samedi 30 août 2008

Contre les marchands d'illusions


MAURICE ALLAIS, OU L'ECONOMIE SANS ŒILLERES

Prix Nobel d'économie en 1988, Maurice Allais a le tort d'avoir eu raison trop tôt. Ses conseils sont systématiquement ignorés des responsables politiques, aveuglés par l'illusion libérale ou marxiste, parce qu'il considère que l'économie est un outil de la politique, et non l'inverse.
Le 31 mai dernier, Maurice Allais fêtait ses 80 ans. Inconnu du grand public, il a été soigneusement ignoré par les politiques malgré son prix Nobel d'économie en 1988.
La raison est simple : il a passé sa vie à montrer les absurdités de l'impôt sur le revenu, l'escroquerie de la fausse épargne populaire, les aberrations de l'immigration ou la montée en puissance d'un pouvoir financier totalitaire. Aussi faute d'avoir accepté un rôle de courtisan du système, il en a été exclu comme un malpropre.
Pourtant,des années durant, Allais a été le maître - trop mal entendu - des quelques économistes français qui s'occupèrent d'autre chose que de tailler les crayons de l'administration de soigner leur carrière. Professeur d'analyse économique à l'Ecole des Mines de 1944 à 1980, il a vu passer sur les bancs de son séminaire Gérard Debreu (prix Nobel 1983), Edmond Malinvaud (directeur de l'Insee), Marcel Boiteux (ancien directeur d'EDF) ou Thierry de Montbrial de (l 'Ifri). Anecdotiquement, on compte aussi parmi ses anciens élèves, les comptables socialo-centristes Lionel Stoléru, Dominique Strauss-Kahn ou Jacques Lesourne (directeur du journal Le Monde), et un un membre éminent du complexe militaro-industriel, André Giraud, ancien ministre de la Défense.
40 ANS D'AVANCE
Malgré cette belle pléiade d'anciens auditeurs, Maurice Allais a dû prendre l'habitude de ne pas être écouté. Ainsi, lorsqu'il a averti au mois de juin 1987 de l'imminence d'une crise du système financier mondial, dont la création monétaire permanente est déconnectée des réalités économiques, il n'a rencontré aucun écho. En octobre de la même année, un krach boursier confirmait ses prévisions. Mais rien ne sert d'avoir raison et de donner ses raisons dans une société qui ne songe qu'au spectacle d'elle-même et qui ne supporte guère la contestation de ses plaisirs.
En 1950 déjà, puis en 1956 et 1960, Allais avait pris à contre-pied les modes de l'intelligentsia en dénonçant les méfaits politico-économiques du communisme. On l'accusa de falsifier les chiffres; il avait seulement quarante ans d'avance sur les complexés de la droite et sur les salonnards de la gauche qui tenaient alors le stalinisme et ses clones pour « l' horizon indépassable de notre temps ».
En 1962, au lendemain des accords d'Evian négociés par Louis Joxe, Allais prévenait que la teneur juridique des textes menait droit au massacre de populations civiles (notamment des harkis désarmés par Joxe) et à la nationalisation par le FLN de tous les biens productifs en Algérie. Ce qui ne manqua pas d'arriver, malgré les avertissements. Si, comme on peut le supposer, ces derniers avaient été entendus, on peut en conclure qu'il y eut bien un cynique calcul de la part du pouvoir politique...
LA HAINE DES « NOUVEAUX ÉCONOMISTES »
En 1977 encore, dans un livre intitulé L'impôt sur le capital et la réforme monétaire, il expliquait pourquoi l'obligation faite par l'Etat aux institutions de prévoyance (Caisses de retraite notamment) d'acquérir des obligations, menait droit à une économie totalitaire et spoliait l'épargne mobilière. Il ne s'attira que des haussements d'épaules. Pourtant, les faits confirment l'analyse. Lorsque l'épargne-mirage des PER et des PEP sert à acheter des obligations d'Etat, ce sont bien les souscripteurs qui sont amenés, sans l'avoir voulu, à combler par leur épargne à long terme les dettes immédiates de l'épargne publique. Bérégovoy a ainsi réinventé l'emprunt d'Etat obligatoire, et réussi à faire animer le marché financier par des tiers non-consentants, avec l'acquiescement admiratif des libéraux boursicotant dans les arrière-cours du socialisme version Brongniart.
Cette même année 1977, il y avait quelque raison de laisser sous le boisseau le livre de Maurice Allais : la pensée économique médiatique tombait en déshérence avec l'apparition des « nouveaux économistes » sur le marché des idées à court terme. Les Rosa (club Jean-Moulin), Aftalion (PSU) et autres Lepage fourbissaient alors leurs essais importés des Etats-Unis pour défendre le modèle abstrait de l' homo œconomicus apatride, aujourd'hui réactualisé sous les couleurs de l'« horizon mondial » de Michel Rocard. Ces économistes, aussi « nouveaux » que le beaujolais frelaté, avaient compris qui étaient leur véritable ennemi. Jean-Jacques Rosa, dont les haines sont tenaces, alla jusqu'à commettre, au lendemain de la remise du prix Nobel à Maurice Allais, une chronique fielleuse dans Le Figaro pour expliquer à ses lecteurs qu'« Allais est un économiste pour les économistes [ ... ] Il ne convainc pas vraiment ... » On comprend pourquoi : Allais remet en question trop d'intérêt idéologiques, cosmopolites et financiers, ceux-là mêmes que défend Rosa. Seul le prix Nobel américain Paul Samuelson s'aventura à reconnaître: « Si les premiers articles d'Allais avaient été publiés en anglais, les théories économiques de toute une génération auraient suivi une autre orientation. »
LE SOCIALISME DES RICHES
Lassé des discours et des théories à la mode, Maurice Allais ne cesse de répéter: « Les hommes sont inégaux »). Il parle de faits, non de théories. Petit-fils d'un menuisier parisien, fils d'un crémier, il est orphelin de guerre à six ans. Pupille de la nation, il n'étudie pas dans les salons luxueux où naîtront les Joxe, les Castro et les Fabius, mais dans les salles fuligineuses d'un lycée du XIe arrondissement ; pour dormir, il déplie chaque soir un lit de fer dans la boutique de sa mère. « Je peux parler valablement du problème social, dira-t-il plus tard, je sais ce que c'est. »
Attiré par l'histoire, il songe au moment du baccalauréat à préparer l'école des Chartes. Finalement, il opte pour les mathématiques et, formés par des maîtres qui préféraient encore les rigueurs de l'instruction publique aux béatitudes de l'éducation nationale, il entre à l'Ecole polytechnique dont il sort major à vingt-deux ans. Il choisit ensuite l'Ecole des Mines, où il se passionne pour l'astronomie et la physique. Mais un voyage aux Etats-Unis lui fait découvrir en 1934 les conséquences dramatiques de la dépression consécutive au jeudi noir d'octobre 1929, et l'oriente finalement vers l'économie : il veut comprendre pourquoi et comment la première puissance industrielle du monde est devenue en cinq ans « un grand cimetière d'usines ».
Nommé professeur d'économie aux Mines après le débarquement des Alliés, il met au point pour son enseignement ses premiers outils d'analyse. Il montre notamment, en 1947, que le revenu réel par habitant est maximum en situation de stabilité lorsque le taux d'intérêt est nul. Cette règle sera complétée en 1961 par une seconde, qui établit que le revenu réel par habitant est maximum en situation dynamique lorsque le taux d'intérêt est rigoureusement égal au taux de croissance du revenu originaire. Pour abstraites qu'elles puissent paraître aux non-économistes, ces règles vérifiées par l'expérience montrent de manière très précise que les taux d'intérêt aberrants pratiqués en économie libérale-socialiste diminuent le revenu réel par habitant.
Ainsi, au nom d'une idéologie prétendant lutter contre des inégalités naturelles pourtant incompressibles, l'économie à la mode accentue artificiellement les inégalités des revenus réels. En d'autres termes. le socialisme n'est qu'un capitalisme dévié, une théorie de riches regroupés en nomenklatura et spéculant sur le travail des autres. C'est pour masquer cette réalité que le socialisme ou sa version libérale recourent à la politique obligatoire mais occulte des redistributions, lesquelles sont ensuite drainées vers une épargne quasi-obligatoire (la retraite, par exemple) destinée à financer ... les redistributions d'aujourd'hui avec l'épargne de demain. L'absurdité de ce système est éclatante, sauf pour ceux qui en profitent (les financiers) et pour leurs relais naturels (les politiques). Selon Allais, une société dite juste devrait, pour le moins, retirer aux oligarchies financières le privilège de créer de faux droits de pouvoir d'achat. Les banquiers lombards eux-mêmes n'étaient pas allés aussi loin dans la dépossessions des privilèges de la puissance publique. Il est vrai que les princes de la Renaissance, même peu formés au calcul, maniaient en compensation la logique de la rapière contre ceux qui se moquaient d'eux.
CONTRE LES ILLUSIONS
C'est pour toutes ces raisons que Allais plaide avec vigueur pour la liberté fiscale des citoyens, c'est-à-dire en faveur de la suppression des impôts sur les revenus, sur les sociétés, sur les successions, etc., au profit du seul impôt sur les biens physiques (8 %) et de la TVA à taux unique (16,9 %). A ceux qui lui reprochent de verser dans l'utopie, Maurice Allais réplique en sortant sa règle à calcul. Toutes ressources mises à plat, l'Etat ne perdrait rien dans l'application du système qu'il préconise, sous réserve que les bénéfices de la création monétaire reviennent à l'Etat seul. La maladie fiscale et son racket quotidien relèvent donc des grandes illusions, de ces pathologies de l'esprit dont seule l'idéologie est responsable, mais non la rationalité économique.
Autre illusion, de taille elle aussi : la grande Europe de 1993. Dès les premiers projets d'union économique ou monétaire, dans l'immédiat après-guerre, Maurice Allais avait prévenu : l'économie est un outil du politique ; l'union politique doit donc précéder et non suivre - l'union économique. Le Pr Julien Freund défend lui aussi la même thèse depuis des années, mais sans être autrement écouté. Depuis Jean Monnet, les technocrates et les comptables légifèrent sur l'Europe sans se soucier de la réalité. Leur illusion, au fond, procède d'un même rêve libéral-marxiste selon lequel les rapports entre les hommes sont quantifiables et réductibles à du rationnel ; avec un sous-entendu : l'économie, plus facilement quantifiable, est la meilleure approche politique qui soit. Valéry Giscard d'Estaing a montré, dans sa préface au livre de Samuel Pisar sur les rapports Est-Ouest, qu'il entretenait les mêmes rêves décatis.
Maurice Allais a expliqué pourquoi le grand marché de 1993 achoppera sur sa première difficulté : la monnaie unique. La décision de battre l'écu ne peut être que politique, et aucune instance actuelle ou prévue ne pourra jamais la prendre. Il en va de même pour la fiscalité des différents pays européens, incontrôlable et irrationnelle dans ses errements, et irréformable depuis Bruxelles ou Strasbourg. Allais prévient : « Dans l'immédiat, nous devons absolument renoncer à la mise en œuvre pour le 1er janvier 1993 d'une harmonisation bureaucratique et centralisatrice de la fiscalité... »
Il ne sera évidemment pas écouté. Et on peut avancer sans risque de se tromper que la grande Europe des technocrates ne pourra pas voir le jour, quelle que soit la politique de fuite en avant de cet autre rêveur marxiste qu'est Jacques Delors, fossoyeur de la seule idée qui aurait pu préserver notre continent de la vague de violence qui l'attend à l'horizon du XXIe siècle, sur les décombres des espérances bafouées. A tout prendre, seule l'Italie comprend correctement les directives européennes : en s'asseyant dessus.
LE POUVOIR RÉEL DES FINANCIERS
Dès 1977, Allais avait mis en garde à propos de la délicate question de la monnaie, et pas seulement européenne, il notait :« Alors, que pendant des siècles l'Ancien Régime avait préservé jalousement le droit de l'Etat de battre monnaie et le privilège exclusif d'en garder le bénéfice, la République démocratique a abandonné pour une grande part ce droit et ce privilège à des intérêts privés. » On ne s'étonne plus, si l'on suit exactement cette analyse, que les vrais titulaires du pouvoir financier tiennent le pouvoir politique sous leur coupe : ils font vivre ces illusions, et font croire, en contrepartie de leur pouvoir réel, qu'ils règlent les additions. En réalité, la multiplication des moyens de paiements, des jeux d'écriture, des crédits en tous sens, le financement des crédits à long terme par les dépôts à vue, tout cela crée une masse monétaire non contrôlée par les Etats, et autorise des taux qui signifient la spoliation des dépôts à vue. Globalement, comme Marx et Engels l'avaient perçu, les marionnettistes de la valeur d'échange l'emportent sur les producteurs de la valeur d'usage. Il s'agit d'une immense escroquerie internationale.
En effet, si tous les titulaires de comptes bancaires demandaient la remise de leur dépôt, aucune banque, aucun Etat ne seraient actuellement capables d'honorer leurs dettes, sauf à imprimer en vitesse du papier-monnaie, c'est-à-dire de la monnaie de singe. La faillite récente de dizaines de caisses d'épargne américaines ne doit pas faire illusion : le système n'est pas près de se réformer, et l'escroquerie durera aussi longtemps qu'il n'existera pas de réglementation relative aux réserves des banques. A moins qu'un nouveau krach du type de celui de 1929 ne fasse auparavant écrouler le système comme un château de cartes. Celui d'octobre-novembre 1987, annoncé par Allais. constitue un avertissement. Dans une telle hypothèse, un chômage et une misère galopant à la vitesse des marées dans la baie du mont Saint-Michel totaliseraient assez exactement le montant de l'escroquerie réalisé par la finance sur le dos de la production ; de l'épargne et des contribuables. Et l'on retournerait, faute de crédits d'investissement réels fondés sur de l'épargne réelle, vers les « grands cimetières d'usine » de l'après-1929.
L'INCONSCIENCE DE LA POLITIQUE D'IMMIGRATION
Autre illusion pointée par Allais celle selon laquelle les immigrés ont apporté une « force de travail » à l'économie nationale. Maurice Allais a calculé que, lorsqu'un travailleur immigré arrive en France, il faut dépenser pour réaliser les infrastructures nécessaires (écoles, hôpitaux, HLM, etc.) une épargne supplémentaire égale à quatre fois son salaire annuel. Pour peu qu'il vienne avec sa femme et trois enfants, la dépense sera de vingt fois son salaire annuel, supportée par les Français. « En fait, explique-t-il, une inconscience totale caractérise notre politique d'immigration. » Il donne un exemple simple : « Les allocations familiales ont été créées avec un seul objectif : enrayer autant que possible l'insuffisance de la natalité française. Étendre ce droit aux travailleurs étrangers et à leurs familles, en général prolifiques, est dénué de tout sens commun. » Et Allais de conclure en direction de ceux qui l'accuseraient trop vite de sentiments coupables, que « l'amalgame trop souvent effectué entre opposition à l'immigration, xénophobie, racisme et antisémitisme repose fondamentalement sur une totale affabulation et une dangereuse mystification. »
On ne s'étonne guère que, quels que soient ses mérites éminents. Maurice Allais ait attendu si longtemps un prix Nobel, et que les « responsables » économiques ne l'aiment pas. Les mirages de la prestidigitation financière resteront toujours plus démagogiques, et donc plus efficacement électoraux, que les réalités de l'économie productive. C'est pourquoi celui qui voudra mettre en application les vérités simples énoncées par Allais aura pour premier ennemi le pouvoir financier apatride qui tient les rênes du spectacle politique. Telle est la rançon payée par ceux qui ne chantent pas les bienfaits de la servilité marchande sur le même air que les vertus du Père Noël.
• Jean-François Gautier le Choc du Mois • Juin 1991

vendredi 29 août 2008

Léon Blum, leader ouvrier et prince d'Israël

Une statue parisienne de Léon Blum, réalisée par Philippe Garel, a été inaugurée le 8 juin 1991 sur la place du même nom, devant la mairie du XIe.
Alain Devaquet, député maire RPR de l'arrondissement, et Georges Sarre, secrétaire d'Etat aux Transports, présents à cette cérémonie, ont rivalisé d'éloquence pour célébrer les mérites du leader socialiste. Quand la « droite » et la gauche se découvrent un ancêtre commun ...
Il est convenu une fois pour toutes que le journaliste ou l'historien qui est amené à parler de Léon Blum - ou de Jaurès, ou de Mendès France, ou de telle autre « grande conscience» de la gauche - ne peut le faire que sur le ton de la dévotion, à tout le moins, du plus profond respect. Cette obligation, à laquelle il ne manque qu'une sanction légale, bien peu usent y contrevenir. Car on a beau vivre en un temps qui, paraît-il, se vante de toutes les audaces : le chapeau de Gessler est toujours là qui reçoit le salut des passants.
Quand on évoque Léon Blum, on pense aussitôt au Front populaire, on a immédiatement à l'esprit les images de la grande kermesse de 1936 - cette kermesse qui devait si tragiquement se terminer par la plus cuisante des défaites. Et c'est Blum, en effet, qui, au regard de l'histoire comme de ses contemporains, incarne cette époque : n'est-ce pas lui qui en assume - ou semble en assumer - les responsabilités essentielles, qui tient la vedette de l'actualité, qui occupe la page de titre de tous les journaux, qui reçoit les acclamations ... ou les injures ?
UN ANCÊTRE DE LA GAUCHE CAVIAR
Pourtant, réfléchissons-y un instant.
Qui aurait jamais pu croire qu'il était destiné à faire figure de tribun du peuple, à s'identifier, même un court moment, aux « aspirations des masses » ? Origines, goûts, mode d'existence, tout l'éloignait de ces foules naïves et pleines d'illusions qu'on voyait processionner dans les rues aux cris de : Pain, paix, liberté (1). Amateur de beaux livres et de pensées rares, recherchant la compagnie des gens cultivés, Blum vivait en esthète dans un luxueux appartement de l'île Saint-Louis, et son ancienne fréquentation des cénacles littéraires non plus que son métier de maître des requêtes au Conseil d'Etat, puis d'avocat d'affaires, ne semblaient spécialement le préparer au rôle de chef charismatique du prolétariat ...
Cela, sans doute, ne l'avait pas empêché de s'intéresser de bonne heure à la politique. L'affaire Dreyfus, à cet égard, eut sur lui une action décisive. En cristallisant des tendances latentes, elle allait faire d'un jeune dandy anarchisant et stendhalien, d'un égotiste à la sensibilité « frémissante », un socialiste de principe. « De l'iniquité subie par un individu, dira-t-il lui-même, nous tâchions de remonter à l'iniquité sociale ... » Toutefois, sa réelle entrée dans la politique active n'eut lieu qu'au lendemain de la Grande Guerre, lorsque ses « camarades », tout fiers d'une recrue aussi distinguée, le chargèrent de rédiger le Programme d'action du parti pour les élections de 1919. Son travail, où les « hypocrisies bourgeoises » étaient dénoncées, et les voies d'accès à la « Révolution sociale » soigneusement déblayées, obtint un vif succès.
Porté sur la liste socialiste du deuxième secteur de la Seine, il fut élu député en novembre 1919 et depuis lors, sauf une interruption d'un an, ne cessa plus de siéger au Palais-Bourbon. Après le « schisme » de Tours, survenu en décembre 1920, il devait rapidement s'imposer, tant à la Chambre que dans les Congrès, comme le leader incontesté de « la vieille maison » durement secouée par l'exode communiste.
ARISTOCRATE DE LA DÉMAGOGIE PARLEMENTAIRE
Egalement député dans cette première législature d'après-guerre, Léon Daudet n'avait pas manqué de remarquer ce collègue à l'élocution facile, à la silhouette élégante, à la nervosité féminine, « sorte de lévrier hébreu, minaudant et hautain », écrira-t-il drôlement. Tout en l'accusant de pasticher, en étriqué, les balancés opportuno-révolutionnaires de Jaurès, il lui reconnaissait de la personnalité. De là à prévoir sa future ascension ... Hélas ! pourquoi faut-il que celle-ci se soit produite au pire moment, tandis que l'Europe glissait sur la mauvaise pente et risquait d'être replongée dans les horreurs d'un nouveau conflit... Savait-on bien à quoi l'on s'engageait en mettant à la tête du pays, sur lequel s'accumulaient les plus graves menaces, un « aristocrate de la démagogie parlementaire » ? Et la France était-elle si pauvre en hommes de valeur qu'elle confiât le soin de la représenter et de la défendre à un intellectuel « raffiné» qui, au temps de son arrogante jeunesse, n'hésitait pas à avouer tout le mépris que lui inspirait l'attachement à un champ, à une terre ? « Si la patrie, affirmait alors Léon Blum, n'était vraiment que le coin de terre où l'on naquit, que des souvenirs, que des habitudes, le patriotisme serait un instinct grossier, une sorte de fétichisme. » A ces fadaises, il opposait une autre définition de la nation, considérée comme « un composé abstrait d'idées, de notions politiques, de conceptions morales ». Quelles conceptions ? Quelles idées ? Celles de 1789, pardi ! Ce qui revenait à dire qu'avant cette date magique, la France n'existait pas, qu'au surplus, elle n'aurait plus aucun titre à s'appeler la France si elle renonçait à son « idéal » révolutionnaire ! La vérité, c'est qu'il plaisait à Léon Blum d'attribuer arbitrairement à la France sa propre idéologie de la Révolution - et qu'il ne l'acceptait pour patrie qu'à cette expresse condition. Emile Faguet l'avait très bien vu qui notait, le 25 février 1907, dans la Revue latine : « M. Blum déteste l'idée de patrie et le patriotisme. »
Mais si la communauté nationale, avec ses devoirs, ses sentiments, ses habitudes, était dénuée, pour lui, de tout attrait, c'est peut-être parce qu'elle était remplacée dans son cœur par d'autres affections et d'autres solidarités. « Blum, observait un jour André Gide, Blum considère la race juive comme supérieure, comme appelée à dominer, et croit de son devoir d'aider à son triomphe, d'y aider de toutes ses forces. » Pendant le Front populaire, cette prédilection et ce favoritisme passèrent la mesure, et l'on sait l'irritation qu'ils suscitèrent. François Mauriac a d'ailleurs eu, là-dessus, un mot révélateur. « Je me souviens, écrira-t-il en mars 1946, que lorsque je pris position contre Franco, durant la guerre d'Espagne, j'entrai en contact avec des confrères du Front populaire qui tinrent des propos antisémites dont je demeurai stupéfait : je leur dis que je me croyais à l'Action française. » Ainsi, même les mieux disposés ressentaient de l'impatience face à ce qui prenait l'allure d'un véritable envahissement ...
APÔTRE DU DÉSARMEMENT ET RESPONSABLE DE LA DÉFAITE
Et ce n'était assurément pas le seul grief qu'on pût formuler à l'encontre de Blum. Prisonnier des vieilles ritournelles jaurésiennes (2), il s'obstinait à ne pas comprendre les nécessités vitales auxquelles la France devait se soumettre dans un contexte international difficile. « Nos députés, déclarait-il à Narbonne en juin 1933, nos députés ont le devoir de voter contre les crédits militaires, c'est un acte traditionnel et symbolique d'affirmation révolutionnaire. » Il croyait à « la vertu de l'exemple », et désarmer dans un monde dangereux ne lui paraissait pas chose paradoxale. En 1935 encore, il combattit - et le parti avec lui - la loi qui portait à deux ans la durée de la conscription. Dans le cas où la France serait victime d'une agression extérieure, c'est à une levée en masse de toute sa population qu'il confiait le soin de la riposte. Comme en 1792 !
Outre que ce souhait, romantique et échevelé, ignorait superbement les exigences de la guerre moderne, il n'y eut, en 1940, rien qui ressemblât à un début d'exécution d'un pareil plan. On ne vit aucun « peuple des travailleurs » se jeter à la pointe de la bataille et refouler les blindés de Guderian ! En fait, a remarqué Charles Maurras, Blum raisonnait comme si, tout un demi-siècle, il avait nourri ses partisans de la moelle de Déroulède, comme s'il n'avait pas eu plus que de la complaisance envers les radotages antipatriotiques et antimilitaristes auxquels se livraient ses amis dans leurs journaux, leurs cercles, leurs syndicats et leurs écoles ... Toute cette propagande avait largement eu le temps de produire ses ravages, de saper le moral national, au point qu'en août 1933 le syndicat des instituteurs pouvait se prononcer à une très forte majorité contre la guerre, même défensive, rendre hommage aux objecteurs de conscience, et se féliciter de voir un nombre croissant d'élèves-maîtres refuser de participer à la préparation militaire supérieure - sans s'attirer le moindre désaveu de la part de la SFIO.
Voilà où en était la gauche avancée à la veille du Front populaire. « Un parti socialiste sensé, se sentant voisin du pouvoir, aurait compris que, par la force de la situation, il devait se nationaliser, se patriotiser, se franciser, soulignera Maurras. Cette forme de socialisme nouveau s'imposait. M. Blum et ses amis crurent qu'il suffirait de s'intituler parti de la guerre ! Ce n'était pas la même chose. » Encore, s'ils avaient su la préparer. Mais allez donc développer sérieusement des programmes d'armement quand, pendant cinquante ans, vous avez refusé de voter ces « budgets de mort » ! Allez donc expliquer au peuple électoral l'évolution nationaliste du monde lorsqu'il a toujours dans les oreilles l'écho de vos prédications pacifistes ! Lié à ses « formules cadavériques » de 1898 et de 1900, Léon Blum ne sut que larmoyer, divaguer et laisser la France s'en aller à vau-l'eau.
(1) Georges Duhamel, dans ses Mémoires, a décrit le président du Conseil Léon Blum « cheminant dans les jardins de l'hôtel Matignon, et levant le poing avec un geste gêné, maladroit, en passant devant un groupe d'ouvriers qui travaillaient là ». Et Duhamel d'ajouter que Blum reste dans son souvenir « comme un distributeur de mots creux ».
(2) L'historien socialiste Charles Andler, dans sa biographie de Lucien Herr, le fameux bibliothécaire de l'Ecole normale supérieure, raconte qu'en 1913, à la demande du Grand Etat-Major, le gouvernement de Berlin sollicita du Reichstag le vote d'un milliard et demi de crédits pour construire un puissant matériel d'artillerie lourde. Membres les uns et les autres de la IIe Internationale, les socialistes français et allemands se concertèrent aussitôt sur cette question. Après discussion, Jean Jaurès et Albert Thomas autorisèrent les socialistes allemands à voter ces crédits. Puis, comme le gouvernement français, à son tour, présentait un programme d'armements, Jaurès intervint à la Chambre pour le faire réduire ! C'est là, a dit Andler, « le fait énorme qui discréditera le socialisme international ».
Michel Toda Le Choc du Mois. Juillet-août 1991

lundi 25 août 2008

LES PROCÈS DE MOSCOU (1936-1938)

Quand le monstre dévore ceux qui l'ont enfanté...
Pour forger un parti communiste nouveau, Staline a fait arrêter et souvent liquider les plus vieux compagnons de Lénine.
De janvier 1937 à décembre 1938, sept millions d'individus auraient été emprisonnés et un million d'entre eux exécutés.
« Par le mensonge, les machinations, la corruption, par des mesures de police et des crimes, par l'assassinat d'adversaires politiques... par de tels moyens on peut devenir roi, empereur, duce ou chancelier, on peut accéder à un tel poste et s'y maintenir. Mais il est impossible de devenir par de tels moyens secrétaire du parti communiste... » Ces propos d'Henri Barbusse, extraits de la biographie qu'il a consacrée à Staline, un monde nouveau vu à travers un homme, en , en disent évidemment long sur la lucidité des intellectuels de gauche quand ils se mettent à rêver de « lendemains qui chantent » ou de « lutte finale ». Elles ont été écrites en 1935, l'année même où l'auteur du Feu devait mourir à Moscou, quelques mois seulement avant le début des procès fameux qui allaient donner au monde un nouvel échantillon des vertus propres à la justice révolutionnaire.
La terreur tchékiste ou la liquidation des koulaks rebelles à la collectivisation agraire ont déjà révélé le caractère criminel du régime soviétique issu du coup d'Etat bolchevik d'Octobre 1917 mais, si l'on excepte les socialistes révolutionnaires, les mutins de Cronstadt, les anarchistes ukrainiens et les nationalistes géorgiens ou turkmènes, ce sont essentiellement les « ennemis de classe » qui, jusqu'au début des année 30, ont fait les frais de la répression. A partir de 1935, c'est aux hommes du parti communiste, aux pères fondateurs de la sacro-sainte révolution d'Octobre que vont s'en prendre Iagoda, Iejov et bientôt Béria. Expulsé en 1929, Trotsky est la victime emblématique de l'appareil stalinien mais on le suspecte d'entretenir depuis son exil, à partir de son petit bulletin oppositionnel, l'hostilité à celui que Kirov présente alors comme « le plus grand chef de tous les temps et de tous les peuples ». Celui-ci craint tout autant les déviations «gauchistes», ou supposées telles d'un Zinoviev et d'un Kamenev qu'une possible réaction «thermidorienne» venue d'éléments plus modérés ou qu'une aventure «bonapartiste» amenant au pouvoir l'un des généraux révolutionnaires sortis vainqueurs de la guerre civile, l'un de ceux qui ont fait trembler l'Europe quand l'Armée Rouge a poussé, en 1920, ses avant-gardes jusqu'aux portes de Varsovie.
UN CRIME QUI ARRANGE STALINE
Alors que le début des années 30 a vu s'accélérer le renouvellement des militants et des cadres du Parti, c'est l'assassinat, à Leningrad, le 1er décembre 1934, de serge Kirov, qui va déclencher la liquidation méthodique de tous les acteurs responsables du mouvement révolutionnaire sorti victorieux, treize ans plus tôt, de la guerre civile. L'assassin est un jeune communiste qui, capturé aussitôt, déclare avoir agi de sa propre initiative. Le fait qu'il ait pu pénétrer à l'Institut Smolny et s'approcher sans difficulté de sa victime est surprenant et il en va de même de la mort accidentelle du garde du corps de Kirov comme de la liquidation de bon nombre des responsables du NKVD de Leningrad, coupables d'avoir relâché leur vigilance.
En fait, et c'est Khrouchtchev lui-même qui l'a expliqué dans son célèbre rapport de 1956 consacré aux crimes de Staline, c'est le dictateur lui-même qui aurait été l'instigateur de l'attentat. On peut également imaginer qu'il a été informé par sa police politique de ce qui se préparait et qu'il a laissé faire, trop heureux de se débarrasser d'un rival potentiel dont l'étoile ne cessait de monter au sein du parti et qui, après avoir été totalement acquis à la cause stalinienne pour liquider l'opposition zinovieviste à Leningrad, avait adopté, semble-t-il, des positions modérées, notamment à propos de la répression qui frappait les masses paysannes, Attribué à des comploteurs « terroristes », le meurtre de Kirov pouvait également être l'occasion du grand nettoyage qu'entendait conduire le « petit père des peuples » au sein d'un parti où les vieux bolcheviks étaient loin de lui être tous acquis.
Quelques heures seulement après le meurtre de Kirov, une décision du Comité exécutif central enlève à ceux qui sont accusés de « préparation ou d'exécution d'actions terroristes » les droits habituellement accordés à la défense, donne l'ordre au parquet d'accélérer l'instruction de leur procès, supprime le recours en grâce pour ce type d'infractions et ordonne l'exécution immédiate de sentences de mort dès que le jugement a été prononcé, On arrête trois jours plus tard plusieurs responsables du NKVD de Leningrad et l'on condamne à mort une soixantaine de « blancs » dont l'opinion ne saura jamais de quels crimes ils sont accusés.
Des milliers d'habitants de l'ancienne Petrograd sont arrêtés et déportés au cours des semaines suivantes, Staline profitant de l'occasion qui lui est offerte de mettre au pas une ville où la tradition révolutionnaire demeure forte, et qui risque de contester le pouvoir absolu dont il entend désormais se doter. Les 28 et 29 décembre, Nikolaiev, qui a pourtant confirmé avoir agi seul, est jugé en compagnie de onze autres accusés et tous sont condamnés à mort et aussitôt exécutés. Il ne s'agit pourtant dans ce cas que de simples exécutants et il convient de désigner les responsables qui ont armé le bras du jeune meurtrier de Kirov. Du 15 au 18 janvier 1935, on retrouve sur le banc des accusés des personnalités de premier plan comme Zinoviev et Kamenev qui se voient reprocher d'avoir constitué un « Centre moscovite », inspirateur du groupe terroriste de Leningrad. Jugés à huis clos, les intéressés reconnaissent que les critiques qu'ils ont formulées ont pu influencer Nikolaïev et ses complices présumés, ce qui leur vaut de se voir infliger des peines de prison, dix ans pour Zinoviev, cinq pour Kamenev.
UNE LÉGISLATION RÉPRESSIVE DÉLIRANTE
La répression demeure encore relativement limitée mais l'année 1935, qui voit l'appareil communiste mettre au point un projet de constitution soviétique qui sera « la plus démocratique du monde », est aussi marquée par un renforcement des mesures législatives destinées à briser toute opposition. Un décret du 30 mars prévoit de lourdes peines d'emprisonnement pour tout possesseur d'une arme à feu et même d'une arme blanche. Le 8 avril, un décret étend les peines de droit commun, y compris la peine de mort, aux enfants de plus de douze ans. Le 9 juin suivant, un nouveau décret étend l'application de la peine de mort, non seulement aux espions et aux « parasites », mais à tous ceux qui « auraient connaissance de telles activités ou projets s'y rapportant ». Appuyé sur le NKVD de N.L. Iejov, qui a remplacé en juillet 1934 le GPU, lui-même successeur de la Tchéka, Staline peut engager la mise en œuvre des grandes purges de 1936-1938. Au même moment, A.I. Vychinski se voit promu au poste nouveau de procureur général de l'URSS, avec rang de commissaire du peuple.
LES JUGES DES PROCÈS DE MOSCOU SE RETROUVENT 10 ANS PLUS TARD JUGES A NUREMBERG •••
Après plusieurs mois de mise en condition de l'opinion au cours desquels la presse du régime dénonce « l'activité terroriste du bloc contre-révolutionnaire des trotskystes-zinovieristes », le premier « procès de Moscou » s'ouvre le 19 août 1936, devant le tribunal militaire de la Cour suprême d'URSS, C'est celui des « Seize ». Le président du tribunal est V.V. Ulrich, un ancien de la Tchéka, assisté de I.O. Matoulevitch, qui a fait massacrer les prétendus « gardes blancs » de Leningrad et de I.I. Nikitchenko. que l'on retrouvera dix ans plus tard délégués de l'URSS au tribunal militaire international de Nuremberg ... A.I. Vychinski, le Fouquier-Tinville de la Révolution bolchevique, représente le ministère public. Parmi les seize accusés, on remarque surtout la présence de Zinoviev, de Kamenev, tous deux compagnons de Lénine, qui se sont joints à Staline de 1922 à 1925 pour écarter Trotsky mais qui n'en sont pas moins accusés d'être complices du célèbre exilé. On trouve auprès d'eux d'autres bolcheviks de premier plan comme Evdokimov ou Smirnov. Ce procès est présenté comme une « révision » de celui de janvier 1935, qui avait permis de condamner les accusés à des peines de prison, « l'enquête n'ayant alors pu établir de faits permettant d'accuser directement les membres du " Centre de Moscou " d'avoir donné leur accord à l'organisation de l'acte terroriste dirigé contre le camarade Kirov... » Cette fois, les preuves sont là, fondées sur les aveux des inculpés. « Un "Centre unifié" réunissant Zinoviev et ses partisans à celle de Trotsky avait pour but la prise de pouvoir à tout prix et l'organisation d'actes terroristes spéciaux qui élaborèrent toutes les mesures pratiques en vue de l'assassinat de Staline, Vorochilov, Kaganovitch, Kirov, Ordjonokidzé, Jdanov... Un de ces groupes exécuta, sur l'ordre direct de Zinoviviev et de Trotsky, et sous la direction immédiate du Centre unifié l'assassinat perfide de Kirov... Depuis c'est Trotsky qui a pris personnellement la direction de l'activité terroriste en URSS et a entrepris d'organiser l'assassinat de Staline et de Vorochilov... »
DES COUPABLES PARFAITS
Accusations ridicules, en particulier celles qui concernent Trotsky. Cela n'a guère d'importance car les accusés reconnaissent tout. Le pouvoir peut même se payer le luxe de leur donner des «garanties» telles que la publicité de l'audience, la présence d'un avocat, la possibilité de faire appel. Contre la promesse d'avoir la vie sauve, les accusés sont prêts à reconnaître leurs « crimes ». Puisque les comploteurs avouent, il est inutile de présenter la moindre preuve susceptible de confirmer ce qu'avance le ministère public. Les menaces pesant sur leurs familles amènent également les accusés à se conformer aux vœux de leur bourreau. A l'heure du réquisitoire, Vychinski réclame la peine de mort en des termes qui sont révélateurs de la «justice» très spéciale que la « patrie du socialisme » réserve à ceux qui ont compté parmi ses principaux fondateurs : «... Nous avons devant nous des criminels dangereux invétérés, impitoyables à l'égard de notre peuple et de nos idéaux, à l'égard des dirigeants de notre lutte, des chefs du pays soviétique et des travailleurs du monde entier. On ne peut épargner l'ennemi perfide. Le peuple entier se dresse, frémit, s'indigne. Moi, en tant que représentant de l'accusation de l'Etat, je joins ma voix à ce grondement de millions de voix, à l'indignation des hommes soviétiques et des travailleurs du monde entier, j'exige, camarades juges, que ces chiens enragés soient fusillés, tous sans exception. » Pour toute réponse, Kamenev confirme ses aveux et annonce qu'il considérera le verdict comme juste, quel qu'il soit. Il adjure même ses deux fils de « suivre Staline, tout comme le peuple soviétique... ». Evdokimov s'exclame même qu'il « remercie le procureur d'avoir réclamé pour les accusés la seule peine qu'ils méritent... » Le 24 août, tous les accusés sont condamnés à mort. Ils ont soixante-douze heures pour présenter un recours en grâce, mais leur exécution est annoncée vingt-quatre heures après le verdict.
LES ACCUSÉS CHANTENT LES LOUANGES DE LEURS BOURREAUX
Dans l'ensemble du mouvement communiste, les aveux des condamnés suffisent à faire accepter cette parodie de justice et Staline peut envisager de poursuivre les purges. Le monde a les yeux tournés vers l'Espagne en proie à la guerre civile, et beaucoup ne sont guère disposés à s'apitoyer sur la liquidation de ceux qui ont été, quelques années auparavant, des responsables de la terreur rouge.
Le deuxième grand procès public de Moscou, dit des « Dix-sept », va s'ouvrir le 23 janvier 1937. Après le « Centre terroriste trotskyste-zinovieviste » c'est un « Centre trotskyste antisoviétique » qui est cette fois au banc des accusés. De nouveaux chefs d'accusation apparaissent : le sabotage économique et la haute trahison. Les trotskystes entendent en effet saboter l'effort d'industrialisation du pays et ils se sont entendus secrètement avec l'Allemagne et le Japon pour leur concéder des parties du territoire soviétique. Piatakov, Radek, Sokolnikov, Serebriakov sont les principales « vedettes » de ce nouveau procès au cours duquel on voit le procureur reprocher aux accusés d'avoir fait mettre du verre pilé et des clous dans le beurre destiné aux ouvriers ... Malgré le précédent du Procès des Seize, les accusés avouent tout et s'accusent même les uns les autres, non sans oublier de chanter les louanges de Staline, leur bourreau. Piatakov réagit seulement quand l'accusation veut lui faire dire que son activité trotskyste était de nature fasciste. A quatre exceptions près, dont celle de Radek et de Sokolnikov, les accusés sont condamnés à mort le 30 janvier 1937. Le 17 février suivant, Ordjonikidzé, qui était pourtant un vieux compagnon de Staline se suicide dans des conditions restées obscures.
Le troisième grand procès, celui du « bloc des droitiers et des trotskystes antisoviétiques ». va se dérouler du 2 au 13 mars 1938. Parmi les vingt et un accusés, Boukharine, Rykov, successeur de Lénine comme président du Conseil des Commissaires du Peuple, Rakovski et lagoda, l'ancien chef du GPU. Trois médecins sont, cette fois mis en cause et se voient reprocher d'avoir empoisonné ou abrégé les jours de Kouibychev, de Gorki et de Menjinski, chef du GPU de 1926 à 1934. Sabotages, terrorisme, assassinats remplissent évidemment le dossier. Le secrétaire du Comité central, N.N. Krestinski revient sur ses aveux... mais il les confirmera vingt-quatre heures plus tard. Boukharine réfute quant à lui le détail des accusations lancées par Vychinski, mais rien ne peut sauver « les criminels félons vendus aux services secrets ennemis ». Trois accusés seulement échappent cette fois à la peine capitale.
UN BILAN IMPOSSIBLE À ÉTABLIR
Pendant que se déroulent ces procès publics, la répression frappe d'un bout à l'autre du pays et c'est par dizaines de milliers que les opposants ou supposés tels prennent le chemin des camps. De 1936 à 1938, la Saint-Barthélémy rouge que fut la « Iejovchtchina », ainsi baptisée à partir du nom de son principal maître d'œuvre, a tué plus de communistes qu'il n'en a disparu au cours des années de révolution et de guerre civile. Il demeure impossible d'établir un bilan précis et les sources disponibles, notamment les archives du Parti trouvées à Smolensk par les Allemands et récupérées ensuite par les Américains, demeurent très incomplètes, mais on peut penser que les trois quarts des communistes membres du Parti au début de 1934 ont été arrêtés ou liquidés. En quelques mois, Staline a créé un parti nouveau, d'où ont été exclus tous les vieux compagnons de Lénine. L'épuration de l'Armée Rouge est tout aussi spectaculaire puisque trois maréchaux sur cinq, soixante généraux de corps d'armée sur 67, 136 généraux de division sur 199 et 223 généraux de brigade sur 397 ont été liquidés. 35 000 officiers, soit près de la moitié de l'ensemble du corps, sont à cette époque arrêtés et exécutés. Si l'on considère l'ensemble de la population, le nombre des arrestations opérées de janvier 1937 à décembre 1938 s'élèverait à sept millions d'individus, dont un million auraient été exécutés. On évalue enfin à neuf millions d'individus le nombre de détenus dans les prisons et les camps soviétiques à la fin de 1938.
Ces chiffres impressionnants ne rendent compte que partiellement de l'horreur engendrée par le système et, au moment où les découvertes de charniers se multiplient en URSS, il ne fait aucun doute que les historiens russes des années à venir nous apporteront sans doute des précisions sur ce qui fut à la fois la plus grande escroquerie et la plus terrifiante machine à tuer du siècle.
Jacques Hartmann Le Choc du Mois Octobre 1991

dimanche 24 août 2008

LE GÉNOCIDE UKRAINIEN

En pleine paix, sur la terre la plus riche et la plus fertile d'Europe, alors que les récoltes sont prospères et que les silos débordent de blé, plusieurs millions d'Ukrainiens sont morts de faim. Cette famine meurtrière n'est comparable à aucune autre dans l'histoire. Elle ne résultait d'aucune cause naturelle. Ce fut une famine politique, préméditée, organisée, impitoyablement planifiée pour saigner un peuple rebelle.
De Staline à Khrouchtchev, les dirigeants soviétiques l'ont toujours nié, mais l'étude des recensements officiels de 1926 et de 1939 a valeur de démonstration. Elle accuse en Ukraine un abîme démographique de huit à neuf millions de personnes. Sans faire allusion à la famine, au cours d'une conversation avec Winston Churchill, Staline a cependant admis que la collectivisation des campagnes, qui frappa surtout l'Ukraine, avait fait quelque dix millions de morts (1).
Lors des famines de 1921-1923, provoquées par la guerre civile, le Kremlin avait sollicité des secours internationaux. Dix-huit millions de personnes avaient ainsi été sauvées par raide massive de l'American Relief Administration. Dix ans plus tard, en 1932-1933, tandis que des informations précises commencent à filtrer sur le drame ukrainien malgré le mur du silence, le gouvernement soviétique dément l'existence de la famine et refuse catégoriquement les dons du Civil Relief Committee for Starving Ukraine et d'autres organisations humanitaires. Ce sont précisément cette négation de la famine et ce refus de toute assistance qui permettent de conclure au génocide.
A l'époque, les démentis réitérés du Kremlin ne purent pas masquer la réalité. Des journalistes américains en poste à Moscou informèrent le monde dès le début de 1933. Mgr lnnitzer, cardinal-archevêque de Vienne, fut l'un des premiers à s'émouvoir de l'épouvantable famine et des cas d'anthropophagie qu'elle engendrait. A Genève, le docteur Mowinckel, président en exercice de la Société des nations, lança un appel à la solidarité internationale, que repoussèrent les Soviétiques. Lorsqu'un représentant du Congrès américain, H.E. Koppelman, manifesta son inquiétude, Litvinov, ministre des Affaires étrangères de l'URSS, lui fit répondre avec condescendance que ses informations étaient des faux fabriqués par les contre-révolutionnaires.
LE PIÈGE D'UNE OPPRESSION IMPARABLE
Pour discréditer accusations et témoignages, une occasion inespérée se présenta : celle du voyage officiel d'Edouard Herriot au cours de l'été 1933. Partisan d'un rapprochement avec la Russie soviétique, le leader du parti radical débarqua à Odessa le 26 août 1933.
Les Soviétiques rééditeront pour lui la mise en scène imaginée en son temps par le ministre Potemkine pour la Grande Catherine. Dans les villages traversés, Herriot, qui ne demandait qu'à se laisser convaincre, ne vit qu'un décor et de joyeux figurants mis en place par la Guépéou. Un témoin se souviendra qu'à Kiev, la population avait été mobilisée pour ramasser les cadavres, décorer les façades et nettoyer les rues vingt-quatre heures avant le passage de la délégation française. Edouard Herriot, dont l'absence de curiosité fut exemplaire, déclara à son retour : « Lorsque l' on soutient que l'Ukraine est dévastée par la famine, permettez-moi de hausser les épaules. » La Pravda du 13 septembre pourra se féliciter bruyamment de ce « démenti catégorique aux mensonges de la presse bourgeoise ».
Ainsi le rideau de silence retombait sur les charniers ukrainiens, Le stratagème soviétique, en jetant le doute sur l'hécatombe, la réduisait à une simple hypothèse. La Seconde Guerre mondiale, ses abominations, mais aussi l'alliance contre nature de l'URSS et des démocraties contribueront à évacuer jusqu'au souvenir de l'horrible drame ukrainien. Ainsi, à l'exemple de beaucoup d'ouvrages historiques, dont le Dictionnaire d' histoire Universelle de Michel Mourre, l'Encyclopédie Universalis n'en dit pas un mot. Contrairement à la tragédie des Juifs européens ou des Arméniens, la famine-génocide de l'Ukraine n'est pas inscrite dans les mémoires. Le démenti constant et la désinformation soviétique se sont trouvés relayés par la sympathie d'une grande partie de l'intelligentsia occidentale à l'égard de l'URSS.
Dans l'après-guerre, le premier accroc de taille au rideau du silence fut ouvert par Victor Kravchenko dans son livre-témoignage J'ai choisi la liberté et par le procès retentissant qui l'opposa à ses détracteurs (2). Puis vinrent quelques timides révélations à l'époque de la déstalinisation et les allusions de Soljenitsyne au « grand massacre ». Dès lors, documents, études et témoignages vont se multiplier (3).
Aucun, cependant, ne revêt le caractère hallucinant du livre de Miron Dolot, Les Affamés : l' holocauste masqué, dont les éditions Ramsay ont publié en 1986 la traduction française préfacée par Guillaume Malaurie. Il constitue le témoignage oculaire le plus détaillé sur cet holocauste masqué.
Miron Dolot vécut les terribles années 1929-1932 dans un village d'Ukraine. Ayant échappé par miracle à la mort qui frappait autour de lui, il eut la chance de passer à l'Ouest à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ayant refait sa vie aux Etats-Unis, il a consigné ses souvenirs au jour le jour, nous offrant une sorte de journal de l'horreur. En tant que tel, son témoignage offre une source exceptionnelle d'informations sur les souffrances inimaginables imposées aux paysans ukrainiens, riches ou pauvres, et sur les méthodes diaboliques conçues par les Soviétiques pour parvenir à leurs fins.
Depuis la fin de la guerre civile qui avait dévasté l'Ukraine, les campagnes vivaient dans une relative tranquillité. Les paysans étaient propriétaires de la terre, de leur maison et de leur bétail. Chaque village avait conservé son pope et était administré par un soviet élu fonctionnant à la manière d'un conseil municipal. Le poids du nouveau régime ne se faisait guère sentir.
Dès le début de la révolution russe, une république autonome ukrainienne fut proclamée à Kiev (juillet 1917) par la réunion d'une assemblée nationale, la Rada. Un gouvernement fut constitué avec, comme ministre de la Guerre, Simon Petliura, figure centrale du mouvement national durant toute la guerre civile. Pendant quatre ans, l'Ukraine indépendante sera sillonnée tour à tour par les colonnes allemandes, par les Rouges, par les Blancs, par les Verts de Makhno, par les Polonais et par les propres troupes de Petliura. Kiev changera de main plus de dix fois, jusqu'à la victoire bolchevique de 1921, qui mit fin à l'indépendance.
Selon l'aveu même des communistes russes, « le gouvernement soviétique entra aussitôt en conflit direct avec la masse des paysans ukrainiens ». Quand on sait qu'à l'époque ces derniers représentaient près de 80 % de la population de l'Ukraine et que, dans les villes, le conflit se manifestait également, cela signifie que le pouvoir soviétique était entré en opposition contre la quasi-totalité du peuple ukrainien.
Ce conflit s'atténua pendant la période de la NEP. En août 1923, les dirigeants soviétiques reconnurent l'ukrainien comme langue officielle. Tout en plaçant à la tête du parti ukrainien l'un de ses affidés, Kaganovitch. Staline proclama l'« ère de l'ukrainisation » (1924-1928). De nombreux émigrés rentrèrent alors dans leur pays.
Une opposition grandissante au pouvoir soviétique se manifesta au sein même du parti communiste et dans la presse semi-indépendante de l'époque.
UN RAFFINEMENT DE FOURBERIE BUREAUCRATIQUE
Ce puissant mouvement s'appuyait sur la paysannerie, qui restait fortement marquée par les traditions de liberté du cosaque-fermier antérieures à l'occupation russe. « Le fermier ukrainien, dit Miron Dolot, avait un sens beaucoup plus aigu de la propriété privée et un sentiment plus profond d'indépendance et de liberté » que son homologue, l'ancien serf des grands domaines russes.
Un changement brutal intervint en 1929. Tandis que le « déviationnisme nationaliste » était proclamé ennemi principal en Ukraine, Staline décidait la collectivisation obligatoire des exploitations agricoles et l'élimination de la paysannerie.
Pour diriger la collectivisation forcée, le Comité central mobilisa vingt-cinq mille membres du Parti parmi les plus fanatiques et les plus haineux, tous étrangers à la paysannerie ukrainienne. Il leur fut adjoint des « propagandistes » recrutés parmi des éléments criminels. Tout en sauvegardant certaines apparences légales, mais en usant de la terreur, ils contraindront les fermiers à rejoindre le kolkhoze. Ce sont eux également qui imposeront d'irréalisables quotas de production au moyen d'impitoyables réquisitions. « La guerre est déclarée, c'est eux ou nous !, dira un membre du Comité central à Victor Kravtchenko, l'un de ces activistes. Il faut balayer les vieux débris pourris de l'agriculture capitaliste ! »
Dans le village de Miron Dolot, un matin froid de janvier 1930, très tôt, alors que les paysans dormaient encore, la Guépéou arrêta une quinzaine de personnes, les plus en vue. Elles furent emmenées, puis froidement abattues. Dans la même journée, leurs familles, femmes et enfants, furent chassées de leurs maisons et embarquées à coups de crosse sur des traîneaux. « Ils disparurent en criant et en gémissant dans la brume de l'hiver : Nous n'entendîmes plus jamais parler d' eux. »
Une fois décapité, le village fut divisé en unités et sous-unités de cent, dix et cinq maisons. A leur tête fut désigné un surveillant qui ne pouvait se dérober sous peine de devenir « ennemi du peuple », ce qui équivalait pour lui-même comme pour sa famille à un arrêt de mort ou de déportation. Miron Dolot décrit dans le détail l'odieux mécanisme qui transforma les villageois en instruments de leur propre asservissement.
Il y eut dans l'histoire ancienne ou récente bien d'autres massacres, bien d'autres horreurs et bien d'autres souffrances. Mais jamais, avant les communistes, un pouvoir homicide n'avait inventé cette perfection dans le sadisme qui fait de chacun le bourreau de tous et contraint les victimes à hurler, un pistolet sur la nuque : « Nous n'avons jamais été plus libres ni plus heureux. » Par un raffinement de fourberie bureaucratique, on n'exigeait pas seulement des paysans qu'ils abandonnent leur ferme pour le kolkhoze, il leur fallait encore déclarer par écrit qu'ils le faisaient volontairement et de leur plein gré. Ainsi les formes étaient sauves. Avec une duplicité de greffiers déments, les tortionnaires faisaient coup double. Ils effaçaient par avance les traces de leurs crimes tout en brisant leurs victimes par un désespoir absolu. Le pire martyre est celui dont on sait qu'il sera nié à jamais et travesti.
Face aux brigades de choc, à la Guépéou et à l'Armée Rouge, les paysans se réfugièrent dans la résistance passive. Pour en venir à bout, le gouvernement imagina de les dresser les uns contre les autres. Il prétendit que la résistance n'était le fait que des paysans riches, les koulaks. Il proclama donc la liquidation des koulaks. Avec la bénédiction des autorités, la racaille fut encouragée à toutes les violences contre les présumés koulaks, c'est-à-dire contre tous les paysans non collectivisés.
UNE PRODUCTION AGRICOLE DÉSORGANISÉE
Dans la presse, à la radio, dans les réunions, on martelait inlassablement les mêmes arguments: « Les koulaks sont des parasites; ils brûlent le blé, ils tuent les enfants... Dès qu'on les aura exterminés, une ère heureuse commencera pour la paysannerie. Et pas de pitié ! Ce ne sont pas des hommes, ces créatures-là ... » (4) On estime que plus d'un million de personnes furent ainsi assassinées, tandis que plus de deux millions étaient déportées dans des camps de concentration. Et ce n'était pas fini.
L'Ukraine protesta par un mouvement de révoltes locales et d'attentats contre les représentants du régime. Le pouvoir simula une marche arrière, et Staline publia dans la Pravda du 2 mars 1930 un article intitulé « Le vertige du succès ». Mais cette retraite tactique préludait à une riposte inédite, celle de la famine organisée.
A cette époque, la collectivisation forcée avait déjà touché près de 60 % des familles paysannes, provoquant une gigantesque désorganisation de la production agricole et une mortalité importante du bétail. Les activistes responsables de la collectivisation dans les villages étaient issus de milieux urbains et n'avaient aucune connaissance en matière agricole. Miron Dolot donne à ce sujet quantité d'exemples qui seraient drôles si les conséquences n'avaient été aussi terribles.
En 1930, sur une récolte ukrainienne de 83,5 millions de tonnes de blé, le régime en rafla 22 millions aux paysans et en exporta 5,5 millions. L'année suivante, les effets de la collectivisation se faisant sentir, la production baissa de 14 millions de tonnes. Mais le gouvernement préleva cette fois 22,8 millions de tonnes et en exporta 4,5 millions. Sans être mathématicien ni agronome, il était facile de comprendre ce qui allait se passer. Pourtant, le gouvernement augmenta encore les quotas de livraison de blé, les fixant pour 1932 à 29,5 millions de tonnes, le plus gros chiffre jamais exigé. Durant l'hiver, un peu partout en Ukraine, des paysans commencèrent à mourir de faim.
Comme les quotas ne pouvaient être remplis, Staline ordonna la saisie des réserves que les paysans conservaient pour ensemencer, mais aussi pour se nourrir durant l'hiver. Les kolkhozes eux-mêmes ne furent pas épargnés par cette recherche impitoyable du moindre grain de blé. Toutes les maisons furent fouillées de fond en comble par les commissions de réquisition en armes qui prenaient tout, le blé, mais aussi les autres denrées alimentaires. Le paroxysme de l'horreur fut atteint au cours de l'hiver 1932-1933. Des millions d'hommes, de femmes et d'enfants furent condamnés à une mort atroce. « Leurs corps étaient réduits à l'état de squelette, rapporte Miron Dolot. Leur peau jaune-grisâtre flottait autour de leurs os. Leurs visages ressemblaient à des masques de caoutchouc, avec de grands yeux exorbités et immobiles. Leurs cous étaient rentrés dans leurs épaules. Leur regard vitreux annonçait leur mort prochaine. »
LA VOLONTÉ D'EXTERMINER UN PEUPLE REBELLE
Ces gens vont mourir de faim à côté de montagnes de grains qui pourrissent dans les gares sous la surveillance féroce de gardes armés. Des miradors sont édifiés dans les campagnes afin de tirer comme des lapins les paysans qui tenteraient d'y glaner quelques pommes de terre ou quelques betteraves oubliées.
Sur ordre du gouvernement, des détachements de la milice et de la Guépéou barrent les routes pour interdire aux affamés de quitter leur village et tenter de se sauver. « Il nous apparut alors nettement qu'il s' agissait d'un complot contre nous, note sobrement Miron Dolot, et qu'on voulait nous anéantir, non seulement en tant que fermiers, mais en tant que peuple, en tant qu'Ukrainiens. »
Pour les sectateurs de l'utopie égalitaire et marxiste, l'identité ukrainienne, comme toute identité nationale, enracinée dans la communauté paysanne, pouvait apparaître à juste titre comme un obstacle incontournable. Il fallait donc détruire le tissu villageois par la collectivisation et saigner le peuple rebelle par la famine-génocide, exactement comme les jacobins de 1793, et pour des raisons analogues, avaient saigné la Vendée.
• Dominique Lorrain Le Choc du Mois. Octobre 1991
(1) Winston Churchill, The Second World War, vol. IV, livre 2, pp. 218-219.
(2) Guillaume Malaurie, L'Affaire Kravchenko, Robert Laffont, 1982.
(3) En langue française: La Famine-Génocide en Ukraine, Paris, 1983 (Publications de l'Est européen, BP 51. 75251 Paris Cedex 06). L'ouvrage le plus complet est celui de Robert Conquest, Harvest of Sorrow : Soviet Collectivization and Terror-Famine (Oxford University), Press, New York 1986). Par ailleurs, dans sa préface au livre de Miron Dolot (Les Affamés. Ramsay, 1986), James O. Mace propose un survol bibliographique de la question.
(4) Vassili-Grossman, Tout passe, Paris, 1972.

vendredi 22 août 2008

DÈS 1919, LA TERREUR ÉTAIT DÉNONCÉE

1973: le premier tome de L'Archipel du goulag d'Alexandre Soljenitsyne sort en librairie.
1968 : le soulèvement de Prague est réprimé dans le sang.
1956 : répression de la révolte de Budapest.
1947: parution de J'ai choisi la liberté, de V.-A. Kravchenko.
1941 : Arthur Koestler publie Le Zéro et l'infini.
1936 : André Gide publie Retour d'Urss.
Telles sont les grandes dates des prises de conscience successives de l'oppression soviétique par l'opinion publique. Dès 1919 pourtant, Karl Kautsky avait publié à Paris Terrorisme et communisme. La Révolution d'Octobre n'avait que deux ans et déjà, on savait.
On aurait dû savoir.
Les paupières lourdes, que Pierre Rigoulot, l'un des animateurs de la revue Est et Ouest vient de faire paraître aux éditions universitaires, est sous-titré : Les Français face au goulag, aveuglements et indignations. « Aveuglements », tel est bien le mot qui convient pour décrire l'attitude des intellectuels français qui ont attendu Soljénistsyne pour opérer un repli, non pas idéologique d'abord, mais davantage dialectique, après des décennies de fol et criminel égarement sur la réalité soviétique. Car dès 1919, on savait. Non seulement on connaissait les crimes qui avaient été perpétrés, mais tous les éléments de preuve et toutes les analyses existaient, qui démontraient comment la terreur avait été érigée en système de gouvernement.
Que le Parti communiste n'ait pas assuré à ces informations une large diffusion n'étonnera pas : son fonds de commerce était en cause. Que le vulgum pecus ait été pour une large part abusé, la propagande en porte la plus large responsabilité. Mais que tous ceux qui avaient accès à l'information l'ait, soit tenue pour pure calomnie, soit ignorée par conviction idéologique dépasse l'entendement.
En 1919 donc, Kautsky publie Terrorisme et communisme, Il y dénonce la Tchéka et évoque un premier bilan de 6 000 victimes de la révolution, Surtout, il explique déjà que la Terreur n'est pas une simple étape dans le processus révolutionnaire, mais une méthode de gouvernement:
- Fusiller, écrit-il, tel est l'alpha et l'oméga de la sagesse administrative des communistes.
Il ajoute :
- Leur pouvoir dictatorial ne se laisse concevoir que comme régime absolu de violence, d'un individu ou d'une petite organisation solidement bâtie.
« A la même époque, raconte Pierre Rigoulot, paraissent Mes tribulations dans la Russie des Soviets, de Victor Tchernov, qui fut président de l'assemblée constituante dissoute par les bolcheviks, et Les prisons soviétiques, un mémorandum du Comité exécutif de la conférence des membres de la Constituante en Russie. »
L'ouvrage dénonce les ravages de l'épuration, qui fait massacrer les parents, grands-parents, enfants et tous les proches de l'accusé, au nom de la responsabilité collective.
Beaucoup des critiques initiales sur le nouveau pouvoir en Russie proviennent de la gauche socialiste. Leurs organisations internationales facilitent la circulation de l'information. Du moins en circuit fermé. Car quand le 22 septembre 1920, des émigrés russes de gauche lancent un appel « au prolétariat de l'Europe occudentale », puis, le 6 mai 1921, à tous les partis socialistes d'Europe, l'écho est faible.
C'est au début des années 20 qu'apparaissent les premières mentions de camps de déportation. La brochure Tché-ka, publiée aux alentours de 1922 par des socialistes-révolutionnaires. consacre un chapitre au camp de concentration de Kholmogory, dans la région d'Arkhangelsk :
« De mai à novembre [1920], trois mille personnes y sont passées ; au mois de novembre, on comptait mille deux cents détenus [ ... ] Ce n'est pas sans raison que ce camp garde le surnom de Camp de la mort. »
On estime aujourd'hui que deux camps avaient été ouverts dès 1918, huit en 1920, cinquante six en 1922. En 1924, les prisons abritent un million de détenus ! Comme le disait Marcel Cachin, délégué de l'Internationale communiste à son retour d'URSS : « Rien pour un Français n'est à renier dans la révolution russe qui, dans ses méthodes, dans son processus, recommence la Révolution française. »
• Pierre Dhuisy Le Choc du Mois • Octobre 1991

L'année 1917 (1)


Le chemin des Dames
Au cours de la Première Guerre mondiale, 1917 fut l'année de tous les dangers. Elle commença en effet par la célèbre et désastreuse offensive du chemin des Dames, ordonnée par le général Nivelle. On a le cœur serré au spectacle de cette tragédie, désastre humain qui jaillît bien tourner au désastre militaire et politique. Mais qui était responsable ?
Pourquoi le président du Conseil, Briand, et ses ministres avaient-ils nommé Nivelle au détriment de chefs plus chevronnés et plus haut placés, Foch, Pétain ou Castelnau? Ce choix plut à l'état-major de Chantilly, d'autant plus qu'il avait été proposé par Joffre, mais déplut à la plupart des officiers.
Toutefois. en 1916, Nivelle avait contre-attaqué avec brio à Douaumont et multiplié les contre-offensives pour briser l'effort allemand contre Verdun. Or les politiques étaient avides d'une victoire que la plupart des militaires estimaient encore lointaine.
Nivelle, commandant en chef
L'offensive préconisée par Nivelle devait prendre les Allemands en tenaille dans le saillant d'Arras, Noyon et Soissons, et, pensait-on, réduire de beaucoup la durée de la guerre. L'attaque prudente et progressive prévue par Joffre devait se transformer en assaut concentré sur deux jours, destiné à rompre le front.
Par malheur, fin février, les Allemands se replièrent sur la ligne Hindenbourg, échappant à la prise en tenaille, et, début mars, ils s'emparèrent sur un officier tué des plans de l'opération. Tout était donc à refaire. Ou plutôt à ne pas faire, car le repli allemand avait fait perdre toute confiance dans l'attaque aux militaires et aux politiques.
De plus, à l'issue d'un hiver difficile, le moral des troupes était bas. Le nouveau président du Conseil, Ribot, ne se montrait pas enthousiaste, et le ministre de la Guerre, Painlevé, qui avait accepté de revenir après avoir donné sa démission à la nomination de Nivelle, l'était encore moins.
Pétain ne croyait pas à la percée. « Nous ne possédons pas les moyens de la réaliser. Les posséderions-nous qu'il nous faudrait des troupes fraîches pour l'exploitation. Disposez-vous des cinq cent mille hommes qui seraient alors nécessaires ?» Les Britanniques, eux aussi, se montrèrent sceptiques, même s'ils accomplirent avec loyauté leur part de l'effort. Seuls deux hommes gardaient confiance : Nivelle et Poincaré.
La responsabilité de Poincaré
Néanmoins, Nivelle, se trouvant seul contre tous, offrit alors sa démission. Mais l'homme de la situation était là: Poincaré, président de la République et par conséquent chef suprême des armées. Poincaré, qui avait joué un si grand rôle pour rendre la guerre inévitable, et qui par la suite devait contribuer avec ardeur à l' exaspération de l'Allemagne vaincue. Poincaré, donc, loin d'accepter la démission de Nivelle, décida que l'offensive aurait lieu.
La perspective de l'action et les importants mouvements de matériel que sa préparation entraînait fit cependant remonter un peu le moral, et même les Russes (on était à quelques mois de la révolution soviétique) acceptèrent d' y prendre part. Nivelle, qui avait établi son quartier général à Compiègne pour être plus près du front, faisait la tournée des popotes, déclarant: « Fini, cette fois, le barbotage dans la boue des tranchées! Le Boche sera reconduit tambour battant à ses frontières et au-delà. Vous entrerez dans les lignes ennemies comme dans du beurre lorsque notre formidable artillerie aura arrosé leurs tranchées et anéanti leurs défenses ».
À l'arrière, l'optimisme était aussi de mise. Tous discutaient des préparatifs en cours avec beaucoup d'enthousiasme ... mais peu de discrétion. Dans les bureaux, on en vint même à étudier des plans de démobilisation.
Pendant ce temps, les Allemands renforçaient leurs défenses et arrosaient les premières lignes d'un tir in-'cessant et meurtrier; un second coup de chance fit même tomber entre leurs mains, le 4 avril, les plans du dispositif de la cinquième armée et ses objectifs: c'était un simple sergent-major de zouaves qui en était porteur. Ce fait jeta la consternation à l'état-major, mais ne suffit pas à ébranler la confiance de Nivelle et encore moins celle de son chef de cabinet. le colonel Audemard d'Alençon. Ce dernier expliqua le la mai à un général de division ce qui allait se passer dans le secteur du chemin des Dames : « Nous arriverons ici, ici et ici, et ce sera fait ! » Le général murmura : « Nous y arriverons, ou nous n'y arriverons pas ... » En première ligne, Mangin attendait l'offensive avec optimisme, au point que le général Micheler confia à Clemenceau (alors sénateur) qu'il trouvait ses préparatifs "téméraires".
De plus, les premiers essais des chars d'assaut s'étaient révélés décevants. Peu avant, quatre-vingts d'entre eux s'étaient fait détruire en une seule attaque. Le troisième bureau considérait pour sa part que le mauvais temps à lui seul était un obstacle rédhibitoire.
À l'aube du 16 avril
L'offensive eut lieu malgré tout, sous une pluie glaciale qui avait duré toute la nuit, dans une boue que le dégel faisait monter dans les tranchées jusqu'à hauteur des genoux.
Le 16 avril, à six heures du matin, un million de fantassins sortirent des tranchées sur 65 km de front. Ils atteignirent les premières lignes allemandes, les secondes. parfois les troisièmes. Pour se rendre compte avec stupeur que l'artillerie n'avait détruit ni les réseaux de fil de fer barbelé ni les nids de mitrailleuses. Car les tranchées allemandes étaient bétonnées, et des boyaux et des tunnels reliaient les postes entre eux. Les hommes furent fauchés par centaines, sans même se rendre compte d'où venaient les tirs !
Dès sept heures, la bataille de Craonne était perdue. À neuf heures. elle l'était à Laffaux. L'artillerie ayant pris du retard à cause des intempéries. elle déclencha trop tard un tir de barrage qui à plusieurs endroits écrasa ses propres troupes. À midi, le malaise régnait à l'état-major. L'arrivée des premiers trains de blessés répandit l'effroi à Paris. Dès onze heures, les troupes d'exploitation regagnèrent leurs cantonnements sans avoir été engagées. Beaucoup de combattants ne purent regagner les leurs qu'à la faveur de la nuit.
Fatalité ou aveuglement ?
Nivelle avait promis d'arrêter l'offensive si elle ne donnait pas de résultat en deux jours. Il n'en fit rien, et Poincaré refusa de s'en mêler ! Le 4 mai, l'assaut reprit, toujours sous une pluie glacée et sans préparation, faisant des centaines de morts en moins d'une heure à Laffaux. C'est le 15 mai seulement que Nivelle fut relevé de son commandement et remplacé par Pétain. Les combats ne purent cependant cesser tout à fait que vers le 22 mai.
L'afflux des blessés dans toute la France (les hôpitaux du front étaient débordés) sema la consternation. « On nous a assassinés ! » criaient aux passants depuis leurs camions les hommes ramenés au repos. La censure constata que le ton des lettres des soldats rescapés était des plus noir. Les officiers eux-mêmes ne voyaient plus d'issue à la guerre. La responsabilité de Nivelle, qu'il tenta en vain de rejeter sur ses seconds, était lourde.
Toutefois, lorsqu' il passa en conseil de guerre, aucune faute militaire ne fut relevée contre lui. Sans doute cet officier brillant, qui avait su séduire par son allure et son enthousiasme, avait-il été victime de son aveuglement. Mais force est de constater que, mis en présence des faits, Poincaré n'avait pas pris la décision d'empêcher l'offensive, au moment décisif où Nivelle lui-même était prêt à y renoncer.
C'est à Pétain que revint la tâche ingrate et pénible de faire face aux mutineries qui éclatèrent et de remonter le moral de l'armée. Ces mutineries sont la conséquence de l'échec sanglant de l'offensive, mais aussi d'une propagande pacifiste et de trahisons auxquelles l'attitude complaisante du ministère de l'Intérieur avait laissé le champ libre...
Pierre de Laubier. FDA août 2007

L'année 1917 (2)


Subversion et mutineries
Les mutineries de 1917 sont la conséquences de l'effondrement du moral des troupes après l'offensive du chemin des Dames. Mais le ressentiment des soldats après les lourdes pertes que les erreurs de Nivelle avaient entraînées n'explique à lui seul ni la durée ni l'étendue des mutineries. Elles ont aussi été suscitées par une propagande active, couverte de façon étonnante par le ministre de l'Intérieur.
Les mutineries éclatèrent dans une unité qui n'avait pas pris part aux combats d'avril, et se répandirent aux premières lignes, révoltes, refus d'obéissance et désertions prenant peu à peu des proportions effrayantes. Qu'elles aient commencé parmi les troupes de l'arrière n'est pas étonnant : c'est en général après l'action que le moral s'effondre, et plus facilement à l'arrière qu'au front. D'autant plus que l'arrière est plus vulnérable à la propagande.
La propagande à l'œuvre
Beaucoup s'activaient en effet pour jeter de l'huile sur le feu. On était en 1917, et il serait naïf de croire que la révolution ne couvait qu'en Russie (elle devait éclater en Allemagne et en Autriche aussitôt après la guerre). Dans les gares, la propagande faisait rage auprès des permissionnaires, et des officines fournissaient des vêtements civils aux déserteurs, qui furent 21 000 à la fin de l'année.
Les mesures prises pour éviter les fuites et la propagande n'avaient pas été aussi rigoureuses qu'on le croit. Le ministre de l'Intérieur, Louis Malvy, avait omis de faire arrêter les 2 500 agitateurs dont les noms étaient consignés dans le "carnet B". Anarchistes, marxistes, imprimaient leurs tracts en plein Paris, tel Sébastien Faure qui reçut même une subvention pour fonder la feuille séditieuse Ce qu'il faut dire et, arrêté en 1916 pour une affaire de mœurs dans un jardin public, vit l'affaire étouffée ...
Un anarchiste, Mauricius, prêchait impunément le défaitisme dans les usines, ainsi qu'un certain Merrheim, secrétaire de la fédération syndicale des métaux; citons encore Hubert, secrétaire du syndicat des ouvriers du bâtiment, Péricat, Hasfeld, Mecheriakoff, Cahen de Caiffa et un certain Garfunkel, qui dirigeait une agence de désertion. Tous avaient bénéficié de la mansuétude du ministre de l'Intérieur.
Que fait le ministre de l'Intérieur ?
Duval, rédacteur en chef du Bonnet rouge (propriété de Miguel Almereyda), fut trouvé en possession d'un chèque de 150 000 F tiré sur une banque suisse et signé Marx ... Ce banquier de Mannheim était le principal bailleur de fonds des espions allemands à l'étrangers. Mais Duval fut relâché. Malgré huit condamnations dont deux pour incitation à la mutinerie, Almereyda avait joui de la protection de Malvy depuis 1914, avec ses acolytes Goldsky, Landau et Joucla. Malvy ne suspendit ses subventions qu'en 1916 sur ordre de Briand. Le journal fut alors financé par Marx et continua de paraître malgré les protestations de Léon Daudet et Maurice Barrès.
En juin, il y avait 70 000 grévistes dans les usines. Ce qui n'avait qu'un rapport indirect avec les hécatombes du chemin des Dames, car certains griefs des combattants s'adressaient aux ouvriers : « Pourquoi irions-nous nous battre pour quelques sous par jour alors que les ouvriers d'usine, en sécurité, gagnent quinze à vingt francs ? » disaient-ils. Ce qui n'empêchait pas la propagande pacifiste d'être faite par le comité de défense syndicaliste, la fédération des métaux, le syndicat des instituteurs.
Pétain fait face
Le général Pétain envoya à Painlevé, ministre de la Guerre, un long rapport qui détaillait les causes des mutineries. « On trouve, au fond de ces actes d'indiscipline, la question des permissions, l'ivrognerie et - il faut bien l'avouer les erreurs commises par le haut commandement lors des récentes offensives. Il faut aussi mentionner la faiblesse dans la répression des crimes et délits militaires.» Il fait aussi état des ravages de la propagande révolutionnaire « Ces tracts, ce n' est pas un secret, sont imprimés et distribués par la C.G.T »
De même qu'il avait énuméré les nombreuses causes des mutineries, Pétain, dont le caractère prudent et le sens aigu des réalités faisaient l'homme de la situation, prit une longue série de mesures, disant : « Certains faits sont profondément ressentis par les hommes du front, il faut les faire disparaître ... Je me considère comme un médecin chargé de guérir cette maladie de l'armée.» Il réclama la surveillance des gares, la neutralisation des agitateurs et des journaux subversifs. Puis il organisa le système du roulement, qui permettait une relève plus fréquente des unités au front. Cette réorganisation fut lente, et jusqu'à la fin de 1917 l'armée française fut hors d'état de mener une offensive, voire d'y résister. Mais Pétain disait sagement: « J'attends les chars et les Américains. »
Fin mai encore, le nouveau commandant en chef avait pu cacher la nouvelle aux Britanniques (Haig, commandant des troupes britanniques, et le Premier Ministre Lloyd George ignoraient tout), et Poincaré ne l'apprit que le 29. Quant aux Allemands, informés par trois prisonniers évadés, ils n'exploitèrent pas ce renseignement malgré les avertissements du Kronprintz. L'armée britannique montra d'ailleurs une loyauté sans faille. Haig, qui s'abstint de prévenir son gouvernement, mena des opérations de diversion pour dissuader une offensive allemande qui, si elle s'était produite, aurait été fatale, au moment où il n'existait plus que deux divisions sûres entre Soissons et Paris.
C'est à partir de juillet, alors que la discipline avait été restaurée dans la troupe, que des mesures furent enfin prises contre la propagande : Le Bonnet rouge interdit, Duval, Almereyda. Landau, Goldsky furent arrêtés, ainsi que pas moins de 1 700 agitateurs. Malvy devait être condamné à cinq ans de bannissement par la Haute Cour en 1918.
Quant aux mutins eux-mêmes, 412 furent condamnés à mort en cour martiale dont 356 virent leur peine commuée (dont 219 par Pétain lui-même) et trente seulement furent exécutés. Il faut cependant y ajouter les exécutions dont les chefs locaux avaient pris l'initiative sous l'effet de la panique. La suppression des cours martiales, l'année précédente, avait favorisé ces punitions expéditives. Elles furent trop nombreuses, injustes et cruelles, mais leur nombre est inconnu.
Une tragédie humaine ... et politique
Les mutineries de 1917 furent un drame tragique au milieu de cette grande tragédie qu'était la guerre. Bien des mutins avaient été d'abord des combattants courageux. Tous méritent notre compassion et notre compréhension. Mais ceux qui les ont poussés à ces actes d'indiscipline sans en payer eux-mêmes le prix ne méritent ni l'une ni l'autre.
Beaucoup d'idéologies se proclament "humanistes" et se proposent de faire le bonheur de l'"humanité". Il faut se méfier des dérivés du mot "homme", car ceux qui déifient l'humanité sont prêts à sacrifier de nombreuses vies humaines pour parvenir à leurs fins. Et les victimes s'accumulent sans que le bonheur promis soit en vue.
On se sert du nom du général Nivelle pour présenter l'armée, les officiers, l'état-major, comme un ramassis de brutes sanguinaires. Or, c'est contre l'avis de l'armée que Nivelle avait lancé son offensive, avec l'appui décisif de Poincaré. La responsabilité de ce dernier est lourde, comme elle l'avait été dans le déclenchement de la guerre, et comme elle devait l'être dans l'application aveugle et brutale du traité de Versailles.
Le drame de 1917 résume toute la guerre. Il révèle les souffrances des soldats mais aussi leur héroïsme. Il révèle la foi dans la patrie d'une armée dont beaucoup d'officiers avaient pourtant été persécutés par la politique anticléricale. Il révèle enfin les vices d'un régime qui, pourtant, devait durer encore vingt ans, le temps qu'une autre guerre mondiale éclate.
Pierre de Laubier Français d'Abord août 2007

mercredi 20 août 2008

Rostropovitch, l'air de la liberté


Mort à quatre-vingts ans, Rostropovitch restera comme une grande figure de la musique, mais aussi comme un homme qui a su dire non. Non au totalitarisme aux compromissions qui font préférer les bourreaux des peuples aux peuples eux-mêmes. Touchant l'âme des hommes par le langage universel de la musique, il savait aussi que l'amour de la patrie est cher à l'âme des peuples libres.
Né en 1927 à Bakou, en Azerbaïdjan, Mstislav Rostropovitch apprit le piano avec sa mère, puis le violoncelle avec son père, et donna son premier concert à treize ans. Élève du conservatoire de Moscou, il composa beaucoup pendant ses études, mais sa rencontre avec Chostakovitch le convainquit qu' il n' avait pas pour cet art le talent qu'il espérait. Il se "contenta" désormais d'une carrière de violoncelliste interprète, si l'on peut dire, car cette carrière fut exemplaire. Ami de Prokofiev et de Chostakovitch, Rostropovitch a beaucoup contribué, en suscitant de nombreuses compositions pour cet instrument, à enrichir le répertoire du violoncelle.
Russe d'abord
Premier prix aux concours de Prague et de Budapest en 1947, 1949 et 1950, il se vit décerner en 1950 la plus haute récompense qui existait alors dans son pays : le prix Staline, Professeur au conservatoire de Saint-Pétersbourg, il épousa une chanteuse du théâtre du Bolchoï. Mais cette carrière officielle au sein des élites artistiques, que le pouvoir soviétique cajolait à des fins de propagande, ne l'aveuglait pas.
Dès 1969, Rostropovitch et sa femme soutiennent le romancier Alexandre Soljenitsyne, qu'ils hébergent dans leur datcha. Et, en 1970, ils écrivent une lettre ouverte à Brejnev pour protester contre des restrictions à la liberté artistique. Ces actes eurent comme conséquence immédiate l'annulation de leurs concerts, de leurs projets d'enregistrement et de leurs voyages à l'étranger. En 1974, des visas de sortie leur furent accordés, et quatre ans plus tard, ils furent déchus de leur citoyenneté soviétique. Preuve qu'ils étaient fidèles à leur vraie patrie.
L'hymne à la joie
Rostropovitch ne redevint jamais soviétique : c'est la nationalité russe qu'il retrouva en 1990. En 1989, lors de la chute du mur de Berlin, il a été l'un des premiers à comprendre la portée de l'événement, bien avant beaucoup d'intellectuels et d'hommes politiques qui demeuraient, il faut bien le dire, fascinés par le "modèle" soviétique. Il n'était cependant pas venu prononcer des discours, mais tout simplement jouer de son instrument devant le mur en cours de démolition. Quand beaucoup exprimaient déjà leur inquiétude d'un "réveil des nationalisme", il exprimait tout simplement la joie de tous.
Il faut rappeler que les risques qu'on prenait en s'opposant à la dictature socialiste soviétique ne venaient pas seulement de l'Est. On se souvient que les attaques contre Kravtchenko, menées par la presse communiste et ses relais, avaient poussé le dissident au suicide. Soljenitsyne ne fut pas non plus épargné : la moindre allusion de sa part à la mère patrie russe et aux valeurs spirituelles le faisaient accuser d'être un suppôt d' Yvan le Terrible.
Le tribut que nous devons aux amis de la liberté n'a pas été payé, Mais sans doute, reconnaître leur courage mettrait-il l'accent sur la complaisance de tant d'autres. Alors qu'il semble que la "dénazification" doive durer au moins cinq siècles, la "décommunisation" n'a pris que cinq minutes. Or, oublier les crimes et leurs complices, c'est oublier aussi les héros, hélas !
Une icône de la liberté
Les funérailles de Rostropovitch ont eu lieu en la cathédrale Saint-Basile de Moscou, détruite sur ordre de Staline, et reconstruite à l'initiative d'un autre personnage récemment disparu, auquel comme de juste les critiques et les quolibets n' ont pas été épargnés : Boris Eltsine. Rostropovitch jouant du violoncelle devant la première brèche du mur de Berlin, Eltsine debout devant le Parlement russe assiégé par les chars, resteront deux images du courage et de la liberté. Qualités qui demeurent nécessaires car le résultat des dernières élections a montré que les partisans des forceries totalitaires sont toujours là. Défendre sa patrie reste un acte de courage.
Pierre de Laubier. FDA juillet 2007

Le vrai visage de Blum

LÉON BLUM, qui a été une figure marquante de la IIIe République dans l'entre-deux-guerres, est un personnage apparemment complexe. Mais dont la complexité serait le fruit d'une recherche d'équilibre en matière de positionnement. Ainsi, si l'on en croit l'auteur (non identifiable) de la notice consacrée à Blum dans le Dictionnaire d'histoire de France dirigé par Alain Decaux et André Castelot (Perrin, 1981), sa pensée politique, résumée dans son ouvrage A l'échelle humaine (1945), « marque un profond effort de conciliation entre les thèses fondamentales du marxisme et les exigences traditionnelles du libéralisme et de l'humanisme occidental ». Blum serait en somme le père spirituel de ceux qui affirment aujourd'hui qu'après tout, entre socialisme et libéralisme, il y a bien des possibilités de convergence doctrinale (c'est ce que certains, pour justifier leurs reniements, appellent "l'ouverture").
La vérité est toute différente. En fait, Blum était animé d'un état d'esprit parfaitement sectaire, même s'il était capable d'adapter son discours aux contraintes des situations avec une souplesse dialectique toute talmudique. Quand il se croyait en position suffisamment forte pour exprimer ses convictions, il se laissait aller à lever un pan du voile. En témoigne ce qu'il écrit le 12 février 1936 dans Le Populaire, le journal de la SFIO dont il signait, en tant que directeur politique, les éditoriaux: « Aussitôt que nous posséderons le pouvoir, nous détruirons et remplacerons par les nôtres les cadres de l'armée, de la magistrature, de la police et nous procèderons à l'armement du prolétariat. Nous pourrons alors construire la société collectiviste ou communiste. Tout le reste n'est que littérature. » Propos d'intellectuel loin des réalités ? Moins de quatre mois après avoir écrit ces lignes, Blum présidait le premier ministère de Front populaire.
Son parcours fut-il celui, comme l'écrivait en 1950 Emmanuel Beau de Loménie, « d'un intellectuel malheureusement égaré dans la politique » ?
Il est vrai que le début de sa carrière, penche plus vers la littérature que vers la politique, encore qu'il ait milité, jeune homme, pour Dreyfus. Mais n' était-ce pas naturel pour ce garçon né dans une famille israélite venue d'Alsace et se consacrant au commerce des tissus rue du Sentier ? Elève brillant, il entre à l'Ecole Normale Supérieure mais n 'y reste pas car, à en croire Henry Coston (Dictionnaire de la politique française, 1967), « un incident fâcheux, au cours d'un examen, l'amena à obliquer vers le Conseil d'Etat ».
Auteur d'articles de critique littéraire dans divers journaux, Blum publie en 1907 un essai, Du mariage, dont on lui ressortira certains passages quand il sera devenu un homme politique. Par exemple « Je n'ai jamais discerné ce que l'inceste a de proprement repoussant » ou encore « Non seulement la plupart des filles sont parfaitement aptes dès quinze ans à goûter l'amour, mais il n'y a guère de période où elles soient mieux disposées à en jouir ». Il est vrai qu'aujourd 'hui ce genre de déclarations paraîtrait quasiment conventionnel ...
Après avoir passé la guerre de 1914-1918 au Conseil d'Etat, Blum est élu député en 1919. Il s'impose vite comme un des meneurs des socialistes et un habile manœuvrier, poussant ses amis à s'unir aux radicaux (« Cartel des gauches ») pour soutenir la combinaison ministérielle Herriot en 1924. Il s'oppose violemment aux députés de droite, à qui il lance un jour à la Chambre: « Je vous hais ! » Parallèlement à sa carrière politique, il est un actif avocat d'affaires, ayant pour clients des grands magasins, des banquiers, des firmes industrielles. Ce qui lui vaut de s'entendre dire par Daladier: « Sachez que, moi, je n'ai ni capitaux, ni capitalistes à défendre. »
En politique internationale, certaines de ses analyses sont restées célèbres. Il écrit ainsi, en novembre 1932 : « Hitler est désormais exclu du pouvoir: il est même exclu, si je puis dire, de l'espérance du pouvoir. » Deux mois après, Hitler était au pouvoir.
Devenu chef du gouvernement de Front populaire, il applique des principes dont il donnera tranquillement la recette en 1939 dans Paris-Soir : « Pour attirer à soi les masses, il faut les exalter, il faut les convaincre, il faut au moins se donner la peine de les duper. » Travaux pratiques : en juin 1936, il fait dire à son ministre des Finances: « La dévaluation est une solution désespérée et immorale, profitable aux seuls spéculateurs et débiteurs malhonnêtes. » Trois mois après, le gouvernement Blum dévalue (et récidive en juin 1937).
A l'époque, la presse nationaliste accusa Blum d'avoir installé dans son ministère une cinquantaine de ses coreligionnaires, soit comme ministres ou sous-secrétaires d'Etat, soit comme directeurs ou attachés de cabinet. Ce que lui reprocha aussi le consistoire israélite, l'accusant d'avoir ainsi suscité en France un sentiment d'hostilité à l'égard de la communauté juive.
Pierre VIAL. RIVAROL 29 février 2008