En pleine paix, sur la terre la plus riche et la plus fertile d'Europe, alors que les récoltes sont prospères et que les silos débordent de blé, plusieurs millions d'Ukrainiens sont morts de faim. Cette famine meurtrière n'est comparable à aucune autre dans l'histoire. Elle ne résultait d'aucune cause naturelle. Ce fut une famine politique, préméditée, organisée, impitoyablement planifiée pour saigner un peuple rebelle.
De Staline à Khrouchtchev, les dirigeants soviétiques l'ont toujours nié, mais l'étude des recensements officiels de 1926 et de 1939 a valeur de démonstration. Elle accuse en Ukraine un abîme démographique de huit à neuf millions de personnes. Sans faire allusion à la famine, au cours d'une conversation avec Winston Churchill, Staline a cependant admis que la collectivisation des campagnes, qui frappa surtout l'Ukraine, avait fait quelque dix millions de morts (1).
Lors des famines de 1921-1923, provoquées par la guerre civile, le Kremlin avait sollicité des secours internationaux. Dix-huit millions de personnes avaient ainsi été sauvées par raide massive de l'American Relief Administration. Dix ans plus tard, en 1932-1933, tandis que des informations précises commencent à filtrer sur le drame ukrainien malgré le mur du silence, le gouvernement soviétique dément l'existence de la famine et refuse catégoriquement les dons du Civil Relief Committee for Starving Ukraine et d'autres organisations humanitaires. Ce sont précisément cette négation de la famine et ce refus de toute assistance qui permettent de conclure au génocide.
A l'époque, les démentis réitérés du Kremlin ne purent pas masquer la réalité. Des journalistes américains en poste à Moscou informèrent le monde dès le début de 1933. Mgr lnnitzer, cardinal-archevêque de Vienne, fut l'un des premiers à s'émouvoir de l'épouvantable famine et des cas d'anthropophagie qu'elle engendrait. A Genève, le docteur Mowinckel, président en exercice de la Société des nations, lança un appel à la solidarité internationale, que repoussèrent les Soviétiques. Lorsqu'un représentant du Congrès américain, H.E. Koppelman, manifesta son inquiétude, Litvinov, ministre des Affaires étrangères de l'URSS, lui fit répondre avec condescendance que ses informations étaient des faux fabriqués par les contre-révolutionnaires.
LE PIÈGE D'UNE OPPRESSION IMPARABLE
Pour discréditer accusations et témoignages, une occasion inespérée se présenta : celle du voyage officiel d'Edouard Herriot au cours de l'été 1933. Partisan d'un rapprochement avec la Russie soviétique, le leader du parti radical débarqua à Odessa le 26 août 1933.
Les Soviétiques rééditeront pour lui la mise en scène imaginée en son temps par le ministre Potemkine pour la Grande Catherine. Dans les villages traversés, Herriot, qui ne demandait qu'à se laisser convaincre, ne vit qu'un décor et de joyeux figurants mis en place par la Guépéou. Un témoin se souviendra qu'à Kiev, la population avait été mobilisée pour ramasser les cadavres, décorer les façades et nettoyer les rues vingt-quatre heures avant le passage de la délégation française. Edouard Herriot, dont l'absence de curiosité fut exemplaire, déclara à son retour : « Lorsque l' on soutient que l'Ukraine est dévastée par la famine, permettez-moi de hausser les épaules. » La Pravda du 13 septembre pourra se féliciter bruyamment de ce « démenti catégorique aux mensonges de la presse bourgeoise ».
Ainsi le rideau de silence retombait sur les charniers ukrainiens, Le stratagème soviétique, en jetant le doute sur l'hécatombe, la réduisait à une simple hypothèse. La Seconde Guerre mondiale, ses abominations, mais aussi l'alliance contre nature de l'URSS et des démocraties contribueront à évacuer jusqu'au souvenir de l'horrible drame ukrainien. Ainsi, à l'exemple de beaucoup d'ouvrages historiques, dont le Dictionnaire d' histoire Universelle de Michel Mourre, l'Encyclopédie Universalis n'en dit pas un mot. Contrairement à la tragédie des Juifs européens ou des Arméniens, la famine-génocide de l'Ukraine n'est pas inscrite dans les mémoires. Le démenti constant et la désinformation soviétique se sont trouvés relayés par la sympathie d'une grande partie de l'intelligentsia occidentale à l'égard de l'URSS.
Dans l'après-guerre, le premier accroc de taille au rideau du silence fut ouvert par Victor Kravchenko dans son livre-témoignage J'ai choisi la liberté et par le procès retentissant qui l'opposa à ses détracteurs (2). Puis vinrent quelques timides révélations à l'époque de la déstalinisation et les allusions de Soljenitsyne au « grand massacre ». Dès lors, documents, études et témoignages vont se multiplier (3).
Aucun, cependant, ne revêt le caractère hallucinant du livre de Miron Dolot, Les Affamés : l' holocauste masqué, dont les éditions Ramsay ont publié en 1986 la traduction française préfacée par Guillaume Malaurie. Il constitue le témoignage oculaire le plus détaillé sur cet holocauste masqué.
Miron Dolot vécut les terribles années 1929-1932 dans un village d'Ukraine. Ayant échappé par miracle à la mort qui frappait autour de lui, il eut la chance de passer à l'Ouest à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ayant refait sa vie aux Etats-Unis, il a consigné ses souvenirs au jour le jour, nous offrant une sorte de journal de l'horreur. En tant que tel, son témoignage offre une source exceptionnelle d'informations sur les souffrances inimaginables imposées aux paysans ukrainiens, riches ou pauvres, et sur les méthodes diaboliques conçues par les Soviétiques pour parvenir à leurs fins.
Depuis la fin de la guerre civile qui avait dévasté l'Ukraine, les campagnes vivaient dans une relative tranquillité. Les paysans étaient propriétaires de la terre, de leur maison et de leur bétail. Chaque village avait conservé son pope et était administré par un soviet élu fonctionnant à la manière d'un conseil municipal. Le poids du nouveau régime ne se faisait guère sentir.
Dès le début de la révolution russe, une république autonome ukrainienne fut proclamée à Kiev (juillet 1917) par la réunion d'une assemblée nationale, la Rada. Un gouvernement fut constitué avec, comme ministre de la Guerre, Simon Petliura, figure centrale du mouvement national durant toute la guerre civile. Pendant quatre ans, l'Ukraine indépendante sera sillonnée tour à tour par les colonnes allemandes, par les Rouges, par les Blancs, par les Verts de Makhno, par les Polonais et par les propres troupes de Petliura. Kiev changera de main plus de dix fois, jusqu'à la victoire bolchevique de 1921, qui mit fin à l'indépendance.
Selon l'aveu même des communistes russes, « le gouvernement soviétique entra aussitôt en conflit direct avec la masse des paysans ukrainiens ». Quand on sait qu'à l'époque ces derniers représentaient près de 80 % de la population de l'Ukraine et que, dans les villes, le conflit se manifestait également, cela signifie que le pouvoir soviétique était entré en opposition contre la quasi-totalité du peuple ukrainien.
Ce conflit s'atténua pendant la période de la NEP. En août 1923, les dirigeants soviétiques reconnurent l'ukrainien comme langue officielle. Tout en plaçant à la tête du parti ukrainien l'un de ses affidés, Kaganovitch. Staline proclama l'« ère de l'ukrainisation » (1924-1928). De nombreux émigrés rentrèrent alors dans leur pays.
Une opposition grandissante au pouvoir soviétique se manifesta au sein même du parti communiste et dans la presse semi-indépendante de l'époque.
UN RAFFINEMENT DE FOURBERIE BUREAUCRATIQUE
Ce puissant mouvement s'appuyait sur la paysannerie, qui restait fortement marquée par les traditions de liberté du cosaque-fermier antérieures à l'occupation russe. « Le fermier ukrainien, dit Miron Dolot, avait un sens beaucoup plus aigu de la propriété privée et un sentiment plus profond d'indépendance et de liberté » que son homologue, l'ancien serf des grands domaines russes.
Un changement brutal intervint en 1929. Tandis que le « déviationnisme nationaliste » était proclamé ennemi principal en Ukraine, Staline décidait la collectivisation obligatoire des exploitations agricoles et l'élimination de la paysannerie.
Pour diriger la collectivisation forcée, le Comité central mobilisa vingt-cinq mille membres du Parti parmi les plus fanatiques et les plus haineux, tous étrangers à la paysannerie ukrainienne. Il leur fut adjoint des « propagandistes » recrutés parmi des éléments criminels. Tout en sauvegardant certaines apparences légales, mais en usant de la terreur, ils contraindront les fermiers à rejoindre le kolkhoze. Ce sont eux également qui imposeront d'irréalisables quotas de production au moyen d'impitoyables réquisitions. « La guerre est déclarée, c'est eux ou nous !, dira un membre du Comité central à Victor Kravtchenko, l'un de ces activistes. Il faut balayer les vieux débris pourris de l'agriculture capitaliste ! »
Dans le village de Miron Dolot, un matin froid de janvier 1930, très tôt, alors que les paysans dormaient encore, la Guépéou arrêta une quinzaine de personnes, les plus en vue. Elles furent emmenées, puis froidement abattues. Dans la même journée, leurs familles, femmes et enfants, furent chassées de leurs maisons et embarquées à coups de crosse sur des traîneaux. « Ils disparurent en criant et en gémissant dans la brume de l'hiver : Nous n'entendîmes plus jamais parler d' eux. »
Une fois décapité, le village fut divisé en unités et sous-unités de cent, dix et cinq maisons. A leur tête fut désigné un surveillant qui ne pouvait se dérober sous peine de devenir « ennemi du peuple », ce qui équivalait pour lui-même comme pour sa famille à un arrêt de mort ou de déportation. Miron Dolot décrit dans le détail l'odieux mécanisme qui transforma les villageois en instruments de leur propre asservissement.
Il y eut dans l'histoire ancienne ou récente bien d'autres massacres, bien d'autres horreurs et bien d'autres souffrances. Mais jamais, avant les communistes, un pouvoir homicide n'avait inventé cette perfection dans le sadisme qui fait de chacun le bourreau de tous et contraint les victimes à hurler, un pistolet sur la nuque : « Nous n'avons jamais été plus libres ni plus heureux. » Par un raffinement de fourberie bureaucratique, on n'exigeait pas seulement des paysans qu'ils abandonnent leur ferme pour le kolkhoze, il leur fallait encore déclarer par écrit qu'ils le faisaient volontairement et de leur plein gré. Ainsi les formes étaient sauves. Avec une duplicité de greffiers déments, les tortionnaires faisaient coup double. Ils effaçaient par avance les traces de leurs crimes tout en brisant leurs victimes par un désespoir absolu. Le pire martyre est celui dont on sait qu'il sera nié à jamais et travesti.
Face aux brigades de choc, à la Guépéou et à l'Armée Rouge, les paysans se réfugièrent dans la résistance passive. Pour en venir à bout, le gouvernement imagina de les dresser les uns contre les autres. Il prétendit que la résistance n'était le fait que des paysans riches, les koulaks. Il proclama donc la liquidation des koulaks. Avec la bénédiction des autorités, la racaille fut encouragée à toutes les violences contre les présumés koulaks, c'est-à-dire contre tous les paysans non collectivisés.
UNE PRODUCTION AGRICOLE DÉSORGANISÉE
Dans la presse, à la radio, dans les réunions, on martelait inlassablement les mêmes arguments: « Les koulaks sont des parasites; ils brûlent le blé, ils tuent les enfants... Dès qu'on les aura exterminés, une ère heureuse commencera pour la paysannerie. Et pas de pitié ! Ce ne sont pas des hommes, ces créatures-là ... » (4) On estime que plus d'un million de personnes furent ainsi assassinées, tandis que plus de deux millions étaient déportées dans des camps de concentration. Et ce n'était pas fini.
L'Ukraine protesta par un mouvement de révoltes locales et d'attentats contre les représentants du régime. Le pouvoir simula une marche arrière, et Staline publia dans la Pravda du 2 mars 1930 un article intitulé « Le vertige du succès ». Mais cette retraite tactique préludait à une riposte inédite, celle de la famine organisée.
A cette époque, la collectivisation forcée avait déjà touché près de 60 % des familles paysannes, provoquant une gigantesque désorganisation de la production agricole et une mortalité importante du bétail. Les activistes responsables de la collectivisation dans les villages étaient issus de milieux urbains et n'avaient aucune connaissance en matière agricole. Miron Dolot donne à ce sujet quantité d'exemples qui seraient drôles si les conséquences n'avaient été aussi terribles.
En 1930, sur une récolte ukrainienne de 83,5 millions de tonnes de blé, le régime en rafla 22 millions aux paysans et en exporta 5,5 millions. L'année suivante, les effets de la collectivisation se faisant sentir, la production baissa de 14 millions de tonnes. Mais le gouvernement préleva cette fois 22,8 millions de tonnes et en exporta 4,5 millions. Sans être mathématicien ni agronome, il était facile de comprendre ce qui allait se passer. Pourtant, le gouvernement augmenta encore les quotas de livraison de blé, les fixant pour 1932 à 29,5 millions de tonnes, le plus gros chiffre jamais exigé. Durant l'hiver, un peu partout en Ukraine, des paysans commencèrent à mourir de faim.
Comme les quotas ne pouvaient être remplis, Staline ordonna la saisie des réserves que les paysans conservaient pour ensemencer, mais aussi pour se nourrir durant l'hiver. Les kolkhozes eux-mêmes ne furent pas épargnés par cette recherche impitoyable du moindre grain de blé. Toutes les maisons furent fouillées de fond en comble par les commissions de réquisition en armes qui prenaient tout, le blé, mais aussi les autres denrées alimentaires. Le paroxysme de l'horreur fut atteint au cours de l'hiver 1932-1933. Des millions d'hommes, de femmes et d'enfants furent condamnés à une mort atroce. « Leurs corps étaient réduits à l'état de squelette, rapporte Miron Dolot. Leur peau jaune-grisâtre flottait autour de leurs os. Leurs visages ressemblaient à des masques de caoutchouc, avec de grands yeux exorbités et immobiles. Leurs cous étaient rentrés dans leurs épaules. Leur regard vitreux annonçait leur mort prochaine. »
LA VOLONTÉ D'EXTERMINER UN PEUPLE REBELLE
Ces gens vont mourir de faim à côté de montagnes de grains qui pourrissent dans les gares sous la surveillance féroce de gardes armés. Des miradors sont édifiés dans les campagnes afin de tirer comme des lapins les paysans qui tenteraient d'y glaner quelques pommes de terre ou quelques betteraves oubliées.
Sur ordre du gouvernement, des détachements de la milice et de la Guépéou barrent les routes pour interdire aux affamés de quitter leur village et tenter de se sauver. « Il nous apparut alors nettement qu'il s' agissait d'un complot contre nous, note sobrement Miron Dolot, et qu'on voulait nous anéantir, non seulement en tant que fermiers, mais en tant que peuple, en tant qu'Ukrainiens. »
Pour les sectateurs de l'utopie égalitaire et marxiste, l'identité ukrainienne, comme toute identité nationale, enracinée dans la communauté paysanne, pouvait apparaître à juste titre comme un obstacle incontournable. Il fallait donc détruire le tissu villageois par la collectivisation et saigner le peuple rebelle par la famine-génocide, exactement comme les jacobins de 1793, et pour des raisons analogues, avaient saigné la Vendée.
• Dominique Lorrain Le Choc du Mois. Octobre 1991
(1) Winston Churchill, The Second World War, vol. IV, livre 2, pp. 218-219.
(2) Guillaume Malaurie, L'Affaire Kravchenko, Robert Laffont, 1982.
(3) En langue française: La Famine-Génocide en Ukraine, Paris, 1983 (Publications de l'Est européen, BP 51. 75251 Paris Cedex 06). L'ouvrage le plus complet est celui de Robert Conquest, Harvest of Sorrow : Soviet Collectivization and Terror-Famine (Oxford University), Press, New York 1986). Par ailleurs, dans sa préface au livre de Miron Dolot (Les Affamés. Ramsay, 1986), James O. Mace propose un survol bibliographique de la question.
(4) Vassili-Grossman, Tout passe, Paris, 1972.
De Staline à Khrouchtchev, les dirigeants soviétiques l'ont toujours nié, mais l'étude des recensements officiels de 1926 et de 1939 a valeur de démonstration. Elle accuse en Ukraine un abîme démographique de huit à neuf millions de personnes. Sans faire allusion à la famine, au cours d'une conversation avec Winston Churchill, Staline a cependant admis que la collectivisation des campagnes, qui frappa surtout l'Ukraine, avait fait quelque dix millions de morts (1).
Lors des famines de 1921-1923, provoquées par la guerre civile, le Kremlin avait sollicité des secours internationaux. Dix-huit millions de personnes avaient ainsi été sauvées par raide massive de l'American Relief Administration. Dix ans plus tard, en 1932-1933, tandis que des informations précises commencent à filtrer sur le drame ukrainien malgré le mur du silence, le gouvernement soviétique dément l'existence de la famine et refuse catégoriquement les dons du Civil Relief Committee for Starving Ukraine et d'autres organisations humanitaires. Ce sont précisément cette négation de la famine et ce refus de toute assistance qui permettent de conclure au génocide.
A l'époque, les démentis réitérés du Kremlin ne purent pas masquer la réalité. Des journalistes américains en poste à Moscou informèrent le monde dès le début de 1933. Mgr lnnitzer, cardinal-archevêque de Vienne, fut l'un des premiers à s'émouvoir de l'épouvantable famine et des cas d'anthropophagie qu'elle engendrait. A Genève, le docteur Mowinckel, président en exercice de la Société des nations, lança un appel à la solidarité internationale, que repoussèrent les Soviétiques. Lorsqu'un représentant du Congrès américain, H.E. Koppelman, manifesta son inquiétude, Litvinov, ministre des Affaires étrangères de l'URSS, lui fit répondre avec condescendance que ses informations étaient des faux fabriqués par les contre-révolutionnaires.
LE PIÈGE D'UNE OPPRESSION IMPARABLE
Pour discréditer accusations et témoignages, une occasion inespérée se présenta : celle du voyage officiel d'Edouard Herriot au cours de l'été 1933. Partisan d'un rapprochement avec la Russie soviétique, le leader du parti radical débarqua à Odessa le 26 août 1933.
Les Soviétiques rééditeront pour lui la mise en scène imaginée en son temps par le ministre Potemkine pour la Grande Catherine. Dans les villages traversés, Herriot, qui ne demandait qu'à se laisser convaincre, ne vit qu'un décor et de joyeux figurants mis en place par la Guépéou. Un témoin se souviendra qu'à Kiev, la population avait été mobilisée pour ramasser les cadavres, décorer les façades et nettoyer les rues vingt-quatre heures avant le passage de la délégation française. Edouard Herriot, dont l'absence de curiosité fut exemplaire, déclara à son retour : « Lorsque l' on soutient que l'Ukraine est dévastée par la famine, permettez-moi de hausser les épaules. » La Pravda du 13 septembre pourra se féliciter bruyamment de ce « démenti catégorique aux mensonges de la presse bourgeoise ».
Ainsi le rideau de silence retombait sur les charniers ukrainiens, Le stratagème soviétique, en jetant le doute sur l'hécatombe, la réduisait à une simple hypothèse. La Seconde Guerre mondiale, ses abominations, mais aussi l'alliance contre nature de l'URSS et des démocraties contribueront à évacuer jusqu'au souvenir de l'horrible drame ukrainien. Ainsi, à l'exemple de beaucoup d'ouvrages historiques, dont le Dictionnaire d' histoire Universelle de Michel Mourre, l'Encyclopédie Universalis n'en dit pas un mot. Contrairement à la tragédie des Juifs européens ou des Arméniens, la famine-génocide de l'Ukraine n'est pas inscrite dans les mémoires. Le démenti constant et la désinformation soviétique se sont trouvés relayés par la sympathie d'une grande partie de l'intelligentsia occidentale à l'égard de l'URSS.
Dans l'après-guerre, le premier accroc de taille au rideau du silence fut ouvert par Victor Kravchenko dans son livre-témoignage J'ai choisi la liberté et par le procès retentissant qui l'opposa à ses détracteurs (2). Puis vinrent quelques timides révélations à l'époque de la déstalinisation et les allusions de Soljenitsyne au « grand massacre ». Dès lors, documents, études et témoignages vont se multiplier (3).
Aucun, cependant, ne revêt le caractère hallucinant du livre de Miron Dolot, Les Affamés : l' holocauste masqué, dont les éditions Ramsay ont publié en 1986 la traduction française préfacée par Guillaume Malaurie. Il constitue le témoignage oculaire le plus détaillé sur cet holocauste masqué.
Miron Dolot vécut les terribles années 1929-1932 dans un village d'Ukraine. Ayant échappé par miracle à la mort qui frappait autour de lui, il eut la chance de passer à l'Ouest à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ayant refait sa vie aux Etats-Unis, il a consigné ses souvenirs au jour le jour, nous offrant une sorte de journal de l'horreur. En tant que tel, son témoignage offre une source exceptionnelle d'informations sur les souffrances inimaginables imposées aux paysans ukrainiens, riches ou pauvres, et sur les méthodes diaboliques conçues par les Soviétiques pour parvenir à leurs fins.
Depuis la fin de la guerre civile qui avait dévasté l'Ukraine, les campagnes vivaient dans une relative tranquillité. Les paysans étaient propriétaires de la terre, de leur maison et de leur bétail. Chaque village avait conservé son pope et était administré par un soviet élu fonctionnant à la manière d'un conseil municipal. Le poids du nouveau régime ne se faisait guère sentir.
Dès le début de la révolution russe, une république autonome ukrainienne fut proclamée à Kiev (juillet 1917) par la réunion d'une assemblée nationale, la Rada. Un gouvernement fut constitué avec, comme ministre de la Guerre, Simon Petliura, figure centrale du mouvement national durant toute la guerre civile. Pendant quatre ans, l'Ukraine indépendante sera sillonnée tour à tour par les colonnes allemandes, par les Rouges, par les Blancs, par les Verts de Makhno, par les Polonais et par les propres troupes de Petliura. Kiev changera de main plus de dix fois, jusqu'à la victoire bolchevique de 1921, qui mit fin à l'indépendance.
Selon l'aveu même des communistes russes, « le gouvernement soviétique entra aussitôt en conflit direct avec la masse des paysans ukrainiens ». Quand on sait qu'à l'époque ces derniers représentaient près de 80 % de la population de l'Ukraine et que, dans les villes, le conflit se manifestait également, cela signifie que le pouvoir soviétique était entré en opposition contre la quasi-totalité du peuple ukrainien.
Ce conflit s'atténua pendant la période de la NEP. En août 1923, les dirigeants soviétiques reconnurent l'ukrainien comme langue officielle. Tout en plaçant à la tête du parti ukrainien l'un de ses affidés, Kaganovitch. Staline proclama l'« ère de l'ukrainisation » (1924-1928). De nombreux émigrés rentrèrent alors dans leur pays.
Une opposition grandissante au pouvoir soviétique se manifesta au sein même du parti communiste et dans la presse semi-indépendante de l'époque.
UN RAFFINEMENT DE FOURBERIE BUREAUCRATIQUE
Ce puissant mouvement s'appuyait sur la paysannerie, qui restait fortement marquée par les traditions de liberté du cosaque-fermier antérieures à l'occupation russe. « Le fermier ukrainien, dit Miron Dolot, avait un sens beaucoup plus aigu de la propriété privée et un sentiment plus profond d'indépendance et de liberté » que son homologue, l'ancien serf des grands domaines russes.
Un changement brutal intervint en 1929. Tandis que le « déviationnisme nationaliste » était proclamé ennemi principal en Ukraine, Staline décidait la collectivisation obligatoire des exploitations agricoles et l'élimination de la paysannerie.
Pour diriger la collectivisation forcée, le Comité central mobilisa vingt-cinq mille membres du Parti parmi les plus fanatiques et les plus haineux, tous étrangers à la paysannerie ukrainienne. Il leur fut adjoint des « propagandistes » recrutés parmi des éléments criminels. Tout en sauvegardant certaines apparences légales, mais en usant de la terreur, ils contraindront les fermiers à rejoindre le kolkhoze. Ce sont eux également qui imposeront d'irréalisables quotas de production au moyen d'impitoyables réquisitions. « La guerre est déclarée, c'est eux ou nous !, dira un membre du Comité central à Victor Kravtchenko, l'un de ces activistes. Il faut balayer les vieux débris pourris de l'agriculture capitaliste ! »
Dans le village de Miron Dolot, un matin froid de janvier 1930, très tôt, alors que les paysans dormaient encore, la Guépéou arrêta une quinzaine de personnes, les plus en vue. Elles furent emmenées, puis froidement abattues. Dans la même journée, leurs familles, femmes et enfants, furent chassées de leurs maisons et embarquées à coups de crosse sur des traîneaux. « Ils disparurent en criant et en gémissant dans la brume de l'hiver : Nous n'entendîmes plus jamais parler d' eux. »
Une fois décapité, le village fut divisé en unités et sous-unités de cent, dix et cinq maisons. A leur tête fut désigné un surveillant qui ne pouvait se dérober sous peine de devenir « ennemi du peuple », ce qui équivalait pour lui-même comme pour sa famille à un arrêt de mort ou de déportation. Miron Dolot décrit dans le détail l'odieux mécanisme qui transforma les villageois en instruments de leur propre asservissement.
Il y eut dans l'histoire ancienne ou récente bien d'autres massacres, bien d'autres horreurs et bien d'autres souffrances. Mais jamais, avant les communistes, un pouvoir homicide n'avait inventé cette perfection dans le sadisme qui fait de chacun le bourreau de tous et contraint les victimes à hurler, un pistolet sur la nuque : « Nous n'avons jamais été plus libres ni plus heureux. » Par un raffinement de fourberie bureaucratique, on n'exigeait pas seulement des paysans qu'ils abandonnent leur ferme pour le kolkhoze, il leur fallait encore déclarer par écrit qu'ils le faisaient volontairement et de leur plein gré. Ainsi les formes étaient sauves. Avec une duplicité de greffiers déments, les tortionnaires faisaient coup double. Ils effaçaient par avance les traces de leurs crimes tout en brisant leurs victimes par un désespoir absolu. Le pire martyre est celui dont on sait qu'il sera nié à jamais et travesti.
Face aux brigades de choc, à la Guépéou et à l'Armée Rouge, les paysans se réfugièrent dans la résistance passive. Pour en venir à bout, le gouvernement imagina de les dresser les uns contre les autres. Il prétendit que la résistance n'était le fait que des paysans riches, les koulaks. Il proclama donc la liquidation des koulaks. Avec la bénédiction des autorités, la racaille fut encouragée à toutes les violences contre les présumés koulaks, c'est-à-dire contre tous les paysans non collectivisés.
UNE PRODUCTION AGRICOLE DÉSORGANISÉE
Dans la presse, à la radio, dans les réunions, on martelait inlassablement les mêmes arguments: « Les koulaks sont des parasites; ils brûlent le blé, ils tuent les enfants... Dès qu'on les aura exterminés, une ère heureuse commencera pour la paysannerie. Et pas de pitié ! Ce ne sont pas des hommes, ces créatures-là ... » (4) On estime que plus d'un million de personnes furent ainsi assassinées, tandis que plus de deux millions étaient déportées dans des camps de concentration. Et ce n'était pas fini.
L'Ukraine protesta par un mouvement de révoltes locales et d'attentats contre les représentants du régime. Le pouvoir simula une marche arrière, et Staline publia dans la Pravda du 2 mars 1930 un article intitulé « Le vertige du succès ». Mais cette retraite tactique préludait à une riposte inédite, celle de la famine organisée.
A cette époque, la collectivisation forcée avait déjà touché près de 60 % des familles paysannes, provoquant une gigantesque désorganisation de la production agricole et une mortalité importante du bétail. Les activistes responsables de la collectivisation dans les villages étaient issus de milieux urbains et n'avaient aucune connaissance en matière agricole. Miron Dolot donne à ce sujet quantité d'exemples qui seraient drôles si les conséquences n'avaient été aussi terribles.
En 1930, sur une récolte ukrainienne de 83,5 millions de tonnes de blé, le régime en rafla 22 millions aux paysans et en exporta 5,5 millions. L'année suivante, les effets de la collectivisation se faisant sentir, la production baissa de 14 millions de tonnes. Mais le gouvernement préleva cette fois 22,8 millions de tonnes et en exporta 4,5 millions. Sans être mathématicien ni agronome, il était facile de comprendre ce qui allait se passer. Pourtant, le gouvernement augmenta encore les quotas de livraison de blé, les fixant pour 1932 à 29,5 millions de tonnes, le plus gros chiffre jamais exigé. Durant l'hiver, un peu partout en Ukraine, des paysans commencèrent à mourir de faim.
Comme les quotas ne pouvaient être remplis, Staline ordonna la saisie des réserves que les paysans conservaient pour ensemencer, mais aussi pour se nourrir durant l'hiver. Les kolkhozes eux-mêmes ne furent pas épargnés par cette recherche impitoyable du moindre grain de blé. Toutes les maisons furent fouillées de fond en comble par les commissions de réquisition en armes qui prenaient tout, le blé, mais aussi les autres denrées alimentaires. Le paroxysme de l'horreur fut atteint au cours de l'hiver 1932-1933. Des millions d'hommes, de femmes et d'enfants furent condamnés à une mort atroce. « Leurs corps étaient réduits à l'état de squelette, rapporte Miron Dolot. Leur peau jaune-grisâtre flottait autour de leurs os. Leurs visages ressemblaient à des masques de caoutchouc, avec de grands yeux exorbités et immobiles. Leurs cous étaient rentrés dans leurs épaules. Leur regard vitreux annonçait leur mort prochaine. »
LA VOLONTÉ D'EXTERMINER UN PEUPLE REBELLE
Ces gens vont mourir de faim à côté de montagnes de grains qui pourrissent dans les gares sous la surveillance féroce de gardes armés. Des miradors sont édifiés dans les campagnes afin de tirer comme des lapins les paysans qui tenteraient d'y glaner quelques pommes de terre ou quelques betteraves oubliées.
Sur ordre du gouvernement, des détachements de la milice et de la Guépéou barrent les routes pour interdire aux affamés de quitter leur village et tenter de se sauver. « Il nous apparut alors nettement qu'il s' agissait d'un complot contre nous, note sobrement Miron Dolot, et qu'on voulait nous anéantir, non seulement en tant que fermiers, mais en tant que peuple, en tant qu'Ukrainiens. »
Pour les sectateurs de l'utopie égalitaire et marxiste, l'identité ukrainienne, comme toute identité nationale, enracinée dans la communauté paysanne, pouvait apparaître à juste titre comme un obstacle incontournable. Il fallait donc détruire le tissu villageois par la collectivisation et saigner le peuple rebelle par la famine-génocide, exactement comme les jacobins de 1793, et pour des raisons analogues, avaient saigné la Vendée.
• Dominique Lorrain Le Choc du Mois. Octobre 1991
(1) Winston Churchill, The Second World War, vol. IV, livre 2, pp. 218-219.
(2) Guillaume Malaurie, L'Affaire Kravchenko, Robert Laffont, 1982.
(3) En langue française: La Famine-Génocide en Ukraine, Paris, 1983 (Publications de l'Est européen, BP 51. 75251 Paris Cedex 06). L'ouvrage le plus complet est celui de Robert Conquest, Harvest of Sorrow : Soviet Collectivization and Terror-Famine (Oxford University), Press, New York 1986). Par ailleurs, dans sa préface au livre de Miron Dolot (Les Affamés. Ramsay, 1986), James O. Mace propose un survol bibliographique de la question.
(4) Vassili-Grossman, Tout passe, Paris, 1972.
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