lundi 30 septembre 2019

La droite et le socialisme par Pierre LE VIGAN

Il est d’usage de considérer la droite comme le contraire du socialisme. La droite serait anti-socialiste pour la simple raison qu’elle serait une anti-gauche, ce qui revient à dire que la gauche, ce serait, peu ou prou, d’une manière ou d’une autre, le socialisme. Paradoxal alors que le socialisme a longtemps excédé les catégories de droite et de gauche, avant l’affaire Dreyfus.
Or l’opposition au socialisme n’est pas constante dans l’histoire de la droite, de même que la gauche est fort loin de se définir principalement par l’adhésion à l’idée socialiste – aussi variée et polymorphe que puisse être cette idée. Les choses sont en effet plus compliquées. D’une part, les courants d’idées que sont le socialisme, le nationalisme, etc., ne se situent pas sur le même plan que les catégories de droite et de gauche. D’autre part, droite et gauche elles-mêmes ne sont pas les symétriques l’une de l’autre.
Un détour est ainsi nécessaire par la gauche pour comprendre la droite. Raymond Huard défend à propos de la gauche l’hypothèse suivante :  la question ne serait pas de savoir si la gauche est une ou plurielle (« les gauches »), mais serait plutôt de se demander si la gauche est une donnée permanente de la vie politique française ou si « elle se construit dans certaines conjonctures historiques alors qu’à d’autres moments, cette notion (de gauche) n’est pas opératoire pour décrire les forces politiques, ne correspond pas à une réalité objective, ni même à l’impression subjective des individus (1) ».
Cette hypothèse est convaincante. Elle consiste à voir en la gauche un rassemblement qui ne prend forme que dans des circonstances historiques précises – et rares. On peut estimer qu’une définition de la droite relèverait d’une définition non symétrique. À savoir qu’on pourrait toujours repérer la présence d’une droite dans l’histoire française des deux derniers siècles, et que celle-ci se définirait par le souhait de maintenir l’ordre établi.
Naturellement, cet ordre changeant régulièrement, la droite change aussi, c’est-à-dire qu’elle change pour que rien ne change. En ce sens, cette droite dite « conservatrice » est aussi, et surtout, une droite moderne; elle conserve ce qui est compatible avec les mutations de la modernité : c’est-à-dire, en dehors du pouvoir de l’argent, pas grand chose. Cette droite se définit toujours  par le refus du constructivisme. Cette droite est en ce sens naturellement anti-socialiste : parce que c’est une droite « libérale », c’est-à-dire tolérante envers les évolutions qui se font sans contrôle humain conscient, alors qu’une droite conservatrice (radicalement conservatrice) peut être constructiviste, dans la mesure où la volonté de conserver, de maintenir (certains équilibres, certaines mœurs, etc.) n’équivaut pas au « laisser-faire » (comme le montre l’exemple de l’écologie). D’où la possibilité – entrevue par la « Nouvelle Droite », autour de la revue Éléments, d’un conservatisme révolutionnaire, tendance qui peut amener cette droite (radicale, ou dite « extrême » par ses ennemis ou ceux qui tout simplement ne la comprennent pas) à considérer certaine variante de socialisme comme la plus apte à restaurer certains principes qui sont les siens, par exemple l’unité de la communauté du peuple, la souveraineté nationale, la justice au sein du peuple, etc. Si la droite classique, au pouvoir ou proche du pouvoir depuis deux siècles, est anti-socialiste, paradoxalement, c’est parce qu’elle vient de la gauche, d’une certaine gauche de 1789, celle qui se définit par un principe d’opposition aux structures communautaires et une volonté de « naturaliser » le social, cette gauche de 89 qui a historiquement évolué vers la droite pour laisser la place à d’autres gauches selon un processus de sinistrisme parfaitement élucidé par Albert Thibaudet (2).
Les rapports de la droite au socialisme sont donc évolutifs pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que le socialisme en France connaît des mutations idéologiques considérables, et que sous le nom de « socialistes » cœxistent parfois des conceptions totalement incompatibles, de la gauche « progressiste » à la « gauche réactionnaire » (3).
Ensuite parce que, si l’« on ne se pose qu’en s’opposant », la droite change en fonction de l’évolution de la gauche, et de la « seconde naissance » que connaît celle-ci, en 1848-49, quand la Montagne  (Ledru-Rollin, Schoelcher, et les démocrates socialistes) se rapproche des socialistes, et quand la gauche, comme l’a justement remarqué Maurice Agulhon, commence à s’identifier, non seulement à la Révolution de 89-93, à la République, et au suffrage universel, mais aussi à « l’espérance sociale ». Comme le signalait Karl Marx (Les luttes de classes en France) en 1849, l’union du parti des ouvriers, et celui de la petite bourgeoisie était considérée comme « le parti rouge ». D’où un lien entre socialisme modéré et radical-socialisme (4). En d’autres termes, le changement social et la République deviennent une espérance commune à partir du milieu du XIXe siècle.
Enfin parce qu’il existe une droite non libérale dont le rapport au socialisme oscille entre le refus de toute eschatologie « progressiste » et néanmoins la sympathie pour l’esprit communautaire et organique dont le socialisme peut être porteur.
Dès Babeuf, des convergences entre un certain socialisme et les positions d’une certaine droite apparaissent. L’opposition entre les « ventres creux » et « le million doré » évoque l’opposition du « peuple » et des « Gros » (Pierre Birnbaum) généralement repérée comme un des thèmes de la droite radicale. Il y a aussi dans le communisme de Babeuf une composante libertaire et une passion du peuple réel contre les abstractions universalistes qui le conduisent à s’insurger contre ce qu’il appelle le « populicide » vendéen.
Si l’égalitarisme de Babeuf ne rencontre pas de sympathie à droite, son populisme et son esprit libertaire trouvent un écho dans la droite radicale. Mais c’est un autre socialisme qui prend forme tout au long du XIXe siècle. Il se réclame de la transparence et de la rationalité et Karl Marx en représente la figure centrale. À la « fausse science » libérale, il oppose la « vraie science » des rapports sociaux. « L’humanité est en dehors de l’économie politique, l’inhumanité est en elle », écrit Marx. Au pessimisme d’une certaine théocratie pour qui « l’homme est un diable », Marx oppose l’idée selon laquelle rien de ce qui est diabolique ne serait humain, le mal étant seulement concentré dans la phase bourgeoise de l’évolution humaine, propos symétrique et tout aussi absurde. Le mal ne serait qu’un produit de circonstance de l’économie bourgeoise, qui dépossède l’homme de lui-même, et lui enlève sa « mienneté » (Paul  Ricoeur).
Les critiques marxiennes mettront cinquante ans à avoir un écho à droite, avec la Jeune Droite de Thierry Maulnier et les spiritualistes des années Trente, qui ne se réduisent pas à la droite anti-conformiste, mais lui sont liés de maintes façons (5). Ce délai de réaction de la droite peut paraître long. Mais les critiques de Marx sont aussi longues à influer sur le socialisme français lui-même. En effet, l’idée socialiste en France, à partir de la IIe République, et malgré Proudhon dont les points de vue originaux font le « Rousseau du socialisme »,  se confond souvent avec un « maximalisme de la République » (Ernest Labrousse). Le socialisme est dans cette perspective la République « poussée jusqu’au bout », idée que l’on trouve très présente chez Jean Jaurès et jusqu’à, toute proportion gardée, Max Gallo dans les années 1980. Avec ce socialisme-là, ni la droite libérale, ni la droite radicale ne se reconnaisse d’affinités. Pour la première, la République, pour être acceptable, ne saurait être autre chose qu’un orléanisme sans roi. Pour la seconde, la République est une imposture sous sa forme libérale, qui ne cache que la domination de l’Argent-Roi.
À la fin du XIXe siècle apparaît un autre socialisme français qui éveille des sympathies à droite. C’est un socialisme peu républicain, ou du moins critique par rapport à la tradition républicaine inaugurée en 1792, un socialisme anti-autoritaire, anti-belliciste (qui se rappelle justement le rôle funeste de la Gironde dans l’embrasement de l’Europe en 1792), et « mutuelliste » et fédéraliste (on peut être fédéraliste tout en critiquant bien entendu le rôle belliciste objectif de la Gironde en 1792). C’est le socialisme de Proudhon qui influence, outre le mouvement ouvrier, l’essentiel de l’anarchisme en France. Ce socialisme est aussi en partie celui de la C.G.T. naissante (alors que la S.F.I.O. est plus marquée par le « maximalisme de la République »). L’éclosion de ce socialisme libertaire et anti-parlementaire est suivie avec intérêt par Maurras, pour qui la royauté doit être une fédération de « libres républiques », et pour qui le socialisme uni à la monarchie comme « un gant va à une belle main ».
Le socialisme est à ce moment pris dans les contradictions que l’aventure de Boulanger, puis l’affaire Dreyfus, avait mis en évidence. Première crise : le boulangisme. Certains socialistes, comme Paul Brousse et les « possibilistes de droite » se rangent résolument  dans le camp de la légalité parlementaire, tandis que d’autres, bien qu’anti-boulangistes, dénoncent aussi les « républicains bourgeois » dont « l’amour du lucre » est, disent-ils, la cause du boulangisme. Dans ce dernier camp se situe Jean Allemane, figure centrale du socialisme de l’époque, et les « possibilistes de gauche ». Proche de cette position est le Parti ouvrier français dont le mot d’ordre est : « Ni Ferry, ni Boulanger » (6). D’autres socialistes encore, comme Benoît Malon, comme les blanquistes (et c’est aussi la tentation de Lafargue), voient en Boulanger le moyen de renverser la République anti-ouvrière de Jules Ferry.
Deuxième moment de clivage : l’affaire Dreyfus. Elle divise à nouveau le socialisme, entre hommes de gauche privilégiant les « droits de l’homme », et anti-bourgeois intransigeants. Ceux-ci rencontrent des sympathies à droite, d’autant que la droite, même dans ses composantes radicales, est, avant la naissance de l’Action française, ralliée à la République (la Ligue de la Patrie française de Jules Lemaître, futur maurrassien, se donne alors pour objectif d’instaurer une « République de tous », qui soit protectrice des ouvriers, de même que François Duprat parlera vers 1970 d’instaurer l’« État du peuple tout entier »).
Aussi s’élaborent des rapprochements entre un socialisme de la base, principalement « un syndicalisme qui, entre 1906 et 1910, avait fait craindre la révolution à la société bourgeoise » (Michel Winock)  et une certaine droite radicale, autour de la jeune Action française. C’est notamment l’expérience, en 1911, du Cercle Proudhon (7).
Cette configuration favorable à un rapprochement entre opposants de droite et de gauche est de courte durée. Dès avant 1914, c’est le socialisme comme « républicanisme de gauche » qui devient dominant. Pour autant, le caractère agonal de certaines influences perdure. Dans les années Trente, des conceptions corporatistes comme celles de François Perroux et de  Maurice Bouvier-Ajam sont imprégnées de l’esprit du socialisme fédéraliste et « auto-gestionnaire » de Proudhon. Il en sera de même pour les thèmes des gaullistes (principalement les gaullistes dits « de gauche ») concernant la participation comme troisième voie. De même, la « dérive fasciste » (Philippe Burrin) d’une certaine classe politique de la fin des années Trente et de l’Occupation concerne tout autant des hommes politiques originaires de la gauche que de la droite. Il est même assuré que ceux qui viennent de la gauche furent ceux qui mirent dans l’adhésion à un socialisme national fascisant le plus de souci de « rigueur » doctrinale et surtout de continuité idéologique (voir en ce sens les Mémoires de Marcel Déat et ses écrits politiques d’avant et pendant l’Occupation, Mémoires politiques, Denoël, 1989).
La gauche aime en effet la rigueur intellectuelle, y compris quand elle devient le contraire de la rigueur humaine. C’est ce qui la mène à professer, parfois, plus qu’un césarisme en épaulettes, ce que Péguy appelait « un césarisme en veston ». Dans le même temps, un certain nombre d’hommes classés « à droite », de Charles Péguy à Alain de Benoist, considèrent que la misère est un obstacle au développement de la vie intérieure, et qu’il n’y a pas de communauté qui vaille sans que règne l’équité entre ses membres. De ce fait, si une certaine droite, de Leroy-Beaulieu au Club de l’Horloge professe depuis cent ans un anti-socialisme viscéral, une autre droite (radicale ou révolutionnaire) n’a cessé d’avoir de profondes convictions sociales. Droite moderne et droite contre-moderne n’ont cessé de s’opposer ici d’une manière plus profonde que l’opposition dite « droite – gauche ».
Pierre Le Vigan
Notes
1 : Raymond Huard, in La Pensée, n° 291, 1993.
2 : Albert Thibaudet, Les idées politiques de la France, 1932.
3 : cf. Marc Crapez, La gauche réactionnaire, Berg, 1996, et Naissance de la gauche, Michalon, 1998.
4 : cf. Cahiers d’histoire de l’Institut de recherches marxistes, n°1, « Le radicalisme », 1980.
5 : cf. Jean-Louis  Loubet del Bayle, Les non-conformistes des années Trente, Le Seuil, 1969, réédition en 1987.
6 : cf. Claude Mainfroy, « Sur le phénomène radical », in Cahiers d’histoire de l’Institut de recherches marxistes, op. cit.
7 : Les Cahiers du Cercle Proudhon furent réédités dans les années 1980 par ce qui était alors la Nouvelle Action française de Bertrand Renouvin, puis l’ont été par Avatar Éditions, « La culture sans barrières », Cahiers du Cercle Proudhon, 2007, introduction d’Alain de Benoist.
• Le présent article, remanié pour Europe Maxima, est paru dans Arnaud Guyot-Jeannin (sous la direction de), Aux sources de la droite, L’Âge d’Homme, 2000.

samedi 28 septembre 2019

Que reste-t-il des Lumières ? (2de partie) par Pierre LE VIGAN

II – Le déploiement des Lumières en Allemagne, en Italie et les premières critiques
En Allemagne, Les Lumières sont l’Aufklärung, la clarté. Ce sont les Lumières dans les Allemagnes, souvent francophones, et anglophiles au nord, italophiles au sud. Johann Christoph Gottsched, grammairien, Friedrich Nicolai, éditeur et écrivain, Christian Wolff, philosophe et juriste, sont les figures des Lumières allemandes. Il s’agit d’élaborer un système global du savoir, à la manière de Leibniz mais pas forcément avec les mêmes postulats.
L’Aufklärung en Allemagne
En Allemagne ne se joue pas une partie à deux, comme en France, avec les philosophes et les hommes d’Église. C’est une partie à trois, avec les philosophes, l’Église protestante, l’Église catholique. Sans compter la judaïté et l’émergence des Lumières en son sein. Les Pages ProvincialesLe Plus Vieux Document du genre humain, les Éclaircissements pour le Nouveau Testament de Herder (1744 – 1803) en 1774, La Grèce de Christoph Martin Wieland (1733 – 1813), Der Vogelsang du même, le critique et philosophe Gotthold Ephraïm Lessing (1729 – 1781), ce sont aussi les Lumières allemandes. Et Kant. Tous sont partie prenante du grand mouvement européen des Lumières, mais généralement sont si loin de toute croyance au progrès qu’ils ne sont jamais loin, en même temps, des anti-Lumières.
Christian Wolff (1679 – 1754), « le maître des Allemands » disait Hegel, conçoit la philosophie comme une sagesse pratique. Il veut renouveler le concept de « raison suffisante », déjà présent chez Leibniz. Selon C. Wolff, la civilisation chinoise (Discours sur la morale des Chinois, 1721) montre que la raison est suffisante pour guider les peuples et qu’il n’est nul besoin de la piété. C’est une opinion qui le fera expulser de Prusse par Frédéric-Guillaume Ier. Si Voltaire détestait C. Wolff, son système ne fut pas sans influence sur L’Encyclopédie, par le biais de Johann Heinrich Samuel Forney (1711 – 1797), pasteur et homme de lettres allemand, issu d’une famille de huguenots français.
Johann-Joachim Winckelmann est l’auteur d’une des premières vraies histoires de l’art. Elle est consacrée à l’Antiquité et est fondée sur une idée de la beauté qui est à l’origine du néo-classicisme. Surtout, elle associe vitalité de l’art et climat de liberté. « Grâce à la liberté, l’esprit du peuple s’élève comme un rameau noble surgi d’un tronc sain  (dans Histoire de l’art dans l’Antiquité, 1764, préface). »
Christoph-Martin Wieland fonda Le Mercure allemand en 1773, périodique dans lequel écrivirent Goethe et Schiller. Il créa le genre des romans de formation ou roman d’apprentissage (Bildungsroman selon le terme forgé par le philologue Johann Carl Simon Morgenstern) avec son Histoire d’Agathon (1767). Les personnages ne sont pas idéalisés, ils connaissent des échecs et apprennent de ceux-ci. Il s’agit de s’éloigner du mysticisme pour concilier sensibilité, raison et pragmatisme. En un mot : pour apprendre la vie. C’est un éloge de « l’homme policé ». L’Histoire de Tom Jones, enfant trouvé, de Henry Fielding, paru en 1749, a pu inspirer Wieland. « Il savait enfin que la vie ressemble à la navigation d’un vaisseau, où le pilote est obligé de diriger sa course selon le ciel et les vents, que des courants contraires peuvent à chaque instant le détourner de sa route, et qu’il s’agit de se diriger au milieu de mille écueils, de façon à atteindre le but désiré promptement et sans avaries (Histoire d’Agathon). » Le genre du « roman de formation » aura une grande postérité et sera illustré à la même époque par Les Souffrances du jeune Werther (1774) de Goethe.
Lessing (1729 – 1781), ami de Friedrich Nicolai, est l’auteur de la pièce de théâtre Nathan le Sage (1779). C’est un éloge de la tolérance et de la liberté de croyance. Dans L’Éducation du genre humain (1780), Lessing critiquera encore la vanité de se croire être détenteur d’une « révélation ». Il a influencé Herder, sa non croyance au progrès et son idée de la valeur propre de chaque culture. L’important pour Lessing, c’est la raison et son bon usage.
L‘ambition de Moses Mendelssohn (1729 – 1786), juif allemand, est de montrer que le judaïsme est le socle de la raison humaine. Il veut en ce sens réconcilier la foi et la raison (Jérusalem ou pouvoir religieux et judaïsme, 1783). « Le judaïsme ne se glorifie d’aucune révélation exclusive de vérités éternelles indispensables au bonheur; il n’est pas une religion révélée dans le sens où on a l’habitude de prendre ce terme. Une religion révélée est une chose, une législation révélée en est une autre (Jérusalem…). » Toutefois, Mendelssohn ne croit pas au progrès – ce qui l’éloigne de l’optimisme des Lumières.
Quand, en 1784, Emmanuel Kant répond à l’enquête du Berliner Monatsschrift sur les Lumières, il a déjà publié la Critique de la raison pure. Les Lumières sont pour Kant « la sortie de l’humanité de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser). Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. (dans Qu’est-ce que les Lumières ?) ». Les Lumières sont donc sous le signe de la formule d’Horace, « Ose savoir » (ou « Ose penser »). Elles sont pour Kant une maïeutique. Elles consistent à élucider les règles qui nous guident. Mais nous ne pouvons connaître que ce dont nous pouvons faire l’expérience. Les Lumières sont donc un processus qui concerne chacun et tous, et pas seulement les élites.
Deux ans après le débat sur la définition des Lumières éclate en Allemagne la « querelle du panthéisme ». Il s’agit de s’interroger sur l’athéisme de Spinoza (sommairement, c’est une controverse entre d’une part Jacobi, « anti-spinoziste », d’autre part Lessing, Mendelssohn et Kant). Cette querelle aboutit à une critique du rationalisme abstrait des Lumières. Pour Friedrich Heinrich Jacobi (1743 – 1819),  tout vouloir expliquer par la raison substitue une liberté abstraite aux libertés concrètes. La déclaration des droits de l’homme aboutit selon Jacobi à une abstraction qui ne voit pas l’homme réel et, au nom d’une certaine  idée de l’homme, ne fait pas grand cas des hommes – ce qui sera aussi la position de Hegel. Pour Jacobi, la Terreur révolutionnaire illustre ce processus. Comme le remarque le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, auteur du Crépuscule des Lumières (Cerf, 1995), « sa critique [de Jacobi] est beaucoup plus radicale que la réaction religieuse habituelle. Lui ne prétend pas seulement que la raison est une menace pour la religion, mais aussi pour le réel. C’est la réalité même que la raison met en péril, alors qu’elle entend l’expliquer ! Sa critique est interne à la raison (entretien dans Le Point hors série, « La pensée des Lumières », mars – avril 2010) ».
Cette critique de Jacobi – une critique libérale au sens de Tocqueville – prépare le romantisme allemand. Celui-ci n’est toutefois pas l’exact contraire des Lumières. Il garde l’ambition d’une universalité. Le romantisme ne renie pas la raison, il veut la réconcilier avec la sensibilité et avec la connaissance. Les romantiques veulent aller au-delà des Lumières, pas contre. Même le nationalisme, quand il apparaît (avec Fichte), se veut une quête d’universalité, l’Allemagne étant un « phare de l’humanité », comme la France avait pu l’être.
À certains égards, Nietzsche se relie aussi, à sa façon, aux Lumières. Il le fait dans Aurore (1881), avec la critique de l’idée de causalité morale et de punition et avec l’accent mis sur la recherche nécessaire de l’autonomie. Il est encore héritier des Lumières quand il valorise l’autocritique de la raison par elle-même. Si Nietzsche est particulièrement proche d’un homme des Lumières, c’est de Voltaire et de sa critique du christianisme. Mais Nietzsche est aussi proche des Lumières par son « progressisme » paradoxal puisqu’il souhaite l’avènement d’un type humain supérieur. Il valorise aussi la connaissance mais avec lucidité. « L’instinct de la connaissance parvenu à sa limite se retourne contre lui-même pour procéder à la critique du savoir. La connaissance au service de la vie meilleure. Il faut vouloir soi-même l’illusion – c’est le tragique (dans Le crépuscule des idoles, 1888). » « La morale n’est qu’une interprétation – ou plus exactement une fausse interprétation – de certains phénomènes (dans Le crépuscule des idoles). »
Les Lumières en Italie : l’Illuminismo
Les Lumières italiennes sont illustrées avant tout par Cesare Beccaria (1738 – 1794). Son plaidoyer  pour un droit pénal libéré de la tutelle de la religion fait date : Des délits et des peines (1766). L’Italie est attentive au mouvement des idées et aux événements comme la Révolution américaine. Le dictionnaire d’Ephraïm Chambers (Cyclopaedia, 1728) est traduit en italien en 1748. Le « Discours préliminaire » de L’Encyclopédie française, de d’Alembert est traduit dès 1753. Pietro Verri publie des Méditations sur le bonheur (1763) qui se dégagent de l’empreinte religieuse. Dans l’Italie du Nord dominée par l’Autriche autoritaire mais moderniste de Joseph II, Empereur du Saint-Empire, les Lumières italiennes s’accompagnent d’un important mouvement de législation, de réglementation concernant le commerce, l’hygiène, la justice, les statistiques. L’Italie est aussi fortement marquée par la pensée de Giambattista Vico (1668 – 1744) même s’il n’a pas été perçu comme un penseur des Lumières. Sa théorie historique des cycles, avec l’âge des dieux, l’âge des héros, l’âge des hommes (La science nouvelle, 1725), mêle poésie, mythologie et histoire et valorise l’assomption de la raison et l’avènement de l’égalité. Giambattista Vico analyse l’histoire en philosophe, ainsi que le fait Voltaire.
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Le rapport entre les Lumières et la religion dans les différents pays européens est un point fondamental. Il est en partie déterminé par la place de la religion dans la vie publique. Dans le catholicisme, la religion est moins qu’ailleurs une affaire privée. C’est de ce fait en réaction face à l’emprise de l’Église que les auteurs français, qu’ils soient athées ou déistes, s’opposent à l’emprise du clergé sur la diffusion des idées. Pourtant, malgré l’influence de l’Église en Italie, les Lumières italiennes sont moins antireligieuses que celles de France. Les spécificités nationales sont prédominantes.
Aussi, peut-on parler d’un esprit européen des Lumières ? On peut le faire uniquement sous le registre d’un aspect précis : quand les Lumières substituent à la question du salut celle du bonheur sur terre. C’est la sécularisation. Progressistes, libéraux, autoritaires, pré-nationalistes, universalistes, relativistes : les penseurs des Lumières sont multiples et leurs conceptions souvent incompatibles entre eux. On ne peut faire la synthèse entre Rousseau et Voltaire. Mais un tournant s’opère, et qui est irréversible : on peut être « pour » ou « contre » les Lumières. Mais c’est désormais toujours au nom d’une certaine conception de la raison.
Contre les Lumières
Contre les Lumières, Charles Palissot de Montenoy s’illustra tôt, non sans essuyer les critiques de nobles hauts placés et amis du « parti des philosophes » et des critiques de la Cour. Sa pièce Les philosophes (1760) est essentiellement dirigée contre Diderot. Cet ennemi des Lumières mais qui fut pourtant proche de Voltaire accueillit avec faveur la Révolution et prononça des discours contre la religion avant de se faire verser une pension sous le Directoire et de tenter d’entrer à l’Institut.
Élie Fréron (1718 – 1776), de son côté, fonda le journal L’année littéraire en 1754 et le dirigea jusqu’à sa mort. Il y défendit la religion et la monarchie. Il entretint une polémique, au demeurant brillante de part et d’autre, avec Voltaire. Son journal fut suspendu à plusieurs reprises par le pouvoir ami des philosophes, et fut finalement interdit par le Garde des Sceaux du roi en 1776. Fréron mourut peu de temps après.
Edmund Burke (1729 – 1797), dans ses Réflexions sur la Révolution en France (1790) défend l’idée qu’« il n’y a pas de découvertes à faire en morale, ni beaucoup dans les grands principes de gouvernement, ni dans les idées sur la liberté ». Johann Gottfried von Herder (1744 – 1803) critique de son côté La Philosophie de l’histoire (1765) de Voltaire dans Une nouvelle philosophie de l’histoire (1774). C’est l’ethnie et la culture qui déterminent l’individu, soutient Herder. Le libéral Benjamin Constant, de son côté, est en un sens homme des Lumières. Il croît à la raison. Il critique néanmoins Rousseau et sa théorie de la volonté générale. « Toute autorité qui n’émane pas de la volonté générale est incontestablement illégitime. […] L’autorité qui émane de la volonté générale n’est pas légitime par cela seul […]. La souveraineté n’existe que d’une manière limitée et relative. Au point où commence l’indépendance de l’existence individuelle, s’arrête la juridiction de cette souveraineté. Si la société franchit cette ligne, elle se rend aussi coupable de tyrannie que le despote qui n’a pour titre que le glaive exterminateur. La légitimité de l’autorité dépend de son objet aussi bien que de sa source (dans Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs, 1815, livre II, chapitre 1). »
Le débat est resté ouvert tout au long du XIXe siècle. En critiquant la modernité, Baudelaire n’épargne pas non plus les Lumières, non plus qu’Ernest Renan, Hyppolite Taine, Charles Maurras, Georges Sorel. Tous s’opposeront à l’individualisme des Lumières, au mythe de l’autonomie de l’individu, au dogme inconditionnel de la raison, à la croyance au progrès. Mais au vrai, beaucoup de penseurs ne peuvent être classés ni pour ni contre les Lumières. C’est le cas de Chateaubriand, homme des « Lumières sournoises » disait Charles Maurras. C’est le cas de Nietzsche, évoqué plus haut, trop voltairien pour être anti-Lumières, et appelant, dans AuroreRéflexions sur les préjugés moraux (1881), à allumer de « nouvelles Lumières ». Des Lumières moins naïves que celles des philosophes du XVIIIe siècle mais toujours plus lucides, claires et nettes, et éloignées de tous les obscurantismes et de leurs serviteurs (les Finsterlinge, « gens des ténèbres »).
Plus récemment, Adorno et Horkheimer (Dialectique de la raison. Fragments philosophiques, 1944) attribueront les délires criminels du XXe siècle à un certain rationalisme abstrait amenant à ne plus voir l’homme concret. Un rationalisme héritier des Lumières.
Notre époque hypermoderne voit, paradoxalement, le retour des croyances les plus archaïques : occultisme, théories du complot, spiritualités de pacotille… « Quand il n’y a plus de symbolique de référence, on a besoin d’inculpation, au lieu de rationaliser, on retourne au religieux, au magique, c’est-à-dire à la sorcellerie, aux bûchers, aux lynchages » écrit Régis Debray (dans Le Monde des religions, mars – avril 2006). Si cela plaide contre notre modernité schizophrène, technophile et obscurantiste à la fois, cela ne plaide pas pour les Lumières telles qu’elles ont existé historiquement. Car les Lumières ne furent pas seulement la critique des crédulités, que l’on ne peut qu’approuver. La « supposition de base des Lumières » fut l’idée « selon laquelle le progrès du savoir entraîne toujours celui de la civilisation » note Rémi Brague. C’est la formule de Victor Hugo : « ouvrir une école, c’est fermer une prison. » Or la lucidité oblige à reconnaître qu’il n’y a pas d’automaticité entre progrès des connaissances et de l’éducation, et progrès des mœurs. Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas souhaitable d’ouvrir des écoles et d’œuvrer à la formation des hommes par l’éducation. Cela veut dire que le tragique et la faillibilité sont inhérents à la condition de l’homme. Tocqueville avait constaté que les philosophes des Lumières « expliquaient d’une façon toute simple l’affaiblissement graduel des croyances; le zèle religieux, disaient-ils, doit s’éteindre à mesure que la liberté et les lumières augmentent. Il est fâcheux que les faits ne s’accordent point avec cette théorie ». Au contraire, la technique et la mondialisation augmentent le besoin de croyances parfois les moins rationnelles, et les plus déracinées, dissociant foi et raison, espérance et rationalité.
L’idée de Coménius, qui était d’apprendre les uns des autres, reste un bel idéal et contient une part de vérité, mais d’une part les hommes n’ont pas attendu les Lumières pour avoir cette ambition, d’autre part, il n’est plus possible d’ignorer que le monde n’est pas seulement une école. C’est aussi un champ de bataille. Peter Sloterdijk remarque à propos de l’optimisme des Lumières : « cette conception progressiste effarante de naïveté, s’est cristallisée au XIXe siècle, et est à l’origine des idéologies destructrices du XXe qui assuraient suivre le cours inexorable de l’histoire. Nous devons refuser cette partie de l’héritage des Lumières ». De surcroît, nous ne vivons plus tout à fait dans l’ère du livre, des récits, de la typographie, et nous sommes entrés dans l’ère du numérique et des réseaux. C’est pourquoi les Lumières ne nous parlent plus comme le grand récit du progrès. Notamment parce que ce grand récit du progrès a montré qu’il pouvait lui-même exacerber les conflits, créer des mythes insensés, rendre inexpiables des guerres et plonger les hommes dans le désarroi. L’idée que la raison est toute puissante et transparente, qu’elle peut établir la compréhension et l’harmonie entre les hommes n’est plus tenable. L’idée que l’usage de la raison rend la société bonne s’est avérée absurde. À la raison unique et donc totalitaire, à la raison « occidentale », il faut opposer les raisons différenciées des peuples. Il faut bien sûr viser  à une certaine et toujours fragile universalité des compréhensions mais refuser l’universalisme des pratiques, des façons de faire, des éthiques et des esthétiques  du monde.
Pierre Le Vigan

Que reste-t-il des Lumières ? (1re partie) par Pierre LE VIGAN

Plus de 250 ans après le lancement de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (1751), que reste-t-il des Lumières ? Un mythe et beaucoup d’ambiguïtés.
Le mythe, c’est l’idée que l’usage de la raison a été inventé par les Lumières. C’est très excessif. C’est faire peu de cas de Grecs, des Romains, des Renaissants et même des théologiens. Mais il reste un acquis de la pensée des Lumières : c’est l’idée que les hommes font leur histoire. Qu’ils ont la responsabilité de leur histoire. Les Lumières le disent et l’intègrent dans le développement de leur pensée. « Bien et mal coulent de la même source » dit justement Jean-Jacques Rousseau. Cette source, c’est l’homme, avec sa grandeur et avec ses limites. En outre, les Lumières n’ont pas inventé la notion de bien commun mais elle fut présente chez la plupart de ses penseurs. Ceci distingue les Lumières d’un certain libéralisme individualiste.
Le mythe des Lumières doit donc être ramené à ses justes proportions : les Lumières n’ont pas été une préfiguration de la Révolution française mais un mouvement qui a d’abord séduit les élites du royaume. « Les penseurs des Lumières n’ont rien compris à la Révolution » remarque Jean-Marie Goulemot, professeur à l’Université de Tours (dans Adieu les philosophes. Que reste-t-il des Lumières ?, Le Seuil, 2001). C’est justement la grande faiblesse des Lumières :  leur culte du progrès, à la notable exception de Rousseau, s’est accompagné d’une incompréhension ou mécompréhension de l’histoire – peut-être à l’exception, elle aussi plus que notable, de Voltaire. En d’autres termes, les penseurs les plus importants du XVIIIe siècle sont irréductibles à la catégorie des Lumières.
Ambiguïté des Lumières. Au nom de la tolérance, les penseurs des Lumières poursuivent l’objectif d’un rapport de force idéologique et social. Nombre de penseurs des Lumières appellent à ne respecter que la raison mais déplorent de possibles « abus » des Lumières, comme « la dureté, l’égoïsme, l’irréligion et l’anarchie » (Moses Mendelssohn). Les Lumières critiquent l’arbitraire du pouvoir mais, en expliquant que tout pouvoir vient du peuple, elles légitiment en un sens les abus et l’arbitraire d’un pouvoir qui prétendrait avoir une légitimité absolue car venant du peuple. Un inventaire est nécessaire.
I – Les origines des Lumières et la France
On assimile souvent les Lumières à la pensée de la Révolution française, et plus largement à la genèse de la modernité. Les Lumières, ce serait Voltaire, et ce serait aussi Rousseau, et ce serait Diderot, et d’Alembert, voire un peu Benjamin Franklin, et tout de même aussi Kant, ce qui n’est pas une mince affaire. Si les Lumières sont un mot-valise, il est à craindre qu’elle soit lourde à porter. Et qu’une telle étendue de la notion n’aide pas à y voir clair. Et si le plus important dans les Lumières était ce dont on parle le moins, ce que le libéralisme des temps hypermodernes tend le plus à occulter, à savoir la notion de bien commun ?
La novation constituée par les Lumières est sans doute d’articuler, comme l’a relevé Tzvetan Todorov, le rationalisme et l’empirisme, d’une part Descartes, Leibniz et d’autre part Francis Bacon, John Locke, George Berkeley, David Hume.
Les Lumières partent d’Angleterre, de Locke et Berkeley, de la Cyclopaedia de Ephraïm Chambers et culminent avec l’Encyclopédie Britannique de 1768. On a d’ailleurs souvent fait commencer les Lumières à la crise de la première Révolution anglaise, celle de 1641 -1649, qui aboutit à la décapitation du roi Charles Ier. Les Lumières passent par la France et se terminent en Allemagne. Elles sont l’effet des liens de plus en plus étroits – mais qui restent conflictuels – entre les pays d’Europe, et d’une connaissance mutuelle croissante due au développement des échanges. Les Lumières ne se conçoivent pas sans l’amélioration des voies de communication et le développement de la poste. Ainsi, Voltaire aura environ un millier de correspondants.
Quelle est l’idée centrale des Lumières ? C’est d’émanciper la connaissance de la tutelle des religions. L’idée, c’est l’autonomie du peuple et de chacun : deux idées pas toujours compatibles au demeurant. Mais les Lumières, c’est aussi l’aspiration au bien commun qui pose des limites aux désirs de chacun. Les Lumières, c’est encore  non pas exactement les droits de l’homme mais les droits humains, un principe d’universalité des droits de chaque homme, même s’il s’agit essentiellement… des droits de l’homme blanc et européen.
Les Lumières se sont heurtées à des adversaires externes, les « obscurantistes » mais aussi à des adversaires internes, les réductionnistes, ceux qui croient à l’inéluctabilité des Lumières, réductionnistes dont Rousseau, quoi que l’on puisse lui objecter par ailleurs, ne faisait pas partie. Il n’a en effet jamais évacué le tragique de la condition humaine.
À l’origine des Lumières, il y a souvent à la fois un mouvement social et un mouvement national, comme le soulèvement hollandais contre la domination espagnole de Philippe II. Loin de se vouloir révolutionnaires, les philosophes des Lumières se voulaient généralement porteurs d’idées visant à une plus grande stabilité, sur le plan de l’équilibre social (Hobbes) ou de la prévention des catastrophes naturelles (Descartes). Ce qui ouvre réellement la voie aux Lumières, c’est de s’opposer, comme Hobbes, et surtout comme Spinoza et Pierre Bayle, à toute censure. Pour Spinoza (1632 – 1677), « la raison à elle seule peut nous conduire à la béatitude, et fonde une religion naturelle, indépendante de la révélation historique » remarque le philosophe Ariel Suhamy (dans Spinoza, Ellipses, 2008). C’est pourquoi Spinoza est un partisan de la « lumière naturelle » de la raison. Mais il ouvre aussi la voie au panthéisme, au romantisme, bien au-delà des Lumières et parfois… contre les Lumières. Cela ne veut pas dire un rejet de tout esprit religieux. C’est en outre une position « avancée » qui ne fait pas l’unanimité. De fait, Locke et Leibniz croient pour leur part encore à la providence divine.
Ainsi s’esquisse une coupure entre les Lumières radicales – les ultras des Lumières – et les Lumières « modérées ». À l’origine des Lumières, il y a encore les doctrines du droit naturel, issu de la nature elle-même et de sa compréhension par la raison. Ce sont les doctrines du Hollandais Hugo Grotius et de l’Allemand Samuel Pufendorf (1632 – 1694). Tous deux défendent le principe de la distinction entre l’État et la société, cette dernière étant régie par l’ordre naturel. « Le droit naturel est immuable, jusque-là que Dieu même n’y peut rien changer » (Grotius, Du droit de la guerre et de la paix, 1625). Pour John Locke (1632 – 1704), le gouvernement civil est issu de la loi naturelle. C’est un contrat par lequel les hommes acceptent l’autorité politique en échange de la sécurité. Cela n’a aucun rapport avec la foi et si des restrictions à la liberté de croyance sont possibles ce ne peut être que pour la cohésion de la nation et non pour des motifs intrinsèquement religieux : « notre entendement est d’une nature qu’on ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte » (John Locke, Lettre sur la tolérance, 1686).
On rattache souvent les Lumières au culte du progrès. Ce n’est pas toujours vrai. Ainsi Pierre Bayle (1647 – 1706) ne croit pas au progrès; il cultive un doute systématique. La croyance au progrès de l’esprit humain caractérise par contre Fontenelle (1657 – 1757) qui défend aussi l’idée, dans la lignée de Copernic et Galilée, que l’homme ne peut plus se considérer comme le centre de l’univers. Fontenelle fut raillé par Voltaire (Micromégas). Pour Leibniz, le principe de la raison ne relève pas d’une intercompréhension entre les hommes mais est surplombant : c’est une harmonie préétablie d’origine divine (Monadologie, 1714). C’est le principe de raison suffisante.
Voltaire mettra aussi en scène Leibniz pour le ridiculiser dans Candide, non sans le caricaturer. Pour Mandeville, le vice et l’égoïsme sont les conditions de la prospérité (La Fable des Abeilles, 1705). « Seuls les fous veulent rendre honnête une grande ruche ». Friedrich von Hayek, au XXe siècle, verra en Mandeville un précurseur du libéralisme qu’il défendra contre les collectivistes et aussi contre les nationalistes.
Selon Peter Sloterdijk, le véritable ancêtre des Lumières est, à côté de Spinoza, le Tchèque Coménius (1592 – 1670), le « Galilée de l’éducation » dira Michelet. Selon Coménius, l’éducation peut rendre les êtres humains meilleurs. « Tout doit être enseigné à tout le monde, sans distinction de richesse, de religion ou de sexe », écrit-il. Coménius reprenait l’idée platonicienne de l’élévation de l’âme (Via Lucis. La voie de la lumière, 1642). La condition de cette élévation est l’éducation dont fera l’éloge même Rousseau, pourtant réservé quant à l’idée de progrès.
Les Lumières dans les Îles britanniques (ou îles anglo-celtes)
Si les Lumières ont pris naissance outre-Manche, elles ne sont pas seulement anglaises, elles sont britanniques. L’Écosse y a une grande part. Ce sont en effet les Écossais Francis Hutcheson, David Hume, Adam Smith, Adam Ferguson et d’autres, professeurs à l’Université d’Édimbourg, qui l’illustrent. Pour Hume, le commerce, le droit, la politique, l’État sont des artifices nécessaires pour donner plus de force à l’homme, animal plus fragile que les autres animaux. L’ordre social n’est pas le fruit d’une providence divine. Il est contingent. James Dunbar s’interroge : « Tout ce qui m’entoure n’est-il pas désordre, confusion, chaos ? Existe-t-il alors quelque principe de stabilité, d’ordre ? » (Essai sur l’histoire de l’humanité dans les époques violentes et cultivées, 1781). James Harrington défend l’idée (Oceana, 1656, destiné à Cromwell, puis L’art de légiférer, 1659) que l’économique détermine le politique. En d’autres termes, les rapports économiques, et notamment la propriété, détermineraient la nature du pouvoir politique, celui-ci n’étant qu’une superstructure – ce qui représente une préfiguration du matérialisme historique de Marx. L’histoire relève donc d’une sociologie historique et non des desseins de la Providence comme le pensait Bossuet.
Les Lumières écossaises constituent une tendance radicale des Lumières. La théorie du droit naturel de Hobbes et Locke est renversée au profit d’une étude des « circonstances » – le contexte – socio-historiques et d’un matérialisme économique. Pour Francis Hutcheson, nous disposons d’un sens moral donné par Dieu – une idée déjà développée par Lord Shaftesbury (1671 – 1713). Ce sens moral, s’il est naturel, peut néanmoins être mieux éduqué par la raison, indique Francis Hutcheson (Recherche sur l’origine de nos idées de beauté et de vertu, 1725). Cette conception sera attaquée par Kant comme ne faisant pas pleinement jouer son rôle à la raison.
L’époque des Lumières est loin d’être univoque. Les Lumières ne sont pas une doctrine. Elles ne sont définies qu’à la fin du processus, par Kant, et encore la définition n’est-elle pas forcément convaincante du point de vue rétroactif. C’est plutôt la définition d’un projet. Les Lumières sont une dynamique, et surtout un climat. Pas une pensée unique. Le rapport au monde devenant moderne, au monde « se modernisant », est ainsi complexe en fonction des penseurs. Il n’y a pas un rapport unique des Lumières à la modernité, ni au progrès et à la « souhaitabilité » ou « désirabilité » de ce l’on appelle alors le progrès.
Ainsi, l’Irlandais d’origine anglaise Jonathan Swift illustre, dans Les voyages de Gulliver (1726) les méfaits du monde moderne où le culte de l’argent s’allie souvent au culte du pouvoir. Contre l’idée d’un progrès possible dans l’art de gouverner, Jonathan Swift se réfère à des valeurs connues de tout temps. Pour Swift, la « science de gouverner [doit rester] dans des bornes très étroites, la réduisant au sens commun, à la raison, à la justice, à la douceur, à la prompte décision des affaires civiles et criminelles ».
Pour David Hume, les choses n’existent qu’en tant qu’elles existent pour nous, qu’elles sont quelque chose pour nous,  que nous en avons fait l’expérience. C’est l’empirisme. Comme nous ne pouvons faire l’expérience de l’essence des choses, cette philosophie conduit au scepticisme, à la suite de Pyrrhon et de Montaigne, un scepticisme qui trouvera un nouveau souffle avec la philosophie analytique au XXe siècle.
Samuel Johnson est une autre figure qui, pour être rattachée aux Lumières, est surprenante et au vrai inclassable. Conservateur au sens sociétal du terme, il critique les Whigs, rivaux des Tories, et leur modernité qui consiste, selon lui, dans la valorisation de l’argent et l’appel au renversement des anciennes hiérarchies. Il avait créé un journal intitulé The Idler (le désoeuvré, le fainéant), se faisant notamment le défenseur des gens condamnés à de la prison pour dette.
L’Écossais Adam Smith, élève de Francis Hutcheson, écrit sa Théorie des sentiments moraux (1759) avant sa célèbre Enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776).  Son idée est que la morale vient de la sympathie que l’on éprouve ou non pour autrui. Si j’apprécie quelqu’un, je me comporterais de manière bienveillante vis-à-vis de cette personne. La bienveillance n’est pas un préalable aux relations sociales, c’est une conséquence de la sympathie. Sur le plan des décisions et des comportements des agents économiques, l’Enquête d’Adam Smith prétend démontrer que la marché s’autorégule et aboutit à ce que la recherche par chacun de son intérêt profite à l’intérêt général. Ceci suppose toutefois deux vertus selon Adam Smith : la prudence et la justice.
Si l’homme est au départ une table rase, comme le soutenait Locke, comment se forge-t-il une personnalité ? C’est le sujet du roman d’éducation de Laurence Sterne, Vie et opinions de Tristram Shandy, gentilhomme achevé en 1768.
Les Lumières en France
En France, il y a deux périodes des Lumières : l’une va de la période de la Régence, cette « révolution tranquille », jusqu’à Montesquieu et L’esprit des lois (1748), et il y a la deuxième période, celle, plus doctrinaire, des philosophes, à partir de 1750, avec les débuts de L’Encyclopédie (1751). C’est une période marquée par des penseurs aussi différents que Voltaire, Rousseau, Diderot.
Montesquieu défend le principe d’un ordre naturel contre le contractualisme, qui est aussi un constructivisme, de Hobbes. Mais l’ordre naturel selon Montesquieu n’est pas le prolongement d’un ordre divin, c’est un ordre humain et donc faillible. Les lois sont particulières aux habitudes humaines et ne peuvent donc être universalisées.
Pour La Mettrie (1709 – 1751), le corps est une machine mais surtout une chimie complexe. La pensée est elle-même une machine productrice de signes. Pour La Mettrie, les grandes aspirations humaines ne doivent pas être idéalisées, elles correspondent  tout simplement à des fonctions chimiques et biologiques. « Le corps n’est qu’une horloge dont le nouveau chyle [résultat de la digestion] est l’horloger » (L’homme-machine, 1748).
Le comte de Buffon, anobli par Louis XV, n’est pas un théoricien des Lumières mais son projet dans le domaine de l’anatomie le rattache à l’ambition encyclopédique de son temps : rassembler toutes les connaissances, décrire les espèces, comprendre les différences de mœurs et d’habitat. Il partage cette ambition notamment avec Daubenton, et avec le Suédois Linné.
L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, le second ayant une autorité scientifique, se voulait au départ une traduction de l’encyclopédie anglaise (Cyclopaedia ou Dictionnaire universel des arts et des sciences) de Éphraïm Chambers (1728). Pierre Bayle avait ouvert la voie des encyclopédies critiques avec son Dictionnaire historique et critique (1697), L’Encyclopédie est engagée : il ne s’agit pas seulement de décrire; les jugements critiques abondent sur tous les sujets. Les auteurs plaident pour une monarchie parlementaire à l’anglaise, et contre le principe de légitimité absolue du pouvoir royal. La puissance du roi vient du consentement du peuple et est soumise à des conditions, comme la puissance paternelle l’est. C’est en fait un contrat avec des obligations réciproques. « Le prince ne peut pas disposer de son pouvoir et de ses sujets sans le consentement de la nation, et indépendamment du choix marqué dans le contrat de soumission. » Et encore : « Le gouvernement est […] un bien public qui par conséquent  ne peut jamais être enlevé au peuple (Encyclopédie, article « Autorité politique », tome I, 1751) ».
Claude-Adrien Helvétius (1715 – 1771), né Schweitzer, considère que l’intérêt est le critère essentiel de nos conduites et de nos jugements. Helvétius est le père de l’utilitarisme. Ce sont pour lui les sens qui nous révèlent tout. Sa doctrine est aussi un sensualisme. « Toute idée qu’on nous présente a toujours quelque rapport avec notre état, nos passions, nos opinions. » La presque totalité des hommes, explique encore Helvétius, « ne peuvent estimer dans les autres que des idées conformes aux leurs, et propres à justifier la haute opinion qu’ils ont tous de la justesse de leur esprit (De l’esprit, discours II, chapitre 3) ».
Voltaire est un esprit universel : historien, poète, conteur, philosophe (sans la lourdeur de beaucoup de ceux-ci). C’est tardivement qu’il exprime réellement une pensée personnelle. Et cette pensée est pessimiste, notamment dans Candide (1759)  – un état d’esprit peut-être dû en partie au bouleversement de l’auteur face au terrible tremblement de terre de Lisbonne de 1755 (plus de 50 000 morts) et face aux guerres européennes incessantes. Voltaire appelait ses contes des « couillonneries », ceci pour indiquer qu’il n’y attachait pas une importance excessive. Ils n’en sont pas moins pleins de finesse. La morale de Candide est que, dans un monde dont il ne faut pas attendre de grands bonheurs, le mieux est encore de travailler sans se faire d’illusions. Voltaire s’opposait ici à Leibniz et à son optimisme philosophique. « Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes […]. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse […]. Vous savez… – Je sais aussi, dit Candide, qu’il faut cultiver notre jardin. – Vous avez raison, dit Pangloss : car, quand l’homme fut mis dans le jardin d’Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu’il travaillât, ce qui prouve que l’homme n’est pas né pour le repos. – Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c’est le seul moyen de rendre la vie supportable (Candide, chapitre XXX). »
Autre ouvrage de Voltaire, le Dictionnaire philosophique portatif – on dirait aujourd’hui « de poche » –, paru en 1764 d’abord de manière anonyme, systématise et synthétise sa pensée émancipée vis-à-vis de toutes les crédulités. Le ton en est volontiers polémique. L’ouvrage est mis à l’index par le Vatican en 1765 et brûlé dans plusieurs villes. On a beaucoup souligné l’opposition de Voltaire à l’Église et aux autorités religieuses manifestée par sa formule « Écrasez l’infâme ! ». Toutefois, Voltaire est déiste – c’est-à-dire croyant en Dieu mais rejetant tout surnaturel et toute tradition religieuse. Il n’est pas athée ; c’est pourquoi il oppose la religion naturelle, pacifique et saine, aux religions « artificielles » qu’il voit comme stupides et meurtrières.
Rousseau (1712 – 1778), pour sa part, se fait connaître par un Discours sur les sciences et les arts (1751) dans lequel il critique l’idée qu’il y aurait un progrès de la moralité en même temps que des progrès des connaissances et des techniques. À la même époque, il collabore à L’Encyclopédie (article « musique »). Dans la Nouvelle Héloïse (1761), il critique les développements de la « civilité », de la politesse, et en somme de la civilisation. Pour Rousseau, politesse et civilisation représentent une insincérité foncière. Dans la Lettre à d’Alembert (1758), il avait déjà mis en question les vertus du théâtre – un des modes de la civilité – en lequel il voyait une école d’affectation préjudiciable à la perpétuation des mœurs sincères et franches.
C’est ainsi toute la stratégie des Lumières que récuse Rousseau : faire passer des idées nouvelles par le moyen de conversations mondaines, « de salon ». Pour Rousseau, la forme en dit long sur le fond, et de ce fond, il ne veut pas.
Du contrat social, que publie Rousseau en 1762, est un éloge du politique. Rousseau entend démontrer que l’homme n’étant pas naturellement apte à vivre en société, il faut un pouvoir politique pour empêcher les guerres permanentes. C’est ici une analyse assez proche de celle de Hobbes. Mais pour Rousseau, le pouvoir politique doit être étroitement dépendant de la société. Il doit être son émanation. Partant de là, le pouvoir a une très forte légitimité, qui peut justifier des dérives que l’on appellerait de nos jours totalitaires. Rousseau considère qu’il faut accepter dans le cadre du contrat social des clauses qui « bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. Car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle ne peut l’être et nul associé n’a plus rien à réclamer (Du contrat social, Livre I, chapitre 6) ». « À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. À l’égard des associés, ils prennent collectivement le nom de Peuple, et s’appellent en particulier citoyens comme participants à l’autorité souveraine, et sujets comme soumis aux lois de l’État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l’un pour l’autre; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision… » (ibid., Livre I, chapitre 6).
Diderot (1713 – 1784) se distingue tant de Rousseau que de Voltaire par son athéisme. Dans Le rêve de d’Alembert écrit en 1769, (une œuvre en trois parties : « Entretien entre d’Alembert et Diderot », « Le Rêve de d’Alembert », « Suite de l’entretien précédent »), Diderot met en scène, sous forme de dialogues, ses conceptions matérialistes antichrétiennes mais n’excluant pas de reconnaître de la valeur aux religions « naturelles ». C’est ce qu’il exprime dès l’écriture de ses Pensées philosophiques, publiées anonymement (1746). Dans le corps humain, Il n’y a pas d’âme, il n’y a qu’un cerveau et des neurones.
C’est un développement radical de la pensée des Lumières, dans lequel sont valorisées les expérimentations de tous ordres, tandis que Diderot appelle à rompre avec toutes les servitudes y compris l’esclavage (ainsi dans Contribution à l’histoire des deux Indes, 1772, sous la direction de l’abbé Raynal). Dans Le rêve de d’Alembert (« Suite de l’entretien précédent »), un personnage exprime le point de vue de Diderot en affirmant : « c’est que nous ne dégraderions plus nos frères en les assujettissant à des fonctions indignes d’eux et de nous. […] C’est que nous ne réduirions plus l’homme dans nos colonies à la condition de la bête de somme. » Il n’y a pas de morale révélée ni universelle, affirme encore Diderot dans le Supplément au voyage de Bougainville (1796, posthume). Avec cette pensée non systématique et différentialiste du point de vue culturel, les Lumières françaises culminent dans bien autre chose que l’optimisme et le culte du progrès qu’on leur attribue bien souvent.
Le baron d’Holbach, d’origine allemande, contributeur de L’Encyclopédie, présentait deux faces. L’une était celle d’un homme de débat. L’autre était celle d’un propagandiste déterminé de l’athéisme et du matérialisme philosophique. Ses coups de butoirs matérialistes se manifestent par Le système de la nature en 1770 – qui fut condamné à être brûlé cette même année – et Le bon sens, ou idées naturelles opposées aux idées surnaturelles (1772). Ses idées étaient fort appréciées par Diderot. Hostile à tout déisme, à la différence de Voltaire et Rousseau, d’Holbach nie l’intérêt de l’hypothèse de Dieu même comme simple Grand Architecte de l’Univers, dépourvu de dimension sacrée. D’Holbach ne se contente pas de prôner le matérialisme athée. Il développe ses conceptions sociales dans Système social ou principes naturels de la morale et de la politique (1773) et La politique naturelle ou discours sur les vrais principes du Gouvernement (1773). Selon d’Holbach, le système physique détermine le système politique, d’où le déterminisme et ce qu’on a appelé le « fatalisme » de d’Holbach. La souveraineté repose selon d’Holbach sur un pacte social et non sur un droit divin et la volonté générale est son fondement. D’Holbach, mort quelque temps avant la prise de la Bastille, le 21 janvier 1789, est peut-être l’auteur qui a le plus influencé les révolutionnaires et constituants de 1789 – 1791. Voire le seul qui les ait réellement influencés.
Il faut sans doute rattacher à d’Holbach et aux Lumières radicales le curé Jean Meslier (1664 – 1729), dont le Testament, en tout cas celui qui lui est attribué, fut publié par Voltaire en 1762. Ce texte est empreint de matérialisme, de libertinage au sens philosophique, d’athéisme et même d’anarchisme social. Il ne critique pas l’existence d’une morale mais veut lui donner un autre fondement que la religion. D’Holbach s’abrita derrière Meslier pour défendre ses propres thèses (Le bon sens du curé Meslier, 1772). De même, Morelly (Code de la nature ou Le Véritable esprit des lois, 1755) appartient aux Lumières radicales, voire aux Lumières « ultra » et développe des idées communistes (abolition de la propriété privée, collectivisme…). « I – Rien dans la Société n’appartiendra singulièrement ni en propriété à personne, que les choses dont il fera un usage actuel, soit pour ses besoins, ses plaisirs, ou son travail journalier. II – Tout Citoyen sera homme public sustenté, entretenu et occupé aux dépens du Public. III – Tout Citoyen contribuera pour sa part à l’utilité publique selon ses forces, ses talents et son âge; c’est sur cela que seront réglés ses devoirs, conformément aux Lois distributives (dans Lois fondamentales et sacrées qui couperont racine aux vices et à tous les maux d’une Société) ».
La Révolution française s’est-elle réclamée des Lumières ? Elle s’est réclamée un peu de Voltaire et surtout de Rousseau, mais il ne faut pas surestimer l’influence des publications intellectuelles : les livres politiques étaient les moins lus. Ce qui est sûr, par contre, c’est que la plupart des penseurs des Lumières, quand ils étaient encore vivants durant la Révolution, ne lui ont manifesté aucune sympathie. L’abbé Raynal, co-auteur avec Diderot de L’Histoire des deux Indes, écrit à l’Assemblée constituante en mai 1791 une lettre dans laquelle il défend la monarchie constitutionnelle et s’insurge, après avoir des années auparavant rappelé « les devoirs des rois », contre ce qu’il voit maintenant, et appelle « les erreurs du peuple ».
Pierre Le Vigan

vendredi 27 septembre 2019

Les « guerriers du climat » vaincus par la banquise

Par Rémy Prud’homme, Professeur des Universités (émérite)
Tous les "savants du monde", d’Al Gore à Greta, le savent et le disent : la banquise du pôle nord fond rapidement.
En fait, elle a déjà fondu.
En 2007, Al Gore, conjointement avec le GIEC, recevait le prix Nobel (de la paix, pas de science, mais passons), et il déclarait à Oslo : « La banquise est en chute libre …
Une étude récente nous avertit qu’elle pourrait avoir complètement disparu l’été dans sept ans seulement ».
Dans sept ans, en 2014 donc.
Les membres du GIEC présents avaient chaleureusement applaudi ce magnifique discours prophétique.
     Armés de beaucoup de courage, et surtout d’argent, 17 guerrier/ère/s du climat (c’est ainsi qu’ils se nomment) ont donc, fin août 2019, affrété un bateau de croisière suédois spécialisé, le Malmo, fonctionnant au mazout, et sont partis vers le pôle nord.
Ils voulaient voir par eux mêmes la mort de la banquise, et la filmer pour l’éducation des masses encore ignorantes.
     Ils ont vu. Arrivé aux iles Svalbard, à 1400 km du pôle, le Malmo a été bloqué, puis encerclé par les glaces, comme dans un roman de Jules Verne.
La banquise-qui-n’existe-plus avait gagné.
Plus moyen d’avancer, ni de reculer.
Les ours blancs, qui-ont-également- disparu, nombreux dans ces parages, et affamés, pouvaient venir manger nos valeureux et savants combattants.
Ces derniers ont du être secourus par hélicoptère (toujours au mazout).
On ne sait pas si cette retraite stratégique a été filmée par l’équipe de cinéastes embarquée.
     Bien entendu, cette histoire hilarante ne prouve rien du tout sur l’évolution du climat à moyen ou long terme.
Mais elle renseigne sur l’instrumentalisation de la science  de l’environnement.
     L’évolution de la banquise arctique, qui est un phénomène complexe, est en fait étudiée et bien connue.
L’Institut Météorologique Danois, ou le  Centre de données sur la neige et la glace arctique de l’Université du Colorado, par exemple, permettent de suivre les évolutions en temps réel.
Si au lieu de crier avec les loups nos militants cherchaient à s’informer, ils sauraient que la banquise du pôle nord, qui s’est beaucoup réduite dans les années 1990, a tendance à se stabiliser depuis une quinzaine d’années : en septembre 2019, elle est certes moins étendue qu’en 1990, mais elle est plus étendue (d’environ un million de km carrés, excusez du peu) qu’en 2012.
Et ils auraient fait preuve d’un peu plus de prudence.
      La mésaventure du Malmo a été systématiquement cachée par les grands médias (radios, journaux, télévision) français et étranger.
     Elle n’aura certainement pas entamée les certitudes de nos hélitreuillés.
Comme dit Proust : « Les faits ne pénètrent pas dans le monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils ne les détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sans les affaiblir ».
source

http://by-jipp.blogspot.com/2019/09/les-guerriers-du-climat-vaincus-par-la.html#more

Lépante, du mythe à la réalité par Georges FELTIN-TRACOL

Le 7 octobre 1571 au large de Lépante en Grèce se déroula une gigantesque bataille navale entre les flottes ottomane et de la Sainte-Ligue qui s’acheva par le triomphe incontestable des marines catholiques, fortes de leur supériorité technique et militaire.
Publié par IDées, la maison d’édition du Bloc identitaire1571. Lépante est un « ouvrage collectif [qui] vient de célébrer le 440e anniversaire de la victoire de Lépante. Victoire de l’Europe coalisée face à l’Envahisseur, victoire d’une Europe dépassant les querelles et égoïsmes “ nationaux ” pour faire face (p. 11) ». Son objectif est d’abord d’inciter à réfléchir « autour de Lépante, davantage que sur Lépante uniquement (p. 11) », d’où la contribution de militants plutôt que d’historiens chevronnés. On y trouve aussi en annexes des textes de Cervantès – qui en perdit la main gauche -, de Voltaire et de G.K. Chesterton.
Comme tout travail collectif, les articles sont inégaux. Outre la reprise d’un texte de février 2003 signé par les Jeunesses identitaires, « La Turquie ne passera pas ! », on peut lire « Assaut contre l’Europe » par Benoît Lœuillet, une belle description de « Don Juan d’Autriche, un héros pour les temps présents » par Guillaume Luyt ou l’évocation par Jean-David Cattin de l’Ordre de Malte qui, au XVIe siècle, incarne « l’élite guerrière de l’aristocratie européenne (p. 54) ». Y participent enfin Frédéric Pichon d’Europæ Gentes, Philippe Vardon-Raybaud qui salue la figure d’André Provana de Leyni (1511 – 1592), « le Niçois de Lépante » et l’euro-député de Padanie, Mario Borghezio, qui entend célébrer « Une bataille pour l’Europe ».
Un nouvel intérêt pour Lépante
Quelques mois plus tard, Flammarion publia un épais ouvrage de l’historien militaire italien Alessandro Barbero, riche en notes qui explique les origines et le déroulement de la célèbre bataille. Précédemment, en 2010, les éditions Les Amis du Livre européen avaient sorti Force & Honneur, un recueil de trente grandes batailles européennes dont Lépante traité avec brio par Robert Steuckers. L’ancien directeur des revues Vouloir et Orientations y donne une belle étude, mais du fait des contraintes de place et de mise en page, ne fut publiée qu’une version résumée. Robert Steuckers replace dans la longue durée cette lutte en Méditerranée orientale puisqu’il remonte aux temps des Croisades et insiste sur le désastre européen de Nicopolis en 1396.
Sous le titre mystérieux de La bataille des trois empires, Barbero observe, lui, l’Empire ottoman à son apogée, l’Espagne de Philippe II présente en Italie avec le royaume de Naples et de Sicile, et la Sérénissime République de Venise dont les possessions maritimes (l’État de Mer) sont uniquement méditerranéennes.
Ayant consulté les sources turques, Barbero explique les profondes, vives et sourdes rivalités qui traversent le Divan, le Grand Pacha et les pachas, ce qui n’empêche pas la Sublime Porte d’étendre son emprise plus à l’Ouest, ce qui signifie combattre Venise… Conscient de cette avancée menaçante, le pape Pie V en appelle à une nouvelle croisade qui exigerait une unité d’action des puissances chrétiennes. Il y arrive péniblement avec la Sainte-Ligue. Or « l’alliance est encore fragile, relève Lœuillet, et les rivalités commerciales entre l’Espagne et Venise semblent encore plus fortes que l’ennemi commun ottoman (p. 18) ». En effet, les tiraillements sont permanents entre Venise et sa rivale Gènes, Venise et les États de l’Église, Venise et l’Espagne. Les contentieux éclatent au grand jour d’autant que l’entreprise destinée en théorie à reprendre Chypre coûte chère.
Alessandro Barbero rappelle aussi que dans l’espace méditerranéen, le navire adéquat reste la galère avec des rameurs tantôt volontaires, tantôt forcés (des esclaves, des prisonniers ou des repris de justice). La force de propulsion, leur entretien et celui des bâtiments, la fabrication de l’armement accroissent les dépenses si bien que les participants aimeraient que leur lourdeur soit prise en charge par leurs alliés. Dans cette ambiance souvent délétère, on peut imaginer – comme le fait Frédéric Pichon – que « le pape va faire preuve d’un sens du bien commun européen et percevoir la nécessité d’une unité européenne (p. 63) ». On en est en fait loin. Barbero signale que la population orthodoxe de Chypre soumise à l’aristocratie vénitienne accueille avec une joie certaine les Ottomans. Dans le même temps, les Albanais chrétiens, tant orthodoxes que catholiques, se soulèvent contre Istamboul à l’instigation de Venise qui les arment et les financent…
Après maintes difficultés dues à des divergences liées aux intérêts économiques, aux considérations politiques et aux susceptibilités personnelles, Pie V parvient à former une coalition qui réunit Venise, Gênes, les États de l’Église, l’Espagne, la Savoie et l’Ordre de Malte. Enthousiaste, Jean-David Cattin s’exclame : « Ce qui rend cet exploit encore plus remarquable, c’est l’union et la profonde solidarité qui animaient ces Européens à une époque où les royaumes dont ils étaient issus se faisaient souvent la guerre. Dépassant ces querelles stériles, ils surent mourir côte à côte devant la plus grande menace que l’Europe ait connu depuis deux mille ans. Ensemble (p. 59). » Assertion que nuance Barbero, mais qui n’en demeure pas moins vraie. « Victoire européenne. Défaite turque. Un choc brutal, de grande ampleur pour l’époque, mais un choc bref. La bataille, en effet, ne dure que de trois à cinq heures. Mais, et c’est surtout cela qu’il faut rappeler aujourd’hui, elle s’inscrit dans une vaste épopée : celle de l’Europe, toujours divisée en fractions rivales, incapable de bander toutes ses forces dans un effort unique sur le long terme, souligne Robert Steuckers (p. 1). »
Alessandro Barbero insiste, lui, sur des Européens convertis dans l’appareil administratif de l’Empire ottoman. Alger est ainsi à cette époque peuplé de renégats qui, pirates, participent à la mise en esclavage de leurs anciens coreligionnaires…
Lépante et la France
Les auteurs de 1571. Lépante, Guillaume Luyt en particulier, reviennent sur ce « non-dit français » qu’est Lépante. Si Luyt fustige avec raison la vision francocentrée et l’hostilité incessante envers toute idée européenne des nationalistes français, il faut cependant rappeler que la France subit depuis onze ans une guerre civile religieuse qui se traduira dans quelques mois par le massacre de la Saint-Barthélemy (24 août 1572). Par ailleurs, le Roi Très Chrétien est l’allié du Grand Turc (l’ambassadeur de France à Constantinople est le seul diplomate européen présent avec le représentant de Venise). Robert Steuckers indique qu’« en 1542, François Ier s’allie officiellement aux Ottomans. Pendant dix-sept ans, la guerre fera rage entre le binôme franco-turc et les autres puissances européennes. Le premier acte de guerre a lieu en mai 1543 : la flotte de Charles Quint quitte Barcelone sous les ordres de l’empereur lui-même, tandis qu’au même moment la flotte turque, commandée par Kheir ed-Din, quitte Modon/Methoni, un port du Péloponnèse. Elle est forte de 110 galères et de 40 bateaux à voiles. Son objectif ? Ravager le bassin occidental, à commencer par Reggio en Calabre. La malheureuse cité n’est pas la seule à recevoir la visite de Barberousse : Terracina, Civitavecchia et Piombino partagent bien vite son sort. Après avoir mis les côtes italiennes à feu et à sang, Kheir ed-Din cingle vers Marseille pour faire jonction avec la flotte française, dont le capitaine général est le duc d’Enghien. Ensemble, ils prennent Nice, alors italienne, et la mettent à sac. Les Français accordent aux Turcs et aux Barbaresques le droit de mouiller et de passer l’hiver à Toulon, qui est transformée en une enclave musulmane en terre provençale, une enclave que les Français doivent alimenter et approvisionner en toutes sortes de matériels (pp. 16 – 17) ».
Cette alliance franco-ottomane est une exception dans le paysage géopolitique de l’époque. En effet, « le protocole diplomatique impliquait, remarque Barbero, le refus de reconnaître quelque légitimité que ce soit au pouvoir du sultan, assimilé au tyran qu’il est légitime de combattre et même de tuer, selon l’éthique thomiste. Le roi de France n’avait par contre aucun scrupule à commencer ainsi ses lettres adressées à Sélim : “ Très haut et excellent, très puissant, très magnanime et invincible Prince, le Grand Empereur des Musulmans Sultan Sélim Han, tout honneur et vertu abonde, notre très cher et vertueux ami, Dieu veuille augmenter Votre Grandeur et Hautesse avec fin heureuse ” (note 12 p. 584) ». Voilà pourquoi, outre une ignorance historique considérable, les Français restent de marbre à l’évocation de Lépante qui soulève au contraire l’enthousiasme des Corses, des Nissarts et des Savoisiens.
Quelles ont été les conséquences de Lépante ? Est-il fondé d’avancer comme le fait Benoît Lœuillet que « c’est la première fois depuis le XVe siècle qu’un coup d’arrêt est porté à la suprématie turque en Méditerranée. L’expansionnisme ottoman est irréversiblement marqué par la défaite de Lépante (p. 23) » ? Oui, en relativisant le propos, car Barbero estime qu’« il est juste de conclure qu’elle en eut bien peu, et qu’il ne pouvait en être autrement parce qu’elle fut menée en octobre (p. 554) ». Barbero pense que « l’importance historique de Lépante tient surtout à son énorme impact émotif et à la propagande qui s’en suivit. La nouvelle de la victoire fut accueillie dans les capitales catholiques avec un enthousiasme sans précédent, et ce d’autant plus qu’elle arrivait après des années de frustration et de disette. Les célébrations partout proclamées laissèrent une impression durable sur un public pourtant habitué au contraste entre la misère de la vie quotidienne et le luxe somptueux des festivités de l’État (p. 555) ».
Actualité géopolitique d’un affrontement passé
Très réaliste, Mario Borghezio considère, pour sa part, que « l’Europe catholique avait remporté son défi vital mais était en train de perdre, sans s’en rendre compte, sa prépondérance économique et militaire au profit des pays protestants du Nord du continent (p. 78) ». Aujourd’hui, les Anglo-Saxons soutiennent la Turquie et l’islam sunnite djihadiste. Les Jeunesse identitaires regrettaient qu’« à l’axe Paris – Berlin – Moscou (et pourquoi pas Pékin ?), on aura préféré pour notre malheur un axe Washington – Londres – Ankara – Tel Aviv. Ne l’oublions pas, les Turcs savent jouer sur toutes les cordes, l’islamisme le plus radical mais aussi la carte américaine et la carte israélienne (p. 72) ».
Prenons toutefois garde de ne pas tomber dans un anti-islamisme primaire ou dans une quelconque turcophobie stérile. « Il semble vain d’agiter le spectre légitime de l’islam s’il s’agit simplement de défendre la civilisation du Mac Donald, de la Star Ac’, de l’individualisme, du délitement des mœurs et de l’athéisme. Autant combattre les mains liées avec une béquille de bois (p. 64) », avertit Frédéric Pichon pour qui le recours au christianisme catholique s’impose. « Notre civilisation est blessée au cœur et c’est en renouant avec Celui qui est la source de tout bien, à savoir au Dieu créateur, personnel et infiniment bon, que l’on pourra constituer une alternative opérante à l’expansion de l’Islam (p. 66). » Or le déclin de l’Europe ne provient-il pas du monothéisme dont les valeurs ont été sécularisées et qui saturent maintenant toute la société postmoderniste ? Le remède monothéiste contre un autre péril, monothéiste lui aussi, n’est guère probant. Pour sa part, Robert Steuckers estime qu’« aujourd’hui, avec le déclin démographique de l’Europe et l’amnésie généralisée qui s’est emparé de nos peuples dans l’euphorie d’une société de consommation, le danger turc est pourtant bien présent. Une adhésion à l’U.E. submergerait l’Europe et lui ferait perdre son identité géopolitique, forgée justement pendant plus d’un millénaire de lutte contre les irruptions centre-asiatiques dans sa périphérie ou carrément dans son espace médian. L’Europe doit être vigilante et ne tolérer aucun empiétement supplémentaire de son territoire : à Chypre, dans l’Égée, dans le Caucase, sur le littoral nord-africain où subsistent les “ presidios ” espagnols, dans les Canaries, il faut être intransigeant. Mais dans quel esprit doit s’inscrire cette intransigeance ? Dans l’esprit de l’Ordre de Saint-Jean, bien évidemment, qui a toujours refusé de lutter contre une puissance chrétienne ou de s’embarquer dans des alliances qui s’opposaient à d’autres pactes où des puissances chrétiennes étaient parties prenantes : on a en tête les alliances contre-nature que concoctaient les Byzantins sur leur déclin et qui ont amené les Turcs en Thrace. L’Ordre a toujours su désigner l’ennemi géopolitique et en a tiré les conséquences voulues. L’idéal bourguignon du XVe siècle, très bien décrit dans le beau livre de Bertrand Schnerb, correspond parfaitement à ce qu’il faudrait penser aujourd’hui, au-delà des misères idéologiques dominantes et des bricolages insipides de nos intellectuels désincarnés ou de nos médiacrates festivistes. Notre idéal remonte en effet à Philippe le Bon, le fils de Jean sans Peur et d’une duchesse bavaroise, qui prête à Lille, le 17 février 1454, le fameux “ Vœu du Faisan ”, un an après la chute de Constantinople. Le “ Vœu du Faisan ” est effectivement resté un simple vœu, parce que Trébizonde est tombée à son tour. Les Ducs de Bourgogne voulaient intervenir en Mer Noire et harceler les Ottomans par le Nord. Deux hommes ont tenté de traduire ce projet dans les faits : Waleran de Wavrin et Geoffroy de Thoisy. L’idéal de la Toison d’Or et l’idéal alexandrin de l’époque s’inscrivent aussi dans ce “ Vœu ” et dans ces projets : il convient de méditer cet état de choses et de l’actualiser, à l’heure où ces mêmes régions balkaniques, pontiques et caucasiennes entrent en turbulences. Et où, avec Davutoglu, la Turquie s’est donné un ministre des affaires étrangères qui qualifie ses options géopolitiques de “ néo-ottomanes ”. Lépante est l’aboutissement d’une guerre longue (pp. 25 – 26) ». Et si le Sahel devenait le nouveau terrain d’action des Européens enfin conscients d’eux-mêmes ?
La survie européenne passe nécessairement par le recours à l’archaïque, la remise en cause complète des valeurs d’une civilisation dorénavant naufragée et la redécouverte d’une vieille mémoire historique collective enfouie – « La longue mémoire, dans les guerres longues, est une arme redoutable, précise Steuckers (p. 26) ». Un autre Moyen Âge doit être devant nous.
Georges Feltin-Tracol
• Alessandro Barbero, La bataille des trois empires. Lépante, 1571, Flammarion, coll. « Au fil de l’histoire », Paris, 2012, traduction de Patricia Farazzi et Michel Valensi, 684 p., 29 €.
• Robert Steuckers, « 7 octobre 1571 : bataille de Lépante. Réflexions historiques et géopolitiques sur l’aboutissement d’un conflit trois fois séculaire », version intégrale transmise par l’auteur dont sont extraites les citations. Une version condensée a été publiée dans Collectif, Force & Honneur. Ces batailles qui ont fait la grandeur de la France et de l’Europe, Les Amis du Livre européen, Boulogne-Billancourt, 2010, 352 p., 45 €.
• Collectif, 1571. Lépante, IDées, Nice, 2011, 108 p., 10 €.