mercredi 25 avril 2012

4 décembre 1944 : Crimes de guerre anglo-américains

Ce jour-là, l'aviation anglaise a déversé 830 tonnes de bombes explosives et 430 tonnes de bombes incendiaires sur la ville allemande de Heilbronn, détruite ainsi à 62 %. Ont été dénombrés 7 000 morts, dont un millier d'enfants. Pour enterrer les victimes, il fallut creuser des fosses communes de 3,50 mètres de long. Un témoin, Arthur Kühn, raconte : « Dans une fosse nous devions mettre environ 3 500 morts, dix à quatorze les uns sur les autres. Pour y arriver, nous avions construit un escalier avec les cadavres » (Jörg Friedrich, L'incendie, De Fallois, 2004). Toutes les villes allemandes furent visées par des attaques aériennes. Hambourg, Cologne, Berlin, entre autres, étaient des cibles emblématiques. Mais nombre de villes furent touchées, peu de temps avant l'armistice, alors que le sort de l'Allemagne était déjà scellé : ainsi connurent le même sort qu'Heilbronn les villes de Fribourg, Nuremberg, Hildesheim, Würzburg, Mayence, Paderborn, Magdeburg, Halberstadt, Worms, Pforzheim, Trèves, Chemnitz, Postdam, Dresde, Dantzig.
Les bombes incendiaires étaient composées de savants mélanges : essence, caoutchouc, résine artificielle, pétrole, asphalte liquide, gelées et stéarates métalliques, acides gras, phosphore : on obtenait ainsi « un potentiel de destruction que seule une arme nucléaire pouvait dépasser ».
Dès l'été 1940 Churchill avait exprimé sa volonté de mener contre l'Allemagne « une attaque d'extermination totalement dévastatrice ». Il s'agit, dans un premier temps, de viser des cibles militaires, y compris tout ce qui touchait à la production industrielle et aux transports. Mais, dans l'été 1941, une instruction du Bomber Command précisait qu'il importait de « détruire le moral de la population civile ». Ainsi apparut la notion de moral bombing. Déjà, en avril 1941, Churchill avait expliqué que les Allemands étant des "Huns", contre de tels sauvages tous les moyens étaient licites. Certains de ces sauvages étaient peut-être des égarés, victimes d'une espèce de maladie mentale. Des malades, cela se soigne... La thérapie nécessaire supposait un traitement de choc, c'est-à-dire une saine terreur incitant les malades à abandonner leurs idées malsaines (c'est-à-dire la fidélité aux chefs qu'ils s'étaient donnés). D'où l'injonction de Churchill concernant les bombardements. « Il y après de 70 millions de Huns malfaisants, certains peuvent être soignés, les autres peuvent être tués ».
Le chef d'état-major de l'armée de l'air britannique, Portal, se mit donc au travail et fit ses calculs, fin septembre 1941 : avec 4 000 bombardiers et un largage mensuel de 60 000 bombes, on pourrait détruire quarante-trois villes allemandes, où vivaient quinze millions de civils. On pourrait ainsi mettre l'Allemagne à genoux en six mois. Mais la réunion de tels moyens supposait l'intervention américaine... Quant à l'aspect moral du problème, il était réglé d'avance par Portal : « Il est clair que les cibles doivent être les zones d'habitation et non, par exemple, des chantiers navals ou les industries d'aviation. Cela doit être parfaitement clair ».
Arthur Harris, qui devint le nouveau chef du Bomber Command le 22 février 1942, voulut se faire la main sur une ville-test. Il choisit Lübeck car elle contenait un vieux centre-ville à colombages qui brûlerait facilement. Autre avantage : elle n'abritait pas d'industrie de guerre et était donc faiblement défendue. Dans la nuit du dimanche des Rameaux, 234 appareils transportant 400 tonnes de bombes, composées pour les deux tiers d'engins incendiaires, réduisirent en cendres huit cent mille mètres carrés de la vieille ville, dont 1 500 maisons historiques de l'époque de la Hanse et la cathédrale construite en 1173 par Henri le Lion.
Ce beau succès incita les Britanniques à généraliser le moral bombing : Churchill annonça au Parlement que les villes allemandes « seraient soumises à une épreuve du feu incessante, violente et immense, comme aucun pays n'en avait encore subi ». À Cologne, il fallut 262 raids aériens pour réussir à détruire la vieille ville à 95 %.
Dans les villes martyrisées, 75 000 enfants de moins de 14 ans furent tués et 116 000 furent blessés. Churchill pouvait être satisfait, en tirant sur son havane.
Pierre VIAL rivarol du 23 /12/ 2011 au 5/01/2012

lundi 23 avril 2012

Le culte solaire

Une part considérable des rituels païens se réfère plus ou moins intensément à la force du soleil et à sa course dans le ciel. Les grands rituels festifs saisonniers au moment des solstices et le rituel de remerciement pour les récoltes sont très nettement des rituels solaires. Quant aux rituels qui ponctuent le cours de la vie, ils se réfèrent également, via la symbolique du feu, à des formes du culte solaire et de la vénération pour cet astre. La vénération de la lune et les formes rituelles du culte lunaire ne se retrouvent que sporadiquement dans les rituels solaires que nous venons d'évoquer. Nous nous concentrerons donc, ici, sur le savoir relatif au culte solaire dont nous disposons, mis à part les rituels solsticiaux, qui méritent une analyse plus spécifique.
Le rite solaire païen
Nous pouvons avec certitude avancer l'hypothèse que la vénération de la lune constitue un phénomène plus ancien que le culte de la force solaire. Cela se comprend aisément : les phases de la lune sont plus perceptibles que celles du soleil ; la lumière de la nuit est plus mystérieuse et plus magique. Chez la plupart des peuples indo-européens, même s'ils ont utilisé un calendrier lunaire lors des phases initiales de leur développement, la vénération religieuse a surtout mis l'accent sur le soleil et leur calendrier se base principalement sur la course du soleil. Tacite nous apprend que les Germains fixaient leurs fêtes, les assemblées de leur Thing et leurs cérémonies de sacrifice d'après la position de la lune mais organisaient des feux rituels en l'honneur de la puissance du soleil, assorti d'acte cultuels et hélio-magiques (faire rouler des roues de feu, des courses au flambeau, etc.). Ces rituels avaient lieu lors des 4 moments les plus saillants de la course du soleil, soit lors des solstices et des équinoxes. La vénération du soleil comme donateur de la fertilité et de la croissance a été conservée jusqu'à nous, dans la coutume d'allumer des feux de Pâques. Le feu de la Beltaine, feu de Bel, chez les Celtes, avait lieu le 1er mai et été consacré au dieu Belenos, dont le surnom Grannus (de l'irlandais grain = soleil) indique son caractère nettement solaire.
La tradition nordique nous rapporte que lors des actes rituels, le rapport à la direction de la course du soleil était important pour la réussite de l'invocation magique. « Toute magie malfaisante doit avoir lieu à l'opposé de la course du soleil (vieux-norrois : andsaelis, rangsaelis),  tandis que tout acte bienfaisant, donc tout acte cultuel, doit être posé dans le sens du soleil, indicateur de l'heure (rem. : c'est-à-dire dans le sens de la course du soleil ; vieux-norrois, réttsaelis) »  (1).
Pourtant, c'est un fait indubitable que, dans tout l'espace indo-européen, il n'y a apparemment jamais eu de dieu ou de déesse solaire au plein sens du terme, si l'on fait abstraction de la déesse Diana des Scythes. Les Indo-Européens n'ont pas connu de mythe solaire comparable à celui d'Osiris en Égypte. Leur culte solaire se réfère bien plutôt à la force donatrice de vie du soleil et de la lune, en tant qu'unité cosmique, comme nous pouvons le constater en étudiant la symbolique du char solaire de Trundholm. Le soleil y est représenté comme un disque d'or, fixé à un char tiré par des chevaux (rappelons qu'en 1384 avant notre ère le Roi d'Égypte Akhnaton avait fait représenter le dieu solaire Ré par un disque). La face arrière du disque solaire de Trundholm, en bronze, et la division de la face avant en 9 cercles intérieurs et 27 cercles extérieurs permet de formuler l'hypothèse que le char solaire peut être mis en rapport avec le culte lunaire. Ce qui n'est pas nécessairement une contradiction, car, comme nous allons le voir, soleil et lune entretiennent un rapport étroit d'ordre cultuel et cosmique et sont mis sur pied d'égalité. On admet généralement aujourd'hui que ce char solaire est la représentation en miniature d'un char cultuel que l'on promenait sur un parcours solaire-magique, comme nous l'indiquent les cultes de Nerthus (en Allemagne du Nord) et de Freyr (en Suède). Dans le Rig-Veda, c'est le cheval Etaza qui tire la roue solaire dans le ciel. Le parcours rituel était une représentation symbolique du couple sacré Soleil-Terre, où la différence entre les 2 astres est expliquée en termes sexués. Le soleil ou le fils du soleil donne sa semence sous la forme de rayons solaires et féconde la terre, qui, elle, reçoit cette semence et donne naissance à une vie nouvelle.
L'ancienneté et l'enracinement profond de ce culte solaire agrarien sont attestés par l'érection de pierres, coutumes encore pratiquées, comme dans la paroisse de Hafling au Tyrol, où le peuple dresse une Sonnenstein (une pierre solaire), sur laquelle figurent un bon-homme-soleil, un arbre de vie, un trèfle et plusieurs serpents symbolisant le cycle annuel. Dans les vallées tyroliennes ombragées, comme l'Ahrntal et le Vinschgau, existait encore la coutume populaire, au début des années 70, d'accourir, certains jours, au devant du soleil levant avec un récipient plein à ras bord de lait.
Le culte solaire archaïque a connu son apogée à l'Âge du Bronze, comme en témoignent les monuments de pierre des Externsteine, de Carnac et de Stonehenge. Ces 3 lieux de culte préhistoriques étaient (et sont encore) des lieux cultuels voués au soleil et, en même temps, des agencements très précis permettant l'observation des astres afin de déterminer la date des solstices et d'apprendre un maximum de choses sur la course du soleil.
Les Externsteine
L'âge des Externsteine, près de Horn, n'est pas déterminé avec précision. Il est toutefois indubitable que ces rochers naturels ont été transformés par des mains humaines, servies par des cerveaux qui savaient le cours des astres, et sont devenus ainsi un temple solaire ou un poste d'observation astronomique. Les ouvertures solaires dans le roc donnent sur le soleil levant au jour même du solstice d'été, soit sur le Nord-Est (plus précisément à 47° de déclinaison par rapport à l'Est). À côté de leur fonction astronomique, les Externsteine étaient un centre religieux d'initiation pour les prêtres. Au pied du rocher, on trouve un cercueil de pierre ; on l'utilisait dans le rituel de la mise en cercueil initiatique. Au-dessus de ce cercueil figure un arc solaire que l'on peut interpréter comme étant le plus petit arc du cycle annuel : c'est l'arc originel. Au cours de la mise en cercueil, le candidat initié meurt une mort symbolique et sa résurrection est le renaissance symbolique de l'initié. La cérémonie de la mise en cercueil se retrouve aujourd'hui encore dans certaines loges maçonniques, dans le rite du retour du maître.
Stonehenge et l'Olympe
Stonehenge a été construit vers 2000 avant notre ère et a été transformé et complété au moins 2 fois pendant l'Âge du Bronze. D'après la tradition celtique, le Mage Merlin y aurait officié et le Roi Arthur aurait livré sa dernière bataille dans les environs immédiats du temple. Les légendes nous parlent aussi du retour cyclique du dieu solaire Apoll, qui séjournerait tous les 19 ans à Stonehenge. Mais est-ce une légende ? Non. Car à la fin de chaque cycle de 19 ans calendrier lunaire et calendrier solaire se confondent. Des calculs effectués par ordinateur ont démontré que le site du temple de Stonehenge était en fait un instrument de mesure astronomique géant et, même en comparaison des moyens actuels, un instrument très précis. L'axe du site indique très nettement le point du lever du soleil au moment du solstice d'été. Le cercle des 48 pierres sert à mesurer les mois. Le cercle des 30 pierres à déterminer les subdivisions du jour. Et les 21 pierres restantes à observer le mois de l'année bissextile. Si l'on multiplie le nombre des pierres entre elles, on obtient le chiffre de 1461. Une année compte 365 jours 1/4, tous les 4 ans vient une année bissextile et 4 années ont ensemble 1.461 jours !
À proximité immédiate du temple solaire, les archéologues ont découvert une sorte de piste de course ou de stade, dont le schéma de base ressemble étonnamment à celui des stades grecs. Ce qui nous permet d'émettre l'hypothèse qu'à Stonehenge, on organisait tous les 4 ans une fête qui durait 5 jours, couplée à des combats sportifs et rituels. Les Jeux Olympiques traditionnels ont eu lieu pour la première fois à Olympie en 776 avant notre ère (premières listes de vainqueurs historiquement attestées), ensuite tous les 4 ans au moment du solstice d'été. Pendant 5 jours le force des participants se concentrait dans les joutes sportives. Pendant les 13 premières olympiades, seule la discipline de la course était autorisée. Les Jeux Olympiques étaient à cette époque des fêtes symboliques et des concours rituels, que l'on organisait aux jours où le soleil déployait le plus fortement sa puissance. On peut donc parfaitement émettre l'hypothèse que les Jeux Olympiques étaient à l'origine des fêtes solstitiales. Leur tradition s'est perpétuée, avec des interruptions, et remonte à environ 4.000 ans.
L'avenir solaire
Pour pratiquer le culte solaire, il est nécessaire de détenir un savoir astronomique, astrologique et cosmographique, car les actes rituels des cérémonies du cycle annuel sont ancrés très précisément dans les événements cosmiques. Culte et rituels ne font pas que répondre passivement aux actions du cosmos et du monde mais exigent une participation active aux constellations de forces qui régentent l'univers. Le culte solaire est dans ce sens un culte moniste qui allie les éléments de la religiosité naturaliste à ceux de l'intelligence rationnelle en un tout cohérent, dont les composantes correspondent aux connaissances scientifiques. La vénération du soleil ne satisfait pas seulement nos aspirations à trouver causalité et raison, mais apaise aussi les besoins les plus profonds de notre psyché et de notre sentimentalité.
Observer et honorer le soleil : c'est une des questions centrales, sinon LA question centrale, de la survie de l'humanité. La force et l'énergie du soleil feront croître plantes et animaux dans l'avenir comme depuis l'éternité. Mais il y aura mieux : par le truchement des cellules solaires et des collecteurs d'énergie solaire, on pourra accumuler et stocker de l'électricité et de la chaleur, sous forme de gaz hydrogéné. La force divine du soleil et la capacité des hommes à utiliser cette énergie, permettront de passer d'un approvisionnement énergétique centralisé, très dangereux (l'énergie nucléaire), à un approvisionnement énergétique écologique et décentralisé. Il reste à espérer que le potentiel de l'énergie solaire soit exploité, convivialement, pacifiquement et écologiquement et que nos sociétés, dans l'avenir, pourront se passer des appareils policiers et des systèmes de surveillance que nous a imposé l'industrie nucléaire.
Au-delà de sa signification technologique et physique, le soleil demeure envers et contre tout la source directe d'énergie pour toute vie organique. Le soleil, en tant que donateur d'une énergie en rayons indispensable à toute vie, symbolise la force du divin qui anime les rythmes de la vie. La trajectoire de la terre dans le cosmos et l'intensité des rayons du soleil déterminent les saisons et, partant, la fertilité des champs. Le soleil est pour nous le symbole du principe premier, pur et rayonnant, qui s'offre sans le moindre égoïsme pour que d'autres croissent. Le message solaire jette les bases d'un développement éthique et religieux de l'homme et de son esprit. « L'impression totalement spiritualisée que suscite en nous la lumière et le soleil éveille en nous le souhait d'aller toujours plus haut, et, simultanément, l'impression de bien-être corporel que nous transmet le chaleur du soleil, provoque une intensification et un élargissement de la vie physique » (2). Notre vénération s'adresse à la plus intense des forces cosmiques, au plus haut symbole du spirituel, au symbole de l'amour et de la facette lumineuse de l'homme. Le rituel solaire sera donc toujours un culte du soleil et de la lumière, indépendamment des circonstances, que nous fêtions, le jour du Jul, la naissance du nouveau soleil ou que nous accompagnions un ami sur le chemin d'un autre monde...
Le caractère naturaliste des rituels païens fait découvrir à l'homme de nouvelles formes, plus dignes, de religion, dépassant le monothéisme abstrait, avec ses rites tournés vers l'au-delà. Un jour peut-être, quelqu'un aura l'idée de rebâtir un temple du soleil, en s'inspirant de l'esprit du culte solaire. Un temple néo-païen, en pierre, en bois ou en arbres vivants... Peut-être...
Björn Ulbrich, Combat païen n°12, 1990. http://vouloir.hautetfort.com/
(extrait de Im Tanze der Elemente : Kult und Ritus der heidnischen Gemeinschaft, Arun-Verlag, Vilsbiburg)
♦ Notes :
(1) Jan De Vries, Altgermanische Religionsgeschichte, Berlin, 1970, Bd. I, 3. Aufl.
(2) Julius Evola, Magie als Wissenschaft vom Ich, Ansata, Interlaken, 1985.

dimanche 22 avril 2012

24 avril 1916 «Pâques sanglantes» à Dublin


Le lundi de Pâques du 24 avril 1916, en pleine guerre mondiale, un groupe d'Irlandais se soulèvent contre le colonisateur britannique. Les Britanniques et les Irlandais loyaux à la Couronne voient cette tentative comme un mauvais coup porté aux soldats qui se battent dans les tranchées...
Joseph Savès.
De la loyauté à la trahison
En août 1914 a éclaté la Grande Guerre. Le Premier ministre britannique Lord Asquith convainc les Irlandais des deux camps, nationalistes et loyalistes, de mettre une sourdine à leur différend jusqu'à la fin du conflit. Il fait d'autre part avaliser le texte du «Home rule» (autonomie de l'île) par le roi Georges V avec la promesse d'un amendement concernant l'Ulster. Dès le début du conflit européen, les Irlandais se portent massivement volontaires dans l'armée britannique pour combattre les Allemands. Au total 200.000 environ.
Quelques extrémistes du Sinn Fein nationaliste et de l'IRB (Irish Republican Brotherhood) préfèrent toutefois appliquer l'adage : «England's difficulty is Ireland's opportunity» (Les difficultés de l'Angleterre sont des occasions à saisir pour l'Irlande).
L'un d'eux, Sir Roger Casement, un diplomate de belle prestance, se rend en Allemagne pour convaincre des prisonniers irlandais de prendre l'uniforme... allemand ! Il prend également contact avec les autorités allemandes et leur demande des armes en vue d'une insurrection prévue le dimanche de Pâques 1916, un 23 avril.
Les insurgés du Sinn Fein et de l'IRB disposent d'un millier de Volontaires irlandais et d'une centaine de miliciens de l'Armée citoyenne de James Connolly. Ces hommes forment ce que l'on appellera un peu plus tard l'Irish Republican Army (IRA)... Parmi eux, Sean Mac Bride, qui deviendra Premier ministre de la République d'Irlande avant de fonder Amnesty International et d'obtenir pour cela le Prix Nobel de la Paix !
Deux jours avant Pâques, le chalutier hollandais qui devait livrer les munitions est arraisonné et, plutôt que d'être capturé, se saborde. Casement, capturé par les Anglais, sera pendu pour haute trahison. Informé de ces déconvenues, Thomas Clark, président du «gouvernement provisoire irlandais», maintient le principe de l'insurrection mais la reporte au lendemain de Pâques, à midi (scrupule religieux ? superstition, le 23 avril étant la fête de Saint George, patron de l'Angleterre ?...).
À l'heure dite, les insurgés qui ont été informés du changement de programme occupent plusieurs bâtiments stratégiques au centre de Dublin, dont la Poste, l'Hôtel de ville, le Palais de Justice et des gares.
Ils déploient le drapeau tricolore au-dessus de la Poste et l'un de leurs chefs, le poète Patrick Pearse, lit une proclamation aux badauds :
«Au nom de Dieu et des générations mortes dont elle reçoit la vieille tradition nationale, l'Irlande, par notre voix, appelle ses enfants à son drapeau. Soutenus par nos frères exilés en Amérique, nous déclarons que le droit du peuple irlandais à la propriété de l'Irlande et à la libre détermination de sa destinée est libre et imprescriptible.»
Les insurgés espèrent que les badauds vont se rallier à l'insurrection. Las, ils sont conspués par la foule qui commence à se rassembler devant le bâtiment. Qui plus est, ils s'abstiennent d'occuper le Château, résidence du vice-roi et siège du gouvernement général, bien qu'il n'ait pas de défenseurs. C'est l'échec.
L'armée britannique amène de l'artillerie lourde et bombarde consciencieusement le centre de Dublin. Après cinq jours de résistance, les insurgés capitulent sans conditions. Bilan humain : une soixantaine de morts parmi les insurgés, une centaine parmi les assaillants et plus de deux cents parmi les civils, environ 3.000 arrestations.
 Un Conseil de guerre condamne à mort tous les meneurs (James Connolly, blessé, doit être calé contre une chaise pour être fusillé comme il convient). Un certain Eamon de Valera échappe à l'exécution du fait de sa citoyenneté américaine (il est né d'un père espagnol et d'une mère irlandaise). Il deviendra le premier Président de la République d'Irlande.
Contre toute attente, la férocité de la répression va retourner l'opinion publique en faveur des insurgés et transformer les condamnés en martyrs de la cause irlandaise. Même le gouvernement américain, pressé par sa communauté irlandaise, s'y met et plaide l'indulgence auprès de Londres.
David Lloyd George, Premier ministre en décembre 1916, libère ou amnistie plusieurs chefs de l'insurrection (de Valera, Griffith, Collins...) pour complaire aux Américains. Dans les mois qui suivent, les élections témoignent en Irlande d'un courant de sympathie inattendu en faveur du Sinn Fein, naguère marginal.
La paix revenue, les élections générales sont un triomphe pour le Sinn Fein qui totalise en Irlande 73 députés sur 105. Prônant l'indépendance, ils refusent néanmoins de siéger à Westminster. Le 21 janvier 1919, à Dublin, ils constituent un Parlement national (Dail Eireann en gaélique). Ils lancent en vain un Appel aux Nations en vue de l'indépendance de l'île.

Louis VI, le père des communes de France

Cette année-là trépassait à Melun à l’âge de cinquante-cinq ans le roi Philippe Ier. Son fils aîné Louis, vingt-huit ans, n’étant alors que “roi désigné”, se hâta de se faire sacrer par l’évêque Yves de Chartres, mais avant même qu’il ne devînt le roi Louis VI le Gros, dit aussi le Batailleur, avait affirmé sa volonté d’en finir avec l’anarchie féodale, de mater les brigands, de raser les donjons insolents et de libérer les communications. Assurer la sécurité était pour lui le premier devoir d’un roi. Le peuple allait pouvoir souffler, dans les campagnes comme dans les villes.
Depuis déjà quelques décennies se manifestait le mouvement communal, lourd de belles promesses mais aussi de grands dangers. Les villes s’étaient jusqu’alors développées sous la protection des châteaux forts, mais, profitant de l’augmentation des échanges commerciaux au cours du XIe siècle, on avait vu apparaître une “classe moyenne” forgée par le travail et l’épargne, et qui supportait de moins en moins la tutelle, parfois capricieuse, du seigneur. Depuis déjà quelques générations, estimant inutiles et humiliantes les tracasseries fiscales et judiciaires de l’ordre féodal, des bourgeois se prêtaient mutuellement serment de maintenir eux-mêmes la paix et la tranquillité des individus et des métiers et de garantir ainsi leurs intérêts communs : ainsi naquirent les “communes” revendiquant aussitôt des libertés propres.
Sagesse capétienne
Parfois les bourgeois arrivaient à conquérir ou à acheter les droits féodaux, notamment de police, et les seigneurs s’accommodaient tant bien que mal du mouvement, mais quand ceux-ci résistaient, les communes en étaient réduites à devenir insurrectionnelles, comme à Cambrai où le seigneur évêque, estimant cette agitation peu recommandable, l’avait vers 1076 noyée dans un bain de sang.
Dès son avènement, Louis VI comprit, avec une sagesse toute capétienne, tout empirique, que le mouvement, résultant du progrès économique et de la sûreté rétablie, était irrésistible, mais aussi qu’un ferment insurrectionnel pouvait s’y glisser et porter les communes, livrées à elles-mêmes, à s’ériger à leur tour en nouvelles féodalités. Pour protéger le mouvement contre ses propres excès, il fallait du doigté, chose dont seul un roi, même “gros”, est capable, n’étant lié par aucun intérêt ou aucune idéologie.
Il manifesta sa sympathie pour le mouvement en créant lui-même des “villes-neuves” dotées d’une charte des libertés, dont la communauté rurale de Lorris-en-Gâtinais, affranchie de corvées féodales, allait pour longtemps servir de modèle. Puis il alla soutenir entre autres les habitants de Mantes (lesquels, défendant leurs propres libertés seraient de meilleurs soldats contre le roi d’Angleterre...) ou ceux d’Amiens, les plus aptes à contenir la turbulence des seigneurs de la contrée. À Laon les choses se passèrent mal : les émeutiers poussés par un scélérat nommé Thomas de Marle envahirent en 1112 le palais épiscopal et tuèrent à coups de hache l’évêque caché... dans un tonneau. Seule la justice royale pouvait trancher un tel conflit : Louis VI imposa l’ordre, puis dix ans plus tard, les esprits enfin calmés, il accorda à la ville de Laon tout ce qu’elle réclamait de juste. L’affaire se terminait sans rancune.
Le grand mérite de Louis pendant tout son règne allait être non seulement d’accepter l’espèce de révolution en train de se produire, mais d’en prendre la tête pour en faire valoir ce qu’elle avait de juste. Lui-même et ses descendants qui confirmèrent sans cesse les libertés des villes ont offert à la France l’occasion d’un grand progrès des libertés.
La chose mérite d’être évoquée dix siècles plus tard, à quelques jours des élections municipales, où l’on va voir la politicaillerie républicaine instrumentaliser les plus précieuses libertés reçues de nos rois.
MICHEL FROMENTOUX  L’Action Française 2000 du 5 au 19 mars 2008

mercredi 18 avril 2012

Le couple Aubrac et l'énigme de la mort de Jean Moulin

Un lecteur de l'Insolent pose à propos du couple Aubrac la question qui fâche : "est-ce qu’Aubrac a un lien avec l'assassinat de Moulin ? Au sens où il l'aurait vendu ?"
Plutôt que de me contenter d'une "petite réponse" comme je le fais de temps en temps, je préfère lui consacrer une chronique entière. La dimension "policière" de cette énigme ne sera sans doute jamais entièrement résolue. Elle mérite un vrai développement à elle seule.
On sait que Jean Moulin, chef de la Résistance intérieure fut arrêté en juin 1943 lors du "rendez-vous de Caluire", dans la banlieue Lyonnaise. Torturé puis mis à mort, a-t-il été trahi ? La tentation est grande de s'interroger sur le rôle des dissensions internes des mouvements de résistance. On a ainsi chargé et sur-chargé René Hardy, pourtant "blanchi" par deux procès, mais ré-accusé, plus de 30 ans après la guerre, par Roger Wybot ancien patron de la DST etc. Le brouillard autour de cette affaire ne disconvient sans doute pas aux amateurs de légendes. (1)⇓
Au bout du compte on peut penser en effet que le PC suivait alors une ligne internationale qui s'est employée dès 1938 en Espagne jusqu'aux procès de Prague de l'après-guerre, à liquider ses compagnons de route de l'ancienne ligne "antifasciste". Dont Jean Moulin en France. C'est ce que j'essaye d'expliquer dans le chapitre X de mon livre sur "L'Alliance Staline Hitler", à propos de Münzenberg, chef d'orchestre. (2)⇓
L'année 1943 correspond à la date précise où le Kremlin mise sur une autre forme de géostratégie, après deux années de défaites face à la Wehrmacht. Les staliniens donneront désormais à cela le nom de Grande Guerre Patriotique, cherchant à y associer d'autres forces.
Mais de là à prouver que Raymond Aubrac lui-même aurait livré directement "Max" à la Gestapo, il y a un pas que Vergès, ne reculant jamais devant aucune provocation, a voulu tenter de franchir.
J'avoue ne pas lui donner raison et regretter aussi que Chauvy dans son livre si bien documenté par ailleurs ait hésité à écarter ces insinuations.
D'abord parce qu'elles s'appuient sur un prétendu "testament" de Barbie pratiquement, et moralement, sans valeur.
Ensuite parce qu'il existe, hélas, de nombreuses autres explications. Tous ceux qui ont eu une expérience, même limitée, de la lutte clandestine comprendront aisément l'une d'entre elles. Le "rendez-vous de Calluire" de juin 1943 dans la villa du Dr Dugoujon était connu de beaucoup trop de gens pour ne pas finir en guet-apens.
Enfin, beaucoup plus grave : tout au long des 67 dernières années, et dès 1945 dans la Marseillaise les Aubrac ont donné des événements des récits à géométrie variable. Ceci donne hélas une fâcheuse impression. Le mensonge ne suffit pas à démontrer la culpabilité, mais si on a affaire à un juge d'instruction comme Mme Eva Joly, il laisse peu de place au doute chez une personne comme elle.
Une correspondante et amie de L'Insolent m'écrit en particulier à ce sujet : "Vous rappelez la constitution, en 1997, d'une sorte de jury d'honneur demandé par Aubrac pour répondre aux accusations plus ou moins voilées de Chauvy et vous précisez, fort justement, que ce "jury" était "composé d'amis et de compagnons des deux héros".
Pourtant, s'il a rejeté les accusations portées par Barbie (dont on peut en effet estimer qu'il s'agit d'un témoin peu digne de foi), ce jury d'honneur, contrairement à ce qu'ont toujours affirmé les époux Aubrac, n'a pas été pour eux le triomphe qu'ils espéraient.
En effet, les historiens qui le composaient, si favorables qu'ils aient pu être en principe aux époux Aubrac, ont fait l'œuvre d'historiens que l'on attendait d'eux."
Donnons donc quelques précisions.
L'entretien s'est déroulé le samedi 17 mai 1997, au siège de Libération.
Les interlocuteurs des Aubrac s'appelaient François Bédarida, Jean-Pierre Azéma, Laurent Douzou, Henry Rousso et Dominique Veillon, et surtout Daniel Cordier, compagnon de la Libération et secrétaire de Jean Moulin. Également "Raymond Aubrac a souhaité la présence de son ami Jean-Pierre Vernant: non pas tant comme historien – philosophe de formation, il se qualifie lui-même d'anthropologue de l'histoire de l'Antiquité classique – que comme résistant de la première heure. Maurice Agulhon, historien incontesté du XIXe siècle, a répondu lui aussi à l'invitation de ses amis Aubrac." (3)⇓
La confrontation dura cinq heures. Publiant le dossier de cet entretien en juillet, donc après deux mois de réflexion, Serge July n'hésitera pas à y voir "la leçon d'Histoire". Façon de parler. En fait dans une très belle lettre à Lucie Aubrac, Daniel Cordier écrira le 11 juillet : "Chère Lucie, ce fut atroce, j'en conviens. Mais Raymond et vous ne furent pas les seuls à souffrir. Ce qui m'a frappé au cours de cette cruelle expérience, c'est votre réaction. Même si elle n'était pas distinctement exprimée, je pressentais que vous éprouviez une injustice, et même un outrage à être traitée de la sorte. C'était sensible en additionnant vos impatiences, votre courroux rentré. Oui, il y avait dans cette humeur le pathétique d'une reine déchue."
François Bédarida, issu de Témoignage chrétien, a ainsi interpellé Raymond Aubrac : "Les historiens sont par définition des gens curieux. Comment un homme comme vous qui contrôle son langage, peut-il avoir oscillé sans cesse entre le fait de dire tantôt : ‘non, je n’ai pas été reconnu comme Aubrac’ et ‘oui, j’ai été identifié’?(4)⇓.
Et son appréciation tombe, terrible : "Votre stratégie, destinée en principe à perpétuer l’image de la Résistance, me paraît à terme désastreuse ... Pourquoi ? parce que si, sous couleur de rendre le passé plus vivant, on se met à l’enjoliver, à broder, voire à inventer des récits, au lieu de s’en tenir fidèlement et rigoureusement aux données de fait, alors on s’expose à un très grave choc en retour."
C'est que, souligne ma correspondante, "s'ils n'ont sans doute pas trahi (ou s'ils l'ont fait, il n'y en actuellement pas de preuve), les époux Aubrac, Lucie surtout, étaient de fieffés menteurs."
Il suffit, conclut-elle, de comparer les témoignages apportés en diverses occasions par Lucie Aubrac, les premiers en 1945, entre eux et avec ceux de son mari, et aussi avec les pièces officielles extraites des archives pour constater que Mme Aubrac était, pour le moins, brouillée avec la vérité.
Un exemple : Lucie Aubrac a affirmé à plusieurs reprises (5)⇓ qu’elle avait fait évader son mari de l’hôpital de l’Antiquaille le 24 mai 1943. Or, s’il y a bien eu une évasion à cette date de cet hôpital, Raymond Aubrac n’en a pas bénéficié : en effet, arrêté, sous le nom de François Vallet, le 15 mars 1943, lors d’une réunion de résistants, il avait été libéré le 10 mai 1943. Raymond Aubrac lui-même l’a reconnu à plusieurs reprises, y compris lors d’une audience où sa femme devait répéter sa version inexacte des faits. Henry Frenay, dès le 13 juin 1943, le dit aussi ; en atteste surtout l’avis de mise en liberté, sur ordre de M. Cohendy, juge d’instruction, signé le 10 mai 1943 par le gardien-chef de la prison de Saint-Paul.
Il existe également des contradictions dans les différentes versions que Mme Aubrac donne du second de ses exploits : l’évasion de son mari, arrêté à nouveau à Caluire, d’un fourgon cellulaire attaqué par la Résistance, en octobre 1943. Là aussi, d’autres témoignages et des documents d’archives la contredisent.
Or, bien que, dès cet entretien de 1997, Lucie Aubrac met ses mensonges sur le compte de sa "mémoire défaillante", elle continua jusqu'à sa mort, à sillonner la France de collèges en lycées et autres lieux d'enseignement, pour y faire des conférences. On la présentait, et on la présente encore comme "la mémoire vivante" de la Résistance !
De mon point de vue, pour donner une conclusion personnelle, cette identification correspond exactement à la récupération du patriotisme par le parti communiste.
Cette imposture mémorielle a été rendue possible, penseront certains, par l'alliance permanente du mythe gaulliste, sur lequel ont misé les Soviétiques à partir de 1943. Mais ceci, aurait dit Kipling, est une autre histoire. Est-ce vraiment une autre histoire ? La disparition de Jean Moulin ne la facilitait-elle pas grandement ?
JG Malliarakis http://www.insolent.fr/
Apostilles
  1. cf. Philippe Bernert, "Roger Wybot et la bataille pour la DST", Presses de la Cité 1975.
  2. cf. "L'Alliance Staline Hitler".
  3. cf. Libération 9 juillet 1997.
  4. Sur point, il existe malgré tout une ambiguïté. Sans doute très vite le pseudo "François Vallet" a été identifié comme Raymond "Aubrac", dirigeant de l'Armée secrète, mais non comme Samuel, sa véritable identité à l'état civil.
  5. Et notamment en septembre 1945 dans le journal communiste La Marseillaise article reproduit en annexe dans le livre de Chauvy.

mardi 17 avril 2012

Mensonges staliniens sur la tombe d'Aubrac

Le quinquennat s'était ouvert en 2007 par la célébration de Guy Môquet. Il se referme sur la tombe de Raymond Aubrac. Le premier épisode avait semblé singulier, la dernière séquence dérange par son unanimité. Celle-ci relève de l'ignorance généralisée.
Personne n'ose, en effet, tenir compte du diagnostic rappelé par le plus indiscutable spécialiste du sujet, Stéphane Courtois. Maître d'œuvre du Livre noir du communisme, celui-ci répond à la question :"Qui était vraiment Raymond Aubrac ?
— Un agent soviétique, mais pas au sens où il aurait travaillé pour les services d'espionnage de l'Union soviétique. Il était plutôt un membre important du réseau communiste international, un sous-marin communiste si l'on veut ; en tout cas, beaucoup plus qu'un agent d'influence. Un homme comme lui avait évidemment un correspondant à Moscou." (1)⇓
Ceux qui le présentent comme un héros de la résistance devraient à leur tour nous révéler enfin à partir de quelle date Lucie et Raymond Aubrac agissent réellement en tant que "résistants" à l'occupant lui-même.
En fait pendant toute la période de l'alliance entre Staline et Hitler (2)⇓, entre août 1939 et juin 1941, on ne trouve, dans leur biographie, aucune trace de "résistance" au sens habituel de mot : lutte effective contre l'occupation étrangère. Certes, de nos jours, une certaine littérature déforme ce mot et récupère les luttes patriotiques du passé.
Le 14 février 2012, par exemple le vieux "stal" Aubrac s'exprimait encore aux côtés de Stéphane Hessel, qu'on retrouve dans tous les bons coups lui aussi, au nom d'une association intitulée "Citoyens résistants d'hier et d'aujourd'hui". Mais à quel envahisseur ces gens résistent-ils aujourd'hui ?
À propos de Lucie, on lira dans les lieux communs de la bien pensance, des indications vagues et ambiguës, par exemple que l'intéressée aurait sympathisé avec le parti entre 1934 et 1940, qu'elle aurait été "en contact avec Georges Marrane son représentant en zone sud en 1940", rien de bien marquant d'ailleurs avant l'été 1941, où le PC se déguise en force patriotique.
Dans un autre article le même Stéphane Courtois précise au contraire que "Lucie a été dès le début des années 1930 une fervente communiste, fréquentant le restaurant de la Famille nouvelle – quartier général de Maurice Tréand, le responsable aux cadres du PCF – et a même été pressentie pour suivre à Moscou l’École léniniste internationale, école de formation de l’Internationale communiste." (3)⇓
Et l'historien rappelle quelques jalons sur la suite de la route suivie imperturbablement par Raymond au sein de l'appareil : "en 1946, il a, sur ordre de Jean Jérôme et de Jacques Duclos – hommes de confiance du PC d’Union soviétique – logé, lors de son séjour en France, le chef du PC indochinois, Ho Chi Minh, cadre important du communisme international."
Puis "en 1948 l’un des cofondateurs des Combattants de la liberté, à l’origine du Mouvement de la Paix, vaste opération destinée par Moscou à désigner le camp communiste comme celui de la paix et les États-Unis comme les fauteurs de guerre."
Par la suite, "de 1948 à 1958, il a été le fondateur et le dirigeant du BERIM, société contrôlée par Jean Jérôme et Charles Hilsum – le directeur de la BCEN, la banque représentant les intérêts soviétiques en France – et faisant du commerce avec les régimes communistes d’Europe de l’Est puis de Chine, et, au passage, de pompe à finance pour le PCF."
Moins prisonnier des cache-sexe et de la langue de bois que ne se montrent nos politiciens, le comédien Daniel Auteuil, avait joué son rôle à l'écran. Tout en demeurant admiratif, soulignant aussi le côté indissociable de ce couple, il rompait le 12 avril avec l'unanimité factice et conformiste. À la question d'Yves Calvi : "était-ce un ange Raymond Aubrac ?" il reconnaît en effet "qu'au moment de l'épuration à Marseille il n'y va pas avec dos de la cuiller"(4)⇓
En 1997, une polémique et un procès furent déclenchés autour du livre pourtant fort intéressant publié par Gérard Chauvy (5)⇓. Malheureusement l'auteur y répugne à se démarquer d'une accusation de trahison reposant sur un écrit posthume de Klaus Barbie et sur les manœuvres provocatrices de son avocat Me Jacques Vergès. Tout en flétrissant cette thèse, une sorte de jury d'honneur fut réuni en mai 1997 dans les locaux de Libération. Composé d'amis et de compagnons des deux héros, cet aréopage en arrive à souligner le malaise qui résulte d'autres documents établissant les contradictions des récits successifs du couple Aubrac. Dès lors, le débat tourne court.
Nous référant toujours à Stéphane Courtois, nous retiendrons, de son très important article de Causeur, le passage suivant : "dans sa biographie de 2011, Raymond reconnaît qu’il a été libéré parce que son arrestation avait mis la police de Vichy sur la piste de généraux membres de l’ORA Organisation de résistance de l’armée, ce qui aurait beaucoup gêné le gouvernement de Vichy si les Allemands l’avaient appris. Du coup, la version de Lucie et de ses messages envoyés par Radio Londres – radicalement contestée au procès Chauvy par le vice-président des médaillés de la Résistance – tombe à l’eau. Néanmoins, un aussi gros mensonge, répété aussi longtemps et avec autant d’assurance – jusque devant le tribunal – par les Aubrac jette un doute sérieux sur le reste de leur récit"...
On confond aujourd'hui "résistant" et "opposant au gouvernement du maréchal Pétain". Source de contresens et de mensonges éhontés.
Quant à moi, je ne pense pas en effet que le couple Aubrac ait jamais "trahi" la cause qu'ils ont, en vérité, toujours servie : pas celle de la France, mais celle du communisme international, dont les braises couvent aujourd'hui encore sous la cendre, mais celle de Staline jusqu'à la mort de celui-ci en 1953, mais celle de l'URSS, jusqu'à son effondrement en 1991.
En 2011, âgé de 96 ans le camarade Aubrac pouvait encore répondre à la question :"Le marxisme vous aide-t-il encore à penser le monde ?
— Le marxisme en général, non. Mais certains points du marxisme, oui. Je pense au partage de la plus-value résultant de la production des biens et des services. La question de la répartition des profits entre les salaires des travailleurs, les investissements des entreprises et les dividendes des actionnaires n'a rien perdu de son actualité et, sur ce point, les analyses marxistes me semblent toujours pertinentes." (6)⇓
Cet homme était donc resté jusqu'au bout un disciple du noyau dur de la pensée de Marx mise aux normes par Engels. Certes, ceci fait partie de sa liberté d'opinions, même fausses.
Mais quant à l'exercice de celle-ci on aimerait en savoir plus sur le regard qu'il porte sur le stalinisme. Manifestement cet incident de parcours de la doctrine ne semble pas avoir sollicité l'attention du couple. Les mots goulag, KGB, piolets, etc. ne sont pas entrés négativement dans leurs vocabulaires. Et contrairement à Mélenchon ils n'ont jamais pu ni cherché à se prévaloir de l'alibi d'avoir, il y aurait plus de 30 ans, flirté avec le trotskisme. Cette dernière tare a toujours été très mal vue à la Loubianka. Elle a failli empêcher le Frère Numéro Un de l'actuel "front de gauche" de porter au scrutin présidentiel les couleurs du PCF.
Au contraire, avec Raymond Aubrac aucune hésitation de cette nature de la part du chef du parti communiste. Le camarade Pierre Laurent déclare sans ambages, rompant le secret désormais éventé, dès le 11 avril : "Nous pleurons l’un des nôtres." (7)⇓
Une telle persévérance mérite sans doute une sorte d'hommage, à leur manière, de la part des tenants du drapeau rouge.
Il paraît difficile d'admettre, en revanche, qu'on puisse la célébrer avec tant de faste, et d'unanimité républicaine, dans la cour des Invalides, sous les plis du drapeau d'Austerlitz et de Verdun.
JG Malliarakis http://www.insolent.fr/
Apostilles
  1. cf. chronique "Secret Défense" de Jean-Dominique Merchet le 11 avril.
  2. cf. "L'Alliance Staline Hitler".
  3. cf. son texte "Aubrac, côté ombre…" sur le site Causeur, le 14 avril.
  4. cf. entretien sur RTL le 12 avril à 8h15.
  5. cf. son texte "Aubrac, côté ombre…" sur le site Causeur le 14 avril.
  6. cf. Le Monde du 5 mars 2011
  7. cf. L'Humanité du 12 avril 2012.

16 avril 1917 : L'offensive du Chemin des Dames et les mutineries

Le 16 avril 1917, les Français lancent une grande offensive en Picardie, sur le Chemin des Dames. Mal préparée, mal engagée, elle va entraîner un profond ressentiment chez les soldats et une reprise en main des questions militaires par le gouvernement.
Le Chemin des Dames
Le Chemin des Dames désigne un escarpement de 35 kilomètres qui s'étire de Craonne, à l'est, au moulin de Laffaux, sur la route Soissons-Laon. Son nom évoque une route qu'avaient coutume d'emprunter les filles de Louis XV.
C'est dans ce paysage aujourd'hui souriant qu'a eu lieu la sanglante offensive du Chemin des Dames, une route de crête, orientée est-ouest, à mi-chemin de Laon (au nord) et de Soissons (au sud).
Échec sanglant
L'échec de l'offensive est consommé en 24 heures malgré l'engagement des premiers chars d'assaut français (une quarantaine). On n'avance que de 500 mètres au lieu des 10 kilomètres prévus, et ce au prix de pertes énormes : 30.000 morts en dix jours.
Le général Robert Nivelle, qui a remplacé le général Joseph Joffre à la tête des armées françaises le 12 décembre 1916, en est tenu pour responsable.
Lors de la conférence interalliée de Chantilly, en novembre 1916, il assurait à tout un chacun que cette offensive serait l'occasion de la «rupture» décisive tant attendue grâce à une préparation massive de l'artillerie qui dévasterait les tranchées ennemies en profondeur. «Je renoncerai si la rupture n'est pas obtenue en quarante-huit heures» promettait-il aussi !
Mais le lieu choisi, non loin de l'endroit où s'était déroulée la bataille de la Somme de l'année précédente, n'est pas le moins du monde propice à la progression des troupes, avec ses trous d'obus et ses chemins défoncés.
Qui plus est, avant l'attaque, les Allemands ont abandonné leurs premières tranchées et construit un nouveau réseau enterré à l'arrière, plus court, de façon à faire l'économie d'un maximum de troupes : la ligne Hindenburg.
Une offensive parallèle est menée par les Anglo-Canadiens au nord de la Somme, près d'Arras et de la crête de Vimy. Plus chanceux que leurs alliés, ils avancent dès le premier jour d'un à cinq kilomètres, les Allemands ayant allégé leur dispositif pour concentrer leurs efforts sur le Chemin des Dames.
Désespoir et mutineries
Après l'attaque du Chemin des Dames, au cours de laquelle sont morts pour rien 29.000 soldats français, la désillusion est immense chez les poilus. Ils ne supportent plus les sacrifices inutiles et les mensonges de l'état-major.
Des mutineries éclatent çà et là. En fait de mutineries, il faudrait plutôt parler d'explosions de colère sans conséquence pratique (aucun soldat n'a braqué son arme sur un gradé ; aucune compagnie n'a déserté). Elles surviennent à l'arrière, dans les troupes au repos qui, après s'être battues avec courage mais inutilement, apprennent que leurs supérieurs veulent les renvoyer au front sans plus d'utilité.
Le général Nivelle, qui n'a pas tenu sa promesse d'arrêter les frais au bout de 48 heures, est limogé le 29 avril 1917 et remplacé par le général Pétain, auréolé par ses succès de l'année précédente à Verdun. Il s'en faut de beaucoup que ce changement ramène la discipline dans les rangs et les mutineries se reproduisent en assez grand nombre jusqu'à la fin du printemps.
Le nouveau commandant en chef s'applique en premier lieu à redresser le moral des troupes. Il sanctionne, semble-t-il, avec modération les faits d'indiscipline collective, limitant à quelques dizaines le nombre d'exécutions...
L'historien Guy Pedroncini chiffre le nombre de condamnations à 3.500 environ et les exécutions effectives à 60 ou 70. Les autres condamnés voient leur peine commuée en travaux forcés (ils échappent du même coup à la guerre !). L'historien Jean-Baptiste Duroselle évalue à 250 le total des mutineries sur le front français au printemps 1917. Elles auraient impliqué un maximum de 2.000 soldats et se seraient soldées par 27 exécutions pour faits d'indiscipline collective.
À l'arrière, notons-le, on sévit avec moins de ménagement contre les défaitistes et les supposés traîtres. Ainsi fusille-t-on une pitoyable demi-mondaine, Mata-Hari.
Les exécutions et les mutineries en question
Il y eut au total pendant la Grande Guerre autour de 600 soldats français condamnés à mort et passés par les armes, 330 anglais, 750 italiens, 48 allemands (ce dernier chiffre est sans doute sous-estimé quoique les tribunaux allemands, à la différence des français, admissent les circonstances atténuantes en cas d'abandon de poste).
Ces exécutions pour abandon de poste en présence de l'ennemi, mutilation volontaire ou... crime de droit commun (viol, rapine, meurtre), eurent surtout lieu dans la première année du conflit, parfois même sans jugement, quand le général Joffre cherchait dans la troupe des responsables à la faillite de son plan XVII.
Jean-Jacques Becker, spécialiste de la Grande Guerre, rappelle cependant que le commandement français n'a pas procédé à des «fusillés pour l'exemple». En d'autres termes, il n'y a pas eu de soldats pris au hasard et fusillés pour sanctionner l'indiscipline de leur unité. Au contraire de l'armée italienne où le général Luigi Cardona, responsable du désastre de Caporetto, n'a pas craint de sanctionner les défaillances de la troupe par «décimation», à la façon de la Rome antique. Notons aussi que l'armée australienne s'interdisait les condamnations à mort comme le rappelle Nicolas Offenstadt dans Les fusillés de la Grande Guerre (Odile Jacob, 1999).
En France, dans les années 1920, beaucoup de fusillés furent réhabilités à la demande de leurs compagnons survivants ou de leurs familles et l'on construisit même des monuments en leur souvenir, par exemple à Vingré (Aisne). La plupart ont aussi leur nom sur le monument aux morts de leur village, les concepteurs de ces monuments s'étant rarement appesantis sur les conditions de leur disparition... Les Anglais ont quant à eux attendu 1993 pour une démarche de «pardon» à l'égard de leurs fusillés.
Les mutineries du printemps 1917 sont passées pratiquement inaperçues des contemporains et n'ont suscité l'intérêt des historiens qu'à partir des années 1930.
Les soldats fusillés de 1914-1915 ont inspiré au cinéaste américain Stanley Kubrick Les sentiers de la gloire (1957), avec Kirk Douglas dans le rôle principal. Remarquable sur le plan cinématographique, ce film est très éloigné de la réalité de la guerre. Un autre film, français celui-là, évoque des soldats jetés sur les lignes ennemies pour s'être volontairement mutilés : Un long dimanche de fiançailles (Jean-Pierre Jeunet, 2004). Le fait de punir de la sorte des insoumis s'est peut-être produit mais rien ne l'atteste selon Jean-Jacques Becker.

Quel rôle les dieux grecs ont-ils joué dans la guerre de Troie ?

Au chant III de l'Iliade, Priam s'adresse à Hélène : "Tu n'es, pour moi, cause de rien, les dieux seuls sont cause de tout : ce sont eux qui ont déchaîné cette guerre" (III, 164-165). Les vieux Troyens, au demeurant, quand ils voient Hélène marcher sur les remparts, sont prêts à excuser tout à la fois Troyens et Achéens "si pour telle femme, ils souffrent si longs maux. Elle a terriblement l'air, quand on l'a devant soi, des déesses immortelles" (III, 156158). Hélène n'y serait pour rien ou plutôt, quand bien même y serait-elle pour quelque chose, ce serait la faute de cette part "divine" qui est en elle, cette beauté qui, précisément, la met du côté des dieux et matérialise une destinée de nature divine. Voyons les faits. Dans l'Iliade, il faut se rendre au chant XXIV pour trouver une allusion à l'événement qui déclencha la guerre de Troie alors que les dieux délibèrent au sujet du cadavre d'Hector, Héra, Poséidon et Athéna conservent leur rancune à l'égard de Troie et de Priam : "ils pensent à l'affront qu'en son aveuglement Pâris à ces déesses autrefois infligea : lors, dans sa bergerie elles étaient venues, mais il leur préféra celle qui lui fit don d'un objet de douloureux désir" (XXIV, 28-30). À Héra et à Athéna Pâris-Alexandre préféra Aphrodite qui lui fit don d'Hélène. Mais Pâris n'était en fait que l'instrument d'une querelle qu'aux noces de Thétis et de Pélée, Éris avait suscitée entre les trois déesses pour savoir laquelle des trois était la plus belle.
L'épisode figure dans les Chants Cypriens, une épopée perdue qui racontait les événements antérieurs à ceux qui sont évoqués dans l'Iliade, depuis les noces de Thétis et de Pélée jusqu'à la capture de Chryséis, la fille d'un prêtre d'Apollon, par Agamemnon. La guerre de Troie y apparaît en définitive comme le fruit d'un complot ourdi par Zeus et par Thémis. Zeus cherchait, en effet, à délivrer la terre du poids de tant de mortels ; Gaia, accablée par le nombre des hommes et par leur impiété, s'était plainte auprès de lui qui, d'abord, provoqua la guerre des Sept contre Thèbes puis qui, sur les conseils de Mômos ("Sarcasme"), maria Thétis à un mortel (ce sera Pélée et de l'union naîtra Achille) et engendra lui-même une fille très belle (de son union avec Léda naîtra Hélène). C'est ce qu'Euripide rappellera en faisant d'Hélène un instrument dont les dieux se sont servi pour dresser Grecs et Phrygiens les uns contre les autres "et provoquer des morts afin d'alléger la Terre outragée par les mortels sans nombre qui la couvraient" (Hélène, 1639-1642).
De l'origine de la guerre à l'histoire des batailles, tout, en apparence, dépend d'eux, l'idée même qui fait naître l'action puis le résultat d'une entreprise. D'emblée, à propos de la querelle entre Achille et Agamemnon, le poète le dit : "Qui des dieux les mit donc aux prises en telle querelle et bataille ? Le fils de Létô et de Zeus" (I, 8-9) : Apollon a vu l'un de ses prêtres, Chrysès, méprisé par Agamemnon (à qui il a refusé de rendre sa fille) et il descend des cimes de l'Olympe décocher, neuf jours durant, ses traits à travers l'armée jusqu'à ce qu'Achille appelle les gens à l'assemblée et que Calchas révèle l'origine de son courroux. On le sait, Agamemnon contraint de rendre sa captive, fera enlever Briséis, la "part d'honneur" d'Achille qui s'en va alors implorer sa mère. C'est précisément au moment où Zeus répond à la plainte de Thétis outragée en la personne de son fils qu'il fait parvenir un message à Agamemnon sous la forme d'un songe mensonger qui vient, alors que celui-ci est endormi, se poster au-dessus de son front : "Je suis, sache-le, messager de Zeus... Il t'enjoint d'appeler aux armes tous les Achéens chevelus – vite, en masse. L'heure est venue où tu peux prendre la vaste cité des Troyens. Les Immortels, habitants de l'Olympe, n'ont plus sur ce point d'avis qui divergent. Tous se sont laissé fléchir à la prière d'Héra. Les Troyens désormais sont voués aux chagrins. Zeus le veut" (Iliade, II, 26-33). Et puisqu'Agamemnon croit qu'il va le jour même prendre la cité de Priam, ignorant l'oeuvre que médite Zeus, il relance l'affrontement... Le monde homérique est donc peuplé de divinités en relation pour ainsi dire permanente avec les humains. Le dieu peut être favorable, défavorable, hostile ou bienveillant mais dans tous les cas de figures, il va de soi que son intervention est normale. On peut même aller jusqu'à dire que l'intervention des dieux est au coeur de la psychologie des héros d'Homère (Chantraine, 1952 : 48), ce que deux vers de l'Odyssée résument : "les dieux peuvent rendre fou l'homme le plus sage, tout comme ils savent inspirer la sagesse au moins raisonnable" (XXIII, 11-13).  
Si le dieu inspire la crainte ou la colère, donne l'élan de l'action, cela ne signifie pas que les héros sont dépourvus d'une volonté et d'un caractère qui leur sont propres. Causalité divine et causalité humaine coexistent, se doublent et se combinent comme le montre particulièrement la collaboration, voire la symbiose, qui se manifeste entre Athéna et Ulysse. Et lorsqu'à la fin de l'Iliade, Achille s'entend dire par Thétis que, selon la volonté de Zeus, il faut rendre le corps d'Hector, lui-même se laisse toucher par la pensée de son père que lui rappelle Priam, manque de se fâcher à nouveau, puis accepte... Dans de nombreux cas, au demeurant, ce sont les décisions prises par les héros et leurs actions qui poussent les dieux à intervenir : ainsi, quand Achille se bat avec Memnon, les deux mères divines, Thétis et Éos, entrent en scène. 
Ce rapprochement du divin et de l'humain commande en définitive la place des dieux dans l'épopée où le seuil que constitue l'immortalité tend à être sans cesse franchi. Achille est le fils de Thétis, Énée est le fils d'Aphrodite, Hélène est la fille de Zeus... Ces liens de parenté ne sont qu'un élément qui explique l'intérêt que les dieux manifestent à l'égard des hommes. Leur acharnement dans la lutte vient d'une façon générale de leur attachement pour certains mortels, leurs mérites ou leur piété – ou, inversement de leur aversion – et de la nécessité qu'il y a pour eux à exiger des honneurs de la part des hommes. Prenant parti pour les uns ou pour les autres – Héra, Athéna, Poséidon sont de tout coeur avec les Achéens, Apollon est tout entier du côté des Troyens, Aphrodite n'a d'yeux que pour Énée... – les dieux se retrouvent combattant les uns contre les autres.  
Or, précisément, tout à leur passion pour les affaires des hommes les dieux agissent et réagissent comme des hommes. Zeus a beau y faire, lui, le roi, l'aîné, le père souverain, il doit constamment rappeler à l'ordre sa famille prête à désobéir et à en découdre, ce qui ne manque pas de donner à l'épopée ici et là des allures de comédie. Et chacun de se quereller, de venir se plaindre à lui, de se moquer des uns et des autres. Et lui d'interdire aux dieux de se mêler de la guerre, de menacer de ses coups, de promettre le "Tartare brumeux" à ceux qui désobéissent. Lui-même craint sa femme, Héra, toujours prompte à le tancer : "... même sans cause, elle est toujours là à me chercher querelle en présence des dieux immortels, prétendant que je porte aide aux Troyens dans les combats" (Iliade, I, 518-521). Celle-ci peut le berner, en éveillant son désir puis en l'endormant (Iliade, XIV, 158-350) pour laisser Poséidon donner toute sa mesure dans le secours qu'il apporte aux Achéens. Ces histoires tout humaines dont l'épopée regorge mettent en lumière le caractère anthropomorphique des dieux et les limites de leurs pouvoirs.
On comprend alors que lorsque les dieux descendent de l'Olympe pour intervenir directement dans la mêlée, c'est sous une forme humaine, en prenant, le plus souvent, l'aspect d'un proche de la personne à qui ils veulent apparaître. Ce type d'épiphanie est fréquent : Aphrodite apparaît à Hélène sous les traits d'une ancienne servante mais elle est reconnue : sa gorge splendide, sa belle poitrine, ses yeux fulgurants sont ceux d'une déesse (Iliade, III, 396-398). Athéna vient au secours de Diomède qui la reconnaît et s'installe sur son char, saisissant le fouet et les rênes pour conduire les chevaux contre... le dieu Arès (Iliade, V, 839-842). Souvent, le dieu se cache dans une nuée aux yeux de la foule et ne se laisse voir que par le personnage à qui il veut se manifester : Apollon se fait reconnaître auprès d'Hector (Iliade, XV, 247-266) mais, au milieu des Troyens, il s'enveloppe d'un nuage (307). Parfois, lorsque le dieu apparaît sous les traits d'un proche, il peut laisser les mortels dans l'illusion : Apollon apparaît à Hector sous les traits de son oncle maternel, le vieil Asios, l'encourage à repartir au combat mais reste incognito (Iliade, XVI, 718). Les personnages d'Homère s'attendent à tout moment à rencontrer un dieu sous une forme humaine ; d'où la crainte, dans la bataille, de se trouver face à face avec un dieu : "Serais-tu quelque Immortel descendu des cieux ? Je ne saurais combattre une des divinités célestes" crie Diomède à Glaucos (Iliade, VI, 128). S'il arrive parfois que les dieux interviennent dissimulés, par une métamorphose, dans le corps d'un animal par exemple, la norme est bien une représentation anthropomorphique des dieux.  
On peut donc dire qu'en jouant leur rôle dans la guerre de Troie, les dieux révèlent, par la grâce du poète, leur anthropomorphisme, non seulement plastique mais fondamental : les dieux agissent et se conduisent comme des hommes. Autrement dit, la poésie épique donne une forme organique et visible à la sphère du divin et, en faisant des dieux les protagonistes d'un récit, elle leur attribue les qualités spécifiques aux individus : ils ont un nom, une "personnalité" et un caractère particuliers (Vegetti, 1993 : 388). Et pourtant... Les dieux sont bien différents. D'une certaine façon, ils apparaissent comme des héros dont l'areté (la valeur) aurait été poussée jusqu'à ses extrêmes limites : ils les surpassent par la beauté, la force, l'intelligence. L'éclat surgit dès qu'il est question d'un dieu. Laissons parler Thétis : "Zeus à la grande voix, assis à l'écart, sur le plus haut sommet de l'Olympe aux cimes sans nombre" (Iliade, I, 498-499). À cette image de la majesté divine, il faut ajouter ce trait qui change tout : les dieux sont immortels. Après avoir donné à Pélée des chevaux immortels qui pleurent la mort imminente de leur jeune maître Achille, Zeus se lamente : "Pauvres bêtes ! Pourquoi vous ai-je donc données à Sire Pélée - un mortel ! – vous que ne touche ni l'âge ni la mort ? Est-ce donc pour que vous ayez votre part de douleurs avec les malheurs humains ? Rien n'est plus misérable que l'homme entre tous les êtres qui respirent et marchent sur la terre" (Iliade, XVII, 443-447). Affirmation d'une supériorité qui fait des dieux des maîtres fondamentalement séparés des hommes.  
Nul doute que lorsqu'elle prend forme, l'épopée a pour toile de fond quantité de récits mythiques traditionnels sur les divinités et les puissances naturelles qui habitent et dominent le monde. Mais le plus remarquable est que pour faire le récit des derniers jours de la guerre de Troie, le poète, en sélectionnant, en mettant en œuvre et en réélaborant un immense matériau, a esquissé pour les siècles à venir la figure de ce qu'est un dieu grec.
Editions Klincksieck

samedi 14 avril 2012

Déportations au Goulag et trains de la mort

Staline le Tyran Rouge

Raymond Aubrac et l’Histoire

Raymond Aubrac et l’Histoire S’il est une date emblématique, c’est bien celle de la mort de Jaurès, le 31 juillet 1914, où moment même où naissait Raymond Aubrac, et que commençait un XXe siècle plein de bruit, de fureur et d’atrocités. Si l’on considère, avec plusieurs historiens, que cette période se termine avec la chute du mur de Berlin, alors la longue existence de l’ancien Résistant Raymond Samuel, dit Aubrac, aura embrassé une série d’événements majeurs qui on marqué l’Histoire de France, et même du monde. Au-delà du mythe ou de la polémique, que faut-il retenir d’une vie qui a été menée comme un combat permanent ?
Avant de prendre la mesure d’un homme, il faut le libérer des mensonges, souvent liés aux mots. Combien se satisfont de vocables creux, censés tout dire ? Que signifie, dans la bouche d’un Nicolas Sarkozy, le souvenir incantatoire de la « résistance » et de l’héroïsme, quand toute sa personne, son rôle, sa politique, ont été tout le contraire, et qu’il s’est évertué de toutes ses forces de soumettre le pays dont il avait la responsabilité à la puissance américaine, intégrant la France dans l’Otan, participant à des guerres injustes et inutiles, agressant des nations libres, soutenant un Etat, Israël, accusé de crimes de guerre et coupable d’enfermer toute une population dans l’immense camp de concentration de Gaza ? Car la fatalité des acteurs de l’Histoire, dès lors qu’ils entrent peu ou prou dans la légende, est d’être récupérés. La mort est une bonne occasion pour cela, et les dithyrambes pullulent dans les médias, d’autant plus que la Résistance à l’occupant allemand, et la Libération, sont devenues des paradigmes d’un monde qu’on aurait aimé libre.

Car évidemment, un événement historique doit se plier aux sens multiples que les uns et les autres y investissent, et de manière parfois antithétique.

Il existe en effet une légende noire de Raymond Aubrac. « Légende » ne signifie pas pour autant mensonge : des faits avérés sont noircis à dessein pour des raisons partisanes, mais, comme l’étymologie du mot le suggère, n’en demeurent pas moins « écrits », inscrits dans le livre de l’Histoire.

Avouons que les polémiques soulevés par le procès Barbie et le livre de Gérard Chauvy paraissent assez obscures pour qu’on ne s’y arrête vraiment, les « faits » invoqués par les uns et les autres étant noyés dans une sorte de vapeur empoisonnée, et, du reste, dignes d’être laissés, comme toutes choses du passé, à l’attention des spécialistes de l’Histoire Il en devrait être toujours ainsi. De même, les mauvais procès sur les circonstances de l’engagement des époux Aubrac, en 40 (quand on sait que le parti communiste n’entrera vraiment en résistance qu’après l’invasion, en 41, de l’URSS par les armées allemandes), et les circonstances, en 43, de l’évasion de Raymond, libéré par sa femme dans une opération commando. Le premier point pose la question récurrente de l’appartenance des Aubrac au Parti, mais, de fait, plusieurs dissidents à la ligne « pacifiste » adoptée par le Comité central à la suite du pacte germano-soviétique étaient déjà dans la lutte, et n’oublions pas que les Aubrac résidaient en zone libre ; quant au deuxième point, il est assez anecdotique, et n’enlève de toute façon rien au courage et à la détermination des acteurs.

Plusieurs circonstances du parcours de Raymond Aubrac peuvent néanmoins paraître obscures.

D’abord, lorsqu’il est nommé Commissaire de la République par De Gaulle à la fin 44, avant d’être rapidement remplacé au début 45 par Paul Haag, il est obligé d’assurer le difficile passage d’une période de clandestinité et de répression subie, à une autre où tous les règlements de compte sont permis. La Libération présente une face noire, en effet, sous couvert d’épuration. Les chiffres d’exécution, sommaires ou non, expéditives ou légalisées, varient entre une dizaine de milliers et cent mille. En tout état de cause, cela ne s’est pas passé proprement. Certes, de nombreux résistants avaient des raisons d’être impitoyables, et ceux d’en face n’avaient pas été tendres. Il est probable que des comportements archaïques se soient manifestés, à des fins cathartiques, d’une sauvagerie parfois extrême, par de quasi lynchages, ou par des parodies carnavalesques, singulièrement en ce qui concerne les femmes accusées de « collaboration horizontale ». Des actes barbares ont eu lieu, des cas de pur banditisme aussi, mais ce qui importe, c’est, d’une part, de rappeler le contexte de guerre civile, puisque des Français s’entre-tuaient pour des raisons idéologiques, qu’aggravaient l’occupation du pays et le souvenir d’une défaite humiliante, et, d’autre part, l’absence de structures étatiques solides pour encadrer la répression inévitable. Raymond Aubrac a souligné son manque d’expérience, bien qu’il ait créé, à Marseille, les premières Compagnies de Sécurité Républicaines (CRS), noyautées par les communistes, mais aussi sa solitude au poste de responsabilité qui était le sien. Il fut donc obligé de « couvrir » des exactions. Mais qui pourrait imaginer qu’il pût en être autrement ? Cette période ressemble par bien des côtés à d’autres, qui ont souillé notre pays et répandu la désolation, la cruauté et l’injustice, comme les guerres de religion du XVIe siècle, ou bien la Terreur ou les guerres de Vendée, sans parler de la Commune. Comment arrêter un flot qui submerge tout ? Il faut admettre que l’Histoire est tragique, qu’on ne choisit pas toujours son rôle, qu’il faut assumer la part maudite de l’action, et que les mains propres ne se trouvent que chez ceux qui restent chez eux – et encore. Le mieux est, maintenant que la distance temporelle est suffisante, de mesurer les faits de façon historique, et de ne pas reconduire la guerre civile dans le temps présent.

Un autre procès a été de même fait par l’auteur du Livre noir du communisme, Stéphane Courtois, directeur de recherches au CNRS, qui accuse Raymond Aubrac d’avoir été un agent communiste. Ami de Hô Chi Minh, présent d’ailleurs à la libération de Saigon, il était aussi directeur d’une société, le Berim - le Bureau d'études et de recherches pour l'industrie moderne. « Placé sous la responsabilité de Jean Jérôme, l'un des hommes les plus importants et les plus secrets du PCF - cette société servait aussi de pompe à finances au Parti. C'est, par elle, que passait une partie des financements en provenance de l'Est - sous la forme de contrats plus ou moins bidons. » On ajoutera aussi son rôle très important joué - en relation avec Kissinger - dans les efforts pour trouver une solution de sortie au conflit vietnamien.

Qu’est-ce qu’une trahison ? A partir de quel moment joue-t-on contre sa patrie ? Les communistes qui, selon le mot de Mollet, étaient à l’Est plutôt qu’à gauche, travaillaient-ils plus pour Staline que pour la France durant la guerre ? Dites comme cela, les choses paraissent bien simplistes, car il semble évident, dans leur cas, qu’on ait pu avoir la certitude (ou l’illusion ?) de se battre pour ces deux patries, l’une, charnelle, et l’autre, idéale – à ne pas confondre avec les Atlantistes actuels, qui ont en détestation la France, son patrimoine, sa culture, sa langue, contrairement aux communistes, qui étaient quand même des patriotes, comme en atteste le magnifique poème d’Aragon, « Je vous salue, ma France ». La réalité est bien plus complexe que certains veulent l’espérer, surtout à une époque de mondialisation des conflits. Aussi bien la Guerre froide a-t-elle constitué un piège pour beaucoup de nationalistes, qui ont dû choisir leur camp, au grand dam de leurs aspirations du début. Le cas de Fidel Castro est exemplaire, car il dut vite se rendre à l’évidence que son nationalisme devait virer au rouge, s’il voulait résister au boycott des USA. De même, de nombreux nationalistes français ont opté pour le « monde libre », par haine du communisme, et ont apporté leur caution à un monde libéral, marchand et individualiste étranger aux fondements de leur cause.

L’aventure historique de Raymond Aubrac, Juif solidaire du peuple palestinien, permet, à ce titre, de replacer le contexte dans une perspective plus juste, de redimensionner les parties en présence, de les juger avec d’autres critères, des paramètres imposés par l’évolution géopolitique du monde, par le déplacement des lignes et la nature du Nouvel Ordre Mondial, sous hégémonie américaine. Les condamnations d’antan deviennent tout à coup déplacées, caduques, et des rapprochements possibles, entre ce qui était appelé il y a peu « droite », et « gauche ». Et, pour le coup, la thématique de la Résistance, avec son programme, ses aspirations, son idéal, susceptible de rassembler ceux qui ne se satisfont pas de l’état de servitude présent, se retrouve singulièrement actuelle.
Claude Bourrinet http://www.voxnr.com