Aux sources de l'européisme contemporain
Les
visions d'une Europe unifiée et autarcique ne datent pas de Locarno et
d'Aristide Briand, ni de la seconde guerre mondiale ni des pères
fondateurs des communautés européennes. Elles ont eu des antécédents dès
l'âge de la philosophie des Lumières. Bon nombre de conceptions se sont
précisées à l'époque napoléonienne.
L'Europe dans l'optique des philosophes des Lumières est:
◊ un espace de “civilisation” et de “bon goût”;
◊ une civilisation marquée par le déclin et l'inadaptation (due à l'industrie montante);
◊ une civilisation où la raison décline;
◊ une civilisation marquée par la gallomanie et déstabilisée par les réactions nationales face à cette gallomanie omniprésente.
Les
philosophes des Lumières considèrent déjà que l'Europe est coincée
entre la Russie et l'Amérique. Ils se partagent entre russophiles et
russophobes. Tous estiment toutefois que l'Amérique est une Nouvelle
Europe, une Europe remise en chantier au-delà de l'Atlantique et où de
multiples possibilités sont en jachère.
Les “Lumières” et Herder
Dans
le cadre de la philosophie des Lumières et de la gallomanie ambiante,
Herder développe une vision critique de la situation intellectuelle en
Europe et réfléchit en profondeur sur le sens de l'individualité
historique des constructions collectives, fruits de longues
maturations, ciselées et façonnées par le temps. Il jette les bases
d'une critique positive de la gallomanie, comme culte artificiel des
styles gréco-romains imités, à l'exclusion de tous les autres, notamment
du gothique médiéval. Rousseau abonde dans le même sens, voit
l'histoire comme une dialectique harmonieuse entre les nations et
l'universel, mais estime que l'Europe en déclin, derrière les façades
néo-classiques du XVIIIième siècle, est moralement condamnable car
perverse et corrompue. Herder veut réhabiliter les cultures populaires
plus enracinées, faire revivre les cultures autochtones que les
processus d'urbanisation et de rationalisation, propres de la
civilisation, ont marginalisées ou taraudées. Pour lui, l'Europe est une
famille de nations (de peuples). Contrairement à Rousseau, il estime
que l'Europe n'est pas condamnable en soi, mais qu'elle doit se
ressaisir et ne pas exporter en Russie et en Amérique l'européisme
abstrait au vernis gréco-romain, expression d'une artificialité sans
racines permettant toutes les manipulations et engendrant le despotisme.
Herder connaît l'Europe physiquement et charnellement pour avoir voyagé
de Riga à Nantes, pérégrinations sur lesquelles il nous a laissé un
journal fourmillant d'observations pertinentes sur l'état des mentalités
au XVIIIième. Il compare avec minutie les cultures régionales des pays
qu'il traverse, pose une série de diagnostics, mêlant constats de déclin
et espoirs de guérison —la guérison d'un peuple passant par la
résurrection de sa langue, de ses traditions et des racines de sa
littérature. Sur base de cette expérience vécue, il veut faire des Pays
Baltes, sa patrie, et de l'Ukraine (avec la Crimée) l'atelier d'une
Europe rénovée, tout à la fois
◊
respectueuse des modèles grecs classiques (mais surtout homériques;
Herder réhabilite pleinement la Grèce homérique, donnant l'impulsion
aux recherches philologiques ultérieures) et
◊ fidèle à ses héritages non grecs et non romains, médiévaux et barbares (slaves ou germaniques).
Cette
Europe rénovée se forgera par le truchement d'un système d'éducation
nouveau, nettement plus attentif que ces prédécesseurs aux racines les
plus anciennes des choses, des entités politiques, du droit, de
l'histoire charnelle des peuples, etc. Dans ce sens, l'Europe espérée
par Herder doit être, non pas une société d'Etats-personnes, mais une
COMMUNAUTÉ DE PERSONNALITÉS NATIONALES.
Après
les troubles et les bouleversements de la Révolution française, après
la prise du pouvoir par Napoléon Bonaparte, bon nombre d'observateurs
politiques européens commencent à percevoir l'Europe comme un BLOC
CONTINENTAL (Bertrand de Jouvenel sortira un maître ouvrage sur cette
thématique). Avec le blocus continental, l'idée d'une autarcie
économique européenne prend corps progressivement. Elle a surtout des
exposants français, mais aussi beaucoup de partisans allemands, comme
Dalberg, Krause ou le poète Jean Paul (dont l'héritier direct au 20ième
siècle sera un autre poète, Rudolf Pannwitz; cf. Robert Steuckers,
«Rudolf Pannwitz: “Mort de la Terre”, Imperium europæum et
conservation créatrice», in Nouvelles de Synergies Européennes, n°19, avril 1996).
Le Baron von Aretin
Le
Baron von Aretin (1733-1824), Bavarois se revendiquant d'un héritage
celtique, sera un partisan de Napoléon, en qui il voit un champion de la
romanité et de la catholicité en lutte contre le “borussisme”,
l'“anglicisme” et le “protestantisme”. Cependant, des protestants
allemands développeront à leur tour un européisme pro-napoléonien, non
pas au nom d'un mélange idéologique de celtitude, de romanité et de
catholicisme, mais au nom de l'idéal protestant qui consiste à
s'opposer systématiquement à toute puissance universelle, comme
entend l'être la thalassocratie britannique. Le protestantisme, dans
cette optique, s'est dressé hier contre les prétentions universalistes
de l'Eglise de Rome; il se dresse aujourd'hui non plus contre
l'universalisme de la Révolution et du Code Napoléon, mais contre
l'universalisme économique de la thalassocratie anglaise. Cet idéal, à
la fois protestant et européiste, se retrouvait essentiellement dans la
bourgeoisie négociante d'Allemagne du Nord (Brème, Hambourg, mais
aussi Anvers). Pour cette catégorie d'hommes, il s'agissait de briser
les monopoles anglais et de les remplacer par des monopoles européens
(ils préfigurent ainsi les théories de l'économiste List). L'objectif
était l'éclosion d'une industrie autochtone européenne, capable de se
développer sans la concurrence des produits coloniaux anglais, vendus à
bas prix.
Le mémorandum de Theremin
Parmi
les autres théoriciens allemands de l'autarcie et de l'indépendance
continentale européenne, citons le Prussien Theremin, qui, dans son
memorandum de 1795 (Des intérêts des puissances continentales relativement à l'Angleterre),
constate que l'Angleterre colonise commercialement l'Europe et les
Indes et qu'elle constitue de la sorte un despotisme maritime (Theremin
est clairement un précurseur du géopolitologue Haushofer). Après
1815, plusieurs théoriciens allemands éprouvent une claire nostalgie de
l'autarcie continentale. Ainsi, Welcker plaide pour une alliance
franco-prussienne “pour organiser l'Europe”. Glave, pour sa part, prône
une alliance franco-autrichienne pour exclure la Russie et l'Empire
ottoman de l'Europe. Woltmann, dans Der neue Leviathan (= Le
nouveau Léviathan), plaide pour l'unification européenne afin de faire
face à “l'universalisme thalassocratique”. Bülow entend promouvoir une
“monarchie européenne universelle” qui aura pour tâche de conquérir
l'Angleterre, afin qu'elle cesse de nuire aux intérêts du continent, et
formule un “projet culturel” d'inspiration européiste afin d'annuler les
incohérences et les pressions centrifuges que génèrent les
nationalismes locaux.
Le Comte d'Hauterive
Les
théoriciens français de l'autarcie européenne à l'époque napoléonienne
abandonnent définitivement le romantisme exotique, orientalisant, après
le double échec des opérations militaires de Bonaparte en Egypte et en
Palestine. Désormais, les protagonistes du grand continent raisonnent
en termes exclusivement “européens” voire, avant la lettre,
“européo-centrés”. Réactualisant, dans la France impériale de
Napoléon, le “Testament de Richelieu”, ces visionnaires français de
l'Europe future, dans leurs projets, font de la France la base de
l'unification continentale. Contre l'Angleterre et sa flotte ubiquitaire
et puissante, il faut organiser le blocus, fermer l'Europe au commerce
anglais et faire de cette fermeture un “système général”.
Ainsi le Comte d'Hauterive, dans son ouvrage, De l'Etat de la France à la fin de l'an VIII
(= 1800), écrit que l'idéal pour la France en Europe avait été la
situation de 1648 mais que cette situation avait par la suite été
bouleversée par la montée de la Prusse et de la Russie et par la
domination navale de l'Angleterre. La France aurait eu intérêt à contrer
la montée en puissance de ces trois facteurs. Néanmoins, après les
guerres de la Révolution, une situation nouvelle émerge: le Continent,
dans son ensemble, fait désormais face à la Mer, dominée par
l'Angleterre, grâce, notamment, aux victoires de Nelson en Méditerranée
(Aboukir et Trafalgar). Dans ce contexte, la France n'est plus
simplement une partie de l'Europe, opposée à d'autres parties, mais l'hegemon du
Continent, le moteur dynamisant de la nouvelle entité continentale
européenne. D'Hauterive, dont l'idéologie n'est nullement
révolutionnaire, renoue explicitement avec une perspective
carolingienne, également opposée au protestantisme en Europe.
Dans le camp hostile à Napoléon et à l'hegemon
de la France, on plaide généralement pour un “équilibre des
puissances”, clef de voûte de la diplomatie conservatrice à l'époque.
Chaque Etat doit se limiter, écrivent des auteurs comme Martens, von
Gentz ou Ancillon. Si les Etats ne se limitent pas, ne brident par leur
puissance et leurs propensions à l'expansion, l'ensemble européen
connaîtra le déclin à la suite de guerres incessantes, épuisant la
vitalité des peuples. Pour ces conservateurs prussiens, il faut élaborer
un système de contre-forces et de contre-poids (ce qui, envers et
contre leur bonne volonté, s'avèrera bellogène au début du 20ième
siècle). Le camp des européistes anti-napoléoniens est diversifié, nous
y trouvons des monarchistes d'ancien régime, des représentants du
paysannat (hostiles au Code Napoléon et à certaines de ses règles de
droit), des républicains puristes (qui voient dans le bonapartisme un
retour à des formes monarchiques), des représentants de la fraction de
la bourgeoisie lésée par le blocus, des révolutionnaires déçus parce que
l'idéal de fraternité n'a pas été incarné en Europe.
Fichte, Arndt, Jahn
Dans
ce contexte, les Romantiques, dont Novalis, Müller et les frères
Schlegel, préconisent un retour au christianisme médiéval, c'est-à-dire à
un idéal d'avant la fracture de la Réforme et de la Contre-Réforme
qu'ils croient capable de surmonter les cruelles divisions internes de
l'Europe. Les nationalistes (allemands), comme Fichte et Jahn, sont
républicains, hostiles à la forme française de la Révolution, mais
tout aussi hostiles à une restauration pure et simple de l'ancien
régime. Pour Fichte, Arndt et Jahn, la Prusse est un simple instrument,
mais très efficace, pour forger une nouvelle et puissante nation
allemande. Fichte est volontariste: la constitution volontaire de cadres
étatiques nationaux conduira à un telos universel, à un monde organisé
selon autant de modalités différentes qu'il y a de peuples. L'harmonie
universelle viendra quand chaque espace national aura reçu, à sa
mesure, une structure de type étatique. Dans ce sens, l'universalisme
fichtéen n'est pas monolithique mais pluriel. Pour ces nationalistes, la
nation, c'est le peuple opposé à l'arbitraire des princes et des
monarques. A ce volontarisme et à ce nationalisme centré sur le peuple
s'ajoute, notamment chez Arndt, une dialectique Nord/Sud, où le Nord
est libertaire et le Sud développe une fâcheuse propension à trop obéir
à l'Eglise et aux Princes. Arndt, par exemple, propose pour la future
Allemagne unie, qu'il appelle de ses vœux, le modèle suédois, modèle
élaboré par une nation homogène, exemple d'une germanité plus
authentique et fort puissante, organisé selon des critères étatiques
solides, depuis les réformes civiles et militaires du Roi Gustav-Adolf
au XVIIième siècle; un roi qui avait voulu devenir le champion du
protestantisme —mais d'un protestantisme organisé et non générateur
de sectes impolitiques, comme les dissidents anglais et les puritains
américains— contre Rome et l'Empire catholique du fanatique Ferdinand
II, qui préférait, disait-il, régner sur un désert plutôt que sur un
pays peuplé d'hérétiques! (On peut parfaitement comparer les réformes de
Gustav-Adolf à certaines créations de Richelieu, comme la mise sur
pied d'une Académie Royale, destinée à organiser le savoir abstrait et
pratique pour consolider l'Etat).
La Sainte-Alliance et Franz von Baader
Pendant
la Restauration, c'est l'Autrichien Metternich qui donne le ton et
tente de forger et d'asseoir définitivement une Europe réactionnaire,
traquant partout tous les résidus de la Révolution française. L'instance
internationale de l'époque est la Sainte-Alliance de 1815
(Grande-Bretagne, Russie, Prusse, Autriche), qui devient la Pentarchie
en 1822 (quand la France se joint aux quatre puissances victorieuses de
1814-15). La Restauration permet l'éclosion d'un romantisme
contre-révolutionnaire, incarné notamment par Franz von Baader. Elle
vise aussi à organiser rationnellement l'Europe sur base des acquis de
l'ancien régime, remis en selle en 1815. Franz von Baader envisage une
Union religieuse des trois confessions chrétiennes en Europe
(protestantisme, catholicisme, orthodoxie), pour s'opposer de concert
aux principes laïcs de la Révolution et pour aplanir les contentieux
qui pourraient survenir entre les composantes majeures de la
Sainte-Alliance. Ce projet est rejeté par les catholiques les plus
intransigeants, qui refusent d'accepter qu'un destin commun les lie aux
protestants et aux orthodoxes. Franz von Baader perçoit la Russie comme
le bastion de la restauration et comme l'ultime redoute de la religion
face au déferlement de la modernité. La “révolution conservatrice” des
premières décennies du 20ième siècle reprendra cette idée,
sous l'impulsion d'Arthur Moeller van den Bruck, traducteur de
Dostoïevski, qui prétendra, dans la foulée, que la Russie avait maintenu
intacts ses instincts anti-libéraux malgré la révolution bolchevique.
De ce fait, aux yeux du conservateur Moeller van den Bruck, la Russie
soviétique devenait un allié potentiel de l'Allemagne face à l'Ouest.
Schmidt-Phiseldeck
Le
diplomate danois au service de la Prusse Schmidt-Phiseldeck prône dans
le contexte de la restauration un autocentrage de l'Europe sur
elle-même —même idée que celle du bloc continental napoléonien mais
sous des signes idéologiques différents— et avertit les nations
européennes contre toute aventure coloniale qui disperserait les
énergies européennes aux quatre coins de la planète, déséquilibrerait
le continent et provoquerait des rivalités d'origine extra-européennes
entre Européens contre l'intérêt même de l'Europe en tant que famille
de peuples, unis par un même destin géographique. Schmidt-Phiseldeck
veut une “intégration intérieure”, donc une organisation structurelle de
l'Europe, et perçoit clairement le danger américain (qui se pointe déjà
à l'horizon). Pour lui, la seule expansion possible de l'Europe est en
direction de l'Anatolie turque et de la Mésopotamie. L'ancienne aire
byzantine toute entière doit redevenir européenne, par la force si
besoin s'en faut et par une union indéfectible de toutes les forces
militaires de la Pentarchie, capables de culbuter les armées ottomanes
dans une campagne de brève durée. On peut dire a posteriori que
Schmidt-Phiseldeck est un précurseur (anti-ottoman) de la ligne aérienne
et ferroviaire Berlin-Bagdad, mais sans hostilité à l'égard de la
Russie.
Autre théoricien de l'époque, Constantin Frantz (cf. Robert Steuckers, «Constantin Frantz», in Encyclopédie des Œuvres philosophiques,
PUF, 1992), critiquera également les expansions coloniales dans des
termes analogues, préfigurant ainsi les thèses de Christoph Steding
(cf. Robert Steuckers, «Christpoph Steding», in Encyclopédie des Œuvres philosophiques,
PUF, 1992), du géopolitologue Arthur Dix et de Jäkh, auteur, pendant la
première guerre mondiale, d'un mémorandum justifiant l'alliance
germano-ottomane dans le sens d'une exploitation commune de l'espace
entre Constantinople et le Golfe Persique. La Guerre du Golfe est
ainsi, à la lumière de ces analyses posées successivement au fil du
temps par Schmidt-Phiseldeck, Frantz, Steding, Dix et Jäkh, une guerre
préventive contre l'Europe, dont la seule expansion possible est en
direction du Sud-Est, comme les principales vagues indo-européennes de
la proto-histoire et de l'antiquité se portaient également dans cette
direction, fondant successivement la Grèce archaïque, l'Empire Hittite,
les Empires perse et mède, les royaumes aryens d'Inde. [ajout d'avril
2000: Le sort de l'Europe se tient par le Sud-Est: la puissance qui
barre la route de l'Europe dans cette direction est celle qui la
maintient la tête sous l'eau, empêche son développement harmonieux.
C'est aujourd'hui, clairement, la stratégie choisie par l'alliance
américano-turque, qui vient de ré-implanter une présence ottomane dans
les Balkans, par Bosnie et Albanie interposées, pour s'opposer aux
pénétrations pacifiques et économiques de l'Allemagne, de l'Autriche,
puissances civiles et industrielles capables de développer les Balkans,
et de la Russie, capable de donner une garantie militaire et
nucléaire à ce projet. Pire, il s'agit d'une stratégie qui conteste à
la Russie sa présence en Mer Noire, ruinant les acquis de Catherine la
Grande].
Görres et l'hegemon allemand
Pour
sa part, Görres, autre théoricien allemand de l'époque de la
Restauration, envisage une Allemagne unifiée et re-catholicisée comme hegemon
de l'Europe, en lieu et place de la France napoléonienne. Cette
Allemagne serait civile et spirituelle et non pas guerrière à la façon
bonapartiste. Elle viserait la paix perpétuelle et serait la puissante
fédératrice par excellence, ayant des frontières communes avec toutes
les autres nations européennes. Le destin géographique de l'Allemagne,
la multiplicité de ses voisins, en font la fédératrice de l'Europe par
destin géographique. L'universalité (ou la catholicité au sens
étymologique du terme) de l'Allemagne provient justement de la simple
existence bien concrète de ces voisinages multiples et diversifiés,
permettant à l'intelligentsia allemande de jeter en permanence un regard
varié et pluriel sur les événements du monde, sans vouloir les biffer à
l'aide d'une idéologie toute faite. Elle seule peut intégrer, assimiler
et synthétiser mieux que les autres, grâce à cette proximité
territoriale et physique pluri-millénaire.
Leopold
von Ranke, historien nationaliste allemand, développe, quant à lui,
une vision plus romano-germanique de l'Europe, d'essence chrétienne. Il
évoque un “génie occidental”, contrairement à von Baader qui valorise
la virginité russe face au déclin rationaliste de l'Ouest. Pour von
Ranke, l'Orient est “sombre folie”, car ni l'Etat ni l'Eglise n'y
pénètrent au fond du peuple. L'Occident, pour lui, est le système le
plus parfait. Ce système est l'élu de Dieu sur la Terre. Ranke est donc à
l'origine des options occidentalistes du nationalisme allemand
ultérieur.
Constantin Frantz et l'équilibre pentarchique
Constantin
Frantz s'oppose à trois forces politiques majeures, actives dans les
Etats allemands de son époque: l'ultramontanisme, le particularisme
catholique en Bavière, le national-libéralisme prussien (et, partant, le
capitalisme). Ces forces politiques sont centrifuges, maintiennent la
division de l'ensemble mitteleuropéen, parce qu'elles raisonnent en
termes partisans et fractionnistes. Pour lui, le Reich moderne, le
Reich à venir après l'abrogation en 1806 du Reich historique sous la
pression napoléonienne, devra s'étendre à toute l'Europe centrale (la
“Mitteleuropa”) et se donner une organisation fédéraliste, tenant compte
des diversités de notre continent. L'équilibre européen, pour Frantz,
doit rester pentarchique et centripète dans le cadre géospatial
européen. Toute extraversion colonialiste est un danger, si bien qu'à
ses yeux, l'Angleterre n'est plus une nation européenne mais un empire
maritime en marge du continent; la France a, elle aussi, cessé d'être
pleinement européenne depuis qu'elle a pris pied en Algérie et en
Afrique: elle devient une nation eurafricaine qui l'éloigne a fortiori
des problèmes spécifiquement européens et la distrait des tâches
structurelles dont le continent a fortement besoin, au moment où
l'accroissement de la population et l'industrialisation impliquent un
changement d'échelle et impulsent un volontarisme et une imagination
politiques pour que les sombres prévisions de Malthus ne deviennent pas
le lot inéluctable des grandes masses déracinées, urbanisées et
prolétarisées. La politique sociale de Bismarck et le socialisme de la
chaire seront des réponses à ce défi.
L'extraversion colonialiste
Frantz
critique sévèrement l'Angleterre et la France, puissances ayant au
préalable commis le péché d'extraversion, pour avoir fait la Guerre de
Crimée contre la Russie. Elles se sont ainsi opposées à un Etat
constitutif de la Pentarchie européenne au profit d'un Etat qui n'en
faisait pas partie (l'Empire ottoman), ce qui, pour Frantz, constitue
une entorse très grave à l'esprit d'unité de la Sainte Alliance, censée
apporter une paix définitive en Europe, de façon à faire de celle-ci un
bloc civilisationnel cohérent et solide, s'étendant de l'Atlantique au
Pacifique. La Guerre de Crimée aliène la Russie vaincue par rapport au
reste de l'Europe, car une violente réaction anti-occidentale,
entraînant l'Allemagne et l'Autriche neutres dans cet opprobre, se
constitue et se consolide chez les intellectuels russes. Ceux-ci ne
pardonnent pas aux autres Européens cette trahison abjecte de la
Russie, qui s'était longuement battue pour l'Europe en libérant la rive
nord de la Mer Noire et le Caucase du joug ottoman entre 1750 et 1820.
L'Allemagne
en gestation et l'Autriche deviennent, quant à elles, des empires sans
espace, coincés entre des puissances disposant de vastes étendues
extra-européennes, centre-asiatiques ou sibériennes. A elles seules
incombe désormais la tâche d'organiser en autarcie, comme il se doit,
la portion d'Europe qui leur reste, mais sans pouvoir étendre ce
principe constructif d'organisation structurelle et territoriale aux
marges occidentales et orientales de notre sous-continent. L'Europe
est dès lors dangereusement déséquilibrée et déstabilisée. Les guerres
inter-européennes deviennent possibles, y compris pour régler des
problèmes extra-européens, survenus dans les espaces colonisés. La
Guerre de Crimée porte en germe l'horrible tragédie de 1914-1918.
Ernst von Lasaulx
Pour
Ernst von Lasaulx, professeur de philologie classique à Würzburg et
Munich, les diplomates européens doivent reconnaître les forces à
l'œuvre hic et nunc sur le continent, et répondre à la
question: «Où nous trouvons-nous aujourd'hui dans le flux de
l'histoire?». Seule cette interrogation permet de faire des projets
cohérents pour l'avenir. Elle implique que l'homme d'Etat sérieux et
efficace doit connaître le maximum de faits historiques (sinon, la
totalité!), car tous ont une incidence, même fortuite, sur la structure
du présent. L'avenir ne se construit que par recours au passé, à tout
le passé. Celui qui l'ignore, ou le connaît mal, ou le connaît à travers
le filtre d'images propagandistes, est condamné à faire des essais et
des erreurs, à procéder par tâtonnements voués à l'échec. Catholique
d'origine, influencé par Baader, Lasaulx est surtout un mystique
germanique et un "pansophique". Dans cette optique, la vraie religion
des époques historiques fortes, est expression de la vie, de la
vitalité. En Europe, régulièrement, par cycles, des "peuples jeunes" ont
régénéré les peuples vieillissants. Lors de l'effondrement de l'Empire
romain, ce rôle a été dévolu aux Germains. Pour Lasaulx, les Slaves
(surtout les Russes) prendront le relais. Ils seront le "Katechon" de
l'Europe qui, sans eux, s'engloutirait dans la décadence, accentuée par
les idées occidentales et françaises.
Conclusion :
Les
visions d'Europe de l'époque napoléonienne et de la Restauration
conservent une pertinence politique certaine; elles expliquent des
permanences et des lames de fonds. La connaissance de ce dossier
demeure à nos yeux un impératif de "sériosité" pour les hommes d'Etat.
Notre
exposé contient sept idées majeures, toujours actuelles, qu'il faut
toujours garder en tête quand on pense ou on veut penser l'Europe, comme
espace de civilisation cohérent:
1.
L'espace s'étendant des Pays Baltes à la Crimée doit être organisé
selon des modalités propres sans hostilité au reste de la Russie
(Herder).
2.
L'Europe est une diversité (et le restera). Cette diversité est source
de richesse, à condition qu'on l'harmonise sans la stériliser (Herder).
3.
L'opposition Terre/Mer reste une constante de l'histoire européenne
(Theremin, d'Hauterive) et, dans le concert des peuples européens, la
France oscille entre les deux, car elle est capable d'être tantôt une
puissance navale, tantôt une puissance continentale. Carl Schmitt et
Karl Haushofer sont les héritiers intellectuels de Theremin et
d'Hauterive. Dans les années 60 de notre siècle, Carl Schmitt a
toutefois tenu compte d'un changement de donne stratégique et
technologique, avec la puissance aérienne et la maîtrise des espaces
circum-terrestres.
4.
L'idée de Baader de forger une Union religieuse et de dépasser, de ce
fait, les clivages confessionnels bellogènes, reste un impératif
important. Les guerres inter-yougoslaves de 1991 à nos jours montrent
clairement que les confessions ne sont pas neutralisées, qu'elles
conservent une potentialité conflictuelle certaine. Pour nous, reste à
savoir si les christianismes officiels peuvent apporter l'harmonisation
du continent ou s'il n'est pas légitime, comme nous le pensons, de
retourner aux valeurs pré-chrétiennes, pour donner un socle plus sûr à
notre espace civilisationnel.
5.
Avec Schmidt-Phiseldeck, force est de constater que la présence
ottomane est une anomalie à l'Ouest de l'Egée et du Bosphore, empêchant
notre continent de se "vertébrer" définitivement [ajout d'avril 2000:
Toute présence ottomane dans les Balkans interdit aux Européens
d'organiser le Danube. L'objectif des Ottomans était de contrôler ce
grand fleuve, au moins jusqu'à Vienne, la "Pomme d'Or". Ce projet a
échoué grâce à la résistance héroïque des milices urbaines de Vienne,
des armées impériales, hongroises et polonaises. Ce projet a failli
réussir à cause de la trahison des rois de France, François I et Louis
XIV].
6.
Görres et Frantz ont théorisé clairement la nécessité de conserver à
tout prix la cohésion du centre de l'Europe. Cette nécessité
géographique doit être la base concrète d'une renaissance du
Saint-Empire.
7.
L'extraversion coloniale a ruiné l'Europe et importé en Europe des
conflits dont l'origine était extra-européenne. L'Europe doit d'abord
s'auto-centrer puis organiser sa périphérie, par la diplomatie et un
dialogue inter-civilisations.
Ces sept recettes méritent d'être méditées.
Robert STEUCKERS. http://robertsteuckers.blogspot.com/
(Extrait d'une conférence prononcée à l'Université d'été de "Synergies Européennes", Lourmarin, 1995).
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