y avait 6.000 « Polonais » inscrits comme Cosaques, organisés en 6 régiments de 1.000 hommes ; chaque régiment était commandé par un colonel et subdivisé en centuries sous les ordres d’un centurion.
L’immatriculation (ou l’enregistrement) n’était pas seulement un moyen de lever des soldats ; en nommant les officiers et en offrant aux plus courageux des récompenses sous forme de terres, de titres et de privilèges spéciaux, les rois de Pologne pouvaient apprivoiser la masse indisciplinée de la communauté cosaque de l’Ukraine. Les 6.000 Cosaques inscrits sur les registres de l’armée ne représentaient que le dixième de tous les Cosaques aptes à servir, et l’érosion progressive des libertés des neuf autres dixièmes — ou de ceux qui ne fuirent pas pour rejoindre leurs camarades de la Sitch zaporogue — n’allait pas tarder à créer un foyer de révolte en Ukraine.
La Moscovie elle aussi employa des Cosaques « de ville » à titre individuel, mais elle recruta également des soldats parmi les Cosaques libres. En 1552, un certain nombre de ces derniers — sans doute les mêmes « brigands » qui avaient causé tant d’embarras à la Moscovie dans ses relations pacifiques avec les Tatars — avaient aidé Ivan le Terrible à s’emparer de Kazan. Ils servirent le Tsar à Astrakhan et pendant la campagne livonienne de 1579. La Moscovie recruta aussi des Cosaques ukrainiens, dont 500 d’entre eux combattirent pour elle contre le roi de Pologne à Pskov en 1581.
Le gouvernement moscovite négociait les conditions de service par l’intermédiaire des atamans cosaques; il traitait avec eux tout à fait comme un industriel traite avec des délégués syndicaux. En échange de ces services, les communautés cosaques recevaient du salpêtre et du plomb, de l’argent, du grain, de la vodka et d’autres approvisionnements. Plusieurs accords de ce genre furent conclus avec les Cosaques du Don ou du Yaïk entre 1571 et 1600, et l’engagement de Cosaques par les Tsars pour des campagnes particulières devint bientôt une pratique courante qui procurait à diverses communautés libres une source régulière de revenus. Mais il n’y eut pas d’immatriculation comme celle que les Polonais avaient instaurée auprès de leurs Cosaques en Ukraine. L’ambassadeur de Moscovie en Turquie qui alla voir les Cosaques du Don en se rendant à Constantinople en 1592 leur demanda, plus qu’il leur commanda, de vivre en paix avec la garnison turque d’Azov  ; lorsque le Tsar essaya de mettre à la tête de leur contingent militaire un homme à lui, Pierre Khrouchtchev, les Cosaques répliquèrent : « Nous avons déjà servi le Tsar, mais jamais sous un autre chef que l’un des nôtres. Nous serons heureux de servir sous les ordres de nos propres chefs, mais pas sous les ordres de Khrouchtchev ».
Philip LONGWORTH

COSAQUES : L’ORIGINE DES « GUERRIERS LIBRES » partie 3

Bien que l’élevage encourût moins de critiques, il connut des débuts difficiles à cause des raids des pillards. Si l’on avait besoin d’un cheval, il était tellement plus simple d’en voler un aux nomades que de l’élever ! Mais la passion du cheval fit au XVIIIe siècle de nombreux adeptes, notamment au bord du Don, et les Cosaques zaporogues comme ceux du Yaïk finirent par pratiquer sur une grande échelle l’élevage du mouton dans les pâturages riverains.
C’est le poisson qui constitua l’aliment essentiel des Cosaques, ainsi que la principale source de leurs revenus dans les premières années de leur existence. De temps à autre ils pouvaient manger de la viande, du pain de seigle quand il y avait du grain pour le confectionner, mais presque toujours c’était du poisson, frais ou fumé. Au XIXe siècle encore, les Cosaques du Kouban se nourrissaient surtout de poissons séchés ou salés, et la pêche demeura la principale industrie des Cosaques du Yaïk jusque vers 1760. Elle était aussi très importante sur le Don et, si la glace d’hiver sur le fleuve était trop épaisse, comme cela se produisit en 1640-1641, la diminution des prises avait des conséquences fatales pour de nombreux Cosaques qui mouraient de faim .
Pour les premiers pêcheurs cosaques, les rivières étaient pratiquement vierges. Même le Terek, où les tribus Tchétchènes et koumyk avaient pêché avant eux, recelait dans ses eaux des harengs géants, des carpes, des barbeaux, des saumons ; trois espèces d’esturgeons, des sterlets, des carpes et un nombre incroyable d’autres poissons demeuraient tapis dans les rivières et les lacs du Don, et l’on retira du Yak des esturgeons géants qui mesuraient dix mètres de long et pesaient 200 kilos. Les pêcheurs peuvent être enclins à l’exagération, mais un ambassadeur d’Angleterre au XVIIe nous garantit que des Cosaques zaporogues prirent dans le Dniepr des bélougas « longs de trois brasses, dont l’un pouvait à peine être porté par 30 hommes ».
La pêche prit progressivement le caractère d’une industrie organisée, en particulier sur le Yaïk où un ataman spécial supervisait trois grandes expéditions par an. En janvier et février, il prenait la tête d’une caravane de traîneaux portant des Cosaques bien emmitouflés contre le froid. Chaque jour, il délimitait des étendues de la rivière réservées à des équipes de quatre ou cinq hommes qui se mettaient aussitôt au travail, c’est-à-dire qu’ils creusaient des trous dans la glace et hissaient sur la rive leurs énormes prises qui se débattaient. Au printemps, l’ataman de la pêche dirigeait une campagne de trois mois : cette fois, les Cosaques partaient à bord d’embarcations, éperonnaient des esturgeons avec leurs lances, attrapaient des sterlets ; des glanes, des carpes, des brochets, des perches, des brèmes, des chevesnes et d’autres poissons dans leurs filets. Ils prenaient beaucoup plus qu’ils n’en pouvaient consommer et, pendant l’été, ils se mettaient en route avec des charrettes en direction de lacs lointains où ils allaient chercher les énormes quantités de sel qu’il leur fallait pour conserver le surplus. Enfin, en automne, il y avait une saison libre de 3 à 6 semaines, pendant laquelle les Cosaques sortaient par embarcations accouplées pour utiliser des seines pouvant atteindre trois cents mètres de long.
Les poissons pêchés par les Cosaques étaient très demandés dans le monde extérieur, surtout en Moscovie. Un autre voyageur anglais a chanté les louanges de l’esturgeon bélouga : il était, écrivit-il, « plus blanc que du veau et plus délicieux que de la moelle… C’est l’une des plus grandes friandises qui proviennent de l’élément liquide, en particulier son ventre qui surpasse en excellence la moelle du bœuf ». Au terme de chaque saison, des marchands venaient de loin pour acheter des poissons et du caviar qu’ils vendaient sur les marchés de la Russie centrale.
Le Cosaque était obligé de commercer. Il pouvait avoir un surplus de poissons, des fourrures, des peaux, du miel et de la cire, il pouvait même fabriquer pour lui de l’hydromel et de la vodka, mais il lui manquait le grain, les tissus, les clous, le plomb, la graisse, la poudre et les armes qui étaient nécessaires à sa survivance. Même lorsque les Cosaques édifiaient des communautés permanentes, elles ne pouvaient jamais se suffire à elles- mêmes sur le plan économique. Lorsque les villes frontalières russes et polonaises (dont ils dépendaient pour vivre) leur furent fermées, les Cosaques transportèrent parfois leurs marchandises jusqu’à des villes turques comme Azov afin d’obtenir en échange du grain, des étoffes et des produits artisanaux. Plus souvent les marchands allaient les trouver. Des négociants russes, grecs, arméniens et persans furent bientôt des personnages familiers dans les établissements cosaques et ils devenaient quelquefois une particularité permanente dans la vie d’une communauté. Une sorte de banlieue se développa à l’extérieur de la Sitch zaporogue, où des marchands vendaient de la viande, du sel, diverses denrées alimentaires, et où des tailleurs, des bottiers, des boulangers et des brasseurs exerçaient leurs professions. Comme le nombre des fugitifs en terres cosaques augmentait, des communautés acquirent leurs propres artisans : tonneliers, forgerons, armuriers, charpentiers, voire des chapeliers et des orfèvres ; les femmes cosaques apportaient leur contribution à l’économie primitive en filant, en tissant, en faisant pousser des fruits et des légumes devant leurs huttes. Mais dans presque toutes les communautés, les non-Cosaques devaient subvenir aux besoins que les Cosaques ne pouvaient ou ne voulaient pas satisfaire tout seuls.
Si le poisson procurait un excédent commercialisable que les Cosaques pouvaient négocier avec des étrangers, les premiers Cosaques disposèrent de deux autres grandes sources de revenus : la flibuste et le mercenariat. Ils avaient appris des Tatars les techniques du pillage et des rapts ; peu à peu ils ne se contentèrent plus de pourchasser des proies faciles comme des voyageurs égarés en pays sauvage ou des marchands remontant les rivières : ils cherchèrent à soutirer de l’argent aux Turcs et aux Tatars, et leurs opérations pouvaient se révéler très profitables. Les Turcs allaient jusqu’à verser une rançon de 30.000 pièces d’or pour un pacha enlevé, et un marché d’esclaves se développa sur le Don, avec un roulement de deux mille personnes par an, chacune étant vendue de vingt à quarante roubles. Voilà pourquoi les Cosaques, grandissant en nombre et en expérience, se lancèrent dans des expéditions de piraterie en haute mer. La flibuste devint même une spécialité des Zaporogues, terreur des navires marchands ; les grandes galères turques sur la mer Noire les redoutaient plus que les tempêtes et, vers 1600, il n’était pas une ville ou un village sur ces côtes jusqu’à Constantinople même qui pouvait se sentir à l’abri de leurs raids soudains.
Les embarcations des pirates zaporogues n’étaient pas beaucoup plus que des canots de rivière ; elles étaient faites de planches ou creusées dans un tronc d’arbre. Mesurant 20 mètres de long et quatre de large avec un faible tirant d’eau, elles se tenaient très bas sur l’eau, et il fallait les soutenir avec des liasses de roseaux pour qu’elles pussent résister aux vagues de la mer. La voile n’était hissée que par beau temps. Elles étaient habituellement propulsées par des avirons — de 20 à 30 par embarcation, avec deux hommes par aviron — et de grandes pagaies de direction à l’avant et à l’arrière. Un bateau de ce genre pouvait être construit par 60 Cosaques en une quinzaine de jours. On les appelait des tchaiki, c’est-à-dire des mouettes.
Malgré leur petite taille et leur construction fruste, elles étaient assez rapides pour atteindre la côte de l’Anatolie, distante de 500 cinquante kilomètres de l’embouchure du Dniepr, en moins de deux jours; d’autre part, elles présentaient d’importants avantages par rapport aux bateaux beaucoup plus gros qui naviguaient sur la mer Noire : leur maniabilité était supérieure, et elles pouvaient virer de bord avec une facilité plus grande que les galères turques ; enfin, grâce à leur faible tirant d’eau, elles pouvaient pénétrer dans des hauts-fonds inaccessibles à leurs lourds adversaires. Les marins cosaques savaient profiter de tous ces avantages.
Une bonne centaine de tchaiki, bourrées d’hommes et d’approvisionnements, quittaient la Sitch pour une expédition d’importance; les vivres consistaient en biscuits et en millet bouilli, en poissons séchés, en eau potable, mais il n’y avait jamais à bord « d’Aqua vitae ni d’autres boissons fortes car, bien qu’ils fussent aussi prompts à s’enivrer que n’importe quelle nation nordique, ils étaient d’une sobriété miraculeuse quand ils faisaient la guerre », et un Cosaque qui enfreignait cette discipline risquait d’être jeté par-dessus bord par ses camarades. Ils étaient tous bien armés de pistolets, de mousquets, de sabres, et chaque embarcation disposait d’un fauconneau. Mais ils avaient pour armes essentielles le secret et la surprise, et l’obscurité était leur meilleur allié.
La flottille descendait en silence le Dniepr pour émerger parmi les roseaux de l’estuaire dans la mer Noire, à la nuit, en général lorsque la lune en était à son dernier quartier. Lorsque les Cosaques avaient repéré un objectif vulnérable, ils le filaient sous le couvert de la nuit, ou du bord de l’horizon pendant le jour, et ils passaient à l’attaque à l’aube ou au crépuscule quand le soleil ne les gênait pas. Si leur victime choisie se révélait trop coriace, ce qui arrivait parfois, ils rompaient le combat et se réfugiaient dans des eaux peu profondes, à moins qu’ils ne remontassent un cours d’eau propice. Mais dès qu’ils avaient ramassé autant de butin qu’en pouvaient transporter leurs embarcations, ils regagnaient la Sitch avec la même rapidité et la même discrétion qu’ils en avaient mis pour partir.
Pendant tout le XVIIe siècle, les Zaporogues, qu’accompagnaient souvent les Cosaques du Don, furent un véritable fléau pour les navires et les villes côtières de la Turquie et de ses vassaux. Leurs expéditions avaient lieu avec une ampleur et une régularité qui en faisaient presque des actes de guerre, mais ils songeaient bien plus à un profit économique qu’à des avantages politiques. Vers 1600, leurs fréquents succès et la pagaille qui en découlait préoccupaient beaucoup les Turcs, mais aussi les rois de Pologne qui étaient tenus pour responsables de leurs agissements et qui n’en souhaitaient pas moins établir de bonnes relations avec la Porte. En 1604, les Zaporogues attaquèrent les villes lointaines de Trébizonde et de Sinope ; deux ans plus tard, ils descendirent sur Kilia et détruisirent pratiquement le port important de Varna sur la mer Noire. En désespoir de cause, les Turcs lancèrent une grande chaîne en travers de l’embouchure du Dniepr afin de les cantonner sur le fleuve, mais les Cosaques passèrent quand même. Lorsqu’ils ne pouvaient faire autrement, ils suivaient une route détournée par le Savim et transportaient par voie de terre leurs bateaux vers le Mious qu’ils descendaient jusqu’au Don, puis ils débouchaient dans la mer. Les Turcs semblaient tout à fait incapables de les empêcher d’opérer. En 1609, ce fut au tour des trois citadelles du Danube d’être mises à sac et, quatre ans après, les Zaporogues auxquels s’étaient joints des Cosaques appartenant à d’autres communautés se livrèrent à deux attaques d’envergure contre la Crimée dont le khan était un vassal des Turcs.
À suivre
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COSAQUES : L’ORIGINE DES « GUERRIERS LIBRES » partie 2

En affrontant les Tatars du pays sauvage et en se mêlant à eux, ces Russes de la frontière apprirent les mœurs tatares. Ils commencèrent à employer des mots tatars comme ataman (chef), essaoul (lieutenant), yassak (tribut) et yassyr (captifs) ; des chefs de bandes adoptèrent l’étendard tatar en queue de cheval comme symbole de leur autorité. Ils apprirent aussi à attraper et à dresser les chevaux sauvages qui galopaient dans la steppe, dans le style tatar, avec des nœuds coulants accrochés à l’extrémité de longues perches. Ils apprirent enfin les techniques des Tatars pour le maniement des armes, leur tactique, leurs méthodes sur le terrain, leur astuce, et ils utilisèrent ces techniques pour monnayer leurs services à des marchands en voyage ou pour les dévaliser.
« Cosaquer », si l’on peut user de ce néologisme, était une occupation saisonnière. Passer l’hiver sans un toit sous des tempêtes de neige, c’était une perspective sinistre, même pour ces hommes rudes; aussi retournaient-ils chaque automne vers les villes de la frontière pour vendre leurs prises et se réapprovisionner. Il leur arrivait de dépenser les produits de leurs ventes en quelques jours de furieuse débauche après les mois durs qu’ils avaient passés dans l’isolement sur la prairie et, s’ils n’avaient plus d’argent, ils remontaient vers le nord pour trouver du travail pendant l’hiver, ce qui leur permettait d’acheter la poudre, le plomb, les vêtements et les autres choses dont ils auraient besoin pour la prochaine saison. Mais ces refuges hivernaux leur furent bientôt fermés.
Les autorités polonaises et lituaniennes resserraient en effet leur contrôle sur les villes de la frontière ukrainienne au sud qui étaient des centres pour les Cosaques saisonniers, et lorsque le Tsar, d’abord pour apaiser les Turcs et les Tatars, puis, plus sérieusement, pour couper le contact entre la paysannerie moscovite de plus en plus indocile et les Cosaques libres de la frontière, commença à leur fermer ses frontières, la possibilité d’une « cosaquerie »saisonnière toucha à sa fin. On pouvait toujours franchir clandestinement la frontière, mais on avait beaucoup plus de chances d’être coincé par les autorités. Il s’ensuivit que l’homme de la frontière n’eut plus le choix qu’entre deux solutions : ou bien se fixer sous la tutelle de la loi, parfois au risque d’être fait serf, ou bien s’enfoncer dans le pays sauvage afin de s’y bâtir une sorte de mode de vie permanent. De nombreux chefs de famille décidèrent de s’établir sur la frontière où ils devinrent des gardes et des fermiers, sujets du Tsar de Moscovie ou du roi de Pologne, à moins qu’ils ne s’en gageassent dans les armées cosaques privées que levaient des seigneurs des marches lituaniennes comme Dachkovits et Vichnevetski. Les autres, célibataires pour la plupart, partirent pour le cœur du pays sauvage afin de s’y aménager une existence indépendante.
Pendant la seconde moitié du XVIe siècle, les Cosaques constituèrent plusieurs communautés indépendantes en pays sauvage. Leurs premières habitations d’été avaient été grossières et temporaires : des abris en terre creusés dans le sol ou sur le flanc d’un des ravins qui fendaient la prairie. Ils se mirent à bâtir des structures plus confortables qu’ils utilisaient toute l’année, avec des baliveaux, des branchages et autres matériaux facilement accessibles, et qu’ils couvrirent de peaux de bêtes comme les tentes des nomades. Ils construisirent des baraquements collectifs ou groupèrent leurs demeures en villages fortifiés ; comme l’ennemi, d’ordinaire, évitait l’eau, ils essayèrent de trouver des emplacements sur des îles de rivières ou sur une haute berge, du côté oriental, d’où ils avaient vue sur l’autre rive. Ils fortifièrent du mieux qu’ils purent leurs établissements contre les maraudeurs tatars, en les entourant de fossés profonds et d’une double haie clayonnée remplie de terre ou, lorsqu’ils avaient du bois à portée, de palissades renforcées de bastions.
Comme les États féodaux en expansion d’où ils s’étaient échappés se trouvaient au nord et à l’ouest de la steppe, les Cosaques fondèrent leurs établissements vers le sud et vers l’est ; les plus anciens et les plus célèbres de ceux-ci se situèrent autour du cours inférieur du Don et du Dniepr.
Au-dessous de ses 13 cataractes traîtresses, le Dniepr dessinait d’innombrables méandres entre ses îlots et ses rives ; c’était un véritable labyrinthe liquide. Le prince Dimitri Vichnevetski, ennemi juré des Tatars qui maintenait les villes de Tcherkassk et de Kaniev dans l’obéissance féodale au roi de Pologne, avait bâti un fort sur l’une des îles avec le concours de ses mercenaires cosaques vers 1550. Mais il l’abandonna et les Tatars s’empressèrent de le démolir. Les Cosaques libres ne tardèrent pas à apprécier la valeur stratégique de cette position car les cataractes opposaient un obstacle infranchissable du côté nord et elle constituait un excellent poste de guet pour observer à l’est les mouvements tatars ; aussi aménagèrent-ils un camp sur ce site ou tout à côté. Ils l’appelèrent la Sitch zaporogue, c’est-à-dire « l’éclaircie au-delà des rapides ». Avec la forêt dense qui couvrait une partie de la région, avec les joncs et les roseaux qui en dissimulaient l’accès, la Sitch était une cachette idéale, un parfait repaire de brigands vrais ou faux, un fortin facile à défendre contre toute attaque.
La Sitch fut pourtant déplacée à plusieurs reprises dans la suite pour des raisons de commodité ou de sécurité.
Les premiers colons cosaques sur le Don furent sans doute les sevriouki, qui pillèrent une caravane tatare en 1549. A cette date, ils avaient déjà construit trois ou quatre villages fortifiés, des stanitsy, le long du fleuve, bien au-delà de la frontière moscovite ; en 1570, il y avait 6 petites communautés cosaques de ce genre, unies sous le commandement d’un seul ataman établi à Aksaïskaya. Ce centre était probablement trop proche des Tatars d’Azov et, pour plus de sûreté, il fut transporté à soixante kilomètres en amont sur un autre site ; comme la Sitch, il devait subir ultérieurement plusieurs déplacements.
Bientôt de nouvelles communautés cosaques se fondèrent encore plus à l’est. Mais si les pirates cosaques, très actifs sur la Volga à la fin du XVIe siècle, construisirent des villages, ces derniers eurent une brève existence, car les victoires d’Ivan le Terrible sur les Tatars à Kazan et à Astrakhan un peu après 1570 avaient amené les soldats moscovites sur la Volga, ce qui rendait précaire la sécurité d’un établissement de brigands cosaques. La plupart des Cosaques de la Volga passaient l’hiver sur le Don, se dirigeaient vers les monts du Caucase au sud et s’installaient à côté du Terek, ou allaient plus à l’est vers le Yaïk. Des communautés cosaques furent fondées sur ces deux rivières vers 1600.
Le pays sauvage n’était pas fait pour la vie de famille, et les premiers Cosaques n’amenèrent pas de femmes avec eux ; mais ils supportaient mal cette privation et, chaque fois que l’occasion s’en présentait, ils y remédiaient en volant à leurs voisins tatars des filles aux yeux obliques ; les premiers Romains n’avaient pas fait autre chose en procédant à l’enlèvement des Sabines. Une histoire apocryphe relate comment une bande de Cosaques du Don effectua un long voyage vers le Yaïk, où ils tombèrent par hasard sur un petit groupe de Tatars qu’ils massacrèrent et sur une femme tatare solitaire qu’ils ramenèrent triomphalement à leur ataman. Les captives servaient d’esclaves dans les maisons communes ainsi que de concubines, mais elles étaient encore peu nombreuses et en 1605, si l’on en croit la tradition, les Cosaques du Yaïk montèrent une expédition de grande envergure pour se procurer des femmes dans la cité de Khiva à l’autre extrémité de la steppe ; le khan et son armée s’étaient absentés lorsqu’ils arrivèrent, et les Cosaques profitèrent de l’aubaine pour emporter un grand nombre de femmes et un butin considérable ; malheureusement pour eux, le khan les rattrapa sur leur route du retour, et quatre seulement d’entre eux en réchappèrent. Mais il s’en faut de beaucoup que toutes ces expéditions se soient soldées par des échecs.
Lorsque s’élargit la colonisation cosaque et que la sécurité s’accrut, des immigrants de Russie arrivèrent avec leurs épouses, et les sexes finirent par atteindre un certain état d’équilibre ; mais pendant des siècles à venir, de nombreux groupes de Cosaques se trouvèrent en relations de voisinage plus étroites avec les tribus locales qu’avec la Russie, ce qui les conduisit à adopter des femmes étrangères tout comme ils adoptaient des coutumes étrangères. Les Cosaques du Terek supérieur nouèrent au XVIIIe siècle des liens matrimoniaux avec des peuplades voisines. Des Cosaques du Yaïk et d’Orenbourg prirent fréquemment pour épouses des femmes du Nogaï, et les Cosaques du Kamtchatka « enlevaient les filles du cru » et se les partageaient comme concubines, mais en général ils les épousaient quand elles leur donnaient des enfants. Au XXe siècle, le teint basané et la plus petite taille des Cosaques du Don méridional, contrastant avec la haute stature et la blondeur de leurs camarades du Don supérieur, révélaient que leurs ancêtres s’étaient souvent unis par mariage avec des femmes tatares ou turques.
Cosaques 1Il est impossible d’évaluer exactement les dimensions des premiers établissements cosaques. Les fluctuations de leur population furent sans doute importantes, en raison de la mortalité consécutive aux combats contre les Tatars et du taux irrégulier de l’immigration en provenance de la Moscovie et de la Pologne. Les membres permanents de la Sitch zaporogue, le seul établissement cosaque d’où les femmes étaient exclues, ne furent jamais plus de 3.000 avant le XVIIe siècle, bien que de nombreux autres Cosaques de l’Ukraine se joignissent volontiers à eux lorsqu’une razzia laissait espérer des profits. Ailleurs, l’accroissement naturel fut négligeable au moins jusqu’au XVIIe siècle, mais le rythme se modifia avec le développement progressif de la vie familiale. En 1614, il devait y avoir 6.500 Cosaques guerriers du Don et, au cours du demi-siècle suivant, leur nombre s’était élevé à 10.000 ; ils vivaient dans une cinquantaine de villages au bord du fleuve. Ils constituaient cependant un petit groupe, mais les communautés du Yaïk et du Terek étaient encore plus faibles. Tout de même on dénombra, en 1776, 60.000 Cosaques du Don, 10.000 Cosaques du Yaïk et près de 3.000 Cosaques du Terek aptes à porter les armes. Si l’on tient compte des femmes et des enfants, on peut avancer que ces trois communautés avaient une population supérieure à 300.000 âmes, alors que la population totale de la Russie se chiffrait à 22 millions d’habitants.
Les premiers colons cosaques vécurent surtout de la pêche et des combats. L’exploitation agricole était incompatible avec l’existence en pays sauvage. Un homme pouvait travailler à défricher une parcelle de terrain, labourer, semer et récolter, puis il voyait les fruits de son labeur incendiés ou emportés par les Tatars, les Kalmouks ou d’autres pillards nomades. Une fois que le danger s’était éloigné, les Cosaques ne se sentaient guère d’humeur à reprendre la charrue. Dans leur esprit, l’agriculture était synonyme d’esclavage. Les colons indépendants savaient que partout où les Cosaques étaient devenus des fermiers — notamment en Ukraine — ils étaient rapidement tombés sous la coupe des seigneurs. Nombre d’entre eux avaient pour ancêtres des paysans fugitifs, et un flot constant de nouveaux arrivants leur rappelait la tyrannie que subissait quiconque s’était attaché à la terre. Des immigrants affamés dans le Don, au XVIIe siècle, furent finalement obligés de devenir agriculteurs pour pouvoir se nourrir, mais même dans ce cas l’opinion des Cosaques établis leur était défavorable, et les chefs du Don ordonnèrent que fût « battu à mort » quiconque « commencerait à labourer et à semer ». Ceux qui voulaient labourer n’avaient qu’à « retourner là d’où ils venaient », car des pratiques aussi serviles et si peu militaires « apporteraient honte et déshonneur aux atamans et aux Cosaques » de toute la communauté du Don. Ce fut seulement vers la fin du XVIIe siècle que l’agriculture fut acceptée en tant que travail respectable pour un Cosaque du Don, et elle ne joua pas de rôle important dans la vie des Cosaques du Yaïk avant le XVIIIe siècle. L’exploitation des terres arables était en général la dernière occupation à laquelle se résignaient les Cosaques.
À suivre
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COSAQUES : L’ORIGINE DES « GUERRIERS LIBRES » partie 1

Le fléau était venu de l’Est. Conduits par le Mongol Baty Khan, les envahisseurs au visage plat et aux yeux bridés, vêtus de fer et de peaux de bêtes, descendirent la vallée prospère du Dniepr comme un nuage de sauterelles, et ils la laissèrent dans la désolation après leur passage. Ils saccagèrent les villes, démolirent les églises, rasèrent les maisons, empilèrent en tas les morts innombrables. Les survivants s’égaillèrent. L’âge des ténèbres ensevelit les Russes.
Le coup reçu par les Russes en 1240 était plus terrible, plus traumatisant que celui que les Anglais avaient essuyé en 1066. Foyer d’une société chrétienne florissante, capitale d’un État qui avait noué des liens avec l’Angleterre d’Alfred le Grand et la fastueuse Byzance des empereurs, la fière cité de Kiev était tombée aux mains d’une horde de cavaliers tatars qui l’avaient presque complètement détruite.
Les Tatars poursuivirent leur marche vers l’ouest ; puis, tenus en échec en Europe centrale, ils firent demi-tour. Leurs chefs mongols fondèrent une sorte de capitale à Saraï sur la Volga et entreprirent d’établir leur pouvoir sur leurs nouveaux territoires, l’empire de la Horde d’Or. Il comprenait les steppes qui s’étendaient de l’Oxus à l’est jusqu’à la Galicie à l’ouest et, au nord, quelques principautés russes démembrées qui avaient succédé à l’État de Kiev.
Les conquérants étant des fils de la prairie, ils se trouvèrent dépaysés dans les forêts propices à la claustrophobie où vivaient les Russes demeurés sur place; ils les gouvernèrent de loin. Ils désignèrent comme vassaux des Principicules russes chargés de percevoir les tributs qui leur étaient destinés et, lorsque les tributs n’étaient pas livrés à temps ou que le montant leur semblait insuffisant, ils effectuaient des expéditions contre les coupables et prenaient des otages pour s’assurer de leur bonne conduite. Les Tatars contrôlaient les relations étrangères des Russes et coupèrent tous leurs contacts avec le monde occidental. A part cela, ils les laissèrent tranquilles. A long terme, l’effet des Tatars sur la vie russe allait se traduire davantage en craintes nationales qu’en institutions. Mais ils influencèrent leur organisation militaire, leur donnèrent une définition de l’argent et le mot « Cosaque ».
Les premiers Cosaques russes surgirent 200 ans environ après la chute de Kiev dans le périlleux no man’s land qui séparait les forêts septentrionales des plaines ondulées de la Tatarie. Les circonstances de leur apparition demeurent mystérieuses, mais de toute évidence les Cosaques étaient des enfants de la Russie, engendrés pour ainsi dire par les Tatars de la steppe.
Les grands-princes de Moscovie avaient peu à peu émergé en qualité de principaux percepteurs de tributs pour la Horde. Ils utilisèrent cette situation pour dominer les autres princes puis, progressivement, ils unirent les Russes de la zone forestière et édifièrent une force qu’ils jugèrent assez puissante pour refuser le paiement des tributs à leurs suzerains et pour résister à toute tentative de les leur soutirer par les armes. Les batailles avec la Horde d’Or furent longues et acharnées, mais l’Empire mongol, attaqué par des ennemis originaires de l’Asie centrale en même temps que par les Russes, commença à se désintégrer. Un certain nombre de petits khanats tatars s’établirent à sa place, notamment à Kazan, à Astrakhan, en Sibérie et en Crimée. Les Russes des forêts se trouvèrent enfin libérés de la tutelle étrangère ; mais ils continuèrent à subir les incursions des pillards tatars.
Presque chaque année, les Asiates déferlaient pour piller la Moscovie, la Lituanie et la Pologne. Ils étaient puissamment armés de javelots de fer, d’épées à double tranchant, d’arcs de combat et de carquois remplis de flèches. Ils disposaient chacun de deux ou trois chevaux de remonte afin d’accroître leur rayon d’action et leur rapidité, et ils avaient des paniers où ils mettaient les enfants qu’ils emmenaient en captivité. Pour déjouer toute opposition à leurs entreprises, ils s’approchaient par voie de terre, au clair de lune, en groupes séparés les uns des autres de quinze cents ou deux mille mètres; ils n’allumaient pas de feux et ils évitaient les principaux gués ; mais une fois arrivés dans la zone de leur objectif, les groupes fusionnaient puis avançaient comme un ouragan en détachant des bandes de pillards, fortes d’un millier d’hommes, pour transformer la campagne environnante en désert ; ils massacraient, incendiaient, chassaient devant eux le bétail et emportaient les récoltes. Mais leur butin principal était les prisonniers qu’ils « opprimaient douloureusement… par la faim et l’état de nudité complète », battant les hommes jusqu’à ce qu’ils désirassent « mourir… plutôt que vivre». Un captif influent pouvait être racheté par rançon ; les autres étaient entraînés en Crimée où ils étaient vendus dans les bazars; on achetait là des esclaves au prix fort : des garçons robustes qui seraient instruits pour faire partie du corps d’élite des janissaires turcs, des hommes qui passeraient le restant de leurs jours enchaînés aux bancs d’une galère méditerranéenne, des jeunes femmes qui compléteraient quelques harems du Levant .
Les Russes construisirent une ligne de fortins le long de la frontière, levèrent au printemps des armées destinées à repousser les envahisseurs, mais le fermier russe (jusqu’à Moscou dans le nord) continuait à vivre dans la terreur. La mobilisation était trop lente, l’organisation manquait de souplesse, la tactique se révélait trop statique pour s’opposer avec efficacité aux imprévisibles manœuvres des Tatars insaisissables. Les soldats en razzia attaquaient inopinément, de nuit, toute force envoyée à leur rencontre, déversaient sur elle une pluie de flèches et, avant qu’elle eût le temps de réagir, les Tatars disparaissaient par une autre route. Il fallait des gardes pour constituer un système d’alerte signalant l’approche de l’ennemi; il fallait des guerriers suffisamment au fait de la tactique des pillards pour pouvoir les intercepter avec succès.
Il semble bien que des renégats tatars furent les premiers à répondre à cette double exigence. Car en sus des armées organisées de pillards, il existait des groupes de « guerriers libres » : c’étaient des Tatars qui montaient des expéditions personnelles sans en demander la permission à leurs chefs; véritables pirates de la steppe, ils faisaient butin de tout : d’un village frontalier vulnérable, d’une caravane de marchands, d’un voyageur solitaire. Les Génois et les Grecs, qui avaient des comptoirs sur la mer Noire, les connaissaient depuis le XIVe siècle. On les appelait des « Cosaques ».
En 1443, l’une de ces bandes de « guerriers libres » avait envahi la contrée de Riazan au cours d’une expédition de pillage comme les autres; mais elle dut conclure un arrangement avec le grand-prince local car elle passa l’hiver sur ses terres et, quand d’autres tribus prirent à leur tour Riazan comme objectif au début de l’année suivante, ces Tatars surnommés « les Cosaques de Riazan » se battirent aux côtés des Russes dans « une grande bataille très acharnée devant la rivière Listan » et participèrent à la mise en déroute des envahisseurs. Des Cosaques tatars combattirent pour les Lituaniens en 1445 et, sept ans plus tard, le khan Kassimov fit entrer ses guerriers libres au service de la Moscovie en qualité de mercenaires. A dater de là, les références historiques aux Cosaques se multiplient.
Ils furent utilisés comme gardes-frontières et comme guides pour aider des diplomates et des marchands à traverser les steppes en sécurité. Un ambassadeur italien se rendant en Perse en 1474 relata que le grand-prince de Moscovie avait à son service un Tatar qui commandait à « 500 cavaliers pour protéger les frontières de son territoire contre les incursions des Tartares » ; en 1502, 10 Cosaques de Riazan, « hommes qui connaissaient le Don », furent requis par Ivan III pour escorter dans la steppe l’ambassadeur turc qui quittait Moscou.
Les références à ces premiers Cosaques sont fragmentaires et imprécises ; aussi est-il difficile de situer en toute certitude leurs origines et leur destin. Mais, comme les Cosaques ordynskiye qui attaquèrent les Tatars de Crimée dans le bassin du Dniepr et les Cosaques mechtcherskiye qui contribuèrent à la garde du secteur oriental de la ligne fortifiée vers la fin du XVe siècle, ce furent probablement pour la plupart des Tatars renégats ou des membres de tribus d’origine non tatare. Le premier chef cosaque russe fut, semble-t-il, Ivan Rouno dont on sait qu’il commanda un groupe de guerriers cosaques en 1468 ; au milieu du XVIe siècle, les Cosaques tatars et les Cosaques des tribus non tatares étaient déjà submergés par les Slaves qui ralliaient leurs rangs ; d’ailleurs, les premiers Cosaques de souche étrangère avaient été à peu près russifiés.
Lorsque la Moscovie déplaça ses avant-postes vers le sud en agrandissant ses territoires, elle dut recruter un plus grand nombre de Cosaques pour garder la ligne fortifiée et coloniser la zone frontalière. Peu après 1570, le Tsar avait aménagé 73 postes fortifiés le long de la frontière  ; chacun de ces postes était occupé par une dizaine d’hommes qui, à tour de rôle, scrutaient la steppe du haut des tours de guet et patrouillaient dans les secteurs intermédiaires. Ces hommes étaient presque tous recrutés chez les Cosaques nomades de la frontière, qui furent invités à se fixer sous l’autorité de l’État en qualité de gardes-frontières et d’agriculteurs. Comme aux soldats et aux petits gentilshommes de Moscovie, le gouvernement leur octroyait à titre individuel des droits agraires, de chasse et de pêche, à moins qu’il ne rétribuât leurs services en argent ou en grain. Et, comme les soldats et les petits gentilshommes, ils devinrent peu à peu une classe pourvue d’un statut déterminé et appelée gorodovyye kazaki : Cosaques de « ville » ou de service . Mais à côté de ces Cosaques qui se louaient, il y en avait d’autres qui n’admettaient pas de dépendre d’un seigneur : c’étaient des Cosaques libres, l’équivalent russe des Cosaques libres tatars qui guerroyaient pour leur compte.
En 1474, des Cosaques libres d’origine tatare ou slave opéraient de l’autre côté des postes de guet frontaliers, dans le no man’s land des steppes. Les Cosaques tatars qui écumaient la campagne entre la Volga et le Don étaient « tenus pour vaillants, car ils dépouillaient à la fois les Circassiens et les Russes », et les marchands génois connaissaient les « voleurs et les Cosaques » de Moscou qui ne témoignaient pas d’une discrimination plus grande dans le choix de leurs victimes. Échappant à toute autorité russe ou tatare, ces farouches maraudeurs menaçaient quiconque s’aventurait dans la prairie, et ils firent si bien qu’elle mérita tout à fait son nom de « pays sauvage » (dikoïe pole). «Régulièrement, des Cosaques la traversent en cherchant, selon leur habitude, quelqu’un à se mettre sous la dent. Ils vivent en effet de pillages, ne sont soumis à personne et galopent dans les steppes immenses et désertes par bandes de 3, 6, 10, 20, 60 hommes ou davantage  ».
Ces Cosaques libres étaient une source d’ennuis pour les Moscovites et les Lituaniens au nord, tout comme les khans tatars au sud, mais les Tsars finirent par admettre qu’ils pouvaient être des alliés précieux dans le pays sauvage de leur très vulnérable frontière sud, et ils ne tardèrent pas à les encourager à envoyer des contingents destinés à servir d’éclaireurs et de cavaliers dans les armées impériales. En 1570, Ivan le Terrible adressa un appel général aux chefs cosaques opérant dans la vallée du Don pour qu’ils lui accordassent une aide militaire et, l’année suivante, lorsque les Tatars de Crimée pénétrèrent profondément en Moscovie pour mettre à sac Moscou, il octroya une charte à un chef cosaque nommé Nikita Mamine, en promettant de payer tous les Cosaques qui obéiraient aux ordres de Mamine. Cette mesure incita les Cosaques du fleuve à se réunir autour d’un chef commun. Mais ils ne se conformèrent pas toujours aux instructions de Moscou, et leurs continuelles expéditions contre les Tatars, alors même que le Tsar voulait faire la paix avec le khan et le nouveau suzerain du khan, le Sultan, provoquèrent des complications diplomatiques considérables.
Les Tatars et les Turcs en étaient venus à reconnaître au Tsar le commandement de tous les Cosaques. Or le Tsar n’exerçait fermement son autorité que sur les Cosaques de « ville » ou de service, qui étaient commandés par des officiers moscovites et qu’administrait le département de l’Armée (Streletski Prikaz) ou le département de la Défense frontalière (Razryadny Prikaz). Les rapports avec les Cosaques libres étaient du ressort du Posolski Prikaz, le ministère moscovite des Affaires étrangères, arrangement qui impliquait leur statut d’autonomie. L’attitude du Tsar fut assez équivoque envers ces Cosaques libres : il proclamait qu’il n’en était pas responsable, mais il les employait volontiers comme mercenaires dans son armée; il condamnait leurs expéditions contre les caravanes tatares et leurs affrontements avec les Turcs, mais il n’entreprenait pas d’action punitive contre eux; une fois même, pressé par le khan du Nogaï d’exterminer les Cosaques du Yaïk (le fleuve Oural), il suggéra que ceux d’entre eux qui le servaient à Astrakhan affirmassent qu’ils n’étaient nullement des Cosaques du Yaïk .
C’était seulement quand les Cosaques libres s’intéressaient d’un peu trop près aux marchandises qui circulaient sur la Volga que le Tsar se décidait à envoyer des soldats chargés de capturer les voleurs et de les pendre haut et court ; mais même dans ce cas, les fonctionnaires moscovites s’efforçaient de distinguer entre les pirates et les Cosaques « loyaux » du pays sauvage qui servaient dans les armées du Tsar en campagne. Le Tsar demandait aux « loyaux » d’agir contre les « brigands », mais il n’existait pas en réalité de distinction bien nette entre les deux catégories : des Cosaques supposés « loyaux » devenaient parfois des pirates, et des brigands cosaques s’enrôlaient pour servir en campagne.
La composition de ces Cosaques libres s’était modifiée progressivement à mesure qu’un nombre grandissant de Russes passait la frontière pour venir au sud. En 1538, pour répondre à une plainte émanant du Nogaï, le Tsar avait critiqué les Cosaques tatars indisciplinés de « Kazan, Azov, de Crimée et d’ailleurs… et aussi nos Cosaques de nos frontières qui se mêlent à eux ». 40 ans après, en réponse à une autre protestation du khan de Crimée, le tsar Ivan IV dépeignit les Cosaques libres qu’il blâmait sous les traits de « fuyards échappés de notre État et des terres lituaniennes ». Cette fois cependant, il ajouta l’assurance que ses gardes-frontières avaient reçu pour instructions « de ne laisser passer personne vers le Don et de ne permettre l’entrée à aucun Cosaque du Don sous peine de mort ». Mais les « fuyards » n’en continuèrent pas moins à venir grossir les rangs des Cosaques libres en « pays sauvage ».
Ces franchissements de la frontière s’expliquaient par des motifs puissants. Les fugitifs fuyaient les taxations et la famine, les dettes et les châtiments. Un visiteur anglais du XVIe siècle décrivit la Moscovie comme donnant à sa « noblesse une sorte de liberté injuste de commander aux communes et à ce qu’il y a de plus inférieur dans le peuple, en les accablant d’exactions », et beaucoup de paysans dans les territoires polonais de l’époque « n’avaient pas de quoi satisfaire leurs besoins les plus essentiels ». Avec les années, les motifs devenaient de plus en plus impérieux.
A la fin du XVIe siècle, la Moscovie donna un tour de vis aux paysans. En 1581, ils se virent dénier le droit de quitter leurs villages. La loi était applicable pour une période de cinq années seulement, dans le but d’arrêter les mouvements de population à l’époque du recensement, mais elle fut reconduite en 1590 et de nouveau en 1595 ; deux ans plus tard, tout paysan qui s’était déplacé depuis l’année 1592 du recensement reçut l’ordre de réintégrer le village qu’il avait quitté. On cherchait alors à attacher solidement le peuple aux propriétaires fonciers, et la Moscovie rivalisait avec la Pologne par la rigueur avec laquelle elle traitait sa population paysanne. Étant donné que la noblesse et les boyards s’emparaient de la plupart des terres communes, que les taxes féodales et autres redevances augmentaient, que la perception de l’impôt gagnait en efficacité, que les paysans étaient parfois obligés d’aller travailler jusqu’à cinq jours par semaine sur les terres de leur seigneur au détriment des leurs et qu’ils perdaient à jamais le droit de se séparer de leurs maîtres, l’appel du « pays sauvage » se para de toutes sortes de séductions, et le flot des fugitifs grossit au point de devenir un véritable torrent.
Une fois arrivé au « pays sauvage », un homme ne devait d’allégeance à personne et se trouvait hors d’atteinte de la loi. Alors ils accoururent : le pauvre citadin cherchant à faire fortune, le coupable pour échapper à la prison, le soldat désireux de pratiquer sa vocation militaire à son propre avantage. Et accoururent aussi le petit propriétaire foncier exproprié, le serf en fuite, le contestataire religieux, le réfugié politique.
Ils vinrent d’abord pour chasser, pour tendre des pièges aux bêtes, pour pêcher. Les prises pouvaient être fructueuses. Les animaux et les oiseaux semblaient avoir perdu toute peur de l’homme dans le pays sauvage. Des oies et des hérons, des cigognes et des cygnes survolaient les estuaires, et on pouvait se nourrir de faisans, de perdrix et d’ortolans (gibier rare). Des sangliers, des cerfs, des antilopes invitaient le chasseur. Il y avait des renards et des castors à prendre au piège et à dépouiller, des rayons de miel à découvrir, des étangs et des rivières où le poisson abondait. Mais le pays sauvage n’avait rien d’un Éden. Des serpents-fouets se dissimulaient parmi les armoises, des vipères dans les hautes herbes plumeuses. Le busard et le vautour moine planaient paresseusement à basse altitude, attendant leurs charognes, et les mystérieux tumuli funéraires, qui s’élevaient sur les plaines infinies pour marquer des champs de bataille oubliés, avertissaient des dangers soudains de la steppe. Les intrépides qui franchirent les premiers les frontières de la Moscovie et de la Lituanie pour passer en pays sauvage furent peu nombreux et vulnérables. Un homme seul ne pouvait espérer y survivre longtemps ; aussi se rassemblaient-ils en bandes pour mieux se protéger.
Imaginez-vous l’un de ces Cosaques du début du siècle. C’est un homme de 25 ans qui a des yeux gris, une barbe éparse, de longues moustaches. Il porte un anneau à son oreille gauche ; il arbore les cicatrices d’un « dur » : la plupart de ses dents de devant lui manquent, et la moitié de son petit doigt de la main gauche a été emportée. Il est né dans une famille de paysans, mais il ne se souvient absolument pas de ses parents car il a suivi un chef cosaque sur la prairie depuis son enfance. Voilà les hommes qui constituèrent les bandes de brigands cosaques du XVIe siècle.
À suivre
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