Un livre, paru à Paris en 1983, a complètement bouleversé l'historiographie du fascisme. Ce livre porte le titre de : Ni droite ni gauche : L'idéologie du fascisme en France.
Gros de 412 pages, il est publié par les éditions du Seuil, maison
pourtant connue pour ses tendances de gauche. L'auteur, Zeev Sternhell,
professeur de politologie à l'Université Hébraïque de Jérusalem, est né
en Pologne en 1935. Il est actuellement le Directeur du Centre d'Études Européennes et, peu avant la parution de Ni droite ni gauche, il avait fondé le Centre Interdisciplinaire de Recherche sur la Civilisation Française.
Son
livre est très dense. Il abonde en outre de répétitions car, ce qui
importe pour Sternhell, homme au tempérament fougueux, c'est d'inculquer
au lecteur certains jugements inhabituels. Mais il serait
erroné de lui reprocher l'emploi de “concepts vagues”. À l'opposé du
spécialiste jusqu'ici accrédité de l'étude du fascisme, Ernst Nolte,
Sternhell n'a pas reçu de formation philosophique. Il est un authentique
historien qui se préoccupe de recenser le passé. Pour lui, chaque
réalité historique est "irisable", on ne peut la ramener à un seul
concept, il faut en considérer les diverses facettes. Dès lors,
contrairement à Nolte, Sternhell ne construit pas un schéma abstrait du
fascisme, dans lequel il conviendra d'enserrer ensuite les phénomènes
concrets. Il renvoie de préférence ces phénomènes à toute une variété de
concepts qu'il puise toutefois dans le vocabulaire politique
traditionnel, afin de les cerner et de les localiser.
S'il
entre dans notre propos de résumer ici un ouvrage aussi complexe, notre
exposé ne pourra cependant pas remplacer la lecture de ce livre. Il en
est plutôt l'introduction.
◘ 1. Qui est Zeev Sternhell ?
•
1.1. Indubitablement, il est un authentique homme de gauche. Le journal
Le Monde (14.1.1983) déclare à son sujet : « Sternhell entra en mai
1977, après la victoire électorale de Begin et la chute du Parti
Travailliste, dans la vie politique israëlienne. Il créa le Club 77, un
rassemblement d'intellectuels de l'aile d'extrême-gauche du Parti
Travailliste. Ce Club s'engagea dans une politique de modération envers
le monde arabe et milita pour l'évacuation de la Cisjordanie; en matière
de politique interne, il chercha à favoriser une politique aussi
“socialiste” que possible, c'est-à-dire accordant le maximum d'égalité.
Au sein du Parti Travailliste, Sternhell fait partie d'une minorité,
tout en étant membre du Comité Exécutif ».
•
1.2. Sternhell est un “gramsciste”. À l'instar de toute la gauche
revendicatrice et contestatrice de sa génération, il s'est libéré de
l'orthodoxie marxiste. Il rejette expressément la conception
matérialiste de l'histoire (pp. 18-19). À la suite de Gramsci (et a
fortiori de l'inspirateur de ce communiste italien, Georges Sorel),
Sternhell se rallie à la conception historiographico-philosophique qui
veut que les idées ne soient pas le reflet des réalités, mais l'inverse.
•
1.3. Le point de départ de la démarche de Sternhell : le révisionnisme.
Le fait que Sternhell se soit consacré à l'étude du fascisme s'explique
sans aucun doute par son intérêt pour la biographie des révisionnistes,
ceux qui ont tenté de changer et de réformer le marxisme orthodoxe. De Ni droite ni gauche,
il ressort que le révisionnisme de “droite” (p. 35) ou révisionnisme
“libéral” (p. 81), qui mène à des alliances et des compromissions avec
le libéralisme bourgeois et qu'incarne un Eduard Bernstein (en France,
Jaurès) fascine moins Sternhell que le révisionnisme de “gauche” (p.
290), mouvement amorcé par Sorel et les syndicalistes révolutionnaires
qui refusaient les “ramollissements” du socialisme et passèrent
ultérieurement au fascisme. Sternhell s'intéresse en particulier à un
nouveau courant socialiste d'alors qui, dépassant l'opposition Sorel /
Bernstein, vit le jour au lendemain de la Grande Guerre : le
révisionnisme “planiste” ou “technocratique” (p. 36) du socialiste belge
Henri De Man et du néo-socialiste français Marcel Déat. Ce
révisionnisme-là aboutit directement au fascisme.
•
1.4. Sternhell contre le fascisme de salon. L'orientation “socialiste”,
qui sous-tend l'étude de Sternhell sur la problématique du fascisme, se
traduit par le peu d'intérêt marqué pour les formes de fascismes
philosophiques ou littéraires. Trait caractéristique : Sternhell ne
mentionne nulle part les 2 écrivains les plus importants appartenant au
fascisme, Céline et Rebatet. Et Sternhell néglige encore d'autres
aspects du fascisme de salon, du fascisme des penseurs « qui finissent
leur vie en habit vert » (p. 22). Vu les multiples facettes du fascisme
français (et européen) (p. 21), Sternhell s'adjuge le droit de poser une
analyse pars pro toto : il prétend se consacrer en ordre principal à l'étude de secteurs négligés jusqu'ici (p. 9).
◘ 2. La France, modèle du fascisme ?
•
2.1. Pourquoi la France ? Le livre de Sternhell veut développer une
définition du “fascisme” en se basant sur l'exemple français. Cette
intention peut étonner. La France, en effet, si l'on excepte l'intermède
de l'occupation allemande, n'a jamais connu un régime qualifiable de
“fasciste”. L'Italie, l'Allemagne voire l'Espagne seraient à cet égard
de meilleurs exemples. Mais Sternhell, nous allons le voir, déploie de
très sérieux arguments pour justifier son choix.
•
2.2. Les études antérieures de Sternhell. Ces arguments, pour nous, ne
sauraient se déduire des travaux antérieurs de Sternhell, qui portaient
tous sur la France. Dès le départ, il orienta son attention vers le
fascisme, même s'il l'on peut supposer qu'un changement de perspective
aurait pu se produire et lui faire choisir un autre territoire de
recherches. Ce que Sternhell découvrit très tôt dans ces secteurs
délaissés par la recherche qu'il se trouvait sur la bonne voie. Deux
livres aussi copieux avait précédé Ni gauche ni droite. Le premier s'intitulait Maurice Barrès et le nationalisme français (1972). Le second, La droite révolutionnaire 1885-1914 : Les origines françaises du fascisme
(1978), traitait de la même époque historique, mais le grand thème de
Sternhell, le fascisme, apparaissait pour la première fois dans le
sous-titre. La recherche a imméditament considéré ces 2 ouvrages comme
des classiques. Les sujets de ces livres sont à la fois plus sectoriels
et plus généraux que la thématique du troisième, que nous commentons
ici. Dans Ni gauche ni droite, Sternhell cherche à forger un
classification globale et détaillée du phénomène fasciste qu'il entend
maîtriser conceptuellement.
•
2.3. La France a inventé le fascisme. Le premier argument de Sternhell,
pour situer le champ de ses recherches en France, c'est que ce pays a
vu naître le fascisme 20 ans avant les autres, notamment vers 1885 (p.
41). Sternhell n'emploie qu'occasionnellement le terme de “pré-fascisme”
pour qualifier les évènements entre 1885 et 1914 (p. 21). Une figure
comme celle de M. Barrès portait déjà en elle les germes de tout le
fascisme ultérieur. Et quand j'ai énoncer la même hypothèse en 1958, je
me suis heurté à une surprenante incompréhension de la part des experts
français...
2.4.
La France comme contre-modèle. Le second argument qu'avance Sternhell
est plus complexe. Il contourne 2 écueils. Parmi les grands pays de
l'Europe continentale, la France est celui où la position dominante de
l'idéologie et de la praxis politique du libéralisme a été la moins
menacée, du moins jusqu'à la défaite militaire de 1940 (p. 41).
Sternhell souligne (p. 42) le fait que la révolution libérale la plus
importante et la plus exemplaire de l'histoire s'est déroulée dans ce
pays et attire notre attention sur les phénomènes du « consensus
républicain » (p. 43) et du « consensus centriste » (p. 52) qui sont les
clés de voûte de l'histoire française contemporaine. C'est précisément à
cause de ces inébranlables consensus que Sternhell opte pour la France
comme champ d'investigation. Car le fascisme, en France, n'est jamais
parvenu au pouvoir (p. 293) et, écrit Sternhell, « le fascisme n'y a
jamais dépassé le stade de la théorie et n'a jamais souffert des
compromissions inévitables qui faussent toujours d'une façon ou d'une
autre l'idéologie officielle d'un régime. Ainsi on pénètre sa
signification profonde et, en saisissant l'idéologie fasciste à ses
origines, dans son processus d'incubation, on aboutit à une perception
plus fidèle des mentalités et des comportements. Et on comprend mieux,
semble-t-il, la complexité des situations et l'ambiguïté des attitudes
qui font le tissu des années trente ». C'est là, de toute évidence, un
principe heuristique, dérivé d'une option radicalement gramsciste qui
pose le primat des idées et réfute celui des contraintes factuelles.
◘ 3. Les problèmes de “périodisation”
•
3.1. Impossibilité de poser des datations exactes. Comme doit le faire
tout véritable historien, Sternhell fait varier légèrement les dates.
Mis à part pour les événements ponctuels, il n'est pas aisé de fournir
des dates précises, bien délimitées dans le temps, pour désigner
l’émergence ou l'assomption d'un courant d'idées politiques. C'est
pourquoi Sternhell examine le phénomène “fasciste” dans l'espace d'un
demi-siècle.
•
3.2. Continuité entre 1885 et 1940. Fait essentiel pour Sternhell :
cette période est « dans l'histoire de l'Europe, une période
véritablement révolutionnaire ». Et il poursuit : « En moins d'un
demi-siècle, les réalités sociales, le mode de vie, le niveau
technologique et, à beaucoup d'égards, la vision que se font les hommes
d'eux-mêmes changent plus profondément qu'à aucun autre moment de
l'histoire moderne » (p. 45). Dès lors, cette période forme une unité,
si toutefois l'on met entre parenthèses les 4 années de la Grande Guerre
(pp. 19 et 290). Et Sternhell l'écrit expressément : « Au cours de ce
demi-siècle, les problèmes de fond n'ont guère varié » (p. 60).
•
3.3. Trois générations. Bien qu'il soit conscient de cette continuité,
Sternhell procède cenpendant à des subdivisions dans le temps ; ainsi,
par ex., quand il parle des “fascistes de 1913” comme des fascistes d'un
type particulier. Il distingue 3 générations de fascistes (cf. pp. 30,
52 et 60) : d'abord les boulangistes et les anti-dreyfusards de la fin
des années 80 ; ensuite, avant 1914, ceux de la “deuxième génération”,
celle du mouvement des “Jaunes” dans le monde ouvrier et de l'Action
Française de Maurras, qui atteint alors son apogée ; en finale, il
évoque, comme troisième génération, le “fascisme d'après-guerre”.
•
3.4. Le poids d'une époque. Il est à remarquer que Sternhell accorde
nettement plus de poids aux premières décennies de l'époque qu'il
étudie. Pour lui, sur le plan qualitatif, les années qui précèdent la
Grande Guerre revêtent davantage d'importance que les décennies qui les
suivirent car, dans cette avant-guerre, tout ce qui est essentiel dans
l'élaboration du fascisme doctrinal a été dit et mis en œuvre.
◘ 4. Prolégomènes du fascisme
•
4.1. Refus de prendre en considération les groupuscules excentriques.
Sternhell s'intéresse aux « propagateurs d'idées ». Il ne ressent aucune
envie de perdre son temps à étudier ce fascisme folklorique de quelques
illuminés qui jouent aux brigands, fascisme caricatural dont les médias
font leurs choux gras. Il n'a que mépris pour ceux qui axent leurs
recherches sur ce type de phénomènes marginaux (p. 9) : « À l'époque
déjà, quand un groupe de la Solidarité française se fait photographier à
l'entraînement au pistolet, toute la presse de gauche en parle pendant
des semaines : un quelconque défilé de quelques dizaines de “chemises
bleues” soulève alors beaucoup plus d'intérêt que le patient travail de
sape d'un Thierry Maulnier ou d'un Bertrand de Jouvenel... ».
•
4.2. Le fascisme, une idéologie comme les autres. Sternhell parle de la
“banalité du fascisme” (p. 296) : « Dans les années 30, le fascisme
constitue une idéologie politique comme les autres, une option politique
légitime, un état d'esprit assez courant, bien au-delà des cercles
restreints qui assument leur identité fasciste... ». Selon Sternhell, le
fascisme était « un phénomène possédant un degré propre d'autonomie,
d'indépendance intellectuelle » (p. 16). Il s'élève contre « le refus
fondamental de voir dans le fascisme autre chose qu'un accident de
l'histoire européenne » (p. 18). Pour Sternhell donc, c'est une erreur
de ne considérer le fascisme que comme « une simple aberration, un
accident, sinon un accès de folie collective... » (p. 18). À la fin de
son ouvrage (p. 296), Sternhell nous met en garde contre ceux qui
propagent l'opinion que les fascistes n'étaient que des “marginaux”.
Nombreux sont les “fascistes” qui ont été jugés, par leurs
contemporains, comme les « plus brillants représentants de leur
génération » (Luchaire, Bergery, Marion, de Jouvenel).
•
4.3. Les courroies de transmission. « L'idéologie fasciste constitue,
en France, un phénomène de loin plus diffus que le cadre restreint et
finalement peu important des adhérents aux groupuscules qui s'affublent
de ce titre » (p. 310). Deux pages plus loin, Sternhell explique comment
il s'est fait que "l'idée fasciste" ait pu se propager dans un milieu
si prêt à recevoir son message : « Les fascistes purs furent toujours
peu nombreux et leurs forces dispersées. Leur influence véritable
s'exercera par une contribution continue à la cristallisation d'un
certain climat intellectuel ; par le jeu des courroies de transmissions
secondaires : des hommes, des mouvements, des revues, des cercles
d'études... » (p. 312).
•
4.4. Difficulté de situer sociologiquement le fascisme. Sternhell
insiste sur le fait que le fascisme « prolifère aussi bien dans les
grands centres industriels de l'Europe occidentale que dans les pays
sous-développés d'Europe de l'Est » (p. 17). Et il aime se moquer de
ceux qui croient pouvoir ranger le fascisme dans des catégories sociales
bien déterminées. Il est significatif que Sternhell attire notre
attention sur une constante de l'histoire des fascismes : « le
glissement à droite d'éléments socialement avancés mais fondamentalement
opposés à la démocratie libérale » (p.29). Si cette remarque se
vérifie, elle s'opposera à toutes les tentatives de rattacher
l'idéologie fasciste à des groupes sociaux trop bien définis.
•
4.5. Pour expliquer le fascisme : ni crises économiques ni guerres. Ce
qui m'a frappé aussi chez Sternhell, c'est l'insistance qu'il met à
montrer la relative indépendance du fascisme vis-à-vis de la conjoncture
(pp. 18 et 290). Il ne croit pas que la naissance du fascisme soit due à
la pression de crises économiques et, assez étonnamment, estime que la
Première Guerre mondiale (ou tout autre conflit) a eu peu d'influence
sur l'émergence du phénomène. En ce sens, Sternhell s'oppose à la
majorité des experts ès-fascisme (pp. 96 et 101). C'est dans cette
thèse, précisément, que se manifeste clairement l'option “gramsciste” de
Sternhell, nonobstant le fait que jamais le nom de Gramsci n'apparaît
dans l'œuvre du professeur israëlien. Sternhell ne prend les “crises” au
sérieux que lorsqu'il s'agit de crises morales, de crises des valeurs
ou de crise globale, affectant une civilisation dans son ensemble.
•
4.6. “Auschwitz” en tant qu'argument-massue n'apparaît nulle part.
Sternhell fait preuve d'une étonnante objectivité, ce qui est
particulièrement rare dans les études sur le fascisme. Mais une telle
attitude semble apparemment plus facile à adopter en Israël qu'à New
York ou à Zurich. Ainsi, Sternhell n'hésite pas à reconnaître au
fascisme « une certaine fraîcheur contestataire, une certaine saveur de
jeunesse » (p. 80). Il renonce à toute pédagogie moralisatrice. Mais il
est très conscient du “problème de la mémoire”, mémoire réprimée et
refoulée ; il l'évoquera notamment à propos de certaines figures au
passé fasciste ou fascisant qui, après 1945, ont opté pour la
réinsertion en se faisant les porte-paroles du libéralisme : Bertrand de
Jouvenel (p. 11), Thierry Maulnier (p. 12) et surtout le philosophe du
personnalisme, fondateur de la revue Esprit, Emmanuel Mounier (pp. 299 à 310).
◘ 5. La formule du fascisme chez Sternhell
•
5.1. Les carences du libéralisme et du marxisme. Après cette
introduction, nous sommes désormais en mesure d'expliciter l'alchimie du
fascisme selon Sternhell. Pour cet historien israëlien, le fascisme
s'explique en fonction d'un préliminaire historique, sans lequel il
serait incompréhensible : l'incapacité du libéralisme bourgeois et du
marxisme à assumer les tâches imposées par le XXe siècle. Cette
incapacité constitue une carence globale, affectant toute notre
civilisation, notamment toutes les institutions, les idéologies, les
convictions qu'elle doit au XVIIIe, siècle du rationalisme et du
mécanicisme bourgeois. Libéralisme et marxisme sont pour Sternhell les 2
faces d'une même médaille. Inlassablement, il souligne que la crise de
l'ordre libéral a précédé le fascisme, que cette crise a créé un vide où
le fascisme a pu se constituer. Fallait-il nécessairement que
ce fascisme advienne ? Sternhell ne se prononce pas, mais toute sa
démonstration suggère que cette nécessité était inéluctable.
•
5.2. Révisionnistes de gauche et nationalistes déçus. Généralement,
pour expliquer la naissance du fascisme, on évoque la présence préalable
d'un nationalisme particulièrement radical et exacerbé. Sternhell, lui,
trouve cette explication absurde. D'après le modèle explicatif qu'il
nous suggère, l'origine du fascisme s'explique bien davantage par le
fait qu'aux extrémités, tant à gauche qu'à droite, du spectre politique,
des éléments se sont détachés pour se retrouver en dehors de ce spectre
et former un troisième et nouvel élément qui n'est plus ni de gauche ni
de droite. Dans la genèse du fascisme, Sternhell n'aperçoit aucun
apport appréciable en provenance du centre libéral. D'après lui, le
fascisme résulte de la collusion de radicaux de gauche, qui n'admettent
pas les compromis des modérés de leur univers politique avec le centre
mou libéral, et de radicaux de droite. Le fascisme est, par suite, un
amalgame de désillusionnés de gauche et de désillusionnés de droite, de
“révisionnistes” de gauche et de droite. Ce qui paraît important aux
yeux de Sternhell, c'est que le fascisme se situe hors du réseau
traditionnel gauche / centre / droite. Dans l'optique des fascistes, le
capitalisme libéral et le socialisme marxiste ne s'affrontent qu'en
apparence. En réalité, ils sont les 2 faces d'une même médaille.
L'opposition entre la “gauche” et la “droite” doit disparaître, afin
qu'hommes de gauche et hommes de droite ne soient plus exploités comme
chiens de garde des intérêts de la bourgeoisie libérale (p.33). C'est
pourquoi la fin du XIXe siècle voit apparaître de plus en plus de
notions apparemment paradoxales qui indiquent une fusion des oppositions
en vigueur jusqu'alors. L'exemple le plus connu de cette fusion est la
formule interchangeable : nationalisme social / socialisme national.
Sternhell (p. 291) insiste sur la volonté d'aller “au-delà”, comme
caractéristique du climat fasciste. Le terme “au-delà” se retrouve dans
les titres de nombreux manifestes fascistes ou préfascistes : Au-delà du nationalisme (Thierry Maulnier), Au-delà du marxisme (Henri De Man), Au-delà du capitalisme et du socialisme (Arturo Labriola), Au-delà de la démocratie
(Hubert Lagardelle). Ce dernier titre nous rappelle que le concept de
“démocratie” recouvrait le concept de “libéralisme” jusque tard dans le
XXe siècle. Chez Sternhell également, le concept de “capitalisme
libéral” alterne avec “démocratie capitaliste” (p. 27).
•
5.3. L'anti-ploutocratisme. L'homme de gauche qu'est Sternhell prend
les manifestations sociales-révolutionnaires du fascisme plus au sérieux
que la plupart des autres analystes, historiens et sociologues de son
camp. Si Sternhell avait entrepris une étude plus poussée des courants
philosophiques et littéraires de la fin du XIXe, il aurait découvert que
la haine envers la “domination de l'argent”, envers la ploutocratie,
participait d'un vaste courant à l'époque, courant qui débordait
largement le camp socialiste. Cette répulsion à l'encontre de la
ploutocratie a été, bien sûr, un ferment très actif dans la gestation du
fascisme. De nombreux groupes fascistes s'aperçurent que
l'antisémitisme constituait une vulgarisation de cette répugnance, apte à
ébranler les masses. L'antisémitisme, ainsi, offrait la possibilité de
fusionner le double front fasciste, dirigé simultanément contre le
libéralisme bourgeois et le socialisme marxiste, en une unique
représentation de l'ennemi. Parallèlement, cette hostilité envers la
ploutocratie pré-programmait très naturellement le conflit qui allait
opposer fascistes et conservateurs.
•
5.4. La longue lutte entre conservateurs et fascistes. Vu la définition
du fascisme qu'esquisse Sternhell, il n'est guère étonnant qu'il parle
d'une « longue lutte entre la droite et le fascisme » (p. 20) comme
d'une caractéristique bien distincte, quoiqu'aujourd'hui méconnue, de
l'époque et des situations qu'il décrit. Et il remarque : « Il en est
d'ailleurs ainsi partout en Europe : les fascistes ne parviennent jamais
à ébranler véritablement les assises de l'ordre bourgeois. À Paris
comme à Vichy, à Rome comme à Vienne, à Bucarest, à Londres, à Oslo ou à
Madrid, les conservateurs savent parfaitement bien ce qui les sépare
des fascistes et ils ne sont pas dupes d'une propagande visant à les
assimiler » (p. 20). Aussi Sternhell s'oppose-t-il (p. 40) clairement à
la classification conventionnelle de la droite française, opérée par
René Rémond, qui l'avait répartie en 3 camps : les ultras, les
libéraux-conservateurs et les bonapartistes. Il n'y a, en fait, jamais
eu que 2 camps de droite, les libéraux et les conservateurs, auxquels se
sont opposés les révolutionnaires, les dissidents et les
contestataires.
•
5.5. À la fois révolutionnaires et modernes. Avec ces 2 termes,
utilisés par Sternhell pour désigner le fascisme, l'historien israëlien a
choqué ses collègues politologues. Pour lui, en effet, le fascisme est
un phénomène réellement révolutionnaire et résolument moderne. « Une
idéologie conçue comme l'antithèse du libéralisme et de l'individualisme
est une idéologie révolutionnaire ». Plus loin (p.35), Sternhell expose
l'idée, d'après lui typiquement fasciste, selon laquelle le facteur
révolutionnaire qui, en finale, annihile la démocratie libérale est non
pas le prolétariat, mais la nation. Et il ajoute : « C'est ainsi que la
nation devient l'agent privilégié de la révolution » (p. 35). Les
passages évoquant le modernisme du fascisme sont tout aussi surprenants.
À propos d'un de ces passages (p. 294), on pourrait remarquer que cette
attribution de modernisme ne concerne que les fascismes italien et
français : « Car le fascisme possède un côté moderniste très développé
qui contribue à creuser le fossé avec le vieux monde conservateur. Un
poème de Marinetti, une œuvre de Le Corbusier sont immédiatement adoptés
par les fascistes, car, mieux qu'une dissertation littéraire, ils
symbolisent tout ce qui sépare l'avenir révolutionnaire du passé
bourgeois ». Un autre passage s'adresse clairement au fascisme dans son
ensemble : « L'histoire du fascisme est donc à beaucoup d'égard
l'histoire d'une volonté de modernisation, de rajeunissement et
d'adaptation de systèmes et de théories politiques hérités du siècle
précédent aux nécessités et impératifs du monde moderne. Conséquence
d'une crise générale dont les symptômes apparaissent clairement dès la
fin du siècle dernier, le fascisme se structure à travers toute
l'Europe. Les fascistes sont tous parfaitement convaincus du caractère
universel du courant qui les guide, et leur confiance dans l'avenir est
dès lors inébranlable ».
◘ 6. Éléments particuliers de l'idéologie fasciste
•
6.1. L'anti-matérialisme. Puisque, pour Zeev Sternhell, le fascisme
n'est pas simplement le produit d'une mode politique, mais une doctrine,
il va lui attribuer certains contenus intellectuels. Mais comme ces
contenus intellectuels se retrouvent également en dehors du fascisme, ce
qui constitue concrètement le fascisme, c'est une concentration
d'éléments souvent très hétérogènes en une unité efficace. Citons les
principaux éléments de cette synthèse. Sternhelle met principalement
l'accent sur l'anti-matérialisme (pp. 291 & 293) : « Cette idéologie
constitue avant tout un refus du matérialisme, c'est-à-dire de
l'essentiel de l'héritage intellectuel sur lequel vit l'Europe depuis le
XVIIe siècle. C'est bien cette révolte contre le matérialisme qui
permet la convergence du nationalisme antilibéral et antibourgeois et de
cette variante du socialisme qui, tout en rejetant le marxisme, reste
révolutionnaire...Tout anti-matérialisme n'est pas fascisme, mais le
fascisme constitue une variété d'anti-matérialisme et canalise tous les
courants essentiels de l'anti-matérialisme du XXe siècle... ». Sternhell
cite également les autres éléments de l'héritage auquel s'oppose le
fascisme : le rationalisme, l'individualisme, l'utilitarisme, le
positivisme (p.40). Cette opposition indique que cet anti-matérialisme
est dirigé contre toute hypothèse qui voudrait que l'homme soit
conditionné par des données économiques. C'est quand Sternhell parle de
la psychologie que l'on aperçoit le plus clairement cette opposition.
Ainsi, il relève (p. 294) que les “moralistes” Sorel, Berth et Michels «
rejettent le matérialisme historique qu'ils remplacent par une
explication d'ordre psychologique ». « Finalement — poursuit Sternhell —
ils aboutissent à un socialisme dont les rapports avec le prolétariat
cessent d'être essentiels ». Et il insiste : « Le socialisme commence
ainsi, dès le début du siècle, à s'élargir pour devenir un socialisme
pour tous, un socialisme pour la collectivité dans son ensemble,... »
(p. 295). Plus explicite encore est un passage relatif au révisionnisme
de Henri De Man, qui, lui, cherche la cause première de la lutte des
classes « moins dans des oppositions d'ordre économique que dans des
oppositions d'ordre psychologique ».
•
6.2. Les déterminations. Il serait pourtant faux d'affirmer que, pour
le fascisme, l'homme ne subit aucune espèce de détermination. Pour les
intellectuels fascistes, ces déterminations ne sont tout simplement pas
de nature “mécanique” ; entendons par là, de nature “économique”. Comme
l'indique Sternhell, le fasciste ne considère pas l'homme comme un
individu isolé, mais comme un être soumis à des contraintes d'ordres
historique, psychologique et biologique. De là, la vision fasciste de la
nation et du socialisme. La nation ne peut dès lors qu'être comprise
comme « la grande force montante, dans toutes ses classes rassemblées »
(p. 32). Quant au socialisme, le fasciste ne peut se le représenter que
comme un “socialisme pour tous”, un “socialisme éternel”, un “socialisme
pédagogique”, un “socialisme de toujours”, bref un socialisme qui ne se
trouve plus lié à une structure sociale déterminée (cf. pp. 32 &
295).
•
6.3. Le pessimisme. Sternhell considère comme traits les plus
caractéristiques du fascisme « sa vision de l'homme comme mu par des
forces inconscientes, sa conception pessimiste de l'immuabilité de la
nature humaine, facteurs qui mènent à une saisie statique de l'histoire :
étant donné que les motivations psychologiques restent les mêmes, la
conduite de l'homme ne se modifie jamais ». Pour appuyer cette
considération, Sternhell cite la définition du pessimisme selon Sorel : «
cette doctrine sans laquelle rien de très haut ne s'est fait dans le
monde » (p. 93). Cette définition rappelle en quoi consiste le véritable
paradoxe de l'existentialité selon les conservateurs : la perception
qu'a l'homme de ses limites ne le paralyse pas, mais l'incite à
l'action. L'optimisme, au contraire, en surestimant les potentialités de
l'homme, semble laisser celui-ci s'enfoncer sans cesse dans l'apathie.
•
6.4. Volontarisme et décadence. Sternhell, qui n'est pas philosophe
mais historien, n'est nullement conscient de ce « paradoxe du
conservateur ». Il constate simplement la présence, dans les fascismes,
d'une « énergie tendue » (p. 50) et signale sans cesse cette volonté
fasciste de dominer le destin (pp. 65 & 294). Sternhell constate que
le problème de la décadence inquiète le fasciste au plus haut point.
C'est la raison pour laquelle celui-ci veut créer un “homme nouveau”, un
homme porteur des vertus classiques anti-bourgeoises, des vertus
héroïques, un homme à l'énergie toujours en éveil, qui a le sens du
devoir et du sacrifice. Le souci de la décadence aboutit à l'acceptation
de la primauté de la communauté sur l'individu. La qualité suprême,
pour un fasciste, c'est d'avoir la foi dans la force de la volonté,
d'une volonté capable de donner forme au monde de la matière et de
briser sa résistance. Sternhell se livre à de pareilles constatations
jusqu'à la dernière ligne de son ouvrage ; ainsi, à la page 312 : « Dans
un monde en détresse, le fascisme apparaît aisément comme une volonté
héroïque de dominer, une fois encore, la matière, de dompter, par un
déploiement d'énergie, non seulement les forces de la nature, mais aussi
celles de l'économie et de la société ».
•
6.5. La question de la vérité. D'une part, le pessimisme ; d'autre
part, le volontarisme. Pour une pensée logique, ce ne pourrait être là
qu'un paradoxe. Mais le fascisme se pose-t-il la question de la vérité ?
Voyons ce que Sternhell déclare à propos de l'un des “pères fondateurs”
du fascisme : « Pour un Barrès par ex., il ne s'agit plus de savoir
quelle doctrine est juste, mais quelle force permet d'agir et de vaincre
» (p. 50). Comme preuve du fait que le fascisme ne juge pas une
doctrine selon sa “vérité”, mais selon son utilité, Sternhell cite Sorel
au sujet des “mythes” qui, pour l'auteur des Réflexions sur la violence,
constituent le moteur de toute action : « ...les mythes sont des
“systèmes d'images” que l'on ne peut décomposer en leurs éléments, qu'il
faut prendre en bloc comme des forces historiques... Quand on se place
sur le terrain des mythes, on est à l'abri de toute réfutation... » (pp.
93 & 94).
◘ En résumé...
Nous
n'avons pu recenser le livre de Sternhell que dans ses lignes
fondamentales. Nous avons dû négliger bien des points importants, tels
son allusion à la “nouvelle liturgie” comme partie intégrante du
fascisme (p. 51), à son anti-américanisme latent (même avant 1914) (p.
290) ; nous n'avons pas approfondi sa remarque signalant que, pour le
fascisme, la lutte contre le libéralisme intérieur a toujours été plus
importante que la lutte menée contre celui-ci pas certains dictateurs...
(p. 34). En tant que recenseur, je me permets 2 remarques, pouvant
s'avérer utiles pour le lecteur allemand. D'abord, l'Allemagne n'est que
peu évoquée chez Sternhell. En fait de bibliographie allemande, il ne
cite que les livres de Nolte traduits en français ; on peut dès lors
supposer qu'il ne maîtrise pas la langue de Goethe. Ma seconde remarquer
sera de rappeler au lecteur allemand ma tentative de redonner une
consistance au concept de “fascisme”, en le limitant à un certain nombre
de phénomènes historiques (Cf. « Der faschistische Stil », 1973 ; tr.
fr. : « Le “style” fasciste », in Nouvelle École n°42, 1985).
Sternhell, pour sa part, a donné au terme “fascisme” une ampleur énorme.
Son effort est justifiable, dans la mesure où sa vaste définition du
“fascisme”, au fond, correspond à ce que je désignais sous l'étiquette
de “Révolution conservatrice”. Bref, on peut dire du livre de Sternhell
qu'il a envoyé au rebut la plupart des travaux consacrés jusqu'ici à
l'étude du fascisme...
► Armin Mohler, in : Généalogie du fascisme français, Idhuna, Genève, 1986. (recension tirée de Criticón n°76, 1983 ; tr. fr. : Elfrieda Popelier) http://vouloir.hautetfort.com/
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