Nous sommes à la fin des années 1890, période d’intense jaillissement intellectuel ; Maurras emploie ses étonnantes facultés de création à s’emparer de tout : poésie, philosophie, et au surplus la politique. Le voici qui bute sur le concept de décentralisation.
Le fait est singulier ; il nous importe et nous bouscule : Maurras médite la manière d’assurer le passage du principe fédératif, qu’il hérite de Mistral et qu’il voit exploité dans tous les sens par Amouretti, à la théorie que l’on appelle décentralisation administrative ou l’inverse.
Maurras a reçu en héritage moral le principe fédératif de Mistral, dont il serait réducteur de rappeler qu’il avait une formation universitaire de juriste, et Frédéric Amouretti, qui avait le goût de l’histoire et de la politique, a fini de le convaincre. Ce sont probablement les discussions avec Amouretti qui vont donner forme à son intelligence du fédéralisme. Les leçons d’Amouretti sont claires : il n’existe qu’un seul système qui puisse concrètement assurer la liberté d’action des provinces, des pays, des régions dans les domaines qui leur appartiennent naturellement et qui les touchent le plus : ce système c’est le fédéralisme, le seul qui garantisse la conservation de la langue maternelle et des caractères innés d’une culture nationale.
Or, le mode d’organisation de l’espace territorial et des collectivités en France depuis la fin de l’Ancien régime est le centralisme au service de l’État unitaire. Peut-on s’obstiner à défendre le principe fédéral ? Et faut-il aller jusqu’à faire éclater le cadre historique et politique français ?
Pour Amouretti, suivant le précepte de Mistral, il n’est pas brutalement question par la voie radicale du séparatisme de s’enfuir de l’ensemble français. Mais si l’on veut « garder la langue » et retrouver la clef de l’identité nationale et provençale il faut, simplement dans la logique de tout système de type fédéral, en venir à une définition des compétences qui doivent appartenir à l’État et, d’autre part, de celles de ces compétences qui doivent revenir aux organes représentatifs des entités fédérées, ou à fédérer : la culture, l’instruction publique et l’enseignement, les communications, le commerce et les services marchands.
Tel est bien l’objectif qui restera au fond de sa pensée et pendant toute sa vie, celui de Mistral, ce qu’avait perçu avec sa clairvoyance habituelle Georges Vedel. Il est temps de reprendre le magnifique exposé du doyen Vedel sur la pensée de Mistral, Le dernier témoin du Printemps des Peuples, et sur Maurras dans l’ouvrage collectif Le Fédéralisme, publié par l’Institut d’Études Juridiques de Nice, P.U.F. 1956, p. 60-63 et 66-70.
La décentralisation est la méthode d’administration territoriale qui consiste pour l’État à conférer aux organes élus par les collectivités locales des compétences juridiques et des pouvoirs de décision effectifs assortis des moyens financiers nécessaires pour l’accomplissement des tâches que les lois de l’État veulent bien laisser assumer par les collectivités. Dans l’époque à laquelle nous nous reportons, les années 1891-1898, l’on commençait à peine à parler de décentralisation.
Il n’est pas contestable qu’au moment où Maurras s’empare de la notion de décentralisation, le discours ordinaire a tendance à confondre décentralisation et régionalisme sans trop savoir par quel bout prendre le problème et surtout sans oser s’attaquer de front à la question du fédéralisme qui fait peur. En fait classe politicienne et milieu journalistique étaient d’accord pour donner l’impression qu’il n’était pas mauvais de donner un peu plus d’importance aux provinces, sans aller dans les détails.
La Déclaration de 1892 des jeunes félibres fédéralistes de Paris, inspirée par Maurras et lue par Amouretti, sans aller jusqu’aux détails, posera, elle la vraie question. L’essentiel est de savoir quels sont les droits publics collectifs que l’on veut reconnaître aux populations dans les régions : c’est ce que démontre Maurras en 1898.
Le défi est lancé ; dès lors trois attitudes vont se manifester autour de lui :
Il y aura d’abord les gens qui, par réflexe jacobin ou tétanisés à la perspective d’une remise en cause des structures territoriales de la République s’accrochent à l’unité de l’État : « Par les structures, n’est-ce pas le régime que l’on vise ? »
On rencontre aussi dans la société de plus en plus d’amateurs qui se contentent d’une aimable exaltation des charmes et des valeurs d’un régionalisme bon-enfant, le folklore, la cuisine et les produits des terroirs, un peu de patois dans les conversations sur le seuil ou au comptoir des cafés du Progrès.
Il y a enfin le petit nombre de ceux qui vont s’engager dans le long débat d’idées (il n’est pas terminé encore en 2002) pour promouvoir le principe d’une redéfinition et d’une reconnaissance des droits fondamentaux ; d’abord l’usage et la liberté d’enseignement de la langue.
Lorsque l’on considère aujourd’hui les acquis de la décentralisation après les étapes qui ont marqué le processus de la décentralisation administrative (naissance des circonscriptions d’action régionale, consécration des régions dotées du statut constitutionnel de collectivité territoriale, apparition de la législation de 1982-83), l’on constate que l’on a oublié de réaliser une décentralisation culturelle et linguistique qui ne saurait se satisfaire du soutien publicitaire et de subventions en faveur des festivals d’été.
La décentralisation est étriquée, parce qu’elle n’est qu’administrative. C’est le fédéralisme qui change la nature de l’association entre les entités. Or une nation a une langue. Tout est là : la nation, son langage, sa culture ; et, dans cette perspective, le fédéralisme.
Comment se fait-il qu’en 1898 Maurras qui venait de nourrir pendant sept ans les concepts évoqués par Amouretti, ait décidé de lancer L’Idée de la décentralisation ? Faut-il admettre qu’il aurait conclu que, dans le fond, il n’y avait pas de différence insurmontable entre fédéralisme et décentralisation ?
Ce serait contre-sens. Maurras était connaisseur des mots ; il avait horreur d’entretenir le flou. Il fallait que les mots eussent un sens. Il a donné « le mot de la fin », l’explication, en deux occasions. L’on ne peut donc pas prétendre que pour lui en définitive, les deux notions étaient équivalentes.
Il l’a donné, le mot de la fin, dans ce qu’il appelle lui-même lou mot de Santo Claro : « Que les institutions provinciales s’épanouissent à partir de la province et soient organisées par elle ; voilà l’idée fédéraliste. Qu’elles soient expédiées de Paris ; qu’au lieu d’être semées dans leur territoire naturel, elles arrivent, toutes faites et prêtes, comme les plantes qui parfois voyagent avec leurs feuilles et leurs fleurs mais qui passent vite et meurent loin du sol où elles ont poussé : voilà la décentralisation. »
Il l’a écrit en provençal dans le texte Fédéralisme ou Décentralisation : « Pour des mots nous n’irons pas chercher querelle » : tant mieux, donc, si l’on commence par la décentralisation.
Mais Maurras était bel et bien fédéraliste : il l’exprime une nouvelle fois, dans les quatre lignes que précisément l’on trouve à la fin de L’Idée de la décentralisation : « Qui voudra réorganiser notre nation en devra recréer les premiers éléments communaux et provinciaux. Qui veut réaliser le programme nationaliste, doit commencer par une ébauche de fédération. »
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