mercredi 31 mars 2021

La gauche et la collaboration en Belgique : De Man, les syndicats et le Front du Travail

  

[De Man (debout) avec Émile Vandervelde avant la guerre]

La collaboration de gauche en Belgique ? Elle prend son envol avec le manifeste que Henri De Man, chef de file du Parti Ouvrier Belge (POB), publie et diffuse dès le 28 juin 1940. De Man (1885-1953) a été agitateur socialiste dès l'âge de 17 ans, polyglotte, correspondant en Belgique de la social-démocratie allemande et des travaillistes britanniques avant 1914, volontaire de guerre, diplomate au service du Roi Albert Ier, professeur à Francfort avant le nazisme, initiateur du mouvement planiste en Europe dans les années 30, ministre, président du POB ; avec une telle biographie, il a été sans conteste l'une des figures les plus marquantes du socialisme marxiste européen. Hérétique du marxisme, sa vision du socialisme n'est pas matérialiste, elle repose sur les mobiles psychologiques des masses frustrées, aspirant à la dignité. Le socialisme, dans ce sens, est une formidable revendication d'ordre éthique. Ascète, sportif, De Man, issu de la bonne bourgeoisie anversoise, n'a jamais aimé le luxe. Le socialisme, déduit-il de cette option personnelle, ne doit pas embourgeoiser les masses mais leur apporter le nécessaire et les rendre spartiates.

Avec son fameux Plan du Travail de Noël 1933, De Man donne au socialisme une impulsion volontariste et morale qui séduira les masses, les détournera du communisme et du fascisme. Les intellectuels contestataires français, ceux que Loubet del Bayle a nommé les "non-conformistes des années 30", s'enthousiasmeront pour le Plan et pour ses implications éthiques. Pour l'équipe d'Esprit (regroupée autour d'Emmanuel Mounier), d'Ordre Nouveau (Robert Aron et A. Dandieu), de Lutte des Jeunes (Bertrand de Jouvenel), de L'Homme Nouveau (Roditi), De Man devient une sorte de prophète. Côté socialiste, en France, ce sera surtout le groupe "Révolution Constructive" (avec Georges Lefranc, Robert Marjolin, etc.) qui se fera la caisse de résonnance des idées de Henri De Man. Pierre Ganivet, alias Achille Dauphin-Meunier, adopte également le planisme demanien dans sa revue syndicaliste révolutionnaire L'Homme réel. Au sein du parti, Léon Blum craint le Plan du Travail :

  • parce qu'il risque de diviser le parti ;
  • parce qu'il implique une économie mixte et tend à préserver voire à consolider le secteur libre de l'économie ;
  • parce qu'il crée une sorte de "régime intermédiaire" entre le capitalisme et le socialisme ;
  • parce que la critique du parlementarisme, implicite chez De Man, rapproche son socialisme du fascisme.

Pour Déat, les idées planistes, exposées notamment par De Man à l'Abbaye de Pontigny (septembre 1934), reflètent un pragmatisme de la liberté, une approche de l'économie et de la société proche du New Deal de Roosevelt, et ne relèvent nullement du vieux réformise social-démocrate. Le planisme, avait affirmé Déat dans L'Homme Nouveau (n°6, juin 1934), n'impliquait aucune politique de compromis ou de compromissions car il était essentiellement révolutionnaire : il voulait agir sur les structures et les institutions et les modifier de fond en comble.

Presqu'au même moment, se tenait un Congrès socialiste à Toulouse : la plupart des mandats de "Révolution Constructive" s'alignent sur les propositions de Blum, sauf deux délégués, parmi lesquels Georges Soulès, alias Raymond Abellio, représentant le département de la Drôme. Georges Valois, proudhonien un moment proche de l'AF, est hostile à De Man, sans doute pour des motifs personnels, mais accentue, par ses publications, l'impact du courant para-planiste ou dirigiste en France.

Or, à cette époque, pour bouleverser les institutions, pour jouer sur les "structures", pour parfaire un plan, de quelque nature qu'il soit, il faut un pouvoir autoritaire. Il faut inaugurer l'« ère des directeurs ». Pratique "directoriale", planification, etc. ne sont guère possible dans un régime parlementaire où tout est soumis à discussion. Les socialistes éthiques, ascètes et spartiates, anti-bourgeois et combatifs, méprisaient souverainement les parlottes parlementaires qui ne résolvaient rien, n'arrachaient pas à la misère les familles ouvrières frappées par le chômage et la récession. Dans son terrible livre, La Cohue de 40, Léon Degrelle croque avec la férocité qu'on lui connaît, un portrait du socialisme belge en déliquescence et de De Man, surplombant cet aréopage de « vieux lendores adipeux, aux visages brouillés, pareils à des tartes aux abricots qui ont trop coulé dans la vitrine » (p. 175). De Man, et les plus jeunes militants et intellectuels du parti, avaient pedu la foi dans la religion démocratique.

Dès le déclenchement des hostilités, en septembre 1939, De Man opte personnellement contre la guerre, pour la neutralité absolue de la Belgique, proclamée par le Roi dès octobre 1936. Fin 1939, avec l'appui de quelques jeunes militants flamands, dont Edgard Delvo, il fonde une revue, Leiding (Direction), ouvertement orientée vers les conceptions totalitaires de l'époque, dit Degrelle. Il serait peut-être plus juste de dire que le socialisme planiste y devenait plus intransigeant et voulait unir, sans plus perdre de temps, les citoyens lassés du parlementarisme en un front uni, rassemblé derrière la personne du Roi Léopold III.

Après l'effondrement de mai-juin 1940, De Man publie un « manifeste aux membres du POB », où figurent deux phrases qui lui ont été reprochées : « Pour les classes laborieuses et pour le socialisme, cet effondrement d'un monde décrépit, loin d'être un désastre, est une délivrance » ; « [le verdict de la guerre] est clair. Il condamne les régimes où les discours remplacent les actes, où les responsabilités s'éparpillent dans le bavardage des assemblées, où le slogan de la liberté individuelle sert d'oreiller à l'égoïsme conservateur. Il appelle une époque où une élite, préférant la vie dangereuse et rapide à la vie facile et lente, et cherchant la responsabilité au lieu de la fuir, bâtira un monde nouveau ». Ces phrases tonifiantes, aux mâles accents, étaient suivies d'un appel à construire le socialisme dans un cadre nouveau. Cet appel a été entendu.

De toutes pièces, De Man commence par créer un syndicat unique, l'UTMI (Union des Travailleurs Manuels et Intellectuels), officiellement constitué le 22 novembre 1940, après d'âpres discussions avec le représentant du Front du Travail allemand, le Dr. Voss. De Man, ami du Roi, voulait sauvegarder l'unité belge : son syndicat serait dès lors unitaire, ne serait pas scindé en une aile flamande et une aile wallonne. Le Dr. Voss, visant l'éclatement du cadre belge en deux entités plus facilement absorbables par le Reich, impose la présence des nationalistes flamands du VNV dans le comité central composé de socialistes, de démocrates-chrétiens, de syndicalistes libéraux. Edgard Delvo, ancien socialiste, auteur d'un ouvrage préfacé par De Man et paru à Anvers en 1939, collaborateur de Leiding, la revue neutraliste hostile à toute participation belge aux côtés des Anglais et des Français, théoricien d'un "socialisme démocratique" ou plutôt d'un populisme socialiste, est l'homme du VNV au sein de ce comité.

En 1942, poussé par les services du Front du Travail allemand, Delvo deviendra le maître absolu de l'UTMI. Ce coup de force des nationalistes provoque la rupture entre De Man et son syndicat : l'ancien chef du POB quitte Bruxelles et se réfugie en Haute-Savoie, grâce à l'aide d'Otto Abetz. Il sera désormais un "cavalier seul". Les socialistes, les libéraux et les jocistes quittent l'UTMI en 1942, laissant à Delvo les effectifs nationalistes flamands et wallons, peu nombreux mais très résolus.

En Wallonie, dès la parution du Manifeste du 28 juin 1940, plusieurs journalistes socialistes deviennent du jour au lendemain des zélotes enragés de la collaboration. Ainsi, Le Journal de Charleroi, organe socialiste bon teint depuis des décennies, était édité par une société dont l'aristocratique famille Bufquin des Essarts étaient largement propriétaire. Dès les premiers jours de juin 40, un rédacteur du journal, J. Spilette s'empare du journal et le fait paraître dès le 6, avant même d'avoir créé une nouvelle société, ce qu'il fera le 8. En novembre 1940, Spilette, avançant ses pions sans sourciller, s'était emparé de toute la petite presse de la province du Hainaut et augmentait les ventes. Els De Bens, une germaniste spécialisée dans l'histoire de la presse belge sous l'occupation, écrit que l'influence de De Man était prépondérante dans le journal.

Spilette défendait, envers et contre les injonctions des autorités allemandes, les positions de De Man : syndicat unique, augmentation des salaires, etc. Spilette baptisait « national-socialisme » la forme néo-demaniste de socialisme qu'il affichait dans son quotidien. Ensuite, rompant avec De Man, Spilette et ses collaborateurs passent, non pas à la collaboration modérée ou à la collaboration rexiste/degrellienne, mais à la collaboration maximaliste, regroupée dans une association au nom évocateur : l'AGRA, soit Amis du Grand Reich Allemand. L'AGRA, dont le recrutement était essentiellement composé de gens de gauche, s'opposait au rexisme de Degrelle, marqué par un héritage catholique. Les 2 formations finiront par s'entendre en coordonnant leurs efforts pour recruter des hommes pour le NSKK. Le 18 octobre 1941, Le Journal de Charleroi fait de la surenchère : il publie un manifeste corsé, celui du Mouvement National-Socialiste wallon, où il est question de créer un « État raciste » wallon. Spilette appelle ses concitoyens à rejoindre cette formation « authentiquement socialiste ».

À Liège, le quotidien La Légia, après avoir été dirigé par des citoyens allemands, tombe entre les mains de Pierre Hubermont, écrivain, lauréat d'un prix de "littérature prolétarienne" à Paris en 1931, pour son roman Treize hommes dans la mine. Les Allemands ou Belges de langue ou de souche allemandes, actionnaires de la société ou rédacteurs du journal, entendaient germaniser totalement le quotidien. Pierre Hubermont entend, lui, défendre un enracinement wallon, socialiste et modérément germanophile. Cette option, il la défendra dans une série de journaux culturels à plus petit tirage, édités par la Communauté Culturelle Wallonne (CCW).

Parmi ces journaux, La Wallonie, revue culturelle de bon niveau. Dans ses éditoriaux, Hubermont jette les bases idéologiques d'une collaboration germano-wallonne : défense de l'originalité wallonne, rappel du passé millénaire commun entre Wallons et Allemands, critique de la politique française visant, depuis Richelieu, à annexer la rive gauche du Rhin, défense de l'UTMI et de ses spécificités syndicales.

Fin 1943, les services de la SS envoient un certain Dr. Sommer en Wallonie pour mettre sur pied des structures censées dépasser le maximalisme de l'AGRA. Parmi elles : la Deutsch-Wallonische Arbeitsgemeinschaft, en abrégé DEWAG, dirigée par un certain Ernest Ernaelsteen. Ce sera un échec. Malgré l'appui financier de la SS, DEWAG tentera de se donner une base en noyautant les "cercles wallons" de R. De Moor (AGRA), foyers de détente des ouvriers wallons en Allemagne, et les "maisons wallonnes", dirigée par Paul Garain, président de l'UTMI wallonne, qui pactisera avec Rex.
Quelles conclusion tirer de ce bref sommaire de la "collaboration de gauche" ? Quelles ont pu être les motivations de ces hommes, et plus particulièrement de De Man, de Delvo et d'Hubermont (de son vrai nom Joseph Jumeau) ? La réponse se trouve dans un mémoire rédigé par la sœur d'Hubermont, A. Jumeau, pour demander sa libération. Mlle Jumeau analyse les motivations de son frère, demeuré toujours socialiste dans l'âme.

« Une cause pour laquelle mon frère restait fanatiquement attaché, en dehors des questions d'humanisme, était celle de l'Europe. Il était d'ailleurs Européen dans la mesure où il était humaniste, considérant l'Europe comme la Patrie de l'humanisme (...) Cette cause européenne avait été celle du socialisme depuis ses débuts. L'internationalisme du XIXe siècle n'était-il pas surtout européen et pro-germanique ? L'expérience de 1914-1918 n'avait pas guéri les partis socialistes de leur germanophilie (...). ... la direction du parti socialiste était pro-allemande. Et, au moment de l'occupation de la Ruhr,..., [mon frère] a dû aligner son opinion sur celle de Vandervelde [chef du parti socialiste belge] et de De Brouckère [autre leader socialiste], qui étaient opposés aux mesures de sanctions contre l'Allemagne.

Le Peuple [journal officiel du POB], jusqu'en 1933, c'est-à-dire jusqu'à la prise du pouvoir par Hitler, a pris délibérément et systématiquement fait et cause pour l'Allemagne, dans toutes les controverses internationales. Il a systématiquement préconisé le désarmement de la France et de la Belgique, alors que tout démontrait la volonté de l'Allemagne de prendre sa revanche. Mon frère (...) n'avait pu du jour au lendemain opérer le retournement qui fut celui des politiciens socialistes. Pour lui, si l'Allemagne avait été une victime du traité de Versailles avant 1933, elle l'était aussi après 1933 (...). Et si la cause de l'unité européenne était bonne avant 1933, lorsque Briand s'en faisait le champion, elle l'était toujours après 1933, même lorsque les Allemands la reprenaient à leur compte (...). [Mon frère] partait de l'idée que la Belgique avait toujours été le champ de bataille des puissances européennes rivales et que la fin des guerres européennes, que l'unification de l'Europe, ferait ipso facto la prospérité de la Belgique. »

Tels étaient bien les ingrédients humanistes et internationalistes des réflexes partagés par De Man, Delvo et Hubermont. Même s'ils n'ont pas pris les mêmes options sur le plan pratique : De Man et Hubermont sont partisans de l'unité belge, le premier, ami du Roi, étant centraliste, le second, conscient des différences fondamentales entre Flamands et Wallons, étant fédéraliste ; Delvo sacrifie l'unité belge et rêve, avec ses camarades nationalistes flamands, à une grande confédération des nations germaniques et scandinaves, regroupées autour de l'Allemagne (ce point de vue était partagé par Quisling en Norvège et Rost van Tonningen aux Pays-Bas). Mais dans les 3 cas, nous percevons :

1) une hostilité aux guerres inter-européennes, comme chez Briand, Stresemann et De Brinon ;
2) une volonté de créer une force politique internationale, capable d'intégrer les nationalismes sans en gommer les spécificités ; une internationale comportant forcément plusieurs nations solidaires ; Delvo croira trouver cet internationalisme dans le Front du Travail allemand du Dr. Ley ;
3) une aspiration à bâtir un socialisme en prise directe avec le peuple et ses sentiments.
De Man connaîtra l'exil en Suisse, sans que Bruxelles n'ose réclamer son extradition, car son procès découvrirait la couronne. Delvo sera condamné à mort par contumace, vivra en exil en Allemagne pendant 25 ans, reviendra à Bruxelles et rédigera 3 livres pour expliquer son action. Hubermont, lourdement condamné, sortira de prison et vivra presque centenaire, oublié de tous.
► Raoul FOLCREY.
◘ Bibliographie :


• ANTHOONS, Johny : Hendrik De Man en zijn opvattingen over de parlementaire democratie, mémoire en sciences politiques, Katholieke Universiteit te Leuven, Februari 1985.

• BRELAZ, Michel : Henri De Man, une autre idée du socialisme, Éd. des Antipodes, Genève, 1985.
• DE BENS, Els : De belgische dagbladpers onder duitse censuur, 1940-1944, DNB, Antwerpen/Utrecht, 1973.
• DEGRELLE, Léon : La cohue de 40, Avalon, Paris, 1991.
• DELCORD, Bernard : « À propos de quelques chapelles politico-littéraires en Belgique (1919-1945) », in Cahiers du Centre de recherches et d'études historiques de la Seconde Guerre mondiale n°10, Bruxelles, nov. 1986.

• DELVO, Edgard :

- Hedendaagsch humanistisch streven. Democratisch socialisme en zijn beteekenis voor de BWP, De Sikkel, Antwerpen, 1939.
- Sociale collaboratie. Pleidooi voor een volksnationale sociale politiek, DNB, Antwerpen/Amsterdam, 1975.
- De mens wikt... Terugblik op een wisselvallig leven, DNB, Kapellen, 1978.
- Democratie in stormtij. Democratisch socialisme in de crisisjaren dertig, DNB, Antwerpen/Amsterdam, 1983.

• DE MAN, Henri : L'idée socialiste, suivi du Plan de Travail, L'Églantine, Bruxelles / Grasset, Paris, 1935.
• HUBERMONT, Pierre : éditoriaux de Wallonie, 1941-1944.
• JUMEAU, A. : Bon sang ne peut mentir, mémoire édité par Mlle A. Jumeau, sœur de Pierre Hubermont, alias Joseph Jumeau, Bruxelles, 1949.
• LEFRANC, Georges, « La diffusion des idées planistes en France », in Revue européenne des sciences sociales, t. XII, 1974, n°31, Droz, Genève.
• PATER, Léon : « Les thèmes sociaux de l'idéologie utmiste », in Wallonie, 3e année, n°12, déc. 1943.
• PFAFF, Dr. AAJ : Hendrik De Man. Zijn wijsgerige fundering van het moderne socialisme, Standaard, Antwerpen/Amsterdam, 1956.
• SLAMA, AG : « Henri De Man et les néo-traditionalistes français (1933-1936) », in Revue européenne des sciences sociales, t. XII, 1974, n°31, Droz, Genève.
• SPILETTE, Joseph : « Haut les cœurs ! », in Le Journal de Charleroi, 18/19 oct. 1941.
• STEUCKERS, Robert : « Henri De Man », in Études et Recherches n°3, 1984 (revue publiée par le GRECE, Paris).
• VERHOEYEN, Étienne : « De Unie van Hand- en Geestesarbeiders », in E. Verhoeyen e.a., Het minste kwaad, deel 9, België in de tweede wereld-oorlog, DNB/Pelckmans, Kapellen, 1990.
• WILLEQUET, Jacques : La Belgique sous la botte : Résistances et collaborations 1940-1945, Éd. universitaires, Paris, 1986.
• Pour ce qui concerne l'œuvre de Henri De Man en général, consulter les publications de l'Association pour l'étude de l'œuvre d'Henri De Man, p.a. Département d'histoire du droit et des doctrines juridiques et politiques, Place de l'Université 3, CH-1211 Genève 4 (Suisse).

http://www.archiveseroe.eu/histoire-c18369981/78

Le « Grand Siège » de Malte (1565) : quand la Chrétienté repousse le Turc

  

Le « Grand Siège » de Malte (1565) : quand la Chrétienté repousse le Turc

Le 18 mai 1565, la flotte turque débarque sur les côtes de Malte une armée de près de 30 000 hommes, un important parc d’artillerie et tout un appareil logistique pour le déploiement de cette immense force. L’objectif : s’emparer de l’île, verrou de la Méditerranée occidentale défendue par les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem – plus connus sous le nom d’Hospitaliers. Après quatre mois ininterrompus de siège rythmés par des assauts sanglants et des bombardements destructeurs, les Turcs doivent rembarquer : l’ordre, secouru par les Espagnols, a tenu le choc jusqu’au bout malgré des effectifs nettement inférieurs.

Le contexte

Les XVe-XVIe siècles sont marqués par l’expansion apparemment inexorable de l’Empire ottoman : après la chute du royaume serbe en 1389 acquise à la bataille du Champ des Merles (Kosovo Polje), les Ottomans s’emparent de la multiséculaire Constantinople en 1453, la pillent et en font leur capitale, Istanbul. En 1522, le dernier vestige des états croisés d’Orient, Rhodes, tenue par les Hospitaliers, tombe aux mains des Turcs, qui contrôlent ainsi toute la Méditerranée orientale. En 1526, c’est le puissant royaume de Hongrie qui s’effondre après le désastre de Mohàcs, et en 1533 c’est au tour du Maghreb de se soumettre avec la prise d’Alger par les galères turques, tandis qu’à l’est Bagdad est conquise l’année suivante.

Les chrétiens divisés par les guerres de religions sont incapables de réagir de manière coordonnée et efficace pour lutter contre l’envahisseur musulman qui razzie sans vergogne l’Italie et l’Europe orientale, Vienne subissant même un premier siège en 1529. Une véritable terreur s’empare des populations chrétiennes balkaniques et hongroises, le Turc étant perçu comme l’incarnation du courroux divin, un nouveau fléau de Dieu venu punir les pécheurs.

Pourtant plusieurs puissances chrétiennes décident de faire barrage à l’empire musulman, dont l’influence s’étend désormais sur tout le Maghreb et menace la péninsule ibérique. L’empire des Habsbourg, implanté à Madrid comme à Vienne, est le premier à réagir. Charles Quint (1500–1558) lance une expédition contre Tunis en 1535, l’occupant brièvement, mais sans pousser l’avantage plus loin. En 1538, le Pape le persuade de s’allier à Venise et Gênes dans une « Sainte Ligue » pour repousser les Turcs alors en opération dans les montagnes albanaises. La flotte réunie est malheureusement vaincue à la bataille de Préveza en 1538 par le célèbre Barberousse. Ce nouveau revers entérine un état de fait humiliant pour la chrétienté : les Turcs leurs sont militairement supérieurs.

Les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, vaincus à Rhodes, sont bien placés pour le savoir. Mais sous l’autorité de Jean de Valette, ils fortifient leur nouveau territoire, Malte, avec la ferme intention d’en faire un bastion inexpugnable de la chrétienté en Méditerranée. Le port de Borgho est préféré comme centre décisionnaire plutôt que la capitale, Mdina, trop éloignée des côtes. Une rade est aménagée pour l’accueil des navires corsaires chrétiens qui répondent coup pour coup aux razzias barbaresques, allant même jusqu’à capturer un vaisseau personnel de Soliman richement doté en bijoux et autres objets luxueux. Dans les années 1540, la place est fortifiée par de nombreux ouvrages défensifs, dont trois bastions : le fort Saint-Elme au nord de la baie de Marsa et les forts Saint-Michel et Saint-Ange venant entourer respectivement Senglea et Borgho. La Valette, âgé de 71 ans, multiplie en parallèle les appels à l’aide pour mobiliser l’Europe occidentale contre le Grand turc. Mais seules la papauté et l’Espagne l’assurent de leur soutien en cas d’assaut sur l’île, que tous savent imminent. L’ordre ne peut compter dans l’immédiat que sur ses 600 chevaliers, renforcés par 2500 mercenaires italiens et 4000 miliciens maltais.

Le siège

Le 21 mai, l’armée turque lance donc un premier assaut frontal sur les fortifications de Borgho, sans succès. Impressionné par l’ampleur des fortifications, les Ottomans se préparent pour un siège particulièrement long et éprouvant sur une île aride et sans source d’eau potable facilement accessible.

À partir du 24 mai, ils se concentrent sur le fort Saint-Elme et le pilonnent sans arrêt grâce à la supériorité de leurs canons. Mustafa Pacha, le commandant de l’armée et Dragut, le corsaire barbaresque, agacés par la résistance du fort, lancent chaque jour leurs janissaires soutenus par l’artillerie terrestre et navale. Malgré la mort de Dragut, une partie de la forteresse est finalement investie le 21 juin. Le 23, l’assaut final est donné : après 5 semaines de siège et au prix de 8000 morts, Mustafa peut finalement entrer dans le fort Saint-Elme.

Ordre est alors immédiatement donné de décapiter et mutiler les cadavres des chevaliers, La Valette répondant immédiatement en exécutant tous les captifs turcs : les deux forces se retrouvent engagées dans une lutte à mort, dans laquelle aucun parti ne fera de quartier. Les deux camps ont par ailleurs reçu des renforts : les chrétiens depuis la Sicile voisine, environ 700 hommes dont 42 chevaliers, les musulmans près de 3000 guerriers d’Alger. Le 5 juillet, l’armée ottomane, repositionnée devant sa nouvelle cible, le fort Saint-Michel, lance un premier assaut.

Repoussée durant toute la journée, l’armée turque commence à fatiguer. Délaissant cette stratégie coûteuse en vies humaines, Mustafa Pacha organise un bombardement constant sur les murailles pour préparer l’assaut définitif. Il organise en même temps un blocus total de l’île pour empêcher l’arrivée de renforts et met en place des convois logistiques efficaces pour réapprovisionner son armée.

Le 7 août, les Turcs lancent un nouvel assaut général, mené en personne par Mustafa sur les deux bastions pour empêcher la coordination des défenseurs. Mais au moment où les forces turques investissent le fort Saint-Michel et repoussent les chevaliers, Mustafa doit se replier, prévenu d’une attaque sur son camp. Les cavaliers maltais postés en garnison à Mdina ont en effet profité de l’absence du gros des forces ottomanes pour piller leur camp et détruire les réserves d’eau et de nourriture, accordant un sursis bienvenu aux défenseurs de la côte. Mustafa prépare alors activement un nouvel assaut qu’il espère être le dernier : une tour de siège est montée, des tranchées pour avancer l’artillerie creusées, des sapeurs envoyés pour poser des mines…

Le 18, l’opération est lancée : dans des fortifications à moitié détruites, les chrétiens repoussent à grand-peine les assauts incessants des Turcs, La Valette devant prendre lui-même les armes pour défendre une brèche. Le 19, le fort Saint-Michel est particulièrement visé, ruiné par l’explosion d’une mine : il faut le courage une nouvelle fois du maître de l’ordre, et le sacrifice de son neveu, pour repousser cette nouvelle vague ottomane et détruire leur tour d’assaut. Le 20, les combats, indécis, continuent, les Turcs ne parvenant pas à prendre l’avantage sur des défenseurs, qui profitent des dernières fortifications en place et de l’environnement urbain pour compenser leur infériorité numérique.

Le dernier assaut n’aura pas lieu. L’armée turque, démoralisée, touchée par la dysenterie et dont les meilleurs éléments sont déjà tombés, est moralement abattue. Les échecs répétés forcent Mustapha à repenser sa stratégie. Mais le 7 septembre, les renforts chrétiens bravent enfin l’armada musulmane, dispersée par un coup de vent, et débarquent 6 000 hommes sur les côtes de Malte. Pensant avoir à faire à une armée beaucoup plus importante, Mustapha ordonne le rembarquement, précipité par la fouge des tercios espagnols qui infligent le 8 septembre une importante défaite aux soldats turcs, manquant de peu de capturer leur chef. Malte est enfin libérée.

Les conséquences

La victoire, difficile, n’en est pas moins cruciale pour la chrétienté : les armées de Soliman peuvent donc être vaincues, et même saignées à blanc, l’île étant jonchée des corps de près de 30 000 musulmans. Les derniers défenseurs, à peine 600 hommes valides, sont auréolés d’un immense prestige, qui permet de redorer le blason de l’ordre et d’en faire le défenseur de la foi chrétienne en Méditerranée.

La victoire lors de ce « Grand Siège » de Malte, assurée par le courage inébranlable et l’abnégation sans faille d’une poignée de preux, réveille l’ardeur et la combativité des Européens qui s’étaient pris à douter. C’est grâce à la conduite exemplaire des Chevaliers de Saint-Jean que les chrétiens feront face et triompheront une nouvelle fois de la menace turque à Lépante en 1571.

Arthur Van de Waeter

Photo : Levée du siège de Malte assiégé par le général Ottoman Mustapha, en septembre 1565. Tableau de Charles-Philippe Lariviere, 1842 ou 1843. Salle des croisades, Château de Versailles.

https://institut-iliade.com/le-grand-siege-de-malte-1565-quand-la-chretiente-repousse-le-turc/

mardi 30 mars 2021

Mary Tudor, Mary la sanglante

 

Cet article a été initialement publié par l’excellent site des Cahiers libres.

Mary tudor n’était pas celle qu’attendait le roi Henri VIII. Celui-ci, marié à Catherine d’Aragon depuis plusieurs années, désespérait de pouvoir obtenir d’elle un héritier mâle pour assurer l’avenir de la dynastie et du royaume. Un petit Édouard était mort au berceau en 1511. La reine peinait à engendrer de nouveau, lorsqu’elle accoucha de Mary le 18 février 1516. Le roi ne fit pas mystère de sa déception et trouva consolation dans de nouvelles amours. La pauvre Mary, dont nous fêtons les cinq cent ans de la naissance, fut la cause bien involontaire de la rupture de l’Angleterre avec le siège de Rome. Son action politique, comme souveraine, eut pour objectif de retisser ce lien rompu, et eut pour conséquence d’en accroître la déchirure. 

Une bien triste enfance

Fille mal aimée, Mary avait dix-sept ans lorsqu’en 1533 sa mère Catherine fut officiellement répudiée par Henry VIII afin de pouvoir épouser Anne Boleyn qui lui donnerait une descendance mâle, espérait-il. 

Cette rupture fut, pour la princesse Mary, une catastrophe à tous points de vue. C’était un malheur privé, puisqu’elle était séparée de sa mère chassée de la cour, et éloignée de son père qui souhaitait lui retirer tout droit à la succession royale. Elle perdit son titre d’altesse royale, pour n’être plus que lady Mary, et fut chassée de la cour, ce qui était un malheur dynastique. A cela s’ajouta le malheur spirituel. Son père excommunié venait de donner naissance à une église catholique nationale, schismatique, dont il était le chef. Du schisme on allait pas tarder à basculer dans l’hérésie, tant les influences protestantes venues du continent se faisaient pressantes. Pour la très catholique anglo-espagnole Mary, c’était la désolation. Son peuple se damnait sous ses yeux. 

Le Supremacy Act fondait l’Église anglicane en 1534. La même année, un Succession act écartait Mary de la succession royale en la déclarant illégitime puisque issue d’un mariage prétendu nul. Sa demi-sœur, Elizabeth, née en 1533 des amours de Henry VIII avec Anne Boleyn, lui passait devant. Plusieurs conseillers royaux refusèrent cependant cette forfaiture. Il en coûta sa tête à saint Thomas More pour son courage. 

En janvier 1536, Catherine d’Aragon mourait dans son exil. La reine Anne, convaincue d’adultère et d’inceste fut décapitée à la mi-mai 1536. Fin mai, Henry VIII se mariait avec Jane Seymour. D’elle, il eut un fils, enfin ! Édouard naquit le 12 octobre 1537. Mais la reine Jane ne survécut pas à l’accouchement. L’insatiable Henry se mit de nouveau en recherche de princesses. Mais n’eut pas d’autre héritier. Il fallait tout de même assurer l’avenir, et un Succession Act donna la primauté à Édouard, replaçant Mary dans l’ordre de succession en deuxième place, suivie d’Elizabeth.

Cependant, pour Mary, le quotidien ne changea guère. La mort de Catherine sa mère la rapprocha quelque peu de son père Henry VIII, sans pour autant qu’elle put reprendre sa place à la cour.

La mort du roi Henry le 31 janvier 1547 n’allait pas plus adoucir le sort de lady Mary. Édouard VI n’avait que neuf ans, et le gouvernement fut en fait exercé par les conseillers de son père.

La protestantisation de l’Angleterre

La rupture avec la catholicité en 1534 avait donné naissance à une église nationale en tous points semblables à l’Église catholique, du moins dans les apparences. Mais le pays fut profondément divisé par le schisme. Pour nombre de sujets du roi, de prêtres, d’évêques et de moines ou religieux, l’acte était abominable, légitimant toutes les séditions, tandis que pour la majorité, c’était une prise d’indépendance du royaume. L’Angleterre avait toujours été la fille soumise de l’Église. Le roi Henry VIII, comme ses prédécesseurs, se considérait défenseur de la foi. Mais comme tous les Tudors, il était animé en premier lieu d’un patriotisme ardent, s’identifiant complètement à l’Angleterre. La prise d’autonomie religieuse apparut donc comme une forme d’envol. 

Pour les catholiques fidèles, attachés aussi à leur roi, il fallut se soumettre afin d’éviter les persécutions. Plusieurs prélats durent prendre la route de l’exil.

Édouard VI, influencé par la prédication protestante venue du continent, donna une autre inflexion à l’Église d’Angleterre, plus calviniste dans l’esprit à défaut de la forme, la pompe ecclésiale étant nécessaire au lustre royal. Alors que Henry VIII avait fait monter des prédicateurs réformés sur le bûcher, Édouard leur tendait les bras. 

En quelques années, le royaume d’Angleterre devint l’État le plus fanatiquement anti-papiste d’Europe, d’autant plus que cela revenait à affirmer son indépendance face aux deux grandes nations catholiques, la France des Valois et l’Espagne de Charles Quint. 

L’avènement de Mary

Édouard VI, jeune adolescent, ne régna guère. Une phtisie le terrassa le 6 juillet 1553, ouvrant la voie du trône à lady Mary. Le régent du règne précédent, le duc de Northumberland, anglican convaincu, ne l’entendait pas ainsi. 

Pour prémunir l’Angleterre de l’avènement d’une reine catholique et hispanophile, il organisa, dans les derniers jours de vie d’Édouard, un véritable coup d’État. Le convainquant de ne pas suivre les dispositions de feu Henry VIII, il fit écarter derechef Mary et poussa sur le trône sa propre belle-fille, cousine germaine d’Édouard, lady Jane Grey, délicieuse beauté, humble et timide, fort instruite, mais surtout protestante convaincue.

Le sentiment légitimiste fut cependant plus fort que tout. Lady Mary fut proclamée reine par choix populaire. Protestants et catholiques s’accordaient à la suivre. Dès la mi-juillet, le gouvernement du duc de Northumberland s’effondrait et fin août, il était exécuté à Londres, avec ses principaux soutiens. Peu de mois après, lady Jane Grey, reine éphémère et malheureuse de dix-sept ans le suivit, montant à l’échafaud en priant.

Le règne de Mary s’annonçait sous de bons auspices. Après cette reprise en main, les anciens conseillers et prélats catholiques exilés purent rentrer en Angleterre ou à la cour, tandis que catholiques et protestants proclamaient leur attachement au trône. Ils étaient fidèles au commandement de Pierre : Honorez Dieu et obéissez à l’empereur.

Les erreurs de la reine Mary

Le Parlement de Londres, malgré tout, veillait, conscient du désir de Mary de rétablir dans son intégralité le culte catholique. Il posa notamment deux conditions à la reine ; ne pas toucher à l’organisation de l’Église d’Angleterre, et surtout conserver le souverain comme chef de cette Eglise ; épouser de préférence un aristocrate anglais et pas un souverain étranger, surtout pas le roi Philippe d’Espagne, cousin de Mary et héritier du puissant Charles Quint.

Sur ce second point, la reine ne plia pas. Il lui plaisait d’épouser ce roi au-delà de la mer, qui allait la soutenir dans le rétablissement de la vraie foi en Angleterre.

Pour les Anglais c’était à la fois le risque de voir revenir l’influence papale dans leur vie politique, et le risque de tomber sous la coupe d’une puissance étrangère, l’Espagne des Habsbourg, ce dont ils ne voulaient à aucun prix. 

Plusieurs émeutes éclatèrent dans le sud du pays, réprimées dans le sang. Les meneurs furent pendus. Justifiant les craintes de l’aristocratie anglaise, l’ambassadeur de Charles Quint, Simon Renard, était derrière Mary, pour la conseiller. En 1555, le rétablissement du culte catholique était total, et Mary faisait soumission à Rome, reconnaissant le pape au-dessus de l’Église d’Angleterre. Les plus protestants des prélats étaient pourchassés, arrêtés et condamnés à l’exil ou à mort. Environ trois cents protestants furent brûlés. On était loin des massacres du continent, mais bien au-delà de ce qui était tolérable pour le peuple anglais. La mort édifiante d’un grand nombre d’hérétiques fortifiait leurs frères dans la foi. Des évêques, des ducs et des comtes eurent les tristes honneurs du bûcher ou de l’échafaud côte à côte avec les plus humbles, soudant entre eux les fidèles persécutés de l’Église d’Angleterre.

Alors que la reine Mary et le cardinal Pole son conseiller, exilé par Henry VIII et rappelé en 1554, considéraient que la splendeur liturgique, les processions, les messes publiques, les ornements des églises seraient le plus efficace outil de la nouvelle évangélisation catholique du royaume, les fidèles protestants ou les récalcitrants de l’Église d’Angleterre se tournaient plus intensément vers la lecture biblique.

Auparavant, en juillet 1554, Mary avait épousé Philippe de Habsbourg en la cathédrale de Winchester. Le Parlement avait plié, sous cinq conditions, notamment qu’aucun étranger n’exercerait de fonction de commandement dans le royaume, que la reine, ni ses enfants dans le cas où il y en aurait, ne pourraient quitter l’Angleterre sans le consentement des parlementaires, et qu’en cas de décès de la reine avant son mari, celui-ci ne pourrait gouverner l’Angleterre. 

Philippe séjourna peu en Angleterre, trop occupé par les affaires de l’Espagne et craignant pour sa vie en Albion. 

Mary, déjà âgée de trente-sept ans lors de son mariage, ignorait tout des choses de la chair et ne s’était soumise au mariage que pour l’intérêt du royaume. L’idée même de consommer l’union lui était désagréable. Elle s’y plia, mais ne put concevoir d’enfant. Deux grossesses nerveuses soulevèrent une déception équivalente aux espoirs dynastiques qu’elles avaient d’abord suscité. 

L’amoindrissement de l’Angleterre

Si Mary avait son idée en épousant le roi Habsbourg, celui-ci pensait également aux intérêts de sa maison, en plaçant l’Angleterre de son côté contre la France d’Henri II de Valois. Pour cela, il fallait d’abord appaiser la lutte religieuse dans l’île. Philippe et Charles Quint eurent toutes les peines du monde, cependant, à assouplir leur épouse et belle-fille. A peine obtinrent-ils qu’elle fit libérer la princesse Elizabeth, enfermée à la tour de Londres et transférée par la suite au château de Woodstock pour y vivre selon son rang, mais recluse. Les Habsbourg demandaient la fin des persécutions anti-protestantes. Mais recrue de souffrances passées, Mary accomplissait le vouloir de Dieu, pensait-elle.

En 1557, alors que Philippe de Habsbourg entrait en guerre une fois de plus contre la France d’Henri II, Mary, épouse fidèle, le suivit dans le combat. L’Angleterre, engagée dans le conflit, n’y était pas prête. Calais tomba aux mains des Français, grâce à une habile opération mêlant attaques terrestres et navales, par le duc de Guise. Ce dernier prévoyait déjà un débarquement en Écosse. La Grande-Bretagne était directement menacée et venait de perdre sa dernière tête de pont sur le continent, conquise en 1348. La honte et la crainte s’additionnaient en salaire de leur alliance avec une puissance étrangère à laquelle ils avaient l’impression d’être soumis.

Le conseil royal prit la main. Tandis que Philippe de Habsbourg réclamait l’envoi d’un corps de troupes sur le continent, il lui fut rétorquer que le plus urgent était de protéger le royaume. Partout, dans le moindre comté, on s’arma ou l’on fit armer en proportion de ses moyens. Ce nouvel élan patriotique allait séparer un peu plus le royaume de sa reine.

Le 17 novembre 1558, malade, la reine Mary mourait, dans la fidélité à sa foi catholique, mais éloignée de ses sujets.

Le renforcement de l’anticatholicisme et de l’esprit anglican

Alors qu’elle avait désiré sincèrement ramener son royaume à la foi et faire le bonheur de ses sujets qui l’aimèrent tant au commencement du règne, la maladresse et l’empressement de Mary Tudor eurent pour conséquence de renforcer la férocité du sentiment anticatholique en Angleterre, au Pays de Galles et en Écosse, alimentant les nombreuses persécutions à venir, fragilisant le trône des Stuarts dans le siècle suivant à cause de leurs sympathies catholiques et enraçinant comme jamais l’Église d’Angleterre. L’anglicanisme avait désormais ses martyrs. Il était uni à l’État par le lien du sang. Ce n’était plus seulement une religion nationale, c’était une religion patriotique. Un bon sujet de sa majesté serait désormais obligatoirement un bon fidèle de l’Église d’Angleterre.

Cet enracinement anglican, nettement distinct du catholicisme romain et du protestantisme presbytérien allait marquer la spécificité du royaume d’Angleterre pour les siècles suivants, contribuer à forger son identité et la certitude de son élection divine : Britania rules the way.

La reine Elisabeth, âgée de vingt-cinq ans à son avènement, allait, par sa lutte contre l’Espagne catholique, et sa politique religieuse nationale, achever ce chemin ouvert par Henry VIII et paradoxalement renforcé par Mary, qui avait voulu s’en écarter. Bloody Mary !

https://gabrielprivat78.wordpress.com/2016/02/21/mary-tudor-mary-la-sanglante/#more-897

Géopolitique et Empire britannique: l'impérialisme libéral de Halford J. Mackinder

  

Ben Richardson

Source : https://katehon.com/en/

Les racines de la discipline que sont devenues les études sur les relations internationales font aujourd’hui l'objet d'une enquête ‘’postcoloniale’’. Une figure intellectuelle qui nécessite un tel examen est Halford John Mackinder, un des pères fondateurs de la géopolitique. Les idées de Mackinder, qui ont maintenant plus d'un siècle, conservent une réelle influence de nos jours. C'est notamment son bref essai de 1904 intitulé The Geographical Pivot of History, qui traite de l'importance stratégique de l'Eurasie, qui a été cité avec insistance par les faucons défendant l'invasion de l'Afghanistan et de l'Irak par les États-Unis. Comme eux, Mackinder avait aussi des ambitions impériales.

L'œuvre de sa vie a été consacrée au renouveau de l'Empire britannique, dont il craignait qu'il ne soit dépassé par les puissances continentales rivales. Fidèle à sa foi dans la praxis de la connaissance géographique et dans la maîtrise des territoires par les États, Mackinder a également cherché à faire carrière en politique. Les premiers signes de cette transition apparaissent en 1900, lorsqu'il se présente aux élections générales, c’est en soutien à une faction largement oubliée du parti libéral, celle qui s’autoproclamait ‘’impérialiste libérale’’. L'histoire de ses mésaventures électorales permet d'éclairer le contexte idéologique dans lequel la géopolitique a émergé et les buts qu'elle a poursuivis.

Mackinder a commencé le nouveau siècle comme un homme en pleine ascension. Le 22 janvier 1900, il arrive triomphalement à la Royal Geographical Society pour donner une conférence sur son ascension du mont Kenya. Il fut non seulement le premier Européen à atteindre le sommet de cette montagne africaine, mais aussi le premier à présenter ses résultats à la Société en utilisant la photographie couleur. En combinant le prestige national et l'avancement scientifique, l'expédition a étoffé la réputation de Mackinder en tant que pionnier de la géographie. À ce moment-là, il était surtout connu pour ses contributions scientifiques en tant que directeur du Reading College et que lecteur à l'Oxford School of Geography, deux établissements récemment créés grâce à ses efforts. Au printemps de l’année 1900, il parcourut le pays pour donner des conférences sur le mont Kenya et le 3 octobre - jour du scrutin des élections générales - il devait s'adresser aux nouveaux étudiants à l'hôtel de ville de Reading et recevoir les demandes de bourses pour Oxford. Mais à deux semaines de l'échéance, il met ces projets de côté et décide de se présenter lui-même aux élections dans la circonscription de Warwick et Leamington, dans les Midlands.

Cette décision soudaine est curieuse. Mackinder n'avait aucun sponsor politique à cette époque et aucun lien avec la circonscription où il se présentait, si ce n'est qu’il avait donné quelques cours complémentaires du programme de l'université à l'hôtel de ville de Leamington, une décennie auparavant. Il est possible qu'il ait été recommandé à l'association libérale locale par J. Saxon Mills, un ancien maître du Leamington College et devint ainsi le premier choix de ce caucus politique comme candidat. Mills aurait connu Mackinder par le biais du mouvement pour l’extension de l'université et aurait eu des opinions similaires aux siennes sur les questions relatives à l’Empire. Mais pourquoi entrer dans la course électorale si tard dans la campagne? Peut-être Mackinder cherchait-il à se distraire. Alors qu'il recevait l'adulation du public pour ses exploits en Afrique de l'Est, dans sa vie privée, il traversait une séparation douloureuse avec sa femme. Tout ce que nous savons avec certitude, c'est que le jour où il reçut l'offre de l'association libérale de Leamington, il a immédiatement télégraphié en retour et est parti les rencontrer le soir même.

L'élection générale de 1900 fut une élection ‘’kaki’’, ainsi nommée parce qu'elle fut dominée par des questions militaires relatives à l'annexion britannique des États indépendants des Boers. Mackinder est sans équivoque sur cette question. Il soutient la guerre des Boers et pense que tout sentiment pacifiste ou anti-impérial doit être mis de côté afin que la Grande-Bretagne puisse demeurer dans le monde ‘’une force pour la liberté’’. Désireux de faire comprendre sa position à l'Association libérale, Mackinder lui dit : « Si nous tenons à nos libertés britanniques, nous devons être prêts à défendre ces libertés lorsque l'occasion se présente, non seulement contre de petites puissances, mais contre de grandes puissances mondiales, presque aussi grandes que nous. Par conséquent... il est impossible à notre époque, quels que soient nos souhaits, de rester des ‘’petits Anglais’’ ». Mackinder était donc un impérialiste libéral, mais ne croyait pas pour autant que toutes les guerres étaient bonnes, car la guerre est toujours un désastre - (‘’écoutez, écoutez’’) – mais, ajoutait-il, ‘’il ne serait pas partie prenante pour omettre quoi que ce soit qui rendrait moins facile pour eux d'apprécier leurs libertés britanniques ou de conserver le pouvoir d'étendre ces libertés’’.

C'est un message qu'il répète tout au long de sa campagne, insistant sur la nécessité pour la Grande-Bretagne de se protéger contre les puissances en développement rapide qu’étaient à l’époque l'Allemagne et les États-Unis ; cette protection devrait s’articuler, pendait-il, par la mise en place d’une fédération impériale avec l'Australie (blanche), le Canada et l'Afrique du Sud: "une ligue de démocraties, défendue par une marine unie et une armée efficace". Sa position optimiste et son éloquence renommée inquiètent manifestement l'opposition, à tel point que le gros bonnet unioniste Joseph Chamberlain se rend à Warwick et Leamington à la veille des élections pour parler en faveur du candidat sortant. Après des remarques introductives dans lesquelles Mackinder était qualifié de "bâtard" en raison de son appartenance politique indéfinissable, Chamberlain ridiculisa ensuite son allégeance mal placée, déclarant : ‘’la seule faute que je trouve à M. Mackinder, c'est qu'il n'est pas membre de notre parti... J'espère qu'après cette élection, il jugera bon de rejoindre les Liberal Unionists’’.

En fait, les arguments de Mackinder en faveur de l'impérialisme libéral n'ont pas convaincu l'électorat. Bien qu'il ait manqué toute l'élection parce qu’il s’occupait d’affaires gouvernementales en Afrique du Sud, son adversaire Alfred Lyttelton a consolidé sa majorité et a gagné avec 59 % des voix. De manière quelque peu vaniteuse, Mackinder attribue cette défaite à la mauvaise organisation de l'association libérale locale, en leur rappelant que "les élections ne sont pas gagnées par des réunions publiques": « Les élections ne se sont pas jouées dans les réunions publiques, aussi enthousiastes aient-elles été, sinon nous les aurions gagnées ». Malgré cette défaite et ces reproches, l'association l’a dûment remercié et l'a acclamé avec le célèbre refrain de He's a jolly good fellow.

Mais Mackinder n'en avait pas encore fini avec la politique politicienne. Trois ans plus tard, une élection partielle fut convoquée, car Lyttelton avait été promu au poste de secrétaire aux Colonies et  un candidat devait se représenter dans sa circonscription. Cette promotion de Lyttelton fait suite à la démission de Joseph Chamberlain, qui dut quitter le cabinet suite à une controverse ; il se mit alors à faire campagne en faveur d'une réforme tarifaire. Mackinder est en plein accord avec le désir de Chamberlain de faire de l'Empire britannique un bloc commercial protégé. Il rejoint la Tariff Reform League et, répondant à l'espoir de Chamberlain, passe effectivement dans le camp des Unionistes. Il propose même de se rendre à Leamington pour parler en faveur de son ancien adversaire, ce qui est, selon ses propres termes, "le seul comportement viril que je puisse adopter". La réaction du Liberal Club de la ville a été de décrocher la photo de Mackinder du mur, de la lacérer et de brûler ce qui en restait. On a conseillé à Mackinder de ne pas se rendre dans la ville.

Au moins, Lyttelton a apprécié l'offre. L'année suivante, en tant que secrétaire aux Colonies, il a présidé à la conférence de Mackinder sur l'Empire britannique, soutenue par de nombreuses illustrations. La teneur de cette conférence  -et les illustrations qui l’accompagnaient-  devaient être utilisées dans les écoles pour édifier des émules patriotiques, prêtes à servir l’Empire. Le projet se concrétisera dans les manuels préparés pour le Visual Instruction Committee du Colonial Office, que Lyttelton encourage les gouverneurs coloniaux à adopter. La relation entre les deux hommes se cimenta lors des élections générales de 1906, lorsque Mackinder proposa à nouveau de parler pour Lyttelton, ainsi que pour Arthur Steel-Maitland, un autre réformateur du tarif douanier, qui faisait campagne dans la circonscription voisine de Rugby. Cette fois-ci, l'offre fut acceptée, mais une fois encore, elle tourna mal. Comme le rapporta le London Daily News, lorsque Mackinder se lèva pour prendre la parole lors d'une réunion publique dans une école de Leamington: ‘’ce fut le signal d'une scène de tumulte assourdissant, au-dessus duquel s'élevaient des cris de Mongrel. Il est resté debout pendant cinq minutes en souriant d'un air quelque peu sardonique, puis, demandant un tableau noir, il a écrit à la craie Be fair, as Englishman. De nouveau, prenant place sur l'estrade, M. Mackinder attend patiemment l'occasion, qui ne se présentera jamais, de s'adresser aux électeurs’’.

Sans se décourager, les deux hommes poursuivent leur programme commun et le lendemain, Mackinder prononça un long discours en faveur de la position unioniste sur la réforme tarifaire, qu'il décrivit comme "une question de vie ou de mort pour le pays". Il s'efforça en particulier de discréditer l'affirmation du Parti libéral selon laquelle les tarifs protectionnistes entraîneraient une hausse des prix des denrées alimentaires, ce que Mackinder pensait pouvoir éviter en exploitant "les vastes champs du Canada" comme fournisseur garanti de céréales bon marché. Les électeurs ne sont toujours pas d'accord et Lyttelton perd son siège lors du raz-de-marée libéral qui balaie l'alliance des conservateurs et des unionistes.

Mackinder entre finalement au Parlement en 1910 en tant que député conservateur et unioniste pour la circonscription de Camlachie à Glasgow, mais au début des années 1920, il abandonne complètement la politique partisane pour un rôle technocratique à la présidence de l'Imperial Shipping Committee. Il s'était méfié de la menace que représentait la démocratie représentative pour les experts et l'ordre social ; une réponse directe à ce qu'il considérait comme l'endoctrinement socialiste des travailleurs par le parti travailliste, mais peut-être aussi une amertume persistante à l'égard de ses premières expériences, qui avaient meurtri son ego à Warwick et Leamington. Il avait également le sentiment qu'au Parlement, il n'avait rendu justice ni à son talent ni à sa cause, n'ayant jamais été introduit dans le cercle restreint du gouvernement. À la fin de sa vie, il regrettera de "ne pas s'en être tenu à la géographie seule". Peut-être les choses se seraient-elles passées différemment s'il ne s'était pas précipité dans la politique, surtout pour un parti auquel il allait plus tard tourner le dos. Mais bon, qui a entendu parler d'un impérialiste prudent ?

http://euro-synergies.hautetfort.com/archive/2021/03/25/geopolitique-et-empire-britannique-l-imperialisme-liberal-de-6305641.html

La bataille de Marathon (août ou septembre 490 av. J.C.)

  

La bataille de Marathon (août ou septembre 490 av. J.C.)

La bataille de Marathon est, avec celle des Thermopyles, l’une des plus connues de l’histoire militaire européenne antique. Elle a traversé les siècles dans l’imaginaire des Européens, et fait justement partie du premier « grand conflit » auquel les Européens ont dû faire face : le conflit qui les a opposés à l’Orient. La bataille de Marathon s’inscrit dans une succession de batailles qui ont eu lieu lors des guerres médiques, où s’affrontent cités grecques et Empire perse.

Quel contexte ?

Des cités grecques, situées sur la rive orientale de la mer Égée (l’actuelle Turquie), sous domination perse, décident de se révolter en 498 av. J.-C. Mais la révolte tourne court : en quelques années, l’Empire achéménide du roi Darius y met fin et reprend le contrôle des cités grecques. Athènes, la seule cité grecque à avoir apporté son soutien aux cités révoltées, devient un objectif de conquête pour l’immense Empire perse qui voudrait bien étendre sa domination sur les rives occidentales de la mer Égée.

En 492 av. J.-C., une première expédition militaire tourne court. Une tempête anéantit la flotte perse qui s’apprêtait à déferler sur les cités grecques. Deux ans plus tard, en 490 av. J.-C., les Perses organisent une nouvelle expédition militaire pour prendre possession de la Grèce. La plupart des cités grecques décident de se soumettre aux Perses avant même de livrer combat, mais Athènes, Platées et Sparte refusent. L’armée venue d’Orient débarque dans la plaine de Marathon le 12 septembre.

La bataille

C’est dans la plaine de Marathon, en bord de mer, que la bataille va se dérouler, à une quarantaine de kilomètres d’Athènes. Il n’est pas question pour le commandement athénien d’attendre les Perses derrière les murs protecteurs de la cité. Ils préfèrent livrer le combat vers le lieu du débarquement. Mais cette stratégie est risquée, la cité d’Athènes se retrouve donc sans défense et si les Perses scindent leur armée en deux pour débarquer sur la cité, il n’y aura plus personne pour la défendre.

Les autres cités grecques ayant fait défection, Athènes ne peut compter que sur ses citoyens (et quelques Platéens). Elle aligne 10 000 hommes dans la plaine de Marathon. Elle a bien demandé aux troupes d’élite de la cité de Sparte de venir lui prêter main-forte, mais celles-ci ne peuvent pas. Face aux hoplites grecs, ce ne sont pas moins de 20 000 Perses selon les recherches récentes, 100 000 d’après la légende, qui leur font face. Quoi qu’il en soit, les Perses sont en nette supériorité numérique. C’est le 17 septembre que la bataille a lieu, après cinq jours de face-à-face entre les deux armées.

Les citoyens grecs s’avancent en formations serrées, appelées phalanges, abrités derrière leurs boucliers ronds et des protections métalliques aux bras et aux jambes, équipés de lances et d’épées. Les troupes perses ont, elles, des protections plus légères et ne combattent pas en rangs serrés. Il n’y a pas de cavalerie en action sur le champ de bataille, uniquement des troupes à pied, même si certaines sources évoquent la présence d’une cavalerie perse qui n’est pas engagée.

Ce sont les Grecs qui s’avancent sur les Perses, d’abord d’un pas rapide avant d’accélérer et de venir percuter les lignes perses, boucliers et lances en avant, à pleine vitesse. L’armée achéménide a bien tenté, avec des flèches, de stopper les hoplites, mais ce fut sans effet, les boucliers des Européens se sont montrés efficaces. Les Perses, qui avaient pourtant déjà combattu contre d’autres cités grecques auparavant, ne sont pas habitués à cette stratégie de combat et sont surpris. Leurs lignes sont enfoncées, seul le centre de la formation achéménide résiste. Ceci s’explique par la présence des Immortels, nom donné aux troupes d’élite de l’armée impériale. Mais cette résistance est de courte durée : les ailes grecques, après avoir mis en déroute leurs adversaires, se rabattent sur le centre des lignes perses. Ce qui reste de l’armée impériale est pris en tenaille, et se replie alors dans un mouvement désordonné. Les Perses courent vers leurs navires, nombre d’entre eux perdent la vie en se noyant alors qu’ils tentent d’embarquer, poursuivis par les Grecs qui les tuent jusque dans l’eau. Les Athéniens arrivent même à s’emparer de quelques navires ennemis, mais le gros de la flotte reprend, tant bien que mal, la mer et s’éloigne de la côte.
Le bilan est sans appel : malgré une très nette infériorité numérique, les citoyens athéniens mettent en déroute l’armée du Grand Roi. Les pertes s’élèvent à moins de 200 hommes pour les Grecs, quelque 6 400 hommes pour les Perses. Cependant tout n’est pas gagné pour les Athéniens. Ils doivent au plus vite retourner à leur cité, et la protéger d’un éventuel débarquement perse.

Le retour à Athènes

Aujourd’hui encore, le mot « marathon » continue de résonner dans nos esprits. Il n’évoque pas seulement cette ville grecque de 10 000 habitants, mais aussi une épreuve sportive. Plus exactement une course de fond, dont la distance est de 42,2 kilomètres. L’histoire veut que, après avoir mis en déroute les Perses, les Grecs aient envoyé un messager, Phidippidès, porter la bonne nouvelle à Athènes. La ville est distante de 42 kilomètres du lieu de la bataille. Arrivé dans la cité, ce dernier s’écroule et meurt d’épuisement en ayant seulement le temps de dire : « Nous avons gagné. » Les 10 000 hoplites ayant combattu à Marathon, après une marche forcée de plusieurs heures, arrivent à Athènes pour la protéger. Ils ne devancent que de peu la flotte perse qui arrive à son tour sur les rivages de la ville. Mais voyant que les Athéniens, qui viennent de leur infliger une sévère défaite, les attendent de pied ferme, les troupes de l’Empire achéménide préfèrent rebrousser chemin.

La première guerre médique prend alors fin, par la victoire grecque sur l’immense empire perse du roi Darius. Son fils, le roi Xerxès, tentera de venger son père dix ans plus tard lors de la seconde guerre médique, où il sera, lui aussi, défait. Xerxès remporta certes la bataille des Thermopyles face aux Spartiates mais les Grecs, sous le commandement de Thémistocle, remporteront une victoire décisive lors de la bataille navale de Salamine. La victoire de Marathon permit aux Grecs de se coaliser en plus grand nombre pour faire face à la seconde invasion perse, car ils savaient qu’ils pouvaient faire face à l’armée venue d’Orient, et donna à Athènes un certain prestige militaire.

Les legs de la bataille de Marathon

Plus de 2 500 ans se sont écoulés depuis la bataille de Marathon, pourtant cette victoire européenne a laissé des traces. Tout d’abord l’épreuve sportive du marathon, nous en avons parlé, mais aussi un monument funéraire pour les 192 Athéniens morts au combat. Il s’agit d’un tumulus qui abrite leurs dépouilles, érigé non loin du champ de bataille où ils ont perdu la vie. Si aujourd’hui l’Europe est ce qu’elle est : civilisation de la liberté, des grandes découvertes, celle qui honore la femme, et si nous sommes imprégnés d’un héritage hellénique, c’est grâce à nos ancêtres qui ont repoussé les Orientaux à Marathon. Sans ces Athéniens qui refusèrent la soumission, la face de l’Europe, et même du monde, serait tout autre. Enfin, la plage de Marathon était en 490 av. J.-C. le lieu où déferlait l’Orient sur l’Europe. Vingt-cinq siècles plus tard, rien n’a changé. Les rives occidentales de la mer Égée sont encore le point de passage d’Orientaux en quête du paradis européen. Afghans, Iraniens, Pakistanais, Syriens, Irakiens… se pressent en mer Égée pour tenter de venir chez nous. Et comme l’histoire se répète, nous devons, à notre tour, repousser les envahisseurs pour préserver ce que nous sommes.

M. J. — Promotion Roi Arthur (2019–2020)

https://institut-iliade.com/la-bataille-de-marathon-aout-ou-septembre-490-av-j-c/

lundi 29 mars 2021

La civilisation assyrienne: politique, économie, société.

L’Idée de la décentralisation 2/2

 Nous sommes à la fin des années 1890, période d’intense jaillissement intellectuel ; Maurras emploie ses étonnantes facultés de création à s’emparer de tout : poésie, philosophie, et au surplus la politique. Le voici qui bute sur le concept de décentralisation.

Le fait est singulier ; il nous importe et nous bouscule : Maurras médite la manière d’assurer le passage du principe fédératif, qu’il hérite de Mistral et qu’il voit exploité dans tous les sens par Amouretti, à la théorie que l’on appelle décentralisation administrative ou l’inverse.

Maurras a reçu en héritage moral le principe fédératif de Mistral, dont il serait réducteur de rappeler qu’il avait une formation universitaire de juriste, et Frédéric Amouretti, qui avait le goût de l’histoire et de la politique, a fini de le convaincre. Ce sont probablement les discussions avec Amouretti qui vont donner forme à son intelligence du fédéralisme. Les leçons d’Amouretti sont claires : il n’existe qu’un seul système qui puisse concrètement assurer la liberté d’action des provinces, des pays, des régions dans les domaines qui leur appartiennent naturellement et qui les touchent le plus : ce système c’est le fédéralisme, le seul qui garantisse la conservation de la langue maternelle et des caractères innés d’une culture nationale.

Or, le mode d’organisation de l’espace territorial et des collectivités en France depuis la fin de l’Ancien régime est le centralisme au service de l’État unitaire. Peut-on s’obstiner à défendre le principe fédéral ? Et faut-il aller jusqu’à faire éclater le cadre historique et politique français ?

Pour Amouretti, suivant le précepte de Mistral, il n’est pas brutalement question par la voie radicale du séparatisme de s’enfuir de l’ensemble français. Mais si l’on veut « garder la langue » et retrouver la clef de l’identité nationale et provençale il faut, simplement dans la logique de tout système de type fédéral, en venir à une définition des compétences qui doivent appartenir à l’État et, d’autre part, de celles de ces compétences qui doivent revenir aux organes représentatifs des entités fédérées, ou à fédérer : la culture, l’instruction publique et l’enseignement, les communications, le commerce et les services marchands.

Tel est bien l’objectif qui restera au fond de sa pensée et pendant toute sa vie, celui de Mistral, ce qu’avait perçu avec sa clairvoyance habituelle Georges Vedel. Il est temps de reprendre le magnifique exposé du doyen Vedel sur la pensée de Mistral, Le dernier témoin du Printemps des Peuples, et sur Maurras dans l’ouvrage collectif Le Fédéralisme, publié par l’Institut d’Études Juridiques de Nice, P.U.F. 1956, p. 60-63 et 66-70.

La décentralisation est la méthode d’administration territoriale qui consiste pour l’État à conférer aux organes élus par les collectivités locales des compétences juridiques et des pouvoirs de décision effectifs assortis des moyens financiers nécessaires pour l’accomplissement des tâches que les lois de l’État veulent bien laisser assumer par les collectivités. Dans l’époque à laquelle nous nous reportons, les années 1891-1898, l’on commençait à peine à parler de décentralisation.

Il n’est pas contestable qu’au moment où Maurras s’empare de la notion de décentralisation, le discours ordinaire a tendance à confondre décentralisation et régionalisme sans trop savoir par quel bout prendre le problème et surtout sans oser s’attaquer de front à la question du fédéralisme qui fait peur. En fait classe politicienne et milieu journalistique étaient d’accord pour donner l’impression qu’il n’était pas mauvais de donner un peu plus d’importance aux provinces, sans aller dans les détails.

La Déclaration de 1892 des jeunes félibres fédéralistes de Paris, inspirée par Maurras et lue par Amouretti, sans aller jusqu’aux détails, posera, elle la vraie question. L’essentiel est de savoir quels sont les droits publics collectifs que l’on veut reconnaître aux populations dans les régions : c’est ce que démontre Maurras en 1898.

Le défi est lancé ; dès lors trois attitudes vont se manifester autour de lui :

Il y aura d’abord les gens qui, par réflexe jacobin ou tétanisés à la perspective d’une remise en cause des structures territoriales de la République s’accrochent à l’unité de l’État : « Par les structures, n’est-ce pas le régime que l’on vise ? »

On rencontre aussi dans la société de plus en plus d’amateurs qui se contentent d’une aimable exaltation des charmes et des valeurs d’un régionalisme bon-enfant, le folklore, la cuisine et les produits des terroirs, un peu de patois dans les conversations sur le seuil ou au comptoir des cafés du Progrès.

Il y a enfin le petit nombre de ceux qui vont s’engager dans le long débat d’idées (il n’est pas terminé encore en 2002) pour promouvoir le principe d’une redéfinition et d’une reconnaissance des droits fondamentaux ; d’abord l’usage et la liberté d’enseignement de la langue.

Lorsque l’on considère aujourd’hui les acquis de la décentralisation après les étapes qui ont marqué le processus de la décentralisation administrative (naissance des circonscriptions d’action régionale, consécration des régions dotées du statut constitutionnel de collectivité territoriale, apparition de la législation de 1982-83), l’on constate que l’on a oublié de réaliser une décentralisation culturelle et linguistique qui ne saurait se satisfaire du soutien publicitaire et de subventions en faveur des festivals d’été.

La décentralisation est étriquée, parce qu’elle n’est qu’administrative. C’est le fédéralisme qui change la nature de l’association entre les entités. Or une nation a une langue. Tout est là : la nation, son langage, sa culture ; et, dans cette perspective, le fédéralisme.

Comment se fait-il qu’en 1898 Maurras qui venait de nourrir pendant sept ans les concepts évoqués par Amouretti, ait décidé de lancer L’Idée de la décentralisation ? Faut-il admettre qu’il aurait conclu que, dans le fond, il n’y avait pas de différence insurmontable entre fédéralisme et décentralisation ?

Ce serait contre-sens. Maurras était connaisseur des mots ; il avait horreur d’entretenir le flou. Il fallait que les mots eussent un sens. Il a donné « le mot de la fin », l’explication, en deux occasions. L’on ne peut donc pas prétendre que pour lui en définitive, les deux notions étaient équivalentes.

Il l’a donné, le mot de la fin, dans ce qu’il appelle lui-même lou mot de Santo Claro : « Que les institutions provinciales s’épanouissent à partir de la province et soient organisées par elle ; voilà l’idée fédéraliste. Qu’elles soient expédiées de Paris ; qu’au lieu d’être semées dans leur territoire naturel, elles arrivent, toutes faites et prêtes, comme les plantes qui parfois voyagent avec leurs feuilles et leurs fleurs mais qui passent vite et meurent loin du sol où elles ont poussé : voilà la décentralisation. »

Il l’a écrit en provençal dans le texte Fédéralisme ou Décentralisation : « Pour des mots nous n’irons pas chercher querelle » : tant mieux, donc, si l’on commence par la décentralisation.

Mais Maurras était bel et bien fédéraliste : il l’exprime une nouvelle fois, dans les quatre lignes que précisément l’on trouve à la fin de L’Idée de la décentralisation : « Qui voudra réorganiser notre nation en devra recréer les premiers éléments communaux et provinciaux. Qui veut réaliser le programme nationaliste, doit commencer par une ébauche de fédération. »

http://maurras.net/2008/03/24/lidee-de-decentralisation/

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dimanche 28 mars 2021

L’Idée de la décentralisation 1/2

 Nous vous proposons aujourd’hui un texte composé en 1898, L’Idée de la décentralisation, qui a été repris en 1919 sous la forme d’une brochure diffusée par l’Action française.

Une version électronique de ce texte existe depuis un certain temps déjà sur divers sites, dont des sites amis. Elle est d’une relative bonne qualité, contrairement à nombre de numérisations fautives de Maurras qu’on trouve çà et là, et qui polluent plus qu’elles n’informent ; elle comporte néanmoins diverses erreurs et omissions. Nous nous sommes attachés pour notre part à rester au plus près du texte de 1898, et surtout à l’annoter suffisamment pour qu’il devienne pleinement compréhensible de nos jours.

Au début de cette année 1898, Maurras va sur ses 30 ans. Le sujet n’est pas nouveau pour lui, tant s’en faut ; la fameuse Déclaration des Jeunes Félibres fédéralistes date de 1892, et c’est également en 1892 qu’au cours d’un congrès réuni à Angers, les continuateurs de Frédéric Le Play fixent la position des catholiques sociaux sur l’administration territoriale du pays, sur les libertés communales et provinciales, sur la disparition du département ; Maurras, qui à cette époque écrit de temps à autre dans leur revue La Réforme sociale, reprendra ces principes à son compte et les portera, on peut dire quasiment sans changement, jusqu’à sa mort 60 ans plus tard.

Fédéralisme provençal, institutions décentralisées ; un troisième terme s’ajoutera à la synthèse maurrassienne en fin 1894 et 1895, fruit de sa rencontre avec Maurice Barrès à La Cocarde : c’est le fait identitaire, et le dangereux néant que provoque sa négation kantienne, comme l’illustre l’histoire des Déracinés.

L’Idée de la décentralisation est le troisième ouvrage publié en librairie par Maurras, après Jean Moréas en 1891 et Le Chemin de Paradis en 1895. Avec 48 pages, il s’agit plutôt d’une brochure, éditée par la Revue encyclopédique et imprimée par Larousse. Une brochure, donc pas tout à fait un livre, mais plus cependant qu’un article ; c’est en fait doublement un texte de transition.

Transition d’une part entre le jeune Maurras d’avant la trentaine, qui se révèle peu à peu avec des articles « alimentaires » dans lesquels il répond à une demande, comme il en livre par exemple à La Réforme sociale, et le Maurras de la flamboyante décennie qui va suivre, celle des constructions intellectuelles novatrices et de l’affirmation d’un style caractéristique, sa marque personnelle, classique et épuré : la décennie qui verra paraître Anthinea, Les Amants de Venise, l’Enquête sur la Monarchie, L’Avenir de l’Intelligence et le Dilemme de Marc Sangnier. Dans L’Idée de la décentralisation, la première partie marque la fin d’une époque, celle des dossiers documentaires, et la seconde le début de l’époque suivante, celle des synthèses politiques.

Transition d’autre part entre l’engagement intellectuel, volontiers exclusif et excommunicateur, et l’engagement politique, qui s’adapte aux circonstances et aux rapports de force. Maurras ne confond pas fédéralisme et décentralisation ; on lui sent bien l’envie de ne promouvoir que celui-ci et de dénoncer celle-là comme insuffisante ; mais il s’en abstient, et il présente en quelque sorte la décentralisation comme une première étape, un passage nécessaire, vers un authentique fédéralisme.

Il est intéressant par ailleurs d’observer comment Maurras analyse et hiérarchise en 1898 les arguments inverses, ceux des jacobins, ceux des divers courants centralisateurs, et quelles réponses il leur oppose.

Cinq catégories sont ainsi distinguées.

La première est celle des conservateurs qui voient dans la centralisation napoléonienne un excellent moyen de contrôler le pays et l’opinion publique. Maurras fustige ce calcul à courte vue qui fut celui du duc d’Angoulême ; et il reprend les réflexions de son neveu le comte de Chambord, expliquant l’échec de la Restauration par le fait qu’elle n’a été qu’une restauration par en haut, et que, n’ayant pas rendu à la France ses libertés organiques traditionnelles, elle n’a pas su se faire suffisamment aimer du peuple.

La seconde est celle des conservateurs qui se veulent modernes, et qui tout en s’affirmant attachés à la défense des particularismes locaux et régionaux, conviennent que ceux-ci appartiennent au passé et que l’effet normal de l’éducation et du développement économique est de conduire les hommes à s’en détacher progressivement. C’est l’opinion des libéraux de la Revue des Deux Mondes, qui opposent universalisme et enracinement. Maurras au contraire affirme que l’homme ne peut s’approcher de l’universel qu’en restant fidèle à ses racines.

La troisième est celle de nos modernes souverainistes jacobins. Maurras met l’argument dans la bouche d’Émile Faguet, qui est alors la référence incontournable de la critique littéraire : face aux menaces extérieures, ce serait affaiblir la Nation que de décentraliser l’État. Maurras n’a pas de mal à démontrer qu’il est stupide d’opposer unité et diversité, et qu’un État n’est jamais aussi fort que quand il est recentré sur ses missions essentielles et que les provinces ne le perçoivent pas comme un oppresseur.

La quatrième, toujours énoncée par Émile Faguet, est celle du déterminisme technologique et en particulier des effets du développement des transports. Le fait d’aller facilement d’un endroit à un autre conduirait immanquablement à augmenter les échanges et par voie de conséquence l’uniformisation. Pour Maurras, ce n’est pas là une fatalité, mais un risque, et une raison supplémentaire de décentraliser pour s’en prémunir.

Enfin la cinquième série d’arguments est celle véhiculée par la Revue Blanche, expression de l’intelligentsia tolstoïenne et pacifiste, du parti de l’individu libéré contre tous les partis de la société opprimante. Maurras s’en prend à son plus jeune et plus brillant représentant : Léon Blum, dont le discours semble se résumer à « Familles, je vous hais, Provinces, je vous hais, Traditions, je vous hais ! » Car Léon Blum, contrairement aux personnages précédents, a parfaitement compris et fait sienne la signification des Déracinés ; mais c’est pour s’y opposer frontalement, bloc contre bloc, système contre système. La controverse sereine est rendue impossible, surtout pour Maurras, qui vit dans sa chair l’enracinement comme condition, comme substrat indispensable à sa propre liberté, à son propre épanouissement.

Comme on le voit, ces cinq thèses opposées à la décentralisation sont toujours d’actualité !

En 2002, à l’occasion du cinquantenaire de la mort de Charles Maurras, le professeur Claude Goyard avait rédigé une présentation de L’Idée de la décentralisation dont nous reprenons l’essentiel ci dessous :

Maurras avait trente ans. Depuis dix ans il vivait du rayonnement de Mistral (rencontré en 1888) et des idées brassées avec Frédéric Amouretti.

À suivre