jeudi 27 mars 2008

Les francs-maçons de la Collaboration

Dans le déluge de l'édition, devenue une industrie de masse qui publie tout et de préférence n'importe quoi, voici un livre rare, curieux, important, mystérieux, dont je parierais bien qu'on ne parlera pas beaucoup.
Il s'intitule Contribution à l'histoire des francs-maçons sous l'Occupation. Si neutre qu'il se veuille, ce titre suffira à organiser le silence.
Ce livre - ou, pour mieux dire, ce dossier - est signé Argus. Ainsi en a décidé un discret« collectif de chercheurs soucieux de contribuer à une meilleure connaissance de notre histoire nationale », précise un éditeur qui avance aussi masqué que les auteurs.
L'ouvrage est en effet autoédité par Argus, ce géant qui avait cent yeux dont cinquante toujours en éveil; ce qui ne l'empêche pas d'avoir la tête coupée par Mercure, pour la plus grande gloire des paons.
On ne connaît avec certitude que le diffuseur: M. Jean Auguy, le fondateur et président de la remarquable Diffusion de la Pensée française de Chiré-en-Montreuil. Essayons pourtant d'éclairer un peu ce prudent brouillard. A plusieurs reprises, ici et là, j'ai cru reconnaître la plume, les techniques, les méthodes, les connaissances d'Henry Coston, la mémoire de la Droite nationale. Il est vrai qu'Argus le met beaucoup à contribution. On trouve même de longs passages de ses Souvenirs, encore inédits. C'est dire tout de suite l'intérêt de cette Contribution.
Dès la première page, l'esprit de l'entreprise est défini. « C'est une contre-vérité de répéter que les occupants ont persécuté les membres des sociétés secrètes que le gouvernement venait de dissoudre. Ainsi que le déclarait un jour à son juge d'instruction l'un des spécialistes des sociétés secrètes, traduit en cour de justice : - « Il y eut plus de francs-maçons dans la Collaboration que dans la Résistance. »
Plus? Peut-être pas.
Mais il y en eut. Et beaucoup. Comment aurait-il pu en être autrement quand on apprend que l'homme auquel Hitler confia la responsabilité de la politique allemande en France, Otto Abetz, était franc-maçon.
Avant la guerre, alors qu'il vivait à Paris où il s'était marié avec une Française, secrétaire de Jean Luchaire, Otto Abetz fréquentait la Loge Gœthe, de la Grande Loge de France.
Beaucoup de ses amis français étaient franc-maçons, tels André Weil, dit Weil-Curiel, qui appartenait à la gauche socialiste du F :. Marceau Pivert et à la Loge L'Union des Peuples.
C'est à un franc-maçon, Kaltenmarken, dit Stavnik, appartenant à la Loge Thélème, qu' Abetz confia la direction de la feuille d'information de l'Ambassade : Les Nouvelles continentales, distribuée dans les administrations, les salles de rédaction, les cercles officiels.
Abetz favorisa la création de journaux où l'inspiration maçonnique était sensible, comme L'Atelier dont le rédacteur en chef était le F :. Marcel Lapierre ; comme Le Rouge et le Bleu, de l'ancien député socialiste, ministre du Front populaire et futur maître à penser de Jacques Chirac : Charles Spinasse, orateur en Loges; comme Germinal, dont le directeur politique, le F :. Paul Rives, était un ancien député socialiste, membre du Grand Orient, et dont l'un des plus éminents collaborateurs se nommait Robert Jospin, père de l'actuel ministre de l'Enseignement.
Otto Abetz favorisa la mainmise maçonnique sur une partie de la presse collabo. Le directeur général du Paris-Soir «allemand» était Eugène Gerber, un Alsacien, membre de la Loge Thélème et le directeur de la rédaction: Jacques Le Brède, Loge La Clémente amitié, la loge de Jules Ferry. Collaboraient au Paris-Soir de la collaboration: le dessinateur Raoul Guérin, le père du célèbre Toto, Loge Art et Science; l'écrivain Jean-Joseph Renaud, vieux maçon du G :.0 :. ; le professeur René Martel, des Philanthropes réunis, qui rédigeait le billet quotidien de première page.
Le Monde de l'Occupation s'appelait Les Nouveaux Temps. Son directeur était Jean Luchaire, l'ami personnel d'Abetz, nous l'avons vu, briandiste zélé des années 30, orateur en Loges. Il était entouré de nombreux maçons. Guy Zuccarelli, le rédacteur en chef, avait appartenu à la Loge Comte de Saint-Germain; Emile Roche, auteur de chroniques économiques remarquées, pointait à la Loge Les Amitiés Internationales : Tournaire, dit Renaitour, à la Loge Francisco Ferrer, Brunet à la Loge Pythagore, Barthélémy Montagnon, à la Loge L'Expansion Française.
Beaucoup d'autres journalistes des Nouveaux Temps collaboraient également à L'Oeuvre ou à La France socialiste, comme Eugène Frot, député, ancien ministre de l'Intérieur le 6 février, Loges Etienne Dolet, les Fervents du Travail, Aristide Briand (dont il avait été le co-fondateur) ; François Chasseigne, ancien communiste, ancien socialiste, député ayant voté les pleins pouvoirs au Maréchal, Loge La Gauloise de Châteauroux ; Emile Perin, Loge L 'Humanité, René Château, Loge L'Union Parfaite.
En revanche, La Libre Parole ne fut pas autorisée à reparaître. Georges Dangon, vieux républicain, franc-maçon (Loge Thélème), l'un des principaux imprimeurs de Paris, a raconté la scène:
« Les ouvriers faisaient les ultimes corrections avant le tirage lorsqu'un coup de fil des autorités allemandes me donna l'ordre d'arrêter et m'interdit de sortir La Libre Parole.
Le lendemain, des Allemands vinrent s'assurer, ce qu'ils ne faisaient jamais en cas d'interdiction, que la composition serait détruite. Elle le fut en leur présence. »
« On apprit plus tard, raconte Coston dans ses Souvenirs, que l'ordre avait été donné par l'ambassade d'Allemagne, agissant sur instructions formelles d'Otto Abetz.»
Pour ceux qui douteraient du témoignage de Georges Dangon et le croiraient de complaisance, rappelons qu'il avait été l'imprimeur de L 'Humanité et que c'est chez lui, en août 1944, que les représentants de la presse clandestine se partagèrent les imprimeries.
Un des partis parisiens les plus ardemment collaborationnistes, le RNP (Rassemblement National Populaire, chef Marcel Déat), était un refuge de francs-maçons. Le vice- président du RNP, membre de la Commission permanente (sorte de bureau politique) se nommait Maurice Le Villain. Conseiller municipal socialiste de Paris, conseiller général de la Seine, il avait été initié à la Loge Clarté et appartenait à la Loge Les Frères Unis Inséparables, de l'Orient de Paris. Je l'ai connu. C'était à la prison de Fresnes, dans l'hiver 44-45. Imaginez. Un colosse, avec des mains d'étrangleur, qui vous pétrissaient tandis qu'il vous racontait ses malheurs.
- « Tu comprends, môme, toi, tu es un petit cas, quand tu vas sortir, tu auras toute la vie devant toi... Tu seras frais, comme le premier jour ... Tandis que moi : terminé. Fini. Plus dans la course. Tu comprends, môme? »
Je riais. Je croyais comprendre et ne comprenais rien. Il avait passé cinquante balais. J'en avais vingt-cinq. Il était vieux. J'étais jeune. Quand on est jeune, les plus imaginatifs n'imaginent pas. C'est si loin, la vieillesse, si improbable. Ce qu'on est bête quand on se croit intelligent. Nous étions là, au troisième étage, côté nord, à attendre le maton. Maurice Le Villain pleurait sa vie foutue sur ses moustaches en accroche-cœur. On disait qu'elles avaient beaucoup servi. C'était un gros dévoreur. Il paraît que le signe de détresse l'a sauvé du pire. On le donnait parti pour les gadins, les chaînes, la bure, le viandox dans le matin blême, l'adieu aux copains, dans le silence-béton où la voix rebondit comme le ricochet sur l'eau noire et où le curé psalmodie, livide, la sueur au front malgré le froid, tout juste capable de vous recommander à Dieu mais pas à l'adjudant. Lui, Maurice Le Villain, les années 50 le revirent ressurgi des taules, frétillant dans les obédiences, avant la fin définitive celle-là, honorable, au cœur des familles déchirées mais toutes vêtues de noir? et humanistes, ne l'oublions pas.
Je dérape. Me voici dans les souvenirs, éparpillé et pas convenable. Le remember, c'est mauvais quand on fait dans la recension de bouquins. Je démarrais, classique, en commentateur sérieux d'un ouvrage d'histoire. Pardon, Argus ! les images, les odeurs, les voix ont été plus fortes que l'écrit. Même quand on est sorti des prisons, on en demeure prisonnier. Le passé revient. Le passé remonte. Je chronique. Tout à l'heure, j'ai cité François Chasseigne. J'ignorais qu'il fut frangin. Je le revois, à Fresnes, au quatrième, dans sa cellule qui faisait l'angle, au coin nord-est. Il est assis sur une chaise, tes bras sur le dossier . Avec ses cheveux coupés ras, ses yeux clairs et proéminents, son nez fort, sa nuque et sa mâchoire solides, il ressemble à un Eric von Stroheim berrichon. Un médecin (le Dr Ménétrel sauf erreur) lui arrose l'épaule d'un produit antirhumatismal en lui enfonçant dans l'omoplate l'aiguille d'une seringue longue d'un doigt. Chasseigne ne bronche pas. Je suis venu lui proposer un plan d'évasion. Sa cellule est la seule qui permet, sans trop de difficultés, d'atteindre un chemin de ronde. Le médecin parti, il refuse ... Quelques jours plus tard, je suis descendu pour trois mois au secret, en haute-surveillance, dans le quartier des condamnés à mort. Mon plus proche voisin est Ferdonnet, le traître de Stuttgart. Pour un speaker, c'est un comble: il bégaye. Pas long temps. Quarant-huit heures plus tard on l'emmène à Montrouge.
- « A... dieu »; crie-t-il.
Il ne devait pas être maçon.
Fin des souvenirs. Rideau. Retour au sujet. Parmi les hauts cadres du RNP on trouvait encore Barthélémy Montagnon, Loge L'Expansion Française, déjà cité ; le n° 3 de la CGT, derrière Léon Jouhaux et René Belin : Georges Dumoulin, Loge Les Egaux, qui se convertira au catholicisme et rejoindra Madiran à Itinéraires, et aussi celui qui fut, sans doute, le chaînon le plus important entre la franc-maçonnerie et Marcel Déat : Paul Perrin, ancien député de la Seine, qui dirigeait avec Eugène Schueller (le PDG de L'Oréal Monsavon), le Comité d'Action Economique du RNP et son bulletin de liaison : Petites et Moyennes Entreprises.
Eugène Schueller, qui inventa « l'impôt sur l'énergie », avait été initié à la F :. M :. en 1910. Il s'en était éloigné. On l'avait retrouvé à la Cagoule puis au MSR (Mouvement Social Révolutionnaire). A la Libération, il confia son magazine Votre Beauté à un jeune loup aux dents longues et traversa sans encombre la mer noire de l'Epuration. Le jeune loup pourrait expliquer comment. Il vit encore. Il s'appelle François Mitterrand.
Perrin, en revanche, était un frère en pleine activité. Il appartenait à la Loge La Philosophie positive de l'Orient de Paris et au conseil de l'Ordre dont il fut le secrétaire. Pendant l'Occupation, il participait à de nombreuses réunions de francs-maçons, importants, qui se tinrent au café Victor, place de la Bastille. A la Libération, à l'encontre de son frère réuni et inséparable Maurice Le VilIain, Paul Perrin n'eut à connaître ni la prison de Fresnes, ni d'autres lieux, moins agréables encore.
Ainsi le voulaient le temps et les injustices de la justice épuratrice. Je ne sais ce qu'en pense Henri Amouroux. Pour ma part, mon siège est fait. A dossiers comparables, les maréchalistes venus de la droite et de l'extrême-droite, de L'Action française, du PPF, du PSF, des Francistes, des organisations catholiques et nationalistes, ont été beaucoup plus sévèrement frappés par les Cours de justice que ceux qui venaient de la gauche socialiste et radicale-socialiste, des milieux pacifistes et libertaires, et donc, souvent, du RNP.
Coston écrit dans ses Souvenirs, inédits mais cités par Argus :
«Déat n'était pas maçon: il n'avait jamais été initié aux mystères des Loges, mais il était un ami, un «frère sans tablier» comme on disait. Au cours des années qui précédèrent la guerre, il avait fait dans les Loges au moins dix-sept conférences « en tenue blanche » et ne manquait jamais l'occasion de défendre, la plume à la main ou dans les réunions, les membres des sociétés secrètes dissoutes par le Maréchal. »
Résumons, Marcel Déat - ancien député socialiste - n'était pas franc-maçon, mais il n'était pas hostile à la franc-maçonnerie. Il n'était hostile qu'à ses adversaires: les anti-maçons.
Or, conséquence ou coïncidence, Déat fut le seul personnage politique important de l'Occupation, qui échappa au bagne et aux fusils. Philippe Henriot et l'amiral Platon (entre tant d'autres) furent assassinés. Le premier venait de la Fédération Nationale Catholique; le second avait dirigé le Service des Sociétés Secrètes à Vichy. Doriot fut tué en Allemagne, par un avion inconnu, dans des conditions que certains (tels Saint-Paulien) estiment suspectes. Joseph Darnand, Knipping, Bassompierre furent fusillés. Bucard également. Fusillés aussi Suarez, Brasillach, Paul Chack, Jean-Hérold Paquis. Condamnés à mort mais grâciés : Henri Béraud, Pierre-Antoine Cousteau (le frère du nouvel académicien), Lucien Rebatet. A la réclusion perpétuelle: Charles Maurras: ils n'allaient pas faire de cadeaux au Vieux Maître qui comptait la franc-maçonnerie au nombre des quatre états confédérés.
Tous furent condamnés en vertu de lois rétroactives dues au Grand Maître de la Grande Loge de France, Dumesnil de Grammont. Argus le montre très bien (p. 191).
En revanche, Marcel Déat, après avoir constitué un gouvernement fantôme à Sigmaringen, passa en Italie et s'évanouit dans la nature. Sous le pseudonyme de Claude Varennes, son bras droit, George Albertini, écrivit un livre (Le Destin de Marcel Déat pour se dédouaner et expliquer que son chef avait disparu dans un glacier. En vérité, il avait disparu dans les couvents romains où il vécut avec son épouse après s'être converti. Il mourut, en Italie, muni des sacrements de l'Eglise en 1955, à l'âge de 61 ans, sans que Paris ait mis beaucoup d'acharnement à sa recherche. On peut penser que les connivences jouèrent: avec l'existence d'un Journal que Déat n'avait cessé de tenir durant toute l'Occupation. Il y notait le nom de ses visiteurs et la nature de l'entretien. Ce Journal n'a jamais été publié. Malgré le séquestre, Hélène Déat eut le privilège de percevoir la retraite de parlementaire de son mari. Dans cette terrible époque, ce fut un traitement de faveur.
On serait tenté d'écrire que Georges Albertini en bénéficia aussi. Secrétaire général du RNP, en juillet 1944, il avait réclamé un gauleiter pour la France. Mais tant à L'Atelier qu'au RNP, il s'était montré un anti-antimaçon résolu et virulent. Il ne suivit pas Déat en Allemagne et, dès août 44, il entra en liaison avec Robert Lacoste, fondateur du mouvement Libération-Nord, ancien rédacteur en chef de la Tribune des fonctionnaires, membre du Comité central de la Ligue des Droits de l'Homme, vraisemblablement franc-maçon. Georges Albertini s'en tira avec cinq ans de travaux forcés qu'il fit (en partie), comme vaguemestre, au camp d'Epinal, avant de devenir le conseiller politique de la Banque Worms, de Georges Pompidou et de Jacques Chirac. Quand on sait que les dix-vingt ans de Clairvaux et de Fontevrault se distribuaient à la pelle pour de simples militants du rang, on pourrait donc estimer qu'il fut protégé si...
S'il n'avait pas eu la douleur de perdre son petit garçon qui mourut en prison, en 1944, victime des mauvais soins et des tortures qu'il avait vu infliger à sa mère. Les bourreaux ne devaient pas être franc-maçons.
Contribution à l'histoire des Francs-maçons est un livre si dense, si chargé de tant de révélations et de réminiscences, que je pourrais vous en parler en ajoutant mon grain de sel pendant dix numéros de National Hebdo.
Il vaut mieux vous dépêcher de l'acheter, avant que la première édition ne soit épuisée, à Duquesne Diffusion , 27, avenue Duquesne, 75007 Paris, 296 pages.
Vous ne serez pas déçus.
François Brigneau National Hebdo du 8 au 14 décembre 1988

jeudi 13 mars 2008

Marie-Antoinette nous parle

La publication de la correspondance de Marie-Antoinette comble une lacune dans la bibliographie du XVIII' siècle et de la révolution de 1 789. Elle réjouira non seulement les amateurs d 'histoire désireux de disposer de documents pour éclairer leur jugement, mais aussi ceux qui sont sensibles à cette période de haute civilisation en France et Europe. C'est toute la grâce d'une époque qui revit dans ces lignes.
Peu de personnages de l'histoire de France ont été plus calomniés que Marie-Antoinette. Faut-il la réhabiliter ? Cela se justifierait, puisqu'elle a été jugée et condamnée à mort. Cependant, nous ne sommes pas de ceux qui confient aux tribunaux le soin de définir la vérité historique. L'histoire consiste plutôt à chercher comment les choses se sont vraiment passées.

Marie-Antoinette dans le texte
Et pour connaître Marie-Antoinette, quelle meilleure source que sa propre correspondance? Pourtant, on croit rêver en constatant que c'est la première fois que celle-ci fait l'objet d'une publication intégrale, grâce aux soins d'Évelyne Lever, historienne de valeur, auteur d'ouvrages sur Louis XVI, Louis XVIII, Philippe Égalité, Mme de Pompadour et l'affaire du Collier, sans oublier une biographie de Marie-Antoinette elle-même. Personne n'était donc mieux placée pour éditer et annoter ces lettres qui cependant, pour l'essentiel, parlent d'elles-mêmes.
Mais n'avoir jamais publié cette correspondance jusqu'à aujourd'hui en dit long sur la manière dont on raconte l'histoire en France. Dans leur livre Entretiens sur Louis XVI, M. et Mme Girault de Coursac en citent un autre exemple : lorsqu'ils se rendirent à Londres pour consulter la correspondance des émigrés, classée avec soin par les archivistes britanniques, ils eurent la surprise d'apprendre qu'ils étaient les premiers historiens français à s'y intéresser !
Ces lettres rappellent tout d'abord que celle qu'on a surnommée « l'Autrichienne » écrivait en français. C'est dans cette langue que la reine écrivait à sa mère, laquelle lui répondait de même. Et quelle langue! Avant même l'intérêt historique de ces lettres, leur intérêt littéraire est évident. Tous y est net, élégant, dépourvu de l'affectation et du jargon qui aujourd'hui envahissent tout; les sujets délicats y sont abordés sans détour, mais sans trivialité.

L'éclat de la jeunesse
Ces lettres datent pour les premières de 1770, date de l'arrivée de l'archiduchesse Marie-Antoinette en France pour épouser le Dauphin. Elle a alors 14 ans seulement; elle en a 18 lorsqu'elle monte sur le trône, en 1774, et Louis XVI a alors 20 ans. La derrière lettre date du matin même de son exécution. La reine a alors 36 ans.
Cette extrême jeunesse est d'une grande importance pour comprendre les débuts de la vie conjugale de Louis XVI et Marie-Antoinette. Il ne faut pas l'oublier non plus quand on se rappelle les reproches de frivolité adressés à Marie-Antoinette. La coquetterie n' est-elle pas naturelle chez une toute jeune femme? Cette jeunesse et cette joie de vivre expliquent aussi la grande popularité de la Dauphine et de la jeune reine, et le charme qu'elle exerça sur son entourage.
Dans ses Réflexions sur la révolution de France, Edmund Burke raconte comment il rencontra la dauphine à l'occasion d'un voyage en France en 1773 : cette vision, dont il garda un souvenir ébloui, est l'un des passages les plus célèbres de son livre.
L'intérêt des lettres de Marie-Antoinette, pour comprendre son rôle historique et le déroulement des événements, est évident. Elles sont ici complétées par les réponses de ses correspondants, lorsqu'elles sont parvenues jusqu'à nous, et des lettres du comte de Mercy, ambassadeur d'Autriche en France, à l'impératrice Marie-Thérèse. Mais on retrouve aussi toute l'atmosphère d'une époque. Il ne s'agit guère des détails de la vie quotidienne (le goût des détails matériels et du pittoresque n' appartient pas au XVIIIe siècle), mais de la manière d'envisager la vie.

Le devoir et l'amitié
L'une des choses les plus frappantes est de voir cette femme, et cette très jeune femme, plongée dans un siècle où légèreté des mœurs et théories fumeuses vont de pair, aussi consciente des devoirs qui lui incombent: devoirs de femme, d'épouse, de mère, de princesse, de reine, de chrétienne. "Vous pouvez bien croire que je sacrifie toujours tous mes préjugés et répugnances, tant qu'on ne me proposera rien d'affiché et contre l'honneur", écrit-elle à sa mère (elle a alors 16 ans).
On ne trouvera jamais dans ces lettres l'esprit superficiel, ricaneur et méchant qui infeste la correspondance de Voltaire, qui passe pour le plus grand épistolier de son époque. C'est un autre XVIIIe siècle, mesuré et fidèle, qui apparaît au contraire dans les lettres de Marie-Antoinette.
La dernière de ces lettres est la plus pathétique, et elle n'est pas la moins belle. Elle fut adressée à Madame Élisabeth, sœur de Louis XVI, à laquelle d'ailleurs elle ne parvint jamais. "Je viens d'être condamnée, écrit-elle, non pas à une mort honteuse, elle ne l'est que pour les criminels, mais à aller rejoindre votre frère. Comme lui innocente, j'espère montrer la même fermeté que lui dans ses derniers moments." Parlant de ses enfants, elle demande à sa belle-sœur de leur rappeler "que les principes et l'exécution exacte de ses devoirs sont la première base de la vie, que leur amitié et leur confiance mutuelles en feront le bonheur". Devoir et amitié : ce sont des préceptes que tous les parents pourraient transmettre à leurs enfants.
Marie-Antoinette, Correspondance (1770-1793), texte établi et présenté par Évelyne Lever, Tallandier, 910 p.
Pierre de Laubier: Français d'Abord octobre 2005·

mardi 11 mars 2008

ON L'APPELAIT L'ALGÉRIE FRANÇAISE

« IMAZIGHEN ma-chi d'Arab. » Les Berbères ne sont pas des Arabes, dit une vieille chanson kabyle de la région de Tizi-Ouzzou. Viendra d'ailleurs le temps où les égorgeurs orientaux qui règnent à Alger auront à s'en rendre compte. Un sourire kabyle ne fait pas forcément le printemps ...

Dans Tradition et civilisation berbères (1), le professeur Jean Servier révèle les secrets de la vie quotidienne des Berbères, colonisés puis asservis, malgré une résistance farouche, par les cavaliers musulmans venus d'Arabie.

« Notre avenir, écrit Jean Servier, ne se construit que sur la connaissance et la fierté du passé. Ce ne sont pas des survivances que j'ai essayé de décrire ... J'ai recueilli pendant sept ans, au cours de longues étapes à pied et à mulet, parfois à cheval, les traditions que connaissaient les hommes de quarante ans : ceux qui ont le droit de parler aux assemblées de village ou de la fraction. Eux-mêmes n'acceptent que ce qui a trait à leur village et considéraient comme impoli de parler du village voisin alors qu'ils y connaissaient un vieillard qui seul avait le droit de parler s'il le jugeait opportun. De là la nécessité de « voyager pour s'instruire » comme cela se faisait autrefois. »

On peut suivre Jean Servier dans ce voyage au bout des rites et des traditions : c'est un bon guide.

On peut suivre également Raymond Féry qui vient de publier un livre de souvenirs : Médecins chez les Berbères (2). Né en Algérie, Raymond Féry a été nommé médecin de colonisation à Arris en 1937. Il a donc vécu quotidiennement avec les populations chaouïa de l'Aurès, pénétrant les foyers et les âmes. En 1940, il fut muté en Kabylie où il exerça pendant six ans.

Dans sa préface, le professeur Pierre Goinard note : « Raymond Féry, avec la sympathie d'une coexistence de tous les instants, parlant l'arabe depuis son enfance et ayant appris la langue berbère, observe mieux encore qu'un ethnologue, les mœurs autochtones, respectées par les Français, inchangées depuis la plus haute antiquité. N'a-t-il pas opté pour les deux bastions de l'Aurès et de la Kabylie, où les Berbères peu ou pas arabisés, demeurent farouchement attachés à leur identité, au point que beaucoup, surtout les femmes, sont uniquement berbérophones. »

Les choses, hélas, se précipitent: dans les plus petits villages de Kabylie les instituteurs arabes, fanatiques et bornés, s'appliquent à tuer les Imazighen, les « hommes libres ». les Kabyles sont un peuple qu'on assassine dans l'indifférence totale des professionnels des droits de l'homme.

Dans un récent ouvrage qui fait déjà figure de référence obligée, La guerre d'Algérie, Pierre Montagnon disait la fin tragique de notre Algérie française. Avec son nouvel ouvrage, La conquête de l'Algérie (3), il en retrace l'histoire à une époque où les termes « Algérie » et « Algériens » n'existaient pas. L'intérêt _tout l'intérêt de ce livre c'est qu'il balaie vigoureusement l'imagerie d'Epinal qui est inévitablement créée autour des guerres de conquête. Montagnon ne s'attache qu'à la réalité des faits. Disons-le clairement: c'est un travail d'historien à l'anglaise. C'est-à-dire objectif. Sans complaisance. Un livre d'adulte pour les adultes.

Mais, au moment même où j'écris ça - sereinement - je termine le livre du capitaine M.L. Leclair: Disparus en Algérie (4). Et la colère, la méchante rabia comme on disait là-bas, me reprend. Il y eut la conquête de l'Algérie et la guerre d'Algérie si bien racontées par Montagnon. Il y eut les semaines qui précédèrent et suivirent l'indépendance.

Dès 1963, le bilan pouvait être dressé: des milliers de personnes, hommes, femmes, enfants, chrétiens, habiroux, musulmans, avaient disparu. Souvent, les vengeances et les enlèvements s'étaient exercés sous les yeux des troupes françaises qui avaient reçu l'ordre de ne pas bouger - et qui respectèrent scrupuleusement cet ordre ...

Mais tout le monde savait que les « portés disparus » n'avaient pas tous été assassinés et qu'ils servaient d'esclaves dans les casernements FLN ou les garnisons du bled. Combien d'entre ces martyrs sont encore vivants aujourd'hui? Et dans quel état? D'après le capitaine Leclair, il y aurait en Algérie 3 000 Français « en possibilité de survie ». Il n'y a pas si longtemps, en effet, on nous signalait des camps où survivaient des prisonniers français ... « Nous voulons que ce livre, écrit Leclair, soit la clameur de nos frères disparus. »

Alain Sanders : National Hebdo du 17 au 24 avril 1986
(1) Ed. du Rocher. 510 pages.
(2) Ed. de l'Atlanthrope. 260 pages.
(3) Pygmalion. 460 pages. .
(4) Jacques Grancher. 260 pages.

samedi 1 mars 2008

Vision chrétienne de la patrie



Dans certains milieux, christianisme et patrie, catholicisme et patrie, paraissent être des réalités qui ne peuvent pas être juxtaposées.
Nombreux sont ceux qui se demandent si un chrétien peut être en même temps patriote. L’amour de la patrie serait-il une forme d’égoïsme, quelque chose qui nous empêcherait de vivre l’universalité du catholicisme ? Le catholique étant universel, il se doit d'être ouvert à tous les hommes, de les aimer tous, même ses ennemis.

Un chrétien peut-il être patriote ?
C’est d’abord à cette difficulté qu'il faut répondre. D'autant que cette objection ne se présente pas seulement dans les milieux catholiques.
Tout au long des deux dernières décennies, l'internationalisme, l’universalisme utopique, s’est répandu dans différents milieux. Il y a quelques années, Mgr Blanchet, directeur de l’Institut Catholique de Paris, posait déjà la question lors d’une conférence sur le thème de "Patrie et Catholicisme". Sa thèse était la suivante : pour les "modernes", la patrie n’est qu’une structure archaïque et périmée.
Cette thèse, adoptée par certains théoriciens catholiques dits "modernistes", est le produit d’une anarchie sentimentale, d'une inconsistance doctrinale qui n'a rien à voir avec ce qui lui sert d'argumentation psychologique : la charité.
Mais le catholicisme n’est pas un idéalisme sans charité, ni un sentiment sans fondements précis.
Et cette idée de la nécessaire disparition des patries pour un plus grand développement du christianisme débouchera en fait sur un ensemble d’hommes sans héritage, d’individus sans caractères concrets, spécimens impersonnels d’une humanité anonyme. Cet idéal humain sera celui d’un vaste camp de personnes déplacées, indéfiniment déplacées, une immense organisation d’apatrides, cet idéal ne cache qu’une pudeur pharisaïque, un pédantisme distant qui empêche de voir combien est grande la désolation de tout être privé de patrie.
Mgr Blanchet posait le problème en même temps qu'il y répondait. Cette question a également été soulevée en Argentine par Mgr Enrique Rau, qui fut évêque de Mar del Plata et l’un des grands théologiens qu’a eu l’épiscopat argentin.
Mgr Rau écrivait déjà en 1952 un article sur la théologie de la patrie, publié dans la revue de théologie du séminaire de Mar del Plata. Dans cet article il posait ainsi le problème : "Nous sommes en présence d’un fait alarmant : le sens de la patrie s'affaiblit dans le monde entier. Comment nous étonner de ce phénomène ? Le sens de la patrie suppose l’existence du sens de la tradition vivante, le sens du sacré, et le sens de Dieu. Un monde qui se laïcise perd peu à peu tout sens de l’humain et du divin. Dans un monde qui dédaigne, ou même méprise, la mission sacrée du père de famille, qui ne valorise pas la paternité, image visible de la paternité de Dieu, peut-on parler de respect de la patrie ?".
Aujourd’hui, la notion même de patrie est remise en question. Précisément, dans un monde sécularisé qui perd le sens du sacré, qui perd le sens de la paternité humaine et surtout de la paternité divine, c’est le concept même de paternité qui est en pleine déréliction.
Mgr Rau pose alors cette interrogation : "Le monde moderne prétend découvrir le sens de l’universel. Par ailleurs, la charité nous demande d’aimer tous les hommes, amis ou ennemis, compatriotes et étrangers. Alors se pose le problème qui est abordé par de nombreux groupes d’intellectuels : devons-nous voir dans la notion de patrie un concept médiéval, devenu trop étroit pour notre XX° siècle qui a une conscience plus large due au fait des Nations Unies ? Ne devons-nous pas voir dans l’amour de la patrie un égoïsme que réprouve la morale ? En un mot, un vrai chrétien peut-il pratiquer le culte de la patrie ?".
La première des réponses à cette question essentielle nous est offerte par Mgr Rau lui-même: "Les théologiens et les pontifes, surtout ces derniers temps, nous ont donné des enseignements très clairs et nous ont prévenus contre certaines déviations, il est bon de rappeler leur doctrine : le culte de la patrie est un acte de vertu, de piété, subordonnée à la vertu de la religion, principe de vie et représentante de Dieu pour nous gouverner, non dans un sens métaphorique ou romantique, mais dans le sens propre que précise Saint Thomas et après lui tous les théologiens dans l’étude de la vertu de la justice et de la religion".
Et plus loin il nous dit : "Il est impossible de nier la source religieuse de ce culte et son lien étroit avec le vrai culte de Dieu. Source religieuse naturelle dont eurent conscience les peuples anciens, fidèles aux prescriptions de la loi morale comme l’a exprimé Pie XI et a fortiori source surnaturelle pour nous chrétiens. La référence à Dieu, pour implicite qu’elle soit, est indéniable chez celui qui honore sa famille nationale comme il honore ses parents. Cette piété est une protestation d’amour. Jésus-Christ ne nous commande-t-il pas d’aimer ceux qui sont les plus proches ? Amour de préférence, non exclusif, amour qui doit être lié à l’amour de l’humanité et à l’amour de la patrie céleste", et il cite cette phrase définitive de Saint Pie X : "Si le catholicisme était ennemi de la patrie il ne serait pas une religion divine" et Mgr Rau en fait le commentaire suivant : "S’il existait une opposition entre les deux patries, il faudrait en rejeter la faute sur l’Eglise".

Amour de la patrie et universalisme
Quelle est l’origine de cette tentation universaliste ? Elle part précisément d’une utopie qui considère l'homme en général, comme élément individuel d'une entité qui serait l'humanité. Joseph de Maistre ironisait sur cet universalisme utopique : "il n’y a pas des HOMMES dans le monde; durant ma vie j’ai vu des Français, des Italiens, des Russes. Je sais même grâce à Montesquieu que l’on peut être Persan, quant à l’HOMME, je déclare ne l’avoir jamais rencontré et s’il existe je l’ignore".
De fait, l’homme abstrait, l'homme universel, l'Humanité, avec un H majuscule, n’existent pas. C’est une abstraction, une utopie, qui arrachent les racines de nos amours concrètes. L'amour de l’Humanité commence concrètement par l’amour de cette Humanité qui est la plus près de nous, la plus prochaine, l’amour de la famille, de ceux qui nous sont unis par l’amour de la patrie.
Il est facile d’aimer cinq à six cent millions de Chinois que l'on ne connaîtra jamais. Il est beaucoup plus difficile d’aimer celui qui est à côté de vous, celui qui est lié à vous par des liens d’obligations, de sang, de travail. Et c’est précisément par là que doit commencer l’amour.
Dans les utopies universalistes, l’amour se dilue dans l’universel et l’abstrait, il cesse d’être l’amour de cette réalité concrète dans laquelle, par volonté divine, nous devons vivre.
L’homme est lié à la réalité, à sa propre réalité ontologique, à son environnement social, à sa famille, par une nécessité de son être.
L’amour commence à exister dans certaines coordonnées spatio-temporelles : nous naissons dans un certain endroit du monde et à un certain moment dans le temps. Le Christ lui-même n’a pas échappé à cette loi, en naissant à un moment déterminé de l’histoire et en venant au monde comme membre d’une race, comme membre d’une nation déterminée, concrète, avec ses propres caractéristiques.
Notre union à la société commence par là, par cet environnement que nous n’avons pas choisi, mais dans lequel Dieu nous a mis et dans lequel nous devons remplir notre mission.
Le Père Raimundo Faniber (2), dans son ouvrage "Patriotisme et chrétienté", écrit : "Il est peu fréquent que l’homme trouve une plus grande harmonie et unité que lorsqu’il est dominé par une passion patriotique droite et juste qui le fait vivre et être tout entier pour un idéal qui embrasse la totalité de son être et de son environnement".
Incarnation de l'amour
L’amour a besoin de se donner, de sortir de lui-même, de vaincre son égoïsme; en un mot, de se perdre pour se retrouver, de se renier pour arriver à être.
Au-delà de la dimension intime, personnelle, la famille et la patrie constituent les voies les plus proches, les plus normales par lesquelles l’amour développe sa personnalité, et il réalise le don de lui-même et par là en fait quelque chose qui le dépasse.
Sans famille, l’amour est théologiquement stérile. Sans une communauté qu’il sert et où il vit, l’homme devient spirituellement stérile. Il n’y a pas de maturité chez l’homme tant qu'il n’y a pas une communication communautaire.
"Dulce et decorum est pro patria mori". Dans l'encyclique "Sapientiae Christianae" (1890), le Pape Léon XIII, l’initiateur des grandes encycliques de la doctrine sociale, affirme : "l’amour surnaturel de l’Eglise et l’amour naturel de la patrie procèdent du même et éternel principe. Tous les deux ont Dieu pour auteur et pour cause première; d'où il suit qu'il ne saurait y avoir entre les devoirs qu'ils imposent de répugnance ou de contradiction".
D’où il s’ensuit qu’il ne peut y avoir contradiction entre les deux obligations. La même encyclique nous dit que par une loi de la nature il nous est commandé expressément d’aimer et de défendre la patrie où nous sommes nés, où nous avons été reçus au grand jour, à un tel point que le bon citoyen n’hésite pas à affronter la mort elle-même pour la défense de la patrie.
Après la première guerre mondiale, le Pape Benoit XV écrivait : "Si la charité s'étend à tous les hommes, même à nos ennemis, elle veut que soient aimés par nous d'une manière particulière ceux qui nous sont unis par les liens d'une commune patrie" (Lettre du 15 juillet 1919).
Le Pape Pie XII, dans son encyclique "Summi Pontificatus" (1939), ajoute : "Il existe un ordre établi par Dieu selon lequel il faut porter un amour plus intense et faire du bien de préférence à ceux à qui l'on est uni par des liens spéciaux. Le Divin Maître Lui-même donna l’exemple de cette préférence envers sa terre et sa patrie en pleurant sur " l'imminente destruction de la Cité sainte ".
Et pour clore cette brève anthologie, citons l’allocution du Pape Jean-Paul II aux évêques argentins : "L’universalité, dimension essentielle dans le peuple de Dieu, ne s’oppose pas au patriotisme et n’entre pas en conflit avec lui, ce qui veut dire qu’aimer tous les hommes n’empêche ni ne crée de conflits de quelque façon que ce soit avec l’amour que nous devons à la patrie elle-même. Au contraire, ajoute-t-il, il l’intègre en le renforçant par les valeurs qu’il possède, et particulièrement l’amour à sa propre patrie, si nécessaire jusqu’au sacrifice".
Dans cette même allocution, le Saint Père précise : "A la lumière de la théologie du peuple de Dieu s’éclaire d’une plus grande clarté la double condition du chrétien, non pas opposée mais complémentaire. En effet, il est membre de l’Eglise, laquelle est reflet et annonce de la Cité de Dieu, et il est à la fois citoyen d’une patrie terrestre, concrète, de laquelle il reçoit tout des richesses de langue et de culture, de tradition et d’histoire, de caractère et de façon de voir l’existence, les hommes et le monde. Cette espèce de citoyenneté chrétienne et spirituelle n’exclut ni ne détruit ce qui est humain.
La paix vraiment durable doit être le fruit mur de l’intégration réussie de patriotisme et d’universalité".
Telles sont les paroles du Saint-Père aux évêques argentins. S’il existe une personne qui donne un exemple d’amour de la patrie qui l’a vu naître, patrie dont l’histoire est profondément unie à l’histoire du christianisme au milieu de luttes et de persécutions, c’est bien Jean-Paul II dans son amour de sa Pologne natale. Et précisément parce qu’il aime sa patrie natale, il comprend ce qu’est l’amour de la patrie. Soyons attentifs au fait qu’il s’exprime souvent par des gestes symboliques. Ainsi ce geste qui est devenu classique lors des voyages du Pape : la première chose qu’il fait lorsqu’il pose le pied sur le sol d’un pays, c’est de s’agenouiller et de baiser la terre de la patrie qu’il visite.
Voilà précisément où se trouve la vérité : l’amour vrai de la patrie, non seulement ne s’oppose pas à un universalisme bien compris, mais il ne signifie pas non plus haïr les patries des autres; il nous aide plutôt à comprendre le patriotisme de l'autre. Opposer amour de la patrie et universalisme reviendrait à dire que pour aimer tous les hommes, pour aimer les familles des autres il faudrait cesser d’aimer, ou mieux, que nous devrions haïr notre propre famille. Seul celui qui est capable d’aimer vraiment sa famille peut comprendre ce que signifie chez les autres l’amour de sa propre famille .
L’universalisme est une utopie, lorsqu’il est ainsi compris, et c’est de cette manière qu’il peut être utilisé pour diluer l'amour de la patrie.
Nous évoquions tout à l'heure une remarque de Joseph de Maistre sur l'inexistence de l'homme en soi. Nous retrouvons la même idée avec l’ironie du Père Castellani : "Ceux qui disent qu’ils sont des citoyens du monde, si on les enlevait subitement d’Argentine pour les transporter en Indochine qui est aussi dans le monde, au bout de quelques mois, ils se mettraient à pleurer s’ils entendaient un tango ou une chanson paysanne de chez nous, ils se mettraient à pleurer s’ils entendaient prononcer quelques mots d’espagnol"...
C’est ce que disait également Edmundo d’Amici : "La patrie, c’est ce qui, lorsque nous sommes dans un pays étranger, nous fait courir dans la rue à la poursuite d’un inconnu parce que nous l’avons entendu prononcer quelques mots dans notre langue".
En d’autres termes, il s’agit là de quelque chose de plus fort que nous, de si profondément ancré au fond de nous que rien ne peut l’en arracher, même chez ceux qui ne veulent pas en convenir.
Pour exprimer cette opposition entre universalisme et patrie, il est fait souvent appel à cette phrase de Saint Paul : "(dans le Christ) il n’y a plus ni juif ni Grec". C’est une évidence, mais sur un plan supérieur, la suite de la citation de Saint Paul le démontre d'ailleurs par l'absurde : "il n’y a plus ni homme ni femme"... nous en arriverions alors à l’ " unisexe " !
Nous devons aimer notre patrie car non seulement il est licite pour un chrétien d’être patriote, mais un chrétien doit aimer sa patrie. Qu’est donc cette patrie que nous avons à aimer ?

Qu'est-ce que la patrie ?
La première définition qui nous vient à l’esprit lorsque nous parlons de patrie, c’est celle du poète : "La patrie c’est la terre où nous sommes nés", c’est vrai, mais si nous ne disons que cela, c’est insuffisant.
Il est vrai que la patrie c’est la terre, mais la patrie n’est pas seulement un morceau de terre, un territoire, quelques kilomètres carrés. Lorsque nous réduisons la patrie à ce concept, il devient difficile de comprendre que là est l’amour de la patrie, et surgit l’objection : "çà ne vaut pas la peine de mourir pour quelques arpents de terre".
Et pourtant celui qui dit cela se battrait certainement si, rentrant chez lui, il se trouvait face à un voleur, il se battrait pour ces quelques mètres de terre qui sont son bien, sa maison. Pourquoi ? Parce que sa maison est l’assise, la protection d’une famille.
C’est dans cette voie que nous pouvons commencer à comprendre la terre. La patrie est la terre où l’on est né, mais cette terre n’est pas seulement une ère géographique. nous pouvons la définir plus poétiquement avec Charles Péguy : "La patrie est une certaine quantité de terre où on parle une langue, où peuvent régner les coutumes, c’est un esprit, une âme, un culte, c’est la portion de terre où une âme peut respirer. Une terre qui est arrivée à être pour nous une maison".
Lorsque je pense à la maison je ne pense pas à ces appartements modernes qui, de plus en plus, ressemblent à des fourmilières, à des "machines à habiter" (selon la formule de Le Corbusier), des logements dépersonnalisés. Une maison qui est construite avec l’effort et le travail de toute une famille, une maison où habitent plusieurs générations est bien davantage qu’un appartement interchangeable qui se loue, ou qu'une "machine à habiter", c’est quelque chose qui enracine, qui est à l’origine d’une tradition, c’est l’endroit où les murs parlent, où chaque brique, chaque bout de terrain a une signification particulière pour chacun des habitants; enracinement, tradition qui, pour celui qui la quitte, laissent dans le coeur une nostalgie, car cette terre de la maison familiale, cette terre qui a été travaillée par les générations précédentes, est bien davantage qu’un simple morceau de terre, beaucoup plus qu’une géographie que l’on peut mesurer et où ne résident que des notions de quantités.
Mais la patrie n’est pas seulement la terre. La patrie, nous dit aussi le poète, est la terre des Ancêtres. Un autre poète précise : "la patrie ce sont les hommes et les mots". Car si la patrie est bien une terre, c’est aussi la communauté humaine qui vit sur cette terre.
La patrie terre des ancêtres, c’est l’étymologie du mot patrie, terra patrum. La patrie nous fait regarder en arrière vers ceux qui habitaient avant nous sur ce morceau de terre, vers ceux qui ont transformé ce morceau de terre avec leur sang dans les combats, avec leur sueur dans le travail, vers ceux qui lui ont fait une terre habitable, vers ceux qui ont fait la patrie dans les guerres de l’Indépendance, vers ceux qui ont défendu ses frontières, vers ce "gringo" qui est arrivé comme émigrant pour ouvrir des sillons, pour exploiter les forêts, la patrie est la terre des ancêtres, de ceux qui en ont fait une terre humaine, une terre habitable, une terre arrosée par le sang des hommes.
Lors de la fondation de Rome, Romulus a devant lui des hommes qui viennent de différents endroits pour fonder la nouvelle cité et chacun d’eux a apporté une poignée de terre, car ces hommes de la Cité antique ne pouvaient pas quitter le lieu où ils étaient nés, et tous ces hommes s’étaient vus obligés de l’abandonner, ils avaient pris un peu de terre et l’avaient apportée.
En commençant par Romulus qui jeta une poignée de la terre d’Alba où il était né, tous les fondateurs jetèrent un peu de terre, qui après fut recouverte par une pierre dans le centre de la ville, proclamant ainsi que cette terre qui est ici est aussi la terre de nos ancêtres.
C’est ce que raconte Fustel de Coulanges dans "La Cité Antique". "Regardez en arrière, vers l’histoire", disait Maurras, "les morts, les morts sont la première condition de la vie. L’anarchisme barbare, en vogue dans notre jeunesse, prétendait que les morts gênaient, empoisonnaient les vivants. Il n’y a pas d’antiphrase plus parfaite; les vivants les plus mous, les plus superficiels, les plus subversifs, sont aussi les plus ridiculement libérés du souvenir de leurs parents, du rite des ancêtres, de l’aliment des tombes".

Importance de l'histoire
Regardez vers le passé, c’est-à-dire vers les morts. C’est toute l’importance de l’Histoire. Nombreux sont ceux, dans nos collèges, qui considèrent l'Histoire comme une matière ennuyeuse qui ne consiste en rien d’autre que d’apprendre des chiffres, des batailles, des noms, des dates. Pourquoi ?
Parce qu’on ne sait pas découvrir ce qu’il y a derrière ces dates, derrière ces batailles, ces aventures, ces conquêtes. On fait de l’Histoire une chose morte, quand l’Histoire est pour une nation, une réalité vivante. Le prêtre, lorsqu’il dirige spirituellement une personne, quelle est la première question qu’il pose ? "Voyons, racontez-moi votre histoire, car pour comprendre le présent je dois connaître votre passé".
C’est la même chose pour l’histoire du monde et pour l’histoire des nations.
Si nous ne connaissons pas l’histoire de notre patrie, si nous ne sommes pas capables de remonter dans le passé de notre patrie afin de découvrir ce qu’ont fait ceux qui sont morts pour nous donner une patrie, nous sommes incapables de comprendre le temps présent.
On ne comprend pas l’actualité en lisant les programmes des partis politiques, en écoutant les discussions ou en lisant le journal tous les jours. Nous devons commencer par pénétrer dans les racines de la patrie qui s’enfoncent dans l’Histoire. C’est toute l’importance de la vérité en Histoire. Les libéraux et les francs-maçons qui ont falsifié l’histoire de l’Argentine le savaient parfaitement bien. Ces hommes regardaient vers les Etats Unis, vers la Prusse, vers l’Angleterre ou vers la France, mais ils méprisaient tout ce qui nous venait d’Espagne, des indigènes, des créoles.
Lorsque les exemples qui sont donnés dans les écoles et par l'élite dirigeante sont des trahisons de la mémoire nationale, il est évident que le pays en question ne pourra pas aller bien, que sa jeunesse grandira mal. En lui présentant comme modèles de vie, des idoles, des faux modèles, il est évident que l’on veut semer dans le coeur de cette jeunesse un esprit de trahison, un esprit apatride. Là réside toute l’importance de la Vérité en Histoire.
Ce n’est pas une question d’érudits. Pourquoi les discussions au sujet de notre passé historique deviennent-elles si vives et si passionnées ? Ce n’est pas parce que l’histoire est seulement un problème entre érudits, c'est parce que le poids des personnages historiques est décisif, tant dans le présent que dans le passé.
Les morts déterminent ou conditionnent les vivants. C’est pourquoi il ne faut pas les oublier .
La patrie, ce n’est pas seulement nous, les vivants qui vivons sur ce territoire de la patrie. Vasquez de Mella, le grand orateur et politique catholique espagnol du XIXè siècle, écrivait :"Pour nous un peuple n’est pas un ensemble social simultané, mais plutôt un ensemble social successif". C’est un concept philosophique.
La patrie, ce sont aussi les générations qui nous ont précédés. Nous avons reçu cette patrie comme l’héritage de nos parents, un héritage que nous devons protéger, comme un bien que nous devons agrandir et que nous devons transmettre.
La patrie se tourne vers le passé, vers les morts et pour cela elle est la terre de nos pères. La patrie existe dans le présent que nous sommes, mais comme quelque chose qui passe dans nos mains et qui ne nous appartient pas, car nous devons la remettre à nos enfants, à nos héritiers et c’est là que la patrie devient nation.

La nation, succession des héritiers
Si le mot patrie vient de "pères", Nation vient de "natus" qui signifie "né", c’est-à-dire héritier.
La patrie, héritage reçu et héritage que nous devons transmettre vers le futur. C’est le véritable sens du mot "tradition".
La tradition n’est pas un folklore plus ou moins artificiel auquel elle est souvent réduite. Tradition vient de "tradere" : transmettre, donner, et nous sommes responsables de cet héritage que nous avons reçu. C’est notre mission d’hommes et c’est notre mission de chrétiens.
Dieu nous a mis là, en ce lieu du monde, dans ce moment de l’histoire, et en nous mettant ici, Dieu nous a donné une mission. Dieu nous a donné une responsabilité sur notre vie, et non seulement nous sommes responsables de ce que nous faisons de notre existence, mais aussi de cette famille, de cette société, de cet environnement dans lequel Dieu a voulu que nous vivions à un certain moment de l'Histoire.
Nous n’avons pas le droit de gaspiller cet héritage, nous n’avons pas le droit de le trahir, ni de l’abandonner. Nous en sommes responsables devant le passé, devant ceux qui sont morts et devant nos enfants, devant ceux qui viendront après nous.
Nous ne pouvons pas transmettre à nos enfants une patrie diminuée, une patrie en esclavage, car elle ne nous appartient pas. Si demain, nous les Argentins qui vivons sur cette terre, étions appelés à voter et que quatre-vingt quinze pour cent des votants décidaient que l’Argentine devrait être une province du Sud de l’Empire du Brésil, ou une colonie de l’Empire Soviétique, ou une étoile dans le drapeau américain, si tel était le vote et que 95 % des Argentins le votaient, les 5% restant seraient en droit de résister à cette décision, et seraient même dans l’obligation de le faire les armes à la main.
Pourquoi ? Parce que nous n’avons pas le droit de livrer quelque chose qui ne nous appartient pas. Aux côté de ces 5 %, de cette minorité de résistants, se trouvera ce que Chesterton appelait "la grande majorité", "la grande démocratie des morts", et celle de ceux qui ne sont pas encore nés mais qui un jour vivront dans cette patrie. Nous devons tout faire pour éviter qu’ils vivent comme des esclaves, des serviteurs, des apatrides.
La patrie est donc une terre, mais pas une terre vide, et cette terre est arrosée avec le sang, avec la sueur, avec le travail, avec les efforts de tous, car la patrie sur la terre est aussi une communauté humaine. La patrie est ma famille, pas seulement ma famille, mais celle de tous les autres, de tous ceux qui me sont unis par les liens du sang, de la religion, de la culture, de la langue. La patrie est alors une grande famille.
Dans ces conditions, il apparaît clairement que l'amour de la patrie est d'un ordre supérieur à celui de la famille et que, dans certaines circonstances extrêmes, il est nécessaire de donner sa vie pour la défense de cette grande famille.

Le patriotisme
Quels sont les devoirs du chrétien envers la patrie ? Et tout d’abord, en tant qu’homme ?
Le patriotisme est inhérent à la nature même de l’homme, nous naissons dans une patrie, nous ne la choisissons pas, comme nous ne choisissons pas notre famille.
Jean Ousset, dans son ouvrage "Patrie, Nation, Etat", l’exprime de cette manière : "De même qu’il nous faut un père et une mère pour naître, il n’est pas d’homme qui ne doive à une patrie sa première et fondamentale expression d’animal politique" (3). Ici réside le mensonge de Jean-Jacques Rousseau car la patrie n’est pas un contrat social. La patrie n’est ni un club, ni un parti politique.
C’est dans la patrie, et par elle à travers mes parents, que je reçois la vie et les aliments nécessaires pour le corps et l’âme : l’éducation, la culture, la langue, toutes les caractéristiques qui déterminent ce peuple concret dans lequel Dieu m’a placé. C’est ce que ne peux pas m’arracher du coeur, que je ne peux pas abandonner.
La patrie, dans ce sens, est un facteur d’unité si naturel qu’il est antérieur et supérieur à tous les autres facteurs d’unité artificiels qui divisent les hommes. C’est pourquoi la patrie doit être au-dessus de tous les partis politiques, elle dépasse les classes sociales. C’est le grand mensonge du marxisme : "Prolétaires de tous les pays unissez-vous".
La guerre de 1914 fit la preuve de l'erreur fondamentale de ce slogan. Pour les marxistes la patrie était une invention de la bourgeoisie pour opprimer le prolétariat. En 1914, l’Internationale Socialiste fut dissoute et fractionnée car les prolétariats allemand, français, italien, autrichien ou anglais réagirent dès le début en tant qu’Allemands, Anglais, Italiens, Français ou Autrichiens et non en tant que prolétaires.
Un homme peut changer de classe sociale, quitter la classe sociale à laquelle il appartient. Il peut progresser et s’ouvrir un chemin dans l’existence. Il peut perdre tout ce qu’il a et se prolétariser, mais il ne pourra pas échapper à l'empreinte indélébile que sa patrie laisse à jamais dans sa personnalité.
On est Argentin, Français, Russe, Chinois, Italien avant d’appartenir à une classe sociale ou à une idéologie déterminée.
La patrie est ce que j’ai en moi, et c’est pourquoi le patriotisme, avant toute autre chose, apparaît comme un sentiment.
Personne n’est venu nous expliquer que c’est un devoir, une obligation ou une vertu que d’aimer et d’honorer ses parents. Nous les aimons de manière naturelle, cela vient spontanément du fond de nous.
De la même façon naît le patriotisme. Il est possible que nous n’ayons pas l’occasion immédiate de le prouver, mais il apparaît comme un sentiment très fort dans les moments de crise ou de difficultés, ou lorsque nous nous trouvons hors de notre patrie.
Le patriotisme est, en premier lieu, un sentiment naturel issu de l’appartenance naturelle à cette patrie où nous naissons et vivons et que nous n’avons pas choisie. Cette appartenance nous impose des obligations, comme nous en avons envers notre famille et nos parents bien que nous ne les ayons pas choisis.
C’est avec la prise de conscience de cette appartenance et des obligations qui en découlent, que le patriotisme devient vertu. Tout d’abord vertu naturelle, vertu humaine.
Il est certain que pour être patriote il n’est pas nécessaire d’être chrétien, il est suffisant d’être un homme. Le patriotisme apparaît donc dans son premier aspect comme une vertu humaine.
Saint Thomas, dans la "Somme Théologique", l’appelle "Pietas" que nous traduisons par piété, en évitant de confondre ce mot avec le sens courant qu’il possède aujourd’hui.
Saint Thomas donne au mot "pietas", un sens très précis : "L’homme est constitué débiteur, à des titres différents, vis-à-vis d’autres personnes, selon les différents degrés de perfection qu’elles possèdent et les bienfaits différents qu’il en a reçus. A ce double point de vue, Dieu occupe la toute première place, puisqu’Il est absolument parfait et qu’Il est par rapport à nous le premier principe d’être et de gouvernement.
"Mais ce titre convient aussi, secondairement, à nos parents et à notre patrie, desquels et dans laquelle nous avons reçu la vie et l’éducation. Et donc, après Dieu, l’homme est surtout redevable à ses parents et à sa patrie. En conséquence, de même qu’il appartient à la religion de rendre un culte à Dieu, de même, à un degré inférieur, il appartient à la piété de rendre un culte aux parents et à la patrie. D’ailleurs, le culte des parents s’étend à tous ceux du même sang, c’est-à-dire qui ont les mêmes parents; le culte de la patrie s’entend des compatriotes et des alliés. C’est donc à ceux-là que s’adresse principalement la piété..." (4).
Telle est la vertu humaine du patriotisme, la piété qui pour Saint Thomas est une partie auxiliaire de la vertu, de la justice.
Pour la justice, je dois donner à chacun ce qui lui revient. Pour la religion, la forme la plus sublime de la justice, je dois donner à Dieu ce qui lui revient; pour la piété je dois donner ce qui leur revient à mes parents et à ma patrie, parce que j’ai reçu d’eux la vie, l’existence, parce que des parents et de la patrie j’ai reçu tout ce que j’ai.
C’est la vertu chrétienne du patriotisme. Elle est appelée "piété" mais nous devons la comprendre comme une obligation, comme une dette que nous avons envers cette patrie dans laquelle nous avons reçu l’existence.
Unie à la "piété" se trouve la justice légale, qui est aussi une vertu humaine.
La nation, pour sa part, est une sorte d’entreprise chargée d’assurer la transmission de l’héritage que nous recevons. C’est là que nous trouvons la justice légale.
Saint Thomas distingue la justice commutative. Elle règle ou dirige les relations entre les citoyens, entre les membres de la société, c’est elle qui règle aussi le commerce, achats et ventes, le paiement des dettes, la restitution des prêts.
Saint Thomas distingue aussi la justice distributive qui règle et dirige tout ce qui relie le tout à la patrie, c’est-à-dire les relations entre l’Etat et les citoyens, la distribution des charges, des emplois, des impôts.
Et finalement, nous trouvons la justice légale qui règle et dirige les relations des citoyens avec l’Etat, c’est-à-dire nos obligations envers l’Etat qui a en charge la garde du bien commun.
Ainsi nous avons tout d’abord le patriotisme, qui est un sentiment, un bon sentiment. Il est légitime, mais il peut en être fait un mauvais usage. En deuxième lieu, nous avons aussi le patriotisme en tant que vertu humaine. C’est la piété, c’est-à-dire la dette que nous avons envers la patrie . Et finalement la justice légale, c’est-à-dire que nous sommes au service de la patrie, au service du bien commun de toute la société à laquelle nous appartenons.
Bien entendu, le christianisme ne détruit rien de tout cela. L’Evangile ne détruit pas les valeurs humaines. Saint Augustin, dans "La Cité de Dieu", fait l'éloge des vertus des païens. Un païen de l’Empire Romain pouvait être un patriote et, de fait, il l’était. Comme l’était le poète latin qui écrivait : "Dulce et decorum est pro patria mori" - "Il est doux et honorable de mourir pour la patrie". Valerius Maximus disait : "Les premiers Romains préféraient être pauvres dans un empire riche que riches dans un empire pauvre". C’étaient des patriotes, avec un patriotisme naturel, un patriotisme humain.

Un devoir de charité chrétienne
Le christianisme assume cette réalité, il la confirme et la magnifie. Le Cardinal Mercier disait sur ce même sujet à ses prêtres : "Oui, je le sais, le patriotisme, si désintéressé soit-il, n’est pas à lui seul la charité, mais il y dispose, et l’âme habituée au sacrifice est au moins sur le chemin qui conduit au Christ". C’est la vertu théologale de la charité. Cette vertu par laquelle nous aimons Dieu par dessus tout et pour Lui-même. Et celui qui aime Dieu doit aimer tout ce qui est de Dieu.
Là réside la première charité : l’amour de Dieu. De là découle le deuxième commandement : l’amour du prochain, du prochain concret. Mais l’amour du prochain n’est pas seulement l’amour des individus, de ceux qui sont plus près de nous. L’amour du prochain, c’est l’amour de cette famille qui est la mienne et de cette grande famille qu’est la patrie.
Le chrétien, non seulement doit alors pratiquer la vertu de piété en tant que débiteur envers la patrie et la vertu de justice dans sa préoccupation pour le bien commun, mais aussi il doit aimer la patrie, il doit l’aimer en charité, c’est-à-dire qu’il doit l’aimer pour l’amour de Dieu.
Saint Augustin disait : "Aime tes parents et plus que tes parents ta patrie, et plus que ta patrie aime Dieu seul"; cette phrase nous indique bien l’ordre de cet amour chrétien.
Cet amour peut être envisagé de deux façons différentes, il est important de le préciser car il peut arriver qu’il nous en coûte d'admettre que l'on doive aimer Dieu plus que la patrie et la patrie plus que les parents.
L’amour peut être un amour purement affectif. Un amour "sentimental" est une complaisance, une joie, une attraction pour la personne aimée.
Mais l’amour plus important dans lequel consiste vraiment la charité, ce n’est pas cet amour affectif. Le coeur de l’homme est une girouette qui change avec le vent. Ce qui importe, c’est l’amour réel, c’est l’amour qu’Aristote définissait ainsi : "Aimer c’est vouloir le bien de l’autre". C’est cet amour qui nous intéresse. Je peux aimer Dieu et sur le moment ne sentir absolument rien dans mon coeur, et quand je fais ce que Dieu veut, quand je m’agenouille dans le silence et dans l’obscurité de l’âme, devant Dieu, je suis distrait, je dois passer par cette nuit obscure par où sont passés les saints et pourtant, dans un acte de foi, dans un acte de volonté, j’aime Dieu effectivement alors qu’à ce moment je ne l’aime pas "affectivement".
C’est "affectivement" que nous aimons avec plus de force les choses qui sont près de nous. Il est plus facile d’aimer "affectivement" une personne chérie que d’aimer Dieu, car cette personne très chère je la vois, je la touche, je l’ai près de moi, je la sens, je la regarde, je parle avec elle. En revanche, il en coûte davantage d’aimer "affectivement" Dieu qui est mystère. Ce qui est important, c’est que je l’aime "effectivement".
Quelques exemples feront bien comprendre cette distinction essentielle.
Celui qui par amour de Dieu est capable d’interrompre une relation qui le conduit au péché ou dans l’erreur, aime Dieu effectivement plus que cette personne. Celui qui, appelé par sa vocation religieuse, quitte tout pour le service de Dieu, par exemple dans le sacerdoce, celui qui quitte sa famille, ou, dans le cas du missionnaire, quitte sa patrie pour suivre l’appel de Dieu, ressent "affectivement" un arrachement du coeur, et néanmoins il suit l’appel de Dieu, "effectivement" il aime plus Dieu que sa famille.
A un moment où le bien commun de la Patrie exige le sacrifice de la vie, celui qui éprouve un arrachement en quittant sa famille, qui souffre de la séparation et pourtant la quitte pour accomplir son devoir, pour occuper sa place au combat, aime effectivement sa patrie plus que sa famille.
C’est cet amour-là que Dieu nous demande. Nous pouvons être maîtres de nos sentiments, mais à condition d’être maîtres de notre volonté. Or, la charité est un amour de volonté, c’est un amour qui peut aimer avec un sentiment, aimer au-delà du sentiment, ou même aimer à l’encontre d’un sentiment.
Lorsqu’une mère punit un enfant qui a mal agi, la mère souffre plus que son fils. Et pourtant, à ce moment, elle le punit malgré son sentiment. Pourquoi ? Parce qu’elle recherche le bien de son fils, elle l’aime effectivement en le corrigeant, même si la correction lui fait mal. Si elle se laissait conduire par son sentiment et passait tout à son enfant et le laissait faire tout ce qu’il aurait envie de faire, elle n’aimerait pas son fils. C’est ce que dit l’Ecriture : "il hait son fils celui qui ne le corrige pas", c’est-à-dire que celui qui aime vraiment son fils cherche son bien, même si dans cette recherche le sentiment n’est pas présent.
D’où notre obligation de chrétiens envers la patrie. En premier lieu, c’est un sentiment, mais c’est plus qu’un sentiment : c’est une vertu humaine que nous appelons piété et en tant que chrétiens, c’est une obligation de charité.

Un instrument au service de Dieu
Pour un chrétien, la patrie fait partie de la mission que Dieu lui a donnée. C’est notre mission sur cette terre, notre vocation. Si Dieu a voulu que nous naissions ici et maintenant, c’est qu'à travers cette réalité, Il attend quelque chose de nous. La patrie peut être, elle doit être, un instrument au service de Dieu.
Ce bien commun de la patrie, que nous recherchons, d’une certaine façon, s’ordonne au bien commun surnaturel.
Qu’entend-on par là ? Il est certain que la société ne sauve ni ne condamne l'homme. On peut vivre dans une société peuplée de saints et refuser Dieu au plus profond de son âme et se damner. On peut vivre aussi dans une société corrompue et, héroïquement, être à contre-courant et dire oui à Dieu et sauver son âme.
Mais il est vrai que l’environnement social dans lequel nous vivons influe considérablement sur notre façon de vivre. Quand une société est en accord avec la loi naturelle, quand une société se laisse conduire par les principes de l’Evangile, cette société aide tous ses membres à vivre sur cette terre une vie vertueuse et, de cette façon, aide ses membres à atteindre leur destin ultime et à sauver leur âme. Dans ce sens, le bien commun de la société concrète dans laquelle nous vivons, ordonné au bien commun surnaturel, est ainsi d’un grand secours pour atteindre notre destin ultime.
Mais lorsque la société est corrompue, quand le mensonge, l’erreur, la délinquance, les moeurs deshonnêtes règnent en maîtres, cette société devient un obstacle pour le salut.
De l’ordre qui règne dans la société dépendent le salut ou la condamnation de beaucoup.
Mais, au-delà de cela, la nation peut avoir, dans le plan de Dieu, une mission concrète qui, parfois, n’est pas si facile à reconnaître.

La vocation des nations
Souvenons-nous d’Israël, le peuple choisi pour l’entreprise la plus haute que Dieu eut sur la terre, l’incarnation du Verbe. Dieu choisit un peuple, une nation concrète, une patrie concrète et lui confia une mission : conserver au milieu des païens la foi au Dieu unique, pour attendre et recevoir en son sein le Messie. Précisément, la tragédie d’Israël réside dans le fait de ne pas reconnaître le Messie, et ainsi trahir la mission que Dieu lui avait donnée. Là se trouve l’ultime explication du fameux problème juif qui n’a d’autre explication que théologique.
Dieu a confié à Israël une mission concrète.
Souvenons-nous de l’oeuvre évangélisatrice de l’Espagne. L’Espagne existe sur cette terre, non seulement pour conquérir un continent pour son roi, mais plutôt pour conquérir un monde pour le Christ, et s’il existe aujourd’hui une Amérique, comme l’a dit Ruben Dario "qui prie Jésus-Christ et parle en espagnol", c’est parce que l’Espagne a rempli la mission évangélisatrice que Dieu lui avait confiée.
Pensons que Dieu nous a réservé une mission.
Mission qui ne se conclut pas sur cette terre, mais qui atteint la transcendance, et là nous touchons un peu au mystère des nations.
Ce grand patriote et chrétien que fut le romain Cornelio Codreanu, parlant du sens de la finalité d’une race, d’une dynastie, d’un peuple, d’une patrie, disait : "La finalité suprême n’est pas dans la vie mais dans la résurrection. La résurrection au nom de Jésus-Christ rédempteur. La création, la culture sont un moyen, et non comme on l’a cru une fin, pour atteindre cette résurrection.
Ce sont les aspects des talents que Dieu a attribués à notre race et dont nous devons répondre. Il viendra le jour où toutes les races de la terre se dresseront avec tous leurs morts, avec tous leurs rois et empereurs, et chaque race aura sa place devant le trône de Dieu. Ce moment final, la résurrection des morts, est la fin la plus haute, la plus sublime vers laquelle peut tendre une race".
La race est par conséquent l’entité qui prolonge la vie au-delà de la terre. Les peuples sont des réalités aussi dans l’autre monde, après l’avoir été dans celui-ci.
Saint Jean, racontant ce qu’il vit au-delà de la terre, nous dit : "La ville n’a d’ailleurs besoin ni du soleil ni de la lune pour l’éclairer, car la gloire de Dieu l’illuminera et sa lampe est l’Agneau. Les nations marcheront à sa lumière et les rois de la terre y importeront leur opulence" (5).
Et ailleurs : "Qui ne te craindra pas Seigneur et glorifiera ton nom ? Car toi seul est saint et toutes les nations viendront et t’adoreront, car tes jugements sont manifestés".
"C’est à nous, continue Codreanu le romain, c’est à notre race comme à toute autre race du monde que Dieu a confié une mission. Dieu lui a marqué un destin historique. La première loi qu’une race doit suivre, c’est de cheminer dans la ligne de ce destin, de comprendre la mission qui lui a été confiée. Notre race n’a pas déposé les armes et n’a pas déserté sa mission, quelle qu’en ait été la difficulté, quelle qu’en ait été la longueur du chemin du Golgotha".
Et encore une dernière observation : la vertu de piété est un devoir envers la patrie. Cet amour concret et effectif dans la vertu de charité est un devoir envers la patrie, un devoir qui peut être exigence de sacrifice, vertu de force et de force chrétienne.

Donner sa vie pour la patrie
Si nous sommes capables de donner notre vie par impulsion, dans un instant, en un éclair, il nous en coûte apparemment bien davantage de la donner jour après jour. Lors d’un moment d’exaltation patriotique, le geste héroïque est presque facile, il semble aisé de faire face et de donner son sang. C’est ce qui arrive lors des persécutions et du sacrifice des martyrs. Lorsque les chrétiens étaient conduits au martyre on leur disait : "ou bien vous encensez les idoles, ou nous vous jetons aux lions", et on les menaçait des pires tortures pour qu’ils renient le Christ. Et le martyr proclamait :"Non, je ne renierai pas le Christ" et criant "Gloire au Christ !" il tombait là, mort.
Les "cristeros" affrontaient le peloton d’exécution en criant "Vive le Christ-Roi !" comme l’ont crié tant de chrétiens et de prêtres en Espagne pendant la persécution communiste.
Il peut arriver que Dieu, un jour, nous demande cet héroïsme. Comme tout chrétien doit avoir dans son âme la disposition au martyre et donner sa vie pour le Christ en donnant son témoignage envers Lui, de même tout chrétien, tout patriote doit être prêt à donner sa vie pour la patrie. Cela, Dieu le demande à quelques-uns, en certaines circonstances. Ce n’est pas habituel.
Mais ce que Dieu nous demande à tous, en tant que chrétiens, en tant que patriotes, c’est de donner notre vie dans l’effort quotidien, à chaque instant, et cela est souvent le plus difficile.
L’héroïsme quotidien est plus difficile, plus difficile aussi est l’accomplissement du devoir de tous les jours. Il est plus difficile d’édifier la patrie peu à peu avec un effort soutenu de tous les jours. Nous nous enthousiasmons pour quelque chose qui, à un moment donné, va, par un coup de baguette magique, nous apporter la solution à tous les problèmes de la patrie. Nous nous enthousiasmons, mais cet enthousiasme est comme une flambée fugace, comme un éclair soudain, car ce n’était pas là qu’était le fait important. Car ce n’était pas là qu’était la solution des problèmes de la patrie, ce n’était pas cela que Dieu nous demandait.
N’allons pas penser que tout va changer en un jour et que tout sera merveilleux parce que tel parti ou tel autre aura été élu. N’allons pas penser que nous devons jouer le tout pour le tout pour la patrie à l'occasion d'une élection, d'une manifestation, etc... pour ensuite nous décourager, nous essouffler et redire encore : il n’y a rien à faire ! Il faut s’adapter aux temps nouveaux ! Il faut désormais faire comme tout le monde; toutes expressions d'un scepticisme destructeur.
L’héroïsme au service de la patrie, n’est pas uniquement constitué de ces faits d'armes exceptionnels qui peuvent aller jusqu'au sacrifice de la vie, même si nous devons être prêts à les assumer à un moment quelconque de l’histoire, si Dieu nous le demande.
L’héroïsme au service de la patrie, est d'abord celui du travail silencieux de chaque jour, l’héroïsme quotidien de l’effort nécessaire pour s’occuper de sa famille, l’héroïsme du travail, du témoignage personnel, l’héroïsme de l’engagement pour la vérité, l’héroïsme de celui qui édifie la patrie peu à peu dans sa propre vie comme dans celle des autres, en influant sur ce qui l’entoure : à l’école, au travail, au bureau, à l’usine, à la campagne et à la ville, en étant un témoin du Christ, en témoignant pour la vérité, en sachant marcher à contre-courant, contre la mode, en sachant dire "non" quand tout le troupeau dit "oui" et se laisse entraîner et porter par l’erreur, le mensonge, la propagande.
C’est cet héroïsme quotidien que Dieu nous demande, pour que se réalise la construction de la patrie.
Père Alberto EZCURRA