mardi 31 janvier 2012

Pirates et flibustiers : L'ésotérisme du pavillon noir

Le pirate au sens étymologique est "celui qui tente la fortune sur mer" (du grec peiratès). Ce qui le différencie du "corsaire" - le marin qui mène la "guerre de course" - est le fait d'arraisonner les navires pour son propre compte, sans lettre ou approbation d'une autorité légitime. Assimilée au "brigandage sur mer", la pirate rie place les auteurs de tels actes en position de "hors-la-loi", de "marginaux" mis au ban de la société, même si les pirates ont constitué au cours des âges une "société" analogue au "milieu" des truands, avec ses lois, ses coutumes, ses mœurs, son langage, ses rites et... son ésotérisme, un ésotérisme "noir", bien entendu, comme le pavillon du même nom.

Il n'est pas dans notre propos de retracer, même succinctement, l'histoire de la piraterie. Aussi loin que remontent les annales et le souvenir des peuples on trouve la Piraterie, chez les Assyriens comme chez les Grecs puis les Romains. Cicéron, avant même que Jules César ne soit prisonnier 5 semaines des pira tes écumant la Méditerranée, qualifiait ceux-ci de communis hostis omnium (ennemi commun de tous). Dès le IIe millénaire avant notre ère, les "hommes blonds aux yeux bleus", ancêtres lointains des Vikings, arrivent du Nord, envahissent la Grèce et les îles de la mer Égée, pratiquant à grande échelle le pillage maritime. Plus tard, les Achéens, peuple de la mer, s'emparent de la Crète d'où ils montent de nombreux raids de piraterie le long des côtes de la Syrie et du Liban. Le delta du Nil est déjà un "repaire" de forbans à l'époque pharaonique. Homère, dans l'Odyssée, évoque la piraterie comme un "métier noble" (lié à la guerre) pratiqué par de petits seigneurs locaux, les barons des îles, attaquant les navires marchands et ravageant les côtes lointaines, de la mer Tyrrhénienne au Pont-Euxin.
Les Hébreux ont connu les Philistins, les Égyptiens les Sardanna ou Zakals, Rome des bandes organisées menées par des chefs redoutables, basées en Crète, en Cilicie, sur les rivages rocheux et idéalement découpés de l'Illyrie. Mithridate solli­cita l'appui de la piraterie dans ses guerres. On estime à deux cents au moins le nombre de villes côtières ravagées par les "aventuriers de la mer" (dont le grand port d'Ostie) défiant la toute-puissante Rome impériale. Encore trois siècles et cette fois, c'est l'Europe entière qui se trouve menacée par les "peuples pira­tes", qu'ils viennent du Sud, tels les "Sarrazins" ou du Nord, à savoir  Vikings ou Varègues" lancés sur leurs drakkars effilés à la conquête des villes côtières et des riches domaines de l'Écosse, de l'Angleterre, des côtes françaises de la Manche (IXe siècle). Remontant la Seine, les "Rois de la mer" ne sont arrêtés que devant Paris... On connaît la suite.Ce qui nous intéresse, par-delà les péripéties des succès ou des échecs, est de retrouver l'esprit, le souffle, le vitalisme qui poussait de tels hom­mes, venus de pays lointains, à risquer leur vie, gui­dés par la soif du pillage, certes, mais aussi et sur­tout par l'aiguillon de l'aventure et l'idée qui lui est sous-jacente, à savoir qu'une vie d'homme ne peut être qu'une vie de guerrier, une vie dangereuse, libre, affranchie de toutes les lois ordinaires. On vient ainsi de mettre le doigt sur le ressort le plus secret, le plus puissant de l'aventure sur mer, qu'elle soit le fait de "peuples" (Scandina­ves, Barbaresques) ou de "groupes" (Pirates, For­bans, Corsaires).
Tous ces hommes sont nobles à l'origine en ce qu'ils incarnent une aristocratie guerrière : le cri des Vikings au moment du départ sur leurs drak­kars (dragons) et snekkars (serpents) était : Over svan bane ! (à travers la route des cygnes). Cette invocation est sacrée, elle fait appel aux ancêtres mythiques fondateurs de la lignée : la caste primordiale Hamsa (cygne) des rois-prêtres "étant à eux-mêmes leur propre loi" puisque unissant les fonctions guerrière et sacerdotale, et les voies métaphysiques, séparées par la suite, de l'action et de la contemplation. Déjà, cependant, le processus de décadence, inexorable en notre Âge sombre est commencé : le Kshatriya ou guerrier tend à oublier l'origine royale et spirituelle dont il tient son pouvoir. Le voile de l'obscurcissement spirituel atteint son regard et l'embrume ; il perd de vue la finalité régulatrice de son action purifiante et libératrice à l'égard des forces nocturnes, chthoniennes et chaotiques.
Privé de centre, livré à la seule volonté d'un Moi (Ego) empirique hypertrophié, le guerrier de la mer devient au mieux un aventurier prométhéen (le type en est le Corsaire), au pire un "hors-caste" luciférien ou même satanique, héros nocturne (devenu le "Pirate" par excellence) puisant son énergie "shivaïque" auprès des sombres entités gar­diennes de l'or maudit, du sang versé (vampirisme) et de la mort, menant le plus souvent leurs disciples à la folie, à l'auto-destruction et à la dissolution finale personnelle dans le règne de l'infra-humain (pouvant aller jusqu'à la prise de possession de l'indi­vidualité psychique par une entité démoniaque). Toujours, pourtant, Pirates, Forbans et Flibus­tiers de toutes sortes, malgré leur déchéance, garde­ront la "nostalgie" de cet âge d'or guerrier empreint d'un idéal de noblesse et de fraternité. Au XVIIe siècle, les Flibustiers des Antilles ne prétendent-ils pas former la grande famille (avec les Boucaniers) des Frères de la Côte !
Le monde, la carte politique, économique et sociale ont cependant beaucoup changé depuis la "grande époque" des Vikings (VIIIe - Xe s.). Avec le plein Moyen Age, la puissance des États s'est affirmée : des armées et des flottes régulières sont nées. Depuis le XVe siècle enfin, suite à la découverte du Nouveau Monde et de ses fabuleuses richesses, la police des mers est devenue une réalité grâce aux puissantes marines militaires de Venise, de Gênes, de Pise, de Malte en Méditerranée, de l'Espagne, de la France, de l'Angleterre et de la Hollande sillonnant l'Atlantique du nord au sud, protégeant les convois marchands, consolidant les premiers empires colo­niaux des deux Amériques, des Antilles, bientôt de l'Inde et des comptoirs africains. La piraterie, plusieurs siècles confinée dans la poursuite de prises médiocres et aléatoires, va para­doxalement et d'un seul coup, connaître son "âge d'or". Cette période couvre - en gros – 200 ans (1520-1720) avec son ascension, son apogée puis son déclin.
Tout commence au XVIe siècle lorsqu'on voit se développer, favorisées par les circonstances et presque simultanément, guerre de Course et Piraterie. Pour lutter contre l'hégémonie maritime espagnole, l'Angleterre élizabéthaine - dont la flotte de guerre est encore modeste - fait appel aux aven­turiers de la mer. Le but secret, inavoué, est de "rafler" le plus possible d'or, d'argent, de riches cargaisons aux Hispano-Portugais dont les lourds galions reviennent, chargés de richesses, du Nouveau Monde. Dans cette vaste entreprise, la reine Élizabeth Ière, très réaliste, s'adresse en priorité aux familles et aux personnes bénéficiant d'une expérience éprouvée en matière de piraterie : le clan des Killigrew en Cor­nouailles, par ex., dont plusieurs membres se voient admis jusque dans le Conseil Privé de Sa Majesté. Rebaptisés "Corsaires", ils rendront effec­tivement de signalés services, sans que l'Amirauté se montre très scrupuleuse sur l'origine des prises...
Ces sea-dogs (chiens de mer) compteront dans leurs rangs des hommes promus à la célébrité tel Francis Drake (1545-1595) qui finit Amiral et che­valier de l'Ordre de la Jarretière. Lorsqu'il était cor­saire pour sa Reine, son "terrain de chasse" favori était la baie de Cadix, lieu de sinistre réputation chez les marins et considéré comme "maudit". Drake y obtint d'éclatants succès, brûlant, pillant, coulant nombre de navires marchands, massacrant sans pitié les équipages infortunés. Une tradition occulte solidement établie reconnaît dans Sir Francis Drake le chef d'une mystérieuse société secrète (d'inspiration contre-initiatique) "Les Chevaliers de l'Apocalypse", qui poursuivrait aujourd'hui encore ses sombres activités. L'écrivain Raoul de Warren évoque longuement ce cas dans un "roman" plus qu'insolite : La Bête de l'Apo­calypse (1978).
Un autre corsaire anglais de la même époque, Martin Frobisher, se conduisit en véritable pirate, sans être autrement inquiété. Il est vrai que la fron­tière est parfois bien "floue", en tout cas difficile à délimiter entre la Caprerie (c'est ainsi qu'on désignait les corsaires dans l'ancienne France) et la vulgaire Piraterie ; témoins ces Gueux de Mer hollandais - correspondant aux Gueux de bois à terre - combattant la domination espagnole sur les Pays-Bas, considérés comme des héros et des libé­rateurs de la patrie par les Néerlandais et comme de simples bandits par les gouvernants représentant la Couronne ibérique. Simple question de "point de vue". Quant aux Français, ils s'illustraient, toujours en ces temps très agités de la Renaissance, grâce aux escumeurs normands - plus proches des forbans que de toute autre catégorie - dont le plus connu fut Jean Ango.
"À première vue - fait observer A. Toussaint, un historien de la guerre de Course - pirates et corsaires se diffé­rencient facilement les uns des autres. Les 1ers sont de vulgaires brigands, des voleurs de mer (c'est ainsi qu'on les désigne en allemand), les 2nds sont des guerriers à la commission ou encore des miliciens de la mer dûment autorisés à courir sus les navires ennemis, en temps de guerre seulement, et soumis à un contrôle rigoureux. Dans la pratique, course et piraterie furent souvent mêlées. Le mot course lui-même a été d'abord employé pour désigner ce type d'opération - le corso méditerran­néen plus spécialement - que les historiens sont d'accord aujourd'hui pour qualifier de pur brigan­dage" (Histoire des Corsaires, 1978).
Au XVIIe siècle, pour ne pas demeurer en reste sur les États voisins, Louis XIV accorda des "lettres de course" aux marins de Saint-Malo et aux "Capres" de Dunkerque : Du Casse, Forbin (d'ori­gine provençale), Jean Bart. Parallèlement à cette course au large s'enga­geait entre la France et l'Angleterre, rivales sur mer et dans les Caraïbes ou "îles à sucre", une course coloniale qui débuta vers 1630. Les gouverneurs des grandes et des petites Antilles reçurent dès lors l'autorisation de délivrer des lettres de marque pour pratiquer la "guerre de Course", essentiellement contre l'Espagne.
C'était, ce faisant, ratifier en quelque sorte "l’acte de naissance" des Frères de la Côte, un ramassis composite d'aventuriers, de boucaniers (sorte de chasseurs-éleveurs pratiquant le "boucan" ou fumage des viandes et accessoirement la contre­bande) et de flibustiers liés entre eux par un pacte de "bienveillance" et sans doute le rattachement à une « société secrète » proche de la Maffia sicilienne par la loi du silence et de la solidarité qu'elle sous-entendait. Quoi qu'il en soit, les autorités locales n'avaient guère le choix et acceptèrent l'engagement massif de tels hommes au demeurant courageux et pour la plu­part bons marins.
Le gros de ces flibustiers ou pseudo-corsaires, qui ne tardèrent pas à écumer les flots pour leur propre compte, était composé pour la grande majorité d'Anglais, de Français et de Hollandais. C'est pré­cisément du Néerlandais Vrijbueter (libre faiseur de butin) que dérive le mot flibustier dans notre langue. Les Anglo-Saxons, de leur côté, préféraient leur donner le surnom de Buccaneers, encore que la Boucane, à l'origine, ait été une activité "ter­rienne" différente de la Flibuste. Il est vrai que la patrie commune de ces aventuriers de tous bords était la grande île d'Hispaniola (auj. Saint-Domingue) dont ils ne tardèrent pas à faire leur quartier général, avant de le déplacer sur un îlot plus sûr qu'ils dominaient en maîtres, la fameuse île de la Tortue. Un boucanier, Jérémie Deschamps, sei­gneur du Rosset, s'en empara et y installa ses "ban­des hirsutes" au nom de la France, s'instituant lui-même Gouverneur en 1656 "par la grâce du sabre d'abordage". Il finit plus tard à la Bastille. Les Anglais, également peu sourcilleux, donnèrent asile à leurs flibustiers sur l'île de la Jamaïque.
Les boucaniers, habitués à chasser les bœufs sau­vages au fusil, étaient si habiles au tir qu'ils pou­vaient, d'une seule balle, couper la queue d'une orange à cent vingt pas. Ils vivaient dans la brousse, couchaient par terre et n'étaient vêtus que d'une grossière casaque de cuir ou de toile, dégouttante du sang des animaux tués dont ils gobaient la moelle encore chaude, comme une friandise. Redoutable renfort pour la "Course".
Les flibustiers n'étaient guère plus engageants, avec leur teint basané, leur barbe sale, leurs tatoua­ges et leurs anneaux passés dans les oreilles. Groupés autour d'un chef, armant le plus sou­vent une simple barque équipée de quelques canons, de tels hommes, au nombre d'une poignée, n'hési­taient pas à donner l'assaut à des vaisseaux espagnols dix fois plus gros, mieux armés et pourvus d'un équipage nombreux. Leurs lieux de rendez-vous favoris étaient les petites îles situées au sud de Cuba. Là, on se ravitaillait, on dressait la "charte-partie", que les flibustiers appelaient la chasse-partie pré­voyant les modalités de partage du butin et quelques règles élémentaires de discipline.
Parmi cette société de forbans émergent des indi­vidualités hautes en couleur et, quelquefois, de redoutables meneurs d'hommes. On verra même sur­gir au fil des ans, à mesure que la piraterie prend de l'audace et de l'importance, des personnalités inquiétantes, voire franchement diaboliques. L'un des aventuriers les plus fameux de cette pre­mière époque est un Dieppois surnommé "Pierre le Grand", qui sévit à partir de 1635 dans la Mer des Antilles. Avec une simple barque et un équipage de 28 hommes, il s'empara par surprise, grâce à un coup d'audace inouï - braquant son pistolet sur la tempe du Capitaine - du bâtiment vice-amiral de la flotte des galions d'Espagne, armé de 54 canons, contenant des richesses immenses. Les Espa­gnols, poussés dans la cale, se signaient en murmu­rant : "Jesus, son demonios estos !".
Un autre forban redouté fut le Capitaine Roc, dit "le Brésilien", d'origine hollandaise. Il marchait toujours avec un sabre nu sur le bras, et à la moin­dre contestation, il coupait sans hésiter un nez, une oreille ou même une tête. On dénote chez lui les signes d'une cruauté sadique dans laquelle on peut déjà reconnaître la "griffe" démoniaque. Ainsi sa haine des Espagnols était telle "qu'il a eu même la barbarie d'en embrocher plusieurs et de les faire rôtir au feu" (Oexmelin). Ce faisant, Roc renouait, le sachant ou non, avec une pratique courante chez les Indiens Caraïbes, pre­miers habitants et population indigène des Antilles (massacrée ou vendue en esclavage entre 1500 et 1600) qui pratiquaient l'anthropophagie magique à l'égard de tous leurs ennemis.
Cette imprégnation ne fit que se renforcer au XVIIe siècle lorsque les Européens se mirent à pratiquer la "traite des Noirs" achetés sur les côtes d'Afrique (Golfe de Guinée). De la magie africaine, mélangée à des pratiques chrétiennes et à des restes de chamanisme indien, naquit en Amérique Latine et aux Antilles, le terri­ble culte du Vaudou, encore pratiqué de nos jours en Haïti... et ailleurs, basse sorcellerie la plupart du temps, mais qui, entre les mains de magiciens doués d'une forte volonté, est à l'origine d'une certaine forme de la "contre-initiation". Certains chefs pira­tes de grande envergure ont été, à n'en pas douter, "initiés" à des pratiques de magie noire visant à leur conférer magnétisme, baraka et pouvoir de domination sur les êtres et les choses.
Les plus redoutables - nous y reviendrons - parmi ces guerriers dévoyés, véritables "kshatriyas en révolte", sont devenus des "démons incarnés". Leurs origines comme leurs connaissances magiques restent généralement enveloppées de mystère. Ils s'efforcent toujours de dissimuler leur véritable nom. Les investigations historiques les plus fouillées ont permis d'établir avec une quasi-certitude le lieu com­mun de leur initiation : Madagascar.
Cette île, la "Grande île", a été et demeure, en effet, mutatis mutandis, un des hauts-lieux, sinon le principal, de la magie noire dans ses applications les plus terribles : magie rouge ou magie du sang, envoûtements, nécromancie, alchimie inversée à base de manipulation de substances organiques humaines obtenues à partir des cadavres. Les sorciers malga­ches, à l'heure présente, sont encore redoutés dans le monde entier par tous ceux qui, de près ou de loin, ont acquis quelque connaissance dans le domaine occulte. Or, Madagascar fut, pendant près d'un demi-siècle (de 1675 à 1720), le principal repaire des pirates, qui obéis­saient dans leurs choix à une géographie sacrée à rebours (le "Tour des pirates" en donne une cer­taine idée) qu'il serait intéressant d'étudier dans le détail.
Mais revenons aux flibustiers. Ceux-ci, dans les premiers temps, tenaient énormément à se procurer une commission d'un gouvernement pour ne pas être traités en pirates. Ce "parchemin", pas toujours efficace - un certain nombre furent pendus avec une cravate de chanvre -, était pour eux "une précau­tion mystique, un gri-gri" (Hubert Deschamps). Pourvu qu'on tînt le papier sacré, peu importait la nationalité du gouverneur. Si l'on ne parvenait pas à obtenir une autorisation des Anglais, on la sollici­tait des Français, et si l'on échouait partout, alors on s'en passait. Tout le monde s'accordait pour "tomber sur les Espagnols" (y compris les Portu­gais et certaines tribus d'Amérique centrale dites des Indios Bravos insoumises et anthropophages alliées occasionnellement aux flibustiers). Toujours plus nombreux, les flibustiers s'enhar­dirent jusqu'à monter de grandes expéditions sur la terre ferme. Certains de ces raids ont rendu célèbres plus d'un aventurier qui les commandaient : l'Olon­nois, Morgan, van Horn, Grammont, auxquels Oex­melin joint l'énigmatique Monbars dit "l'extermina­teur".
François Nau (dit l’Olonnois, car natif des Sables-d'Olonne) avait acquis une certaine notoriété pour s'être emparé avec 2 canots et 20 rudes gaillards d'une frégate espagnole. Fort de ce succès, il réunit 400 hommes et 7 navires, grâce à l'appui du gouverneur français de Saint-Domingue, avec l'intention de s'emparer de Maracaïbo (actuel Venezuela), l'un des ports les plus importants de la Nouvelle-Grenade. Notons bien l'année : 1666 (ces résonances symboliques ne sont pas pour nous ras­surer puisque 666 est, dans l'Apocalypse, le "chif­fre de la Bête". L'Olonnois s'empara nuitamment de la ville sans coup férir et mit trois jours à la pil­ler. Puis il donna l'assaut à la forteresse voisine de Gibraltar où les Espagnols s'étaient retranchés, à l'abri de fortifications qu'ils croyaient inexpugnables. Mais l'Olonnois triompha de tout. Un immense butin fut saisi par les flibustiers qui exigèrent en outre, pour déguerpir, le versement d'une forte rançon. "Mais il y avait tellement de morts - au dire des chroniqueurs - que l'air en était empuanti". L'Olonnois tenta une autre expédition sur les côtes du Honduras. Elle lui fut fatale. Le butin étant maigre, ses compagnons l'abandonnèrent. Il échoua sur le littoral du Nicaragua où il fut fait prisonnier par les Indiens Bravos qui "le hachèrent par quartiers, le firent rôtir et le mangèrent".
D'autres capitaines corsaires allèrent plus loin en s'emparant de Vera-Cruz, dans le Golfe du Mexique, la riche ville fondée par Cortez. Grammont fut le chef qui commanda ce "raid" audacieux. Il inves­tit la ville de nuit avec 200 flibustiers et y pénétra à l'ouverture des portes. "Le massacre ne dura qu'autant qu'on fit de résistance. En 24 heures - nous rapporte l'his­torien des pirates - tout était pillé. Les principaux prisonniers, enfermés dans la cathédrale, avec des barils de poudre tout autour, ne résistèrent pas à l'éloquence d'un prêtre que les pirates avaient fait monter en chaire et réunirent 200.000 écus. Les navi­res levèrent l'ancre, bondés d'argent, de marchandi­ses et d'esclaves" (H. Deschamps, Pirates et flibustiers, QSJ? / PUF, 1962). Monbars, "l'exterminateur", d'origine gasconne, avait un panache aussi noir que ses cheveux et sa barbe. Il tuait autant d'Espagnols qu'il en pouvait et Oexmelin n'est pas loin de le considérer comme un "ange justicier".
Quant à Morgan, héros du premier roman de Steinbeck, The golden Cup, il a bel et bien existé et ce fut sans doute, parmi la gent piratesque, l'une des plus grandes canailles. Élu "Amiral" par son équipage de forbans, il établit ses quartiers à la Jamaïque où il reçut une "commission" pour la Course. Il pilla Cuba puis la ville fortifiée de Porto­-Bello, obligeant - il n'avait pas de canons - religieux et nonnes à poser des échelles le long des rem­parts sous le feu de la mitraille. Après quinze jours de pillage, de viols et de meurtres, les forbans repar­tirent avec 260.000 écus. En 1670, le terrible Mor­gan, à la tête de 1.500 hommes, prit d'assaut la ville de Panama. L'expédition qui mit la cité à feu et à sang, rapporta la somme colossale de 443.000 livres. Au retour, l'incroyable Morgan mit la voile avec la plus grosse partie du butin, abandonnant ses com­pagnons de fortune. Reçu avec enthousiasme à la Jamaïque, il fut mandé à Londres qui lui réserva un accueil de grand seigneur. Le roi le fit chevalier et gouverneur de la Jamaïque. Comme Francis Drake, il était devenu un héros. Morgan mourut dans son lit et eut droit à des obsèques solennelles dans la cathédrale de Port-Royal. Malgré tout, il dut bien préférer les épices de l'enfer aux douceurs du Paradis.
L'apothéose de Morgan marque la fin de l'âge des flibustiers et le triomphe de la Piraterie sur ce qui pouvait demeurer d'entreprises corsaires. Fran­çais et Anglais entrent en conflit, à partir de 1688. La belle unanimité contre l'Espagnol prend fin. Le "centre de gravité" des forbans se déplace à la fin du XVIIe siècle pour s'implanter plus à l'est, entre Cuba et la Floride, aux Bahamas, sur l'île - déci­dément baptisée avec humour par le destin - de la Nouvelle-Providence. Le Golfe du Mexique est quelque peu délaissé au profit de l'Atlantique et de l'Océan Indien.
Le "Tour des pirates" comporte désormais l'itinéraire suivant : embarquement aux Antilles, traversée de l'Atlantique, îles du Cap-Vert, côtes du Golfe de Guinée, route du Cap, passage dans l'Océan Indien, relâche aux Comores, incursion en Mer Rouge, retour et carénage à Madagascar, pillages sur la route des Indes (îles Mascareignes), retour par le même iti­néraire qu'à l'aller, avec diversion éventuelle le long des côtes du Brésil, franchissement de la Ligne, inter­ception de la route des convois espagnols Amérique-­Europe, voyage final en longeant les côtes de la Vir­ginie jusqu'à New York, surnommée la "capitale des pirates".
C'est "bien le diable" si, au cours de ce long et aventureux périple, les navires arborant le pavil­lon noir ne tombent pas sur des prises fructueuses et de bon aloi. Ce Pavillon noir, d'ailleurs, d'où vient-il ? Comme pour beaucoup de symboles, son origine est inconnue. Invention ou redécouverte par un pirate imaginatif ? Archétype macabre surgi de l'inconscient collectif ? La 1ère explication n'exclut pas la 2nde et il est possible que la tête de mort aux tibias croisés d'argent sur fond de sable ait été l'emblème d'origine, soudain hissé sur le pavois, de la société secrète des Frères de la Côte dès le début du XVIIe siècle. Les flibustiers, en tout cas, ne l'utilisaient pas à bord et préféraient arborer tel ou tel pavillon de fan­taisie ou de complaisance, afin de mieux tromper l'ennemi. Les pirates eux-mêmes semblent n'en avoir pas fait usage avant les années 1680. On leur con­naît également dès avant cette date un autre pavil­lon hissé au grand mât ou à celui d'artimon, tout entier rouge, couleur de sang. Il signifie "pas de quartier" et fait trembler les équipages des navires marchands.
Le pavillon noir inspira très vite une terreur sans égale. Sa seule apparition paralysait bien souvent toute velléité de défense et amenait flûtes hollandai­ses ventrues et vaisseaux espagnols lourdement char­gés à se rendre sans combat. Cet emblème, qui deviendra avec une belle con­tinuité logique le drapeau des anarchistes, c'est-à-dire des sectateurs du néant (le Nihilisme), symbolise aussi bien la mort qui attend les pirates à tout ins­tant (au combat, dans une rixe ou au bout d'une corde) que celle des équipages victimes des forbans. Il y a autre chose dans cet emblème macabre qui signifie le néant de toute chose et jette comme un cri de révolte désespérée à la face du monde. Ce n'est pas pour rien que les Espagnols surnommaient les pirates les Desesperados. Ce rictus sinistre de la tête de mort évoque les danses macabres du Moyen Age obsédé par le Diable, tandis que les tibias croisés font penser à une gigue d'outre­tombe. La soif du néant, de la mort définitive en tant qu’instillation minérale du fluide vital est l'apa­nage de l'esprit démoniaque, lequel, pour mettre fin aux souffrances qui le torturent, est disposé à entraî­ner l'univers entier dans sa chute vertigineuse. Chez les pirates existe ce goût de la "Course à l'abîme", présent au cœur de tout homme, mais généralement inhibé par la pression sociale et l'auto­censure morale.
Dans son rêve insensé de renversement (nietzs­chéen avant la lettre) de l'ordre des valeurs établies - en soi compréhensible - le forban-hors-­la-loi, qui reste un guerrier dans l'âme, mais un guer­rier déchu de sa dignité royale, n'est plus que l'agent conscient ou involontaire de l'esprit de des­truction, il est le glaive de l'ange exterminateur venu mettre à mort ce qui est condamné ou caduc pour avoir désobéi à la grande loi de vie universelle. En accomplissant le dessein de la Providence, dont il est le bras séculier, le pirate, homme shivaïque, accomplit en même temps son propre anéantissement et rejoint sa victime dans la mort. L'or, le sexe, le sang : prison infernale pour celui qui ne voit pas plus loin que la muraille cosmique, enfermé dans son pro­pre ego.
Ainsi le Jolly Rogers (autre nom du pavillon pirate), qui peut être mis analogiquement en corres­pondance avec l'œuvre au noir et la Lune dans son aspect maléfique est bien le signe caractéristique de l'Âge de Kali, la déesse de la mort. Il est inté­ressant de se pencher, à cet égard, sur les « variantes » du pavillon de terreur utilisées par tel ou tel pirate en renom. Christoph Moody avait adopté comme symbole, sur fond rouge, un bras armé d'un poignard (blanc) accompagné d'un sablier ailé d'or (le temps qui s'écoule), d'une tête de mort aux tibias croisés (d'or également). C'est le seul grand forban à rejeter le traditionnel "champ de sable" (noir). Mais peut-être avait-il, pour le faire, des raisons con­nues de lui seul. Blackbeard, lui, se contentait, sur fond noir, d'un squelette grimaçant et cornu (blanc) armé d'une lance dans la main gauche et d'un sablier dans la dextre ; de la pointe de son arme, la mort désignait un cœur posé (rouge) et 3 points de la même couleur for­mant un triangle. Edward Low, de son côté, avait opté pour un squelette rouge sur fond noir. Partisan du Moi absolu, chaque chef pirate aurait pu reprendre à son compte la devise de Stirner : "J'ai fondé ma cause sur rien".
Quant à la description de la vie des forbans, contentons-nous, à titre évocatoire, de citer un excel­lent historien de la piraterie, Douglas Botting :
"Les pirates - écrit-il - vivent dans un univers de démesure, et des scènes de leur vie se succèdent à un rythme effréné : la proue du sloop du lieute­nant Robert Maynard fend les eaux territoriales américaines en direction de la Virginie et la tête décapi­tée de Blackbeard se balance à son beaupré ; guet­tant sa proie à l'embouchure de la mer Rouge, dans la fournaise de sa cabine, le capitaine Kidd, vaincu par le remords et le doute, sombre progressivement dans la folie ; Henry Every regagne le Devon, ni vu ni connu, avec un sac rempli de diamants ; les fli­bustiers des Bahamas réconfortent leur ennemi Woodes Rogers, en l'accompagnant de la plage au fort ; le corps du dernier grand pirate, le capitaine Bar­tholomew Roberts, paré de ses plus beaux atours, culotte et manteau écarlate brodés, est jeté par-dessus bord ; puis, se succèdent des images de canons fumants, de navires en flammes, de jurons et de rires d'ivrognes, de cliquetis de dés sur un pont, des hur­lements de la tempête dans le gréement au cri de l'homme du nid-de-pie : ‘Une voile ! Une voile à l'horizon’ ; la charpente du bateau tremble sous le coup d'abordage ; les blessés gémissent, des débris d'os et de cervelle jonchent les dalots du pont ; les monnaies sonnent : doublons d'or, moïdores, pièces de huit ; une fille se balance dans un hamac sous la chaleur de midi à l'île du Diable ou dans la moi­teur d'une longue nuit guinéenne ; et souvent, pour finir, le nœud du chanvre se resserre autour d'un cou tané par le soleil" (Pirates et flibustiers, 1978).
Ce qui caractérise également les pirates, et qui signe la plupart de leurs actes, c'est le goût de la parodie : simulacres de procès envers leurs victimes ou, comme passe-temps, entre flibustiers ; langage ordurier émaillé de jurons et d'insultes, de préférence sacrilèges, comportant à tout instant des invocations du Diable et de l'Enfer (ceci constituant tout à la fois un défi et un jeu) ; prise à contre-pied (volon­taire ou inconsciente) des règles de la vie religieuse : au jeûne ascétique, les forbans opposaient la bam­boche, l'ivrognerie bestiale et la goinfrerie (leur mets favori était le salmigondis, plat composé de 7 viandes différentes, de poisson, de fruits, de légu­mes et d'épices, le tout mijoté dans un chaudron et arrosé de bière et de rhum), à la continence sexuelle la débauche et la luxure, à la prière l'impiété.
La cruauté et le sadisme étaient monnaie cou­rante : en plus du supplice de la planche (exécution des prisonniers jetés à l'eau les mains liées), les pira­tes s'amusaient à faire combattre leurs prisonniers entre eux (« cheval-pirate » tel qu'on peut le voir dans le film de Roman Polanski, Pirates) en choisissant de préférence moines et religieux, leur fai­sant arpenter le pont en les piquant au passage de leur sabre, leur cousant parfois les lèvres avec du fil à voile quand ils les jugeaient trop "bavards". Un autre "amusement favori" des forbans consistait à bourrer d'étoupe la bouche d'un homme et à y met­tre le feu. Affranchi de toute règle morale, souvent déséquilibré psychique, tout pirate s'estimait en droit de mettre en pratique n'importe quelle pensée qui lui traversait l'esprit, qu'elle fut sadique ou plus ou moins folle.
La figure la plus noire de toute l'histoire de la piraterie est sans conteste le célèbre Blackbeard qui inspirait la terreur à tous, y compris à ses hom­mes. Le capitaine Barbe-Noire sévissait au début du XVIIIe siècle et son nom était connu de Madagas­car au Mexique. S'appelait-il Edward Teach, comme on l'a cru longtemps ? Un voile épais enveloppe sa vie. Les rapports officiels le nomment tantôt Teach, Tatch ou Tash. Peut-être s'agissait-il de pseudony­mes. D'après Defoe, il se serait nommé en réalité Edward Drummond et serait né à Bristol. Il semble qu'il ait été initié sur un navire de corsaires aux Antilles pendant la guerre de Succession d'Espagne. Quand celle-ci s'acheva, en 1713, il passa à la pira­terie. Il s'imposa rapidement par sa taille, sa bruta­lité, sa férocité, comme un chef. Il se fait dès lors appeler Teach, établissant son quartier général à New-Providence. L'élément capital du mythe de Teach était sa barbe. "Cette barbe, écrivait Defoe, comme un effroyable météore, lui couvrait le visage entier, et épouvanta l'Amérique plus que comète qui ait jamais traversé le ciel." Lui-même se vantait d'être un "démon de l'enfer" et ses équipages en étaient convaincus. Toujours vêtu de noir, la cartou­chière bardée de pistolets, il passait à l'abordage, pour se rendre plus effrayant, avec des mèches allu­mées sous son chapeau, nouées autour des boucles de sa coiffure. D'une vitalité surhumaine, il passait pour avoir signé "un pacte avec Satan", qu'il invo­quait d'ailleurs dans cesse dans des espèces de priè­res à rebours. Sa fin, que l'on peut rapprocher de celle de Raspoutine, présente des aspects "paranor­maux". Voici dans quelles circonstances il trouva la mort, le 17 novembre 1718 :
Excédé par les pillages et déprédations causées au trafic maritime avec les colonies américaines, le gou­vernement de Sa Majesté chargea un jeune et hardi lieutenant de la Royal Navy, Robert Maynard, d'en finir avec la "terreur des mers". Ayant pris en chasse l'Adventure, navire de Blackbeard, avec 2 sloops de guerre, Maynard réussit à rejoindre son adversaire qui l'attendait tranquillement. Blackbeard, qui avait passé la nuit à boire, l'ayant aperçu, bondit sur le pont un verre de liqueur dans la main puis, l'ayant vidé d'un trait, il lança au lieutenant un défi, ne lui promettant aucun quartier et jurant "que le Diable l'emportât" s'il ne tenait parole. Puis le pirate donna l'ordre d'abordage après un échange meurtrier de bordées en plein bois, tirées à bout portant. C'était une ruse de Maynard qui avait caché la plupart de ses hommes à l'abri des ponts inférieurs. Aussitôt les forbans montés à bord, les gens armés du sloop firent irruption à l'air libre.
Il s'en suivit une mêlée confuse et générale. Reconnu aussitôt, Teach, qui avait perdu son invraisemblable baraka, reçut une décharge de pistolet en pleine poitrine ; mais la balle, pourtant grosse, semblait n'avoir pas eu d'effet. Hurlant des imprécations et fou de rage, Blackbeard, confronté à Maynard en combat singulier, balança son sabre, coupant en 2 comme un jouet celui de l'officier, laissé sans défense. Exultant, Teach allait abattre son arme pour lui donner le coup de grâce quand l'un des hommes de Maynard lui taillada la gorge. Malgré cela, le géant continua à combattre, vomissant des impréca­tions contre le Ciel tandis que son sang jaillissait à flots. Les autres matelots tiraient sur lui, sans par­venir à abattre cet homme, habité par une force surhumaine ; Blackbeard saisit un de ses pistolets, l'arma et le pointa sur son rival. "Puis, lentement, comme un taureau dans l'arène, il vacilla et tomba sur le pont. C'était la fin." (ibid.). À l'examen du corps, on ne trouva pas moins de 25 blessures, dont 5 provoquées par des balles restées logées dans son corps. Maynard fit cou­per la tête de Blackbeard et le sinistre trophée se balança au beaupré, comme une horrible "figure de proue", jusqu'au retour triomphal de l'expédition en Virginie. La mort de Blackbeard marque pratiquement la fin de la piraterie. On n'assiste plus guère, après 1719, qu'à des actions sporadiques pendant tout au plus 5 ou 6 ans.
Le dernier grand procès de piraterie eut lieu dans un fort anglais des côtes de Guinée, en 1722. Plus de 50 pirates, tous appartenant à la bande de Bartholomew Roberts, furent pendus, d'autres con­damnés aux travaux forcés, les plus repentants graciés. Roberts, de noble famille, était passé à la pira­terie en 1719. Pistol-Proof (aussi bon guerrier que marin), il écuma surtout les côtes d'Afrique équatoriale et un peu l'Océan Indien. Personnage raffiné, il ne buvait que du thé, portant gilet, pan­talon rouge écarlate, plume rouge à son tricorne, autour du cou une chaîne d'or avec une croix de dia­mants, 2 paires de pistolets à l'extrémité d'une écharpe de soie qu'il portait sur les épaules, une épée au côté.
Ses hommes s'étant conduits, lors de plusieurs abordages, comme "des furies de l'enfer", alertè­rent par leur conduite les autorités de la Compagnie anglaise de Guinée. Un traquenard fut tendu aux pirates, où ils tombèrent et tout ce "beau monde" se retrouva parqué dans des geôles souterraines creu­sées sous un fort de la côte où l'on retenait habi­tuellement les esclaves destinés à être vendus en Amé­rique. L'un des pirates prisonniers, du nom de Sut­ton, embarqué sur le Royal Fortune, ne suppor­tait pas que l'on invoquât le nom de Dieu en sa pré­sence. Il apostropha ainsi son compagnon de fers qui récitait ses prières :
- "Que prétendez-vous gagner par toutes vos prières ?"
- "Le Ciel", répondit l'autre.
- "Le Ciel ! s'écria Sutton. Insensé que vous êtes. Avez-vous jamais ouï dire qu'un pirate soit entré au Ciel ? Pour moi, ajouta-t-il, je veux être dans l'Enfer ; on y est bien plus agréablement et dès que j'y arriverai, je saluerai Roberts de 13 coups"
Ces derniers propos valent conclusion. Dans sa dernière phase, la piraterie s'est encore éloignée davantage de ses premières ("primordiales") origi­nes. Associée aux Vashyas (commerçants et marchands peu scrupuleux acceptant d'écouler le butin), elle n'est plus qu'une entreprise de pur brigandage maritime (recrutée dans un lumpenproletariat des ports) et s'achève par le cri de désespoir (teinté d'ironie) d'un pirate se confiant, en 1720, au capi­taine du Samuel : "Si nous sommes vaincus ou surpris, nous mettrons le feu aux poudres et nous irons gaiement et en bonne compagnie aux enfers"
Michel ANGEBERT http://www.theatrum-belli.com

1954-61 : les bombes H de la guerre froide

Le 1er mars 1954, les États-Unis lancent l'opération "Castle Bravo" qui consiste à faire exploser dans l'atmosphère la première bombe à hydrogène au-dessus d'un archipel du sud du Pacifique. Sa puissance équivaut à 5 mégatonnes (millions de tonnes de TNT), celle d'Hiroshima ne représentant "que" 12.000 tonnes.
Mais au moment de l'explosion, l'équipe de chercheurs qui a conçu la bombe réalise que celle-ci a dépassé leurs calculs : ce sont 15 mégatonnes qui ont en fait éclaté. Résultat : trois îles coralliennes rayées de la carte. Leurs cendres s'éparpillent dans le ciel à 30 kilomètres, avant de retomber sur 11.000 km2 et de contaminer les populations des atolls voisins.

Christian J. Guyonvarc'h, spécialiste des études celtiques est décédé

Joseph Guyonvarc'h, linguiste et historien, spécialiste reconnu au plan international des études celtiques, est décédé le 9 janvier, a appris l'AFP auprès de l'un de ses éditeurs, les éditions Armeline. 
Civilisation celtique.jpgUne maîtrise de trois langues celtiques
Traduit dans une dizaine de langues, Christian J. Guyonvarc'h était un spécialiste de la mythologie et des langues celtiques. Il avait soutenu sa thèse de doctorat d'Etat en 1980 sous la présidence du grand linguiste et philologue Georges Dumézil, qui n'a accepté cette responsabilité qu'à trois reprises au cours de sa longue carrière.
Né à Auray (Morbihan) en 1926, bretonnant de naissance, cet érudit, qui a mené ses recherches toute sa vie avec son épouse, Françoise Le Roux, spécialiste des religions et également élève de Dumézil, avait enseigné pendant plus de 20 ans l'irlandais ancien et le breton à l'Université de Rennes II.
Il était l'un des très rares spécialistes à maîtriser les trois principales langues celtiques (gaélique, gallois et breton) dans leurs états ancien, moyen et moderne, donnant un accès direct aux sources. A ce titre, Jean-Marie Gustave Le Clézio (prix Nobel de littérature), qui dirige la collection "l'Aube de peuples" chez Gallimard, lui avait confié la traduction de l'épopée irlandaise "La razzia des vaches de Cooley".
De nouvelles éditions
Parmi ses ouvrages de référence, "Magie, médecine et divination chez les Celtes" (Payot), ou "Le sacrifice dans la tradition celtique" (Armeline). Il a également collaboré à de nombreux ouvrages collectifs français ou internationaux, dont l'"Encyclopedia of religions", sous la direction de Mircea Eliade (MacMillan and Free Press, 1986-1987), l'"Encyclopaedia Universalis" ou le "Dictionnaire des symboles" chez Robert Laffont (collection Bouquins).
Il avait enfin rédigé une édition commentée du "Catholicon" (rééditée en 2005) de Jehan Lagadeuc (1464), dictionnaire breton-latin-français et, à ce titre, premier dictionnaire en français.
Les éditions Armeline devraient publier plusieurs textes inédits dans les années à venir, selon l'éditeur Laurent Planchais-Lagatu.
Jean-Laurent BRAS  http://www.theatrum-belli.com
Source du texte : OUEST FRANCE

lundi 30 janvier 2012

Pour les USA, le civil de la nation ennemie est-il un ennemi ? (Texte de 2006)

Les considérables pertes civiles causées par le conflit irakien — le chiffre de 655.000 morts depuis 2003 est désormais assuré d’être une référence — conduisent à s’interroger sur la question des pertes civiles causées par la guerre dans l’esprit américaniste.

Ces 655.000 victimes ne sont pas à mettre sous la seule responsabilité de l’action américaniste mais elles indiquent bien la tendance des conflits déclenchés par les USA aujourd’hui, et inspirés par leurs méthodes sans aucun doute ; elles l’indiquent d’autant plus lorsqu’on compare ces pertes civiles aux pertes militaires US en Irak de près de 3.000 morts depuis 2003.

(Le terrorisme et la guérilla, qui sont également impliqués dans ces conflits, frappent également les civils, ce qui alourdit évidemment les pertes. Mais leurs intentions sont différentes. Nous analysons ici une attitude américaniste éventuelle, débarrassée de toute contrainte technique et opérationnelle à l’égard du problème considéré.) 

Une doctrine aérienne pour les psychologies
On sait par ailleurs que l’action sur (et non “contre”) les civils joue un rôle important dans les plans stratégiques US. L’idée est à la base de la violence des offensives aériennes que privilégient les Américains, selon une doctrine qui vise autant les psychologies que les objectifs matériels. 
On cite ici le journaliste du New Yorker Seymour Hersh, dont nous signalions la déclaration dans un récent (15 août) ‘Bloc-Notes’ (Hersh parle des Israéliens mais, en l’occurrence, nous considérons les Israéliens comme totalement “américanisés” dans leur façon de faire la guerre) : 
« There was another element, and you mentioned that in your intro and also in your news report. One of the things that struck me right away, as soon as I saw how Israel was bombing, and my instinct told me there was something there, because in one of the Air Force plans that I knew about but didn't write about, one of the Air Force options for taking out Iran was, of course, shock and awe, a massive, massive bombing well beyond any of the nuclear facilities. Go hit the country hard for 36 hours, drive people into underground bunkers. Don't target civilians, necessarily, but hit their infrastructure, hit the roads, hit the power plants, hit the water facilities. 
»And so, when they come out of their bunkers after 36 hours, they look around. In the American neo-con view, they were going to say to each other, “Oh, my god, the mullahs did this to us, the religious mullahs who run the country. We're going to overthrow them and install a secular government.” That was the thinking for the last year. That is the thinking for the last year inside some elements of the Pentagon, the civilian side, and also in Cheney's shop.»
 La leçon de Curtiss LeMay
Dans la description que fait Hersh, le civil n’est pas considéré comme un “ennemi” mais comme un “individu dans l’erreur” (volontairement ou pas, peu importe) qu’il s’agit de “convaincre”, par le choc de la violence, de rectifier son erreur. On peut penser qu’il s’agit d’une nuance et rien d’autre. 
Dans la conception implicite de l’américanisme, l’“ennemi” est un “individu dans l’erreur” puisqu’il n’est pas américanisé. Le sort qui lui est réservé dépend de la fortune des armes, et aussi de leur sophistication. Aujourd’hui, on est incliné à prétendre le convaincre de son erreur sans avoir à le tuer puisqu’on dispose en principe d’armes suffisamment précises pour lui faire subir une violence qui le convaincra, sans devoir le tuer — tout cela en théorie, selon la précision sophistiquée des armes. (Il est évident, pour la suite, qu’ayant renversé le pouvoir usurpateur, l’individu ainsi “converti” en installera un autre dont la mission sera de coordonner l’américanisation générale — la sienne propre et celle de son cadre de vie.) 
L’idée n’est donc pas du tout différente de celle qui présidait aux bombardements stratégiques de la Deuxième Guerre mondiale, lorsqu’on en confie l’exposé à celui qui fut l’architecte de cette sorte d’action militaire. Il s’agit du général Curtiss LeMay.
Dans son House of War, James Carroll cite LeMay, déclarant (d’après Sherry, The Rise of American Air Power) à propos des campagnes de bombardement stratégique — au Japon dans ce cas mais il est évident que chaque cible fait l’affaire : 
«We intend to seek out and destroy the enemy wherever he or she is, in the greatest possible numbers, in the shortest possible time. For us, there are no civilians in Japan.»
Ou, dit en d’autres termes : le “civil” n’est pas moins un “ennemi” que le soldat. Là encore, on nuancera le mot “ennemi” en fonction de ce qui a été dit plus haut : “celui qui est en attente d’être américanisé”. Avec LeMay, pas de chance — “l’ennemi” était en général tué avant d’être américanisé. (A moins que — hypothèse gratuite — le tuer revient à l’américaniser ?) 
 L’hypothèse du “fondamentalisme individualiste”
Pourquoi l’individu civil est-il englobé sans restriction dans la vindicte guerrière de l’Amérique ? La durée et la constance de cette perception nous assurent qu’il y a bien autre chose que les sentiments nés des excès de tel ou tel conflit. 
(Même le conflit central de l’histoire américaniste a montré cette même vindicte : la destruction du Sud par le Nord dans la dernière partie de la Guerre de Sécession impliquait expressément, selon les ordres de Lincoln et de Grant à leurs généraux, une attaque directe contre les civils sudistes. Il y a toujours eu des pertes civiles dans les conflits, par vengeance, colère, volonté d’élimination systématique, etc. Dans le cas de Lincoln-Grant, comme en témoignent leurs consignes, il y a une consigne systématique qui ne comporte aucune vindicte mais un projet constructif : détruire une culture pour permettre une nouvelle culture qui sera américaniste. Une “creative destruction” avant l’heure. Peut-on rapprocher cette consigne du “Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens” de Simon de Montfort ? Peut-être, sauf que Montfort parlait en fonction de l’accession au Royaume de Dieu et que dans le cadre de cette logique la mort n’est pas vraiment destructrice.) 
On propose l’hypothèse qu’il existe dans cette démarche une logique répondant à la psychologie américaniste et aux conceptions qu’elle engendre — une sorte de “raison américaniste” si l’on veut, née d’une psychologie complètement spécifique. Nous proposons une explication dans la notion fondamentale d’individualisme qui caractérise le système ; une notion si radicale, si extrême que nous aurions tendance à l’habiller d’un atour idéologique en la qualifiant de “fondamentalisme individualiste”. 
 Le refus de toute substance de nation
L’individualisme américain est une notion identifiable non par rapport à l’individu seul, sa culture, sa psychologie, etc., — comme cela est fait d’habitude — mais en fonction essentiellement des rapports ou/et des liens entre l’individu et les structures où il vit, et notamment la structure soi-disant politique du gouvernement. L’individu est déclaré entièrement responsable dans la mesure contraire où le gouvernement et les autres structures où il évolue n’existent qu’au regard de son attribution et sa fonction, et n’ont aucune existence substantielle. 
Cette idée s’appuie sur l’absence complète, dans l’esprit américaniste conformé par sa psychologie, de l’idée du bien public, de la fonction régalienne, de la transcendance qui caractériserait une nation dans sa définition historique, qui donneraient aux représentations de l’autorité, par la légitimité représentant la souveraineté de l’ensemble, une capacité de transcender une vocation collective qui serait en substance différente (et sans doute supérieure) de l’addition des vocations des individus formant la collectivité. L’idée américaniste est que la “nation” n’a pas de substance, d’être propre. 
Cette responsabilité exclusive et fondamentale de l’individu s’entend d’abord dans son rôle dans le cadre du respect des termes du contrat qui le lie aux structures où il évolue. Le conformisme américaniste a un aspect utilitariste complètement fondamental : tout le monde a intérêt à ce que le système subsiste dans sa forme. Tout le monde agit dans ce sens. Les plus riches sont capables de donner une partie de leurs avoirs pour susciter des organisations collectives (fondations) qui formeront des individus pour devenir des “cadres” du système. La fameuse charité américaine est la fonction de l’individu substituant, dans les états de crise, aux fonctions régaliennes de protection des citoyens qui n’existent pas aux USA une fonction d’aide temporaire à l’individu démuni pour l’aider à redevenir un individu conforme à l’américanisme. 
Cette position de responsabilité individuelle contractuelle confirme par ailleurs la tradition protestante comme son extension moderniste élargie aux domaines divers de la vie publique. Elle se nourrit à cette tradition et la nourrit en retour (le “contrat” est rempli, là aussi). On retrouve dans la démarche décrite ici le rejet protestant de toute autorité et de toute hiérarchie par où transiteraient les rapports de l’individu-croyant avec Dieu. Dans ce cas également, la responsabilité individuelle est entière. 
 Les individus sont créateurs de la nation
Poussant cette logique, on est conduit à constater qu’il n’y a pas de “citoyen d’une nation” pour l’américaniste. Il n’y a pas de citoyens ou/et de patriotes en tant qu’individus transformés par l’appartenance à une nation, qui sont ce qu’ils sont devenus, notamment mais puissamment, parce que leur psychologie les attache à la nation préexistante à eux, du point de vue spirituel, par transcendance. Ils ne sauraient être parties d’un Grand Tout terrestre (la nation au sens régalien) qui aurait une existence spirituelle propre. Il n’y a que des individus, dont chacun d’eux est unique par lui-même. Ces individus acceptent par contrat de se regrouper en une nation. Ils sont créateurs de la nation, laquelle n’est faite que de l’addition des individus et n’est rien sans eux. 
La conception que chaque individu est totalement responsable se retrouve fortement et naturellement au travers de ces constats. Les individus assument également les engagements de la partie à laquelle ils sont contractuellement rattachés, la nation en l’occurrence. (Le système américaniste ne peut être à cet égard que démocratique, d’un point de vue technique plus que vertueux.) 
L’américaniste projette cette idée chez l’“autre” (le soi-disant et pas pour longtemps non-américaniste) parce qu’il est incapable d’en concevoir une autre (principalement l’idée du citoyen comme partie d’un tout transcendé) ; parce que les conditions de formation de l’Amérique sont exceptionnelles et assurent que le contrat signé est lui-même exceptionnel et le seul désirable et acceptable.
 L’américaniste déduit de ces conceptions :
• que le civil d’une autre nation qui s’est révélée être une ennemie (toutes le sont potentiellement puisque l’Amérique est le seul contrat “désirable et acceptable”) est autant ennemi que le contractant principal, et contractant exclusif de la guerre, sa nation. L’américaniste ne fait pas de différence entre la nation et ses outils de guerre (le gouvernement, l’armée, l’armement) d’une part, et les citoyens civils qui sont d’habitude considérés comme en dehors des fatalités de la guerre d'autre part ; 
• que ce civil est d’autant plus responsable et donc justement soumis aux pressions de l’américaniste qu’il est manifeste qu’il ne peut désirer longtemps rester dans un contrat si peu intéressant par rapport à celui que lui offre l’américanisation ; 
• que le sort du civil devra donc être d’accepter l’américanisation avec empressement ou de subir le sort de la nation “ennemie” (quand elle s’est révélée telle) ; 
• que la guerre contre une nation “ennemie” devra être dans un premier temps l’élimination maximale, avec tous les moyens de la puissance aveugle, de tout ce qui fait partie de cet “ennemi”, et, dans un deuxième temps, la soumission éducatrice et vertueuse à un processus d’américanisation de ce qui aura échappé à la destruction. 
 Différence avec la “responsabilité collective”
Pour autant, il n’y a pas nécessairement de “responsabilité collective”, comme certains forment l’accusation de “responsabilité collective” dans le cas de l’Holocauste des juifs, à l’encontre du peuple allemand. Dans la perception US, l’individu est responsable de tout ce qui est fait au nom de sa communauté mais cette communauté qui n’a pas d’être propre n’est pas capable de produire un phénomène collectif et, par conséquent, une “responsabilité collective”. 
Une fois la communauté punie au maximum et soumise sans condition (cette rengaine de la “capitulation sans conditions” qui caractérise toutes les guerres américanistes), vient le temps de la rédemption, qui n’est rien d’autre que l’américanisation. C’est la raison du retournement extraordinaire des Américains vis-à-vis des Allemands. Avant la victoire, ils envisageaient les pires châtiments (le “plan Morgenthau” de transformation de l’Allemagne en un pays uniquement agricole, avec liquidation de toute son industrie qui aurait entraîné des millions de morts par famine). Aussitôt après la victoire, l’américanisation commença (y compris chez nombre de fonctionnaires nazis), qui pouvait s’appeler aussi bien “dénazification” que “démocratisation”. L’Allemagne fut transformée en alliée-vassale la plus sûre de l’Amérique en Europe. 
Dans ce nouveau contexte, on n’accorda guère de crédit à l’accusation de “responsabilité collective” contre les Allemands. Cette accusation fut reprise plus tard par intermittence, lorsque l’Allemagne, redevenue puissante, s’avéra un concurrent économique, voire politique (Schröder sur l’Irak). En un sens, tout parut alors avoir évolué comme si l’Allemagne s’était émancipée en partie de l’américanisation initiale, qu’elle l’avait trahie, au moins en partie. 
 Nation ou pays sous contrat ?
Il va de soi que tout cela implique une mise en cause radicale du concept de “nation”. Il faut songer à écarter pour définir l’Amérique le mot “nation” selon la désignation classique qu’en donnent les Français au profit d’un autre mot tel que “pays”, — ou “nation par contrat”. 
Cette idée, autant que celle de l’individu seul responsable, explique l’inéluctable antagonisme entre Amérique et France, la France représentant l’archétype de la nation (la “Grande nation” disent les Allemands avec une ironie furieuse) qui appuie l’idée d’un destin collectif sur la transcendance. 
Dans ce contexte, on comprend que l’individualisme apparaît comme une notion centrale de l’américanisme. Cette notion explique, dans la logique qu’elle implique, l’absence de différence entre civils et militaires chez l’ennemi. Elle explique le comportement américaniste vis-à-vis des civils, qui ne varie dans l’Histoire qu’au fil des capacités technologiques. Les conceptions de LeMay sont nuancées aujourd’hui par l’affirmation que la technologie (précision des armes) permet de soumettre les civils à des pressions décisives sans devoir nécessairement les tuer — ce qui n’est pas contradictoire puisque le but est d’américaniser et non de tuer. 
Bien entendu, on connaît les limites de cette théorie, à la mesure des illusions qu’on se fait concernant les armes de haute précision. La sophistication et la technologie étant ce qu'elles sont, la tentative d’américanisation continue à aboutir souvent à tuer. Dans tous les cas, c’est toujours la même conception fondamentale : les civils sont d’abord des individus, au même titre que les soldats, et ont, durant le conflit inévitable et nécessaire, une part égale de responsabilité individuelle dans l’action ou la posture hostiles contre l’américanisme. http://www.theatrum-belli.com
Source du texte (publié en nov 2006) : DE DEFENSA

La minute de vérité : Pearl Harbor


La Minute De Verite Pearl Harbor par 007ovni
http://www.theatrum-belli.com

dimanche 29 janvier 2012

Les visions d'Europe à l'époque napoléonienne

Aux sources de l'européisme contemporain
Les visions d'une Europe unifiée et autarcique ne datent pas de Locarno et d'Aristide Briand, ni de la seconde guerre mondiale ni des pères fondateurs des communautés européennes. Elles ont eu des antécédents dès l'âge de la philosophie des Lumières. Bon nombre de conceptions se sont précisées à l'époque napoléonienne.
L'Europe dans l'optique des philosophes des Lumières est:
◊ un espace de “civilisation” et de “bon goût”;
◊ une civilisation marquée par le déclin et l'inadaptation (due à l'industrie montante);
◊ une civilisation où la raison décline;
◊ une civilisation marquée par la gallomanie et déstabilisée par les réactions nationales face à cette gallomanie omniprésente.
Les philosophes des Lumières considèrent déjà que l'Europe est coincée entre la Russie et l'Amérique. Ils se partagent entre russophiles et russophobes. Tous estiment toutefois que l'Amérique est une Nouvelle Europe, une Europe remise en chantier au-delà de l'Atlantique et où de multiples possibilités sont en jachère.
Les “Lumières” et Herder
Dans le cadre de la philosophie des Lumières et de la gallo­manie ambiante, Herder développe une vision critique de la situation intellectuelle en Europe et réfléchit en profondeur sur le sens de l'individualité historique des constructions col­lectives, fruits de longues maturations, ciselées et façonnées par le temps. Il jette les bases d'une critique positive de la gallomanie, comme culte artificiel des styles gréco-romains imités, à l'exclusion de tous les autres, notamment du go­thi­que médiéval. Rousseau abonde dans le même sens, voit l'histoire comme une dialectique harmonieuse entre les na­tions et l'universel, mais estime que l'Europe en déclin, der­riè­re les façades néo-classiques du XVIIIième siècle, est moralement condamnable car perverse et corrompue. Her­der veut réhabiliter les cultures populaires plus enracinées, faire revivre les cultures autochtones que les processus d'ur­banisation et de rationalisation, propres de la civilisation, ont marginalisées ou taraudées. Pour lui, l'Europe est une fa­mille de nations (de peuples). Contrairement à Rousseau, il es­time que l'Europe n'est pas condamnable en soi, mais qu'elle doit se ressaisir et ne pas exporter en Russie et en Amérique l'européisme abstrait au vernis gréco-romain, ex­pres­sion d'une artificialité sans racines permettant toutes les manipulations et engendrant le despotisme. Herder connaît l'Europe physiquement et charnellement pour avoir voyagé de Riga à Nantes, pérégrinations sur lesquelles il nous a lais­sé un journal fourmillant d'observations pertinentes sur l'état des mentalités au XVIIIième. Il compare avec minutie les cultures régionales des pays qu'il traverse, pose une série de diagnostics, mêlant constats de déclin et espoirs de guérison  —la guérison d'un peuple passant par la résur­rec­tion de sa langue, de ses traditions et des racines de sa lit­térature. Sur base de cette expérience vécue, il veut faire des Pays Baltes, sa patrie, et de l'Ukraine (avec la Crimée) l'atelier d'une Europe rénovée, tout à la fois
◊ respectueuse des modèles grecs classiques (mais surtout homériques; Herder réhabilite pleinement la Grèce homéri­que, donnant l'impulsion aux recherches philologiques ulté­rieures) et
◊ fidèle à ses héritages non grecs et non romains, mé­dié­vaux et barbares (slaves ou germaniques).
Cette Europe rénovée se forgera par le truchement d'un sys­tème d'éducation nouveau, nettement plus attentif que ces pré­décesseurs aux racines les plus anciennes des choses, des entités politiques, du droit, de l'histoire charnelle des peu­­ples, etc.  Dans ce sens, l'Europe espérée par Herder doit être, non pas une société d'Etats-personnes, mais une COMMUNAUTÉ DE PERSONNALITÉS NATIONALES.
Après les troubles et les bouleversements de la Révolution française, après la prise du pouvoir par Napoléon Bonaparte, bon nombre d'observateurs politiques européens commen­cent à percevoir l'Europe comme un BLOC CONTINENTAL (Ber­trand de Jouvenel sortira un maître ouvrage sur cette thé­matique). Avec le blocus continental, l'idée d'une autarcie économique européenne prend corps progressivement. Elle a surtout des exposants français, mais aussi beaucoup de partisans allemands, comme Dalberg, Krause ou le poète Jean Paul (dont l'héritier direct au 20ième siècle sera un au­tre poète, Rudolf Pannwitz; cf. Robert Steuckers, «Rudolf Pann­witz: “Mort de la Terre”, Imperium europæum et con­ser­va­tion créatrice», in Nouvelles de Synergies Européennes, n°19, avril 1996).
Le Baron von Aretin
Le Baron von Aretin (1733-1824), Bavarois se revendiquant d'un héritage celtique, sera un partisan de Napoléon, en qui il voit un champion de la romanité et de la catholicité en lutte contre le “borussisme”, l'“anglicisme” et le “protestantisme”. Cependant, des protestants allemands développeront à leur tour un européisme pro-napoléonien, non pas au nom d'un mé­lange idéologique de celtitude, de romanité et de catho­li­cis­me, mais au nom de l'idéal protestant qui consiste à s'op­po­ser systématiquement à toute puissance universelle, com­me entend l'être la thalassocratie britannique. Le protestan­tis­me, dans cette optique, s'est dressé hier contre les préten­tions universalistes de l'Eglise de Rome; il se dresse aujour­d'hui non plus contre l'universalisme de la Révolution et du Code Napoléon, mais contre l'universalisme économique de la thalassocratie anglaise. Cet idéal, à la fois protestant et européiste, se re­trouvait essentiellement dans la bourgeoisie négociante d'Al­lemagne du Nord (Brème, Hambourg, mais aussi Anvers). Pour cette catégorie d'hommes, il s'agissait de briser les mo­nopoles anglais et de les remplacer par des monopoles eu­ropéens (ils préfigurent ainsi les théories de l'économiste List). L'objectif était l'éclosion d'une industrie autochtone eu­ro­péenne, capable de se développer sans la concurrence des produits coloniaux anglais, vendus à bas prix.
Le mémorandum de Theremin
Parmi les autres théoriciens allemands de l'autarcie et de l'in­dépendance continentale européenne, citons le Prussien The­remin, qui, dans son memorandum de 1795 (Des intérêts des puissances continentales relativement à l'Angleterre), con­state que l'Angleterre colonise commercialement l'Euro­pe et les Indes et qu'elle constitue de la sorte un despotisme maritime (Theremin est clairement un précurseur du géo­po­li­tologue Haushofer). Après 1815, plusieurs théoriciens alle­mands éprouvent une claire nostalgie de l'autarcie continen­tale. Ainsi, Welcker plaide pour une alliance franco-prussien­ne “pour organiser l'Europe”. Glave, pour sa part, prône une al­liance franco-autrichienne pour exclure la Russie et l'Em­pi­re ottoman de l'Europe. Woltmann, dans Der neue Leviathan  (= Le nouveau Léviathan), plaide pour l'unification européen­ne afin de faire face à “l'universalisme thalassocratique”. Bü­low entend promouvoir une “monarchie européenne univer­selle” qui aura pour tâche de conquérir l'Angleterre, afin qu'elle cesse de nuire aux intérêts du continent, et formule un “projet culturel” d'inspiration européiste afin d'annuler les incohérences et les pressions centrifuges que génèrent les nationalismes locaux.
Le Comte d'Hauterive
Les théoriciens français de l'autarcie européenne à l'époque napoléonienne abandonnent définitivement le romantisme exotique, orientalisant, après le double échec des opérations militaires de Bonaparte en Egypte et en Palestine. Désor­mais, les protagonistes du grand continent raisonnent en ter­mes exclusivement “européens” voire, avant la lettre, “euro­péo-centrés”. Réactualisant, dans la France impériale de Na­poléon, le “Testament de Richelieu”, ces visionnaires fran­çais de l'Europe future, dans leurs projets, font de la France la base de l'unification continentale. Contre l'Angleterre et sa flotte ubiquitaire et puissante, il faut organiser le blocus, fer­mer l'Europe au commerce anglais et faire de cette fer­me­ture un “système général”.
Ainsi le Comte d'Hauterive, dans son ouvrage, De l'Etat de la France à la fin de l'an VIII (= 1800), écrit que l'idéal pour la France en Europe avait été la situation de 1648 mais que cette situation avait par la suite été bouleversée par la mon­tée de la Prusse et de la Russie et par la domination navale de l'Angleterre. La France aurait eu intérêt à contrer la mon­tée en puissance de ces trois facteurs. Néanmoins, après les guerres de la Révolution, une situation nouvelle émerge: le Continent, dans son ensemble, fait désormais face à la Mer, do­minée par l'Angleterre, grâce, notamment, aux victoires de Nelson en Méditerranée (Aboukir et Trafalgar). Dans ce con­tex­te, la France n'est plus simplement une partie de l'Eu­ro­pe, opposée à d'autres parties, mais l'hegemon du Conti­nent, le moteur dynamisant de la nouvelle entité continentale européenne. D'Hauterive, dont l'idéologie n'est nullement ré­volutionnaire, renoue explicitement avec une perspective ca­ro­lingienne, également opposée au protestantisme en Eu­ro­pe.
Dans le camp hostile à Napoléon et à l'hegemon de la Fran­ce, on plaide généralement pour un “équilibre des puissan­ces”, clef de voûte de la diplomatie conservatrice à l'époque. Chaque Etat doit se limiter, écrivent des auteurs comme Mar­tens, von Gentz ou Ancillon. Si les Etats ne se limitent pas, ne brident par leur puissance et leurs propensions à l'ex­pansion, l'ensemble européen connaîtra le déclin à la sui­te de guerres incessantes, épuisant la vitalité des peuples. Pour ces conservateurs prussiens, il faut élaborer un sy­stè­me de contre-forces et de contre-poids (ce qui, envers et con­tre leur bonne volonté, s'avèrera bellogène au début du 20ième siècle). Le camp des européistes anti-napoléoniens est diversifié, nous y trouvons des monarchistes d'ancien ré­gi­me, des représentants du paysannat (hostiles au Code Na­poléon et à certaines de ses règles de droit), des républi­cains puristes (qui voient dans le bonapartisme un retour à des formes monarchiques), des représentants de la fraction de la bourgeoisie lésée par le blocus, des révolutionnaires déçus parce que l'idéal de fraternité n'a pas été incarné en Europe.
Fichte, Arndt, Jahn
Dans ce contexte, les Romantiques, dont Novalis, Müller et les frères Schlegel, préconisent un retour au christianisme médiéval, c'est-à-dire à un idéal d'avant la fracture de la Réforme et de la Contre-Réforme qu'ils croient capable de surmonter les cruelles divisions internes de l'Europe. Les na­tio­nalistes (allemands), comme Fichte et Jahn, sont répu­bli­cains, hostiles à la forme française de la Révolution, mais tout aussi hostiles à une restauration pure et simple de l'ancien régime. Pour Fichte, Arndt et Jahn, la Prusse est un simple instrument, mais très efficace, pour forger une nou­velle et puissante nation allemande. Fichte est volontariste: la constitution volontaire de cadres étatiques nationaux con­duira à un telos universel, à un monde organisé selon autant de modalités différentes qu'il y a de peuples. L'harmonie uni­verselle viendra quand chaque espace national aura reçu, à sa mesure, une structure de type étatique. Dans ce sens, l'universalisme fichtéen n'est pas monolithique mais pluriel. Pour ces nationalistes, la nation, c'est le peuple opposé à l'arbitraire des princes et des monarques. A ce volontarisme et à ce nationalisme centré sur le peuple s'ajoute, notam­ment chez Arndt, une dialectique Nord/Sud, où le Nord est li­bertaire et le Sud développe une fâcheuse propension à trop obéir à l'Eglise et aux Princes. Arndt, par exemple, propose pour la future Allemagne unie, qu'il appelle de ses vœux,  le mo­dèle suédois, modèle élaboré par une nation homogène, exemple d'une germanité plus authentique et fort puissante, organisé selon des critères étatiques solides, depuis les ré­formes civiles et militaires du Roi Gustav-Adolf au XVIIième siècle; un roi qui avait voulu devenir le champion du pro­tes­tantisme —mais d'un protestantisme organisé et non géné­rateur de sectes impolitiques, comme les dissidents anglais et les puritains américains—  contre Rome et l'Empire ca­tho­lique du fanatique Ferdinand II, qui préférait, disait-il, régner sur un désert plutôt que sur un pays peuplé d'hérétiques! (On peut parfaitement comparer les réformes de Gustav-A­dolf à certaines créations de Richelieu, comme la mise sur pied d'une Académie Royale, destinée à organiser le savoir ab­strait et pratique pour consolider l'Etat).
La Sainte-Alliance et Franz von Baader
Pendant la Restauration, c'est l'Autrichien Metternich qui don­ne le ton et tente de forger et d'asseoir définitivement une Europe réactionnaire, traquant partout tous les résidus de la Révolution française. L'instance internationale de l'époque est la Sainte-Alliance de 1815 (Grande-Bretagne, Russie, Prusse, Autriche), qui devient la Pentarchie en 1822 (quand la France se joint aux quatre puissances victorieuses de 1814-15). La Restauration permet l'éclosion d'un roman­tis­me contre-révolutionnaire, incarné notamment par Franz von Baader. Elle vise aussi à organiser rationnellement l'Eu­rope sur base des acquis de l'ancien régime, remis en selle en 1815. Franz von Baader envisage une Union religieuse des trois confessions chrétiennes en Europe (protestan­tis­me, catholicisme, orthodoxie), pour s'opposer de concert aux principes laïcs de la Révolution et pour aplanir les conten­tieux qui pourraient survenir entre les composantes majeu­res de la Sainte-Alliance. Ce projet est rejeté par les catho­li­ques les plus intransigeants, qui refusent d'accepter qu'un destin commun les lie aux protestants et aux orthodoxes. Franz von Baader perçoit la Russie comme le bastion de la restauration et comme l'ultime redoute de la religion face au déferlement de la modernité. La “révolution conservatrice” des premières décennies du 20ième siècle reprendra cette i­dée, sous l'impulsion d'Arthur Moeller van den Bruck, tra­ducteur de Dostoïevski, qui prétendra, dans la foulée, que la Russie avait maintenu intacts ses instincts anti-libéraux mal­gré la révolution bolchevique. De ce fait, aux yeux du con­ser­vateur Moeller van den Bruck, la Russie soviétique de­ve­nait un allié potentiel de l'Allemagne face à l'Ouest.
Schmidt-Phiseldeck 
Le diplomate danois au service de la Prusse Schmidt-Phisel­deck prône dans le contexte de la restauration un autocen­tra­ge de l'Europe sur elle-même  —même idée que celle du bloc continental napoléonien mais sous des signes idéologi­ques différents—  et avertit les nations européennes contre toute aventure coloniale qui disperserait les énergies euro­péennes aux quatre coins de la planète, déséquilibrerait le continent et provoquerait des rivalités d'origine extra-euro­péen­nes entre Européens contre l'intérêt même de l'Europe en tant que famille de peuples, unis par un même destin géo­graphique. Schmidt-Phiseldeck veut une “intégration intérieure”, donc une organisation structurelle de l'Europe, et perçoit clairement le danger américain (qui se pointe déjà à l'horizon). Pour lui, la seule expansion possible de l'Europe est en direction de l'Anatolie turque et de la Mésopotamie. L'ancienne aire byzantine toute entière doit redevenir européenne, par la force si besoin s'en faut et par une union indéfectible de toutes les forces militaires de la Pentarchie, capables de culbuter les armées ottomanes dans une cam­pa­gne de brève durée. On peut dire a posteriori que Schmidt-Phiseldeck est un précurseur (anti-ottoman) de la ligne aérienne et ferroviaire Berlin-Bagdad, mais sans hosti­lité à l'égard de la Russie.
Autre théoricien de l'époque, Constantin Frantz (cf. Robert Steuckers, «Constantin Frantz», in Encyclopédie des Œu­vres philosophiques, PUF, 1992), critiquera également les expansions coloniales dans des termes analogues, préfigu­rant ainsi les thèses de Christoph Steding (cf. Robert Steuc­kers, «Christpoph Steding», in Encyclopédie des Œuvres philosophiques, PUF, 1992), du géopolitologue Arthur Dix et de Jäkh, auteur, pendant la première guerre mondiale, d'un mémorandum justifiant l'alliance germano-ottomane dans le sens d'une exploitation commune de l'espace entre Constan­tinople et le Golfe Persique. La Guerre du Golfe est ainsi, à la lumière de ces analyses posées successivement au fil du temps par Schmidt-Phiseldeck, Frantz, Steding, Dix et Jäkh, une guerre préventive contre l'Europe, dont la seule expan­sion possible est en direction du Sud-Est, comme les princi­pa­les vagues indo-européennes de la proto-histoire et de l'an­tiquité se portaient également dans cette direction, fon­dant successivement la Grèce archaïque, l'Empire Hittite, les Empires perse et mède, les royaumes aryens d'Inde. [ajout d'avril 2000: Le sort de l'Europe se tient par le Sud-Est: la puissance qui barre la route de l'Europe dans cette direction est celle qui la maintient la tête sous l'eau, empêche son dé­veloppement harmonieux. C'est aujourd'hui, clairement, la stra­tégie choisie par l'alliance américano-turque, qui vient de ré-implanter une présence ottomane dans les Balkans, par Bosnie et Albanie interposées, pour s'opposer aux pénétra­tions pacifiques et économiques de l'Allemagne, de l'Autri­che, puissances civiles et industrielles capables de dévelop­per les Balkans, et de la Russie, capable de donner une ga­ran­tie militaire et nucléaire à ce projet. Pire, il s'agit d'une stra­tégie qui conteste à la Russie sa présence en Mer Noire, ruinant les acquis de Catherine la Grande].
Görres et l'hegemon allemand
Pour sa part, Görres, autre théoricien allemand de l'époque de la Restauration, envisage une Allemagne unifiée et re-catholicisée comme hegemon de l'Europe, en lieu et place de la France napoléonienne. Cette Allemagne serait civile et spirituelle et non pas guerrière à la façon bonapartiste. Elle viserait la paix perpétuelle et serait la puissante fédératrice par excellence, ayant des frontières communes avec toutes les autres nations européennes. Le destin géographique de l'Allemagne, la multiplicité de ses voisins, en font la fé­dé­ratrice de l'Europe par destin géographique. L'universalité (ou la catholicité au sens étymologique du terme) de l'Alle­magne provient justement de la simple existence bien con­crète de ces voisinages multiples et diversifiés, permettant à l'intelligentsia allemande de jeter en permanence un regard varié et pluriel sur les événements du monde, sans vouloir les biffer à l'aide d'une idéologie toute faite. Elle seule peut intégrer, assimiler et synthétiser mieux que les autres, grâce à cette proximité territoriale et physique pluri-millénaire.
Leopold von Ranke, historien nationaliste allemand, dévelop­pe, quant à lui, une vision plus romano-germanique de l'Eu­rope, d'essence chrétienne. Il évoque un “génie occidental”, contrairement à von Baader qui valorise la virginité russe face au déclin rationaliste de l'Ouest. Pour von Ranke, l'O­rient est “sombre folie”, car ni l'Etat ni l'Eglise n'y pénètrent au fond du peuple. L'Occident, pour lui, est le système le plus parfait. Ce système est l'élu de Dieu sur la Terre. Ranke est donc à l'origine des options occidentalistes du nationalis­me allemand ultérieur.
Constantin Frantz et l'équilibre pentarchique
Constantin Frantz s'oppose à trois forces politiques ma­jeures, actives dans les Etats allemands de son époque: l'ultramontanisme, le particularisme catholique en Bavière, le national-libéralisme prussien (et, partant, le capitalisme). Ces forces politiques sont centrifuges, maintiennent la divi­sion de l'ensemble mitteleuropéen, parce qu'elles raisonnent en termes partisans et fractionnistes. Pour lui, le Reich mo­derne, le Reich à venir après l'abrogation en 1806 du Reich historique sous la pression napoléonienne, devra s'étendre à toute l'Europe centrale (la “Mitteleuropa”) et se donner une organisation fédéraliste, tenant compte des diversités de no­tre continent. L'équilibre européen, pour Frantz, doit rester pen­tarchique et centripète dans le cadre géospatial euro­péen. Toute extraversion colonialiste est un danger, si bien qu'à ses yeux, l'Angleterre n'est plus une nation européenne mais un empire maritime en marge du continent; la France a, elle aussi, cessé d'être pleinement européenne depuis qu'elle a pris pied en Algérie et en Afrique: elle devient une na­tion eurafricaine qui l'éloigne a fortiori des problèmes spé­cifiquement européens et la distrait des tâches structurelles dont le continent a fortement besoin, au moment où l'ac­crois­sement de la population et l'industrialisation impliquent un changement d'échelle et impulsent un volontarisme et une imagination politiques pour que les sombres prévisions de Malthus ne deviennent pas le lot inéluctable des grandes masses déracinées, urbanisées et prolétarisées. La politique sociale de Bismarck et le socialisme de la chaire seront des réponses à ce défi.
L'extraversion colonialiste
Frantz critique sévèrement l'Angleterre et la France, puis­san­ces ayant au préalable commis le péché d'extraversion, pour avoir fait la Guerre de Crimée contre la Russie. Elles se sont ainsi opposées à un Etat constitutif de la Pentarchie eu­ropéenne au profit d'un Etat qui n'en faisait pas partie (l'Em­pire ottoman), ce qui, pour Frantz, constitue une entorse très grave à l'esprit d'unité de la Sainte Alliance, censée apporter une paix définitive en Europe, de façon à faire de celle-ci un bloc civilisationnel cohérent et solide, s'étendant de l'Atlanti­que au Pacifique. La Guerre de Crimée aliène la Russie vain­cue par rapport au reste de l'Europe, car une violente réac­tion anti-occidentale, entraînant l'Allemagne et l'Autriche neutres dans cet opprobre, se constitue et se consolide chez les intellectuels russes.  Ceux-ci ne pardonnent pas aux au­tres Européens cette trahison abjecte de la Russie, qui s'é­tait longuement battue pour l'Europe en libérant la rive nord de la Mer Noire et le Caucase du joug ottoman entre 1750 et 1820.
L'Allemagne en gestation et l'Autriche deviennent, quant à elles, des empires sans espace, coincés entre des puissan­ces disposant de vastes étendues extra-européennes, cen­tre-asiatiques ou sibériennes. A elles seules incombe dé­sormais la tâche d'organiser en autarcie, comme il se doit, la portion d'Europe qui leur reste, mais sans pouvoir étendre ce principe constructif d'organisation structurelle et territoriale aux marges occidentales et orientales de notre sous-con­ti­nent. L'Europe est dès lors dangereusement déséquilibrée et déstabilisée. Les guerres inter-européennes deviennent pos­si­bles, y compris pour régler des problèmes extra-euro­péens, survenus dans les espaces colonisés. La Guerre de Cri­mée porte en germe l'horrible tragédie de 1914-1918.
Ernst von Lasaulx
Pour Ernst von Lasaulx, professeur de philologie classique à Würzburg et Munich, les diplomates européens doivent re­connaître les forces à l'œuvre hic et nunc sur le continent, et ré­pondre à la question: «Où nous trouvons-nous aujourd'hui dans le flux de l'histoire?». Seule cette interrogation permet de faire des projets cohérents pour l'avenir. Elle implique que l'homme d'Etat sérieux et efficace doit connaître le ma­ximum de faits historiques (sinon, la totalité!), car tous ont une incidence, même fortuite, sur la structure du présent. L'a­venir ne se construit que par recours au passé, à tout le passé. Celui qui l'ignore, ou le connaît mal, ou le connaît à travers le filtre d'images propagandistes, est condamné à faire des essais et des erreurs, à procéder par tâtonnements voués à l'échec. Catholique d'origine, influencé par Baader, La­saulx est surtout un mystique germanique et un "panso­phique". Dans cette optique, la vraie religion des époques historiques fortes, est expression de la vie, de la vitalité. En Europe, régulièrement, par cycles, des "peuples jeunes" ont régénéré les peuples vieillissants. Lors de l'effondrement de l'Empire romain, ce rôle a été dévolu aux Germains. Pour La­saulx, les Slaves (surtout les Russes) prendront le relais. Ils seront le "Katechon" de l'Europe qui, sans eux, s'en­gloutirait dans la décadence, accentuée par les idées occi­dentales et françaises.
Conclusion :
Les visions d'Europe de l'époque napoléonienne et de la Re­stauration conservent une pertinence politique certaine; elles expliquent des permanences et des lames de fonds. La con­naissance de ce dossier demeure à nos yeux un impératif de "sériosité" pour les hommes d'Etat.
Notre exposé contient sept idées majeures, toujours ac­tuelles, qu'il faut toujours garder en tête quand on pense ou on veut penser l'Europe, comme espace de civilisation co­hé­rent:
1.        L'espace s'étendant des Pays Baltes à la Crimée doit ê­tre organisé selon des modalités propres sans hostilité au reste de la Russie (Herder).
2.        L'Europe est une diversité (et le restera). Cette diversité est source de richesse, à condition qu'on l'harmonise sans la stériliser (Herder).
3.        L'opposition Terre/Mer reste une constante de l'histoire européenne (Theremin, d'Hauterive) et, dans le concert des peuples européens, la France oscille entre les deux, car elle est capable d'être tantôt une puissance navale, tantôt une puissance continentale. Carl Schmitt et Karl Haushofer sont les héritiers intellectuels de Theremin et d'Hauterive. Dans les années 60 de notre siècle, Carl Schmitt a toutefois tenu compte d'un chan­gement de donne stratégique et technologique, avec la puissance aérienne et la maîtrise des espaces circum-terrestres.
4.        L'idée de Baader de forger une Union religieuse et de dé­passer, de ce fait, les clivages confessionnels bello­gènes, reste un impératif important. Les guerres inter-yougoslaves de 1991 à nos jours montrent clairement que les confessions ne sont pas neutralisées, qu'elles conservent une potentialité conflictuelle certaine. Pour nous, reste à savoir si les christianismes officiels peu­vent apporter l'harmonisation du continent ou s'il n'est pas légitime, comme nous le pensons, de retourner aux valeurs pré-chrétiennes, pour donner un socle plus sûr à notre espace civilisationnel.
5.        Avec Schmidt-Phiseldeck, force est de constater que la présence ottomane est une anomalie à l'Ouest de l'E­gée et du Bosphore, empêchant notre continent de se "vertébrer" définitivement [ajout d'avril 2000:  Toute pré­sence ottomane dans les Balkans interdit aux Euro­péens d'organiser le Danube. L'objectif des Ottomans était de contrôler ce grand fleuve, au moins jusqu'à Vienne, la "Pomme d'Or". Ce projet a échoué grâce à la résistance héroïque des milices urbaines de Vienne, des armées impériales, hongroises et polonaises. Ce projet a failli réussir à cause de la trahison des rois de France, François I et Louis XIV].
6.        Görres et Frantz ont théorisé clairement la nécessité de conserver à tout prix la cohésion du centre de l'Europe. Cette nécessité géographique doit être la base con­crè­te d'une renaissance du Saint-Empire.
7.        L'extraversion coloniale a ruiné l'Europe et importé en Eu­rope des conflits dont l'origine était extra-européen­ne. L'Europe doit d'abord s'auto-centrer puis organiser sa périphérie, par la diplomatie et un dialogue inter-ci­vilisations.
Ces sept recettes méritent d'être méditées.
(Extrait d'une conférence prononcée à l'Université d'été de "Synergies Européennes", Lourmarin, 1995).