S’il est une date emblématique, c’est bien celle de la mort de Jaurès,
le 31 juillet 1914, où moment même où naissait Raymond Aubrac, et que
commençait un XXe siècle plein de bruit, de fureur et d’atrocités. Si
l’on considère, avec plusieurs historiens, que cette période se termine
avec la chute du mur de Berlin, alors la longue existence de l’ancien
Résistant Raymond Samuel, dit Aubrac, aura embrassé une série
d’événements majeurs qui on marqué l’Histoire de France, et même du
monde. Au-delà du mythe ou de la polémique, que faut-il retenir d’une
vie qui a été menée comme un combat permanent ?
Avant de prendre la mesure d’un homme, il faut le libérer des mensonges, souvent liés aux mots. Combien se satisfont de vocables creux, censés tout dire ? Que signifie, dans la bouche d’un Nicolas Sarkozy, le souvenir incantatoire de la « résistance » et de l’héroïsme, quand toute sa personne, son rôle, sa politique, ont été tout le contraire, et qu’il s’est évertué de toutes ses forces de soumettre le pays dont il avait la responsabilité à la puissance américaine, intégrant la France dans l’Otan, participant à des guerres injustes et inutiles, agressant des nations libres, soutenant un Etat, Israël, accusé de crimes de guerre et coupable d’enfermer toute une population dans l’immense camp de concentration de Gaza ? Car la fatalité des acteurs de l’Histoire, dès lors qu’ils entrent peu ou prou dans la légende, est d’être récupérés. La mort est une bonne occasion pour cela, et les dithyrambes pullulent dans les médias, d’autant plus que la Résistance à l’occupant allemand, et la Libération, sont devenues des paradigmes d’un monde qu’on aurait aimé libre.
Car évidemment, un événement historique doit se plier aux sens multiples que les uns et les autres y investissent, et de manière parfois antithétique.
Il existe en effet une légende noire de Raymond Aubrac. « Légende » ne signifie pas pour autant mensonge : des faits avérés sont noircis à dessein pour des raisons partisanes, mais, comme l’étymologie du mot le suggère, n’en demeurent pas moins « écrits », inscrits dans le livre de l’Histoire.
Avouons que les polémiques soulevés par le procès Barbie et le livre de Gérard Chauvy paraissent assez obscures pour qu’on ne s’y arrête vraiment, les « faits » invoqués par les uns et les autres étant noyés dans une sorte de vapeur empoisonnée, et, du reste, dignes d’être laissés, comme toutes choses du passé, à l’attention des spécialistes de l’Histoire Il en devrait être toujours ainsi. De même, les mauvais procès sur les circonstances de l’engagement des époux Aubrac, en 40 (quand on sait que le parti communiste n’entrera vraiment en résistance qu’après l’invasion, en 41, de l’URSS par les armées allemandes), et les circonstances, en 43, de l’évasion de Raymond, libéré par sa femme dans une opération commando. Le premier point pose la question récurrente de l’appartenance des Aubrac au Parti, mais, de fait, plusieurs dissidents à la ligne « pacifiste » adoptée par le Comité central à la suite du pacte germano-soviétique étaient déjà dans la lutte, et n’oublions pas que les Aubrac résidaient en zone libre ; quant au deuxième point, il est assez anecdotique, et n’enlève de toute façon rien au courage et à la détermination des acteurs.
Plusieurs circonstances du parcours de Raymond Aubrac peuvent néanmoins paraître obscures.
D’abord, lorsqu’il est nommé Commissaire de la République par De Gaulle à la fin 44, avant d’être rapidement remplacé au début 45 par Paul Haag, il est obligé d’assurer le difficile passage d’une période de clandestinité et de répression subie, à une autre où tous les règlements de compte sont permis. La Libération présente une face noire, en effet, sous couvert d’épuration. Les chiffres d’exécution, sommaires ou non, expéditives ou légalisées, varient entre une dizaine de milliers et cent mille. En tout état de cause, cela ne s’est pas passé proprement. Certes, de nombreux résistants avaient des raisons d’être impitoyables, et ceux d’en face n’avaient pas été tendres. Il est probable que des comportements archaïques se soient manifestés, à des fins cathartiques, d’une sauvagerie parfois extrême, par de quasi lynchages, ou par des parodies carnavalesques, singulièrement en ce qui concerne les femmes accusées de « collaboration horizontale ». Des actes barbares ont eu lieu, des cas de pur banditisme aussi, mais ce qui importe, c’est, d’une part, de rappeler le contexte de guerre civile, puisque des Français s’entre-tuaient pour des raisons idéologiques, qu’aggravaient l’occupation du pays et le souvenir d’une défaite humiliante, et, d’autre part, l’absence de structures étatiques solides pour encadrer la répression inévitable. Raymond Aubrac a souligné son manque d’expérience, bien qu’il ait créé, à Marseille, les premières Compagnies de Sécurité Républicaines (CRS), noyautées par les communistes, mais aussi sa solitude au poste de responsabilité qui était le sien. Il fut donc obligé de « couvrir » des exactions. Mais qui pourrait imaginer qu’il pût en être autrement ? Cette période ressemble par bien des côtés à d’autres, qui ont souillé notre pays et répandu la désolation, la cruauté et l’injustice, comme les guerres de religion du XVIe siècle, ou bien la Terreur ou les guerres de Vendée, sans parler de la Commune. Comment arrêter un flot qui submerge tout ? Il faut admettre que l’Histoire est tragique, qu’on ne choisit pas toujours son rôle, qu’il faut assumer la part maudite de l’action, et que les mains propres ne se trouvent que chez ceux qui restent chez eux – et encore. Le mieux est, maintenant que la distance temporelle est suffisante, de mesurer les faits de façon historique, et de ne pas reconduire la guerre civile dans le temps présent.
Un autre procès a été de même fait par l’auteur du Livre noir du communisme, Stéphane Courtois, directeur de recherches au CNRS, qui accuse Raymond Aubrac d’avoir été un agent communiste. Ami de Hô Chi Minh, présent d’ailleurs à la libération de Saigon, il était aussi directeur d’une société, le Berim - le Bureau d'études et de recherches pour l'industrie moderne. « Placé sous la responsabilité de Jean Jérôme, l'un des hommes les plus importants et les plus secrets du PCF - cette société servait aussi de pompe à finances au Parti. C'est, par elle, que passait une partie des financements en provenance de l'Est - sous la forme de contrats plus ou moins bidons. » On ajoutera aussi son rôle très important joué - en relation avec Kissinger - dans les efforts pour trouver une solution de sortie au conflit vietnamien.
Qu’est-ce qu’une trahison ? A partir de quel moment joue-t-on contre sa patrie ? Les communistes qui, selon le mot de Mollet, étaient à l’Est plutôt qu’à gauche, travaillaient-ils plus pour Staline que pour la France durant la guerre ? Dites comme cela, les choses paraissent bien simplistes, car il semble évident, dans leur cas, qu’on ait pu avoir la certitude (ou l’illusion ?) de se battre pour ces deux patries, l’une, charnelle, et l’autre, idéale – à ne pas confondre avec les Atlantistes actuels, qui ont en détestation la France, son patrimoine, sa culture, sa langue, contrairement aux communistes, qui étaient quand même des patriotes, comme en atteste le magnifique poème d’Aragon, « Je vous salue, ma France ». La réalité est bien plus complexe que certains veulent l’espérer, surtout à une époque de mondialisation des conflits. Aussi bien la Guerre froide a-t-elle constitué un piège pour beaucoup de nationalistes, qui ont dû choisir leur camp, au grand dam de leurs aspirations du début. Le cas de Fidel Castro est exemplaire, car il dut vite se rendre à l’évidence que son nationalisme devait virer au rouge, s’il voulait résister au boycott des USA. De même, de nombreux nationalistes français ont opté pour le « monde libre », par haine du communisme, et ont apporté leur caution à un monde libéral, marchand et individualiste étranger aux fondements de leur cause.
L’aventure historique de Raymond Aubrac, Juif solidaire du peuple palestinien, permet, à ce titre, de replacer le contexte dans une perspective plus juste, de redimensionner les parties en présence, de les juger avec d’autres critères, des paramètres imposés par l’évolution géopolitique du monde, par le déplacement des lignes et la nature du Nouvel Ordre Mondial, sous hégémonie américaine. Les condamnations d’antan deviennent tout à coup déplacées, caduques, et des rapprochements possibles, entre ce qui était appelé il y a peu « droite », et « gauche ». Et, pour le coup, la thématique de la Résistance, avec son programme, ses aspirations, son idéal, susceptible de rassembler ceux qui ne se satisfont pas de l’état de servitude présent, se retrouve singulièrement actuelle.
Avant de prendre la mesure d’un homme, il faut le libérer des mensonges, souvent liés aux mots. Combien se satisfont de vocables creux, censés tout dire ? Que signifie, dans la bouche d’un Nicolas Sarkozy, le souvenir incantatoire de la « résistance » et de l’héroïsme, quand toute sa personne, son rôle, sa politique, ont été tout le contraire, et qu’il s’est évertué de toutes ses forces de soumettre le pays dont il avait la responsabilité à la puissance américaine, intégrant la France dans l’Otan, participant à des guerres injustes et inutiles, agressant des nations libres, soutenant un Etat, Israël, accusé de crimes de guerre et coupable d’enfermer toute une population dans l’immense camp de concentration de Gaza ? Car la fatalité des acteurs de l’Histoire, dès lors qu’ils entrent peu ou prou dans la légende, est d’être récupérés. La mort est une bonne occasion pour cela, et les dithyrambes pullulent dans les médias, d’autant plus que la Résistance à l’occupant allemand, et la Libération, sont devenues des paradigmes d’un monde qu’on aurait aimé libre.
Car évidemment, un événement historique doit se plier aux sens multiples que les uns et les autres y investissent, et de manière parfois antithétique.
Il existe en effet une légende noire de Raymond Aubrac. « Légende » ne signifie pas pour autant mensonge : des faits avérés sont noircis à dessein pour des raisons partisanes, mais, comme l’étymologie du mot le suggère, n’en demeurent pas moins « écrits », inscrits dans le livre de l’Histoire.
Avouons que les polémiques soulevés par le procès Barbie et le livre de Gérard Chauvy paraissent assez obscures pour qu’on ne s’y arrête vraiment, les « faits » invoqués par les uns et les autres étant noyés dans une sorte de vapeur empoisonnée, et, du reste, dignes d’être laissés, comme toutes choses du passé, à l’attention des spécialistes de l’Histoire Il en devrait être toujours ainsi. De même, les mauvais procès sur les circonstances de l’engagement des époux Aubrac, en 40 (quand on sait que le parti communiste n’entrera vraiment en résistance qu’après l’invasion, en 41, de l’URSS par les armées allemandes), et les circonstances, en 43, de l’évasion de Raymond, libéré par sa femme dans une opération commando. Le premier point pose la question récurrente de l’appartenance des Aubrac au Parti, mais, de fait, plusieurs dissidents à la ligne « pacifiste » adoptée par le Comité central à la suite du pacte germano-soviétique étaient déjà dans la lutte, et n’oublions pas que les Aubrac résidaient en zone libre ; quant au deuxième point, il est assez anecdotique, et n’enlève de toute façon rien au courage et à la détermination des acteurs.
Plusieurs circonstances du parcours de Raymond Aubrac peuvent néanmoins paraître obscures.
D’abord, lorsqu’il est nommé Commissaire de la République par De Gaulle à la fin 44, avant d’être rapidement remplacé au début 45 par Paul Haag, il est obligé d’assurer le difficile passage d’une période de clandestinité et de répression subie, à une autre où tous les règlements de compte sont permis. La Libération présente une face noire, en effet, sous couvert d’épuration. Les chiffres d’exécution, sommaires ou non, expéditives ou légalisées, varient entre une dizaine de milliers et cent mille. En tout état de cause, cela ne s’est pas passé proprement. Certes, de nombreux résistants avaient des raisons d’être impitoyables, et ceux d’en face n’avaient pas été tendres. Il est probable que des comportements archaïques se soient manifestés, à des fins cathartiques, d’une sauvagerie parfois extrême, par de quasi lynchages, ou par des parodies carnavalesques, singulièrement en ce qui concerne les femmes accusées de « collaboration horizontale ». Des actes barbares ont eu lieu, des cas de pur banditisme aussi, mais ce qui importe, c’est, d’une part, de rappeler le contexte de guerre civile, puisque des Français s’entre-tuaient pour des raisons idéologiques, qu’aggravaient l’occupation du pays et le souvenir d’une défaite humiliante, et, d’autre part, l’absence de structures étatiques solides pour encadrer la répression inévitable. Raymond Aubrac a souligné son manque d’expérience, bien qu’il ait créé, à Marseille, les premières Compagnies de Sécurité Républicaines (CRS), noyautées par les communistes, mais aussi sa solitude au poste de responsabilité qui était le sien. Il fut donc obligé de « couvrir » des exactions. Mais qui pourrait imaginer qu’il pût en être autrement ? Cette période ressemble par bien des côtés à d’autres, qui ont souillé notre pays et répandu la désolation, la cruauté et l’injustice, comme les guerres de religion du XVIe siècle, ou bien la Terreur ou les guerres de Vendée, sans parler de la Commune. Comment arrêter un flot qui submerge tout ? Il faut admettre que l’Histoire est tragique, qu’on ne choisit pas toujours son rôle, qu’il faut assumer la part maudite de l’action, et que les mains propres ne se trouvent que chez ceux qui restent chez eux – et encore. Le mieux est, maintenant que la distance temporelle est suffisante, de mesurer les faits de façon historique, et de ne pas reconduire la guerre civile dans le temps présent.
Un autre procès a été de même fait par l’auteur du Livre noir du communisme, Stéphane Courtois, directeur de recherches au CNRS, qui accuse Raymond Aubrac d’avoir été un agent communiste. Ami de Hô Chi Minh, présent d’ailleurs à la libération de Saigon, il était aussi directeur d’une société, le Berim - le Bureau d'études et de recherches pour l'industrie moderne. « Placé sous la responsabilité de Jean Jérôme, l'un des hommes les plus importants et les plus secrets du PCF - cette société servait aussi de pompe à finances au Parti. C'est, par elle, que passait une partie des financements en provenance de l'Est - sous la forme de contrats plus ou moins bidons. » On ajoutera aussi son rôle très important joué - en relation avec Kissinger - dans les efforts pour trouver une solution de sortie au conflit vietnamien.
Qu’est-ce qu’une trahison ? A partir de quel moment joue-t-on contre sa patrie ? Les communistes qui, selon le mot de Mollet, étaient à l’Est plutôt qu’à gauche, travaillaient-ils plus pour Staline que pour la France durant la guerre ? Dites comme cela, les choses paraissent bien simplistes, car il semble évident, dans leur cas, qu’on ait pu avoir la certitude (ou l’illusion ?) de se battre pour ces deux patries, l’une, charnelle, et l’autre, idéale – à ne pas confondre avec les Atlantistes actuels, qui ont en détestation la France, son patrimoine, sa culture, sa langue, contrairement aux communistes, qui étaient quand même des patriotes, comme en atteste le magnifique poème d’Aragon, « Je vous salue, ma France ». La réalité est bien plus complexe que certains veulent l’espérer, surtout à une époque de mondialisation des conflits. Aussi bien la Guerre froide a-t-elle constitué un piège pour beaucoup de nationalistes, qui ont dû choisir leur camp, au grand dam de leurs aspirations du début. Le cas de Fidel Castro est exemplaire, car il dut vite se rendre à l’évidence que son nationalisme devait virer au rouge, s’il voulait résister au boycott des USA. De même, de nombreux nationalistes français ont opté pour le « monde libre », par haine du communisme, et ont apporté leur caution à un monde libéral, marchand et individualiste étranger aux fondements de leur cause.
L’aventure historique de Raymond Aubrac, Juif solidaire du peuple palestinien, permet, à ce titre, de replacer le contexte dans une perspective plus juste, de redimensionner les parties en présence, de les juger avec d’autres critères, des paramètres imposés par l’évolution géopolitique du monde, par le déplacement des lignes et la nature du Nouvel Ordre Mondial, sous hégémonie américaine. Les condamnations d’antan deviennent tout à coup déplacées, caduques, et des rapprochements possibles, entre ce qui était appelé il y a peu « droite », et « gauche ». Et, pour le coup, la thématique de la Résistance, avec son programme, ses aspirations, son idéal, susceptible de rassembler ceux qui ne se satisfont pas de l’état de servitude présent, se retrouve singulièrement actuelle.
Claude Bourrinet http://www.voxnr.com
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