lundi 28 février 2022

La vision cosmique des Indo-Européens

 planet10.jpg

Entretien avec Jean Haudry

Jean Haudry est l'un des principaux spécialistes actuels du monde indo-européen. Il dirige le département de linguistique de Lyon III et enseigne les grammaires indo-européennes comparées à I'École Pratique des Hautes Études. Il est l'un des fondateurs de l'Institut des Études indo-européennes qui dépend de Lyon III. On lui doit not. 2 remarquables “Que sais-je” : L'indo-européen (n°1798, étude linguistique) et Les Indo-Européens (n°1965, sur l'organisation sociale, les divinités, la vision du monde, etc.), ainsi que de nombreux articles dans plusieurs revues. Nous l'avons interrogé à l'occasion de la parution de son ouvrage intitulé : La religion cosmique des Indo-Européens (co-édition Archè-Les Belles Lettres). Ce livre est le résultat de nombreuses années de recherches. Il s'appuie principalement sur la linguistique et la mythologie comparées. Sans nul doute, il est un grand pas supplémentaire dans la compréhension du monde indo­-européen, et plus particulièrement de la vision du monde qui l'anime. Signalons aussi que cet ouvrage est accessible au lecteur non-spécialiste, ce qui n'est pas le moindre de ses mérites. Félicitons également les éditeurs pour la présentation et la mise en pages qui est sobre, claire, agréable à la lecture.

Ce livre approfondit la question de la tripartition propre au monde indo-européen. Celle-ci n'est pas seulement une organisation sociale, mais découle d'une vision du monde, c'est-à-dire d'une manière de voir et de concevoir l'univers. Aussi, cette tripartition est à la fois valable pour le macrocosme (l'univers) et pour le microcosme (l'homme). Dans un premier temps, J. Haudry examine la tripartition céleste, ce qu'il nomme “les trois cieux”. Puis, il explique l'analogie entre le jour, l'année et le cycle cosmique. Il poursuit par une étude comparative sur la déesse grecque Héra, épouse de Zeus. Celle-ci représente, entre autres, la belle saison de l'année, le printemps, mais aussi l'année toute entière. Il aborde ensuite la notion de héros en partant de l'étymologie qui provient de Héra. Le héros est précisément celui qui conquiert l'année et accède ainsi à l'immortalité. Pour cela il emprunte la “voie des dieux”, aussi désignée par le mot védique svarga, “le fait d'aller dans la lumière­ solaire”. L'accès à l'immortalité passe par la redoutable traversée de “l'eau de la ténèbre hivernale”. Pour finir, J. Haudry se penche sur la question de l'habitat originel des Indo-Européens (à ne pas confondre avec le dernier habitat commun qui est bien postérieur). Il examine avec attention les nombreuses indications qui ne sont compréhensibles que pour des peuples arctiques. Ce n'est là, bien sür, qu'un survol rapide de cet ouvrage dense, érudit et clair, précis et convaincant, qui captivera tous ceux qui s'intéressent aux mythologies, aux Indo­-Européens et aux sociétés anciennes en général. (CL)

********

Question : Tout d'abord le titre de l'ouvrage. Y avait-­il une religion commune aux différents peuples indo­-européens ?

Jean Haudry : Je crois qu'il y a une tradition indo-­européenne commune, laquelle peut se définir de façon très précise en termes de linguistique. Mais une religion ? Je ne sais même pas s’il y avait une religion unique pour chacun des peuples indo-­européens. À toute époque il y a un sentiment religieux du plus superficiel au plus profond. Il y a une pratique sociale commune à tous les membres de la communauté et puis il y a des degrés d'initiation très différents selon les personnes. Nous, ce que nous arrivons à décrire ou à restituer c'est essentiellement la pratique commune, à savoir la plus superficielle. Par ex., quand on évoque la religion grecque il est plus évident de décrire la frise des Panathénées que de dire ce qui se passait dans les mystères d'Éleusis.

Q : Néanmoins, quelles sont les caractéristiques communes aux religions indo-européennes ?

Le polythéisme, le caractère symbolique, non dogmatique, et le fait qu'elles étaient liées à la communauté du peuple dans tous ses aspects, d'où une grande diversité. Il n'y a aucune prétention universelle.

Q : Il y a pourtant des affirmations monothéistes dans certaines traditions indo-européennes, par ex. Ahura Mazda dans l'ancien Iran ?

Il est seul dans les premières inscriptions achéménides et accompagné par Mithra et Anâhitâ dans les suivantes. Le monothéisme est profondément étranger à la tradition indo-européenne. Il fut à plusieurs reprises introduit chez des peuples indo­-européens par une propagande extérieure, mais il ne s'y est jamais implanté, sauf chez les peuples qui ont répudié la tradition indo-européenne.

Q : Pourtant, dans toutes les traditions indo­-européennes on trouve un dieu-origine, supérieur aux autres dieux ?

Il y a toujours un dieu roi, de même que dans la société humaine le roi est au-dessus des autres hommes. Mais le dieu unique est aussi mal vu que le tyran ! De même que le roi est toujours entouré d'un conseil, le dieu suprême est toujours entouré d'un panthéon, le conseil et le panthéon n'étant pas élus !

Q : Pourquoi qualifiez-vous la “religion” indo-­européenne de “cosmique” ?

Parce que les fondements de ce système que je reconstruis, et qui ne représente pas la totalité de la religion mais seulement un de ses aspects, sont des réalités cosmiques et plus précisément spatio-­temporelles. Par ex., le jour est personnalisé par Zeus, l'année par Héra, le cycle cosmique est à l'image des 2 premiers.

Q : Vous émettez l'hypothèse que le symbolisme ternaire cosmique est antérieur aux autres tripartitions. Comment êtes-vous arrivé à cette conclusion ?

Mon hypothèse sur la priorité du symbolisme ternaire cosmique dans l'univers mental des lndo-Européens se fonde sur la motivation du symbolisme des 3 couleurs, le noir (ou le bleu), le blanc et le rouge, c'est-à-dire leur identité avec les 3 couleurs du ciel, ou, selon ma terminologie, les couleurs des “trois cieux”. Les autres correspondances sont arbitraires, qu'il s'agisse des 3 mondes, eux-mêmes diversement répartis selon les peuples, et des 3 castes (même remarque), ainsi que des 3 “natures” (ou “qualités”, vieil-­indien guna). Par ex., il n'y a pas de lien naturel et nécessaire entre la couleur blanche et le “ciel” (qui change de couleur), la caste supérieure (qu'elle soit ou non sacerdotale), la nature supérieure. En revanche, il existe un lien de nature entre la couleur blanche et le “ciel diurne”, la couleur noire et le “ciel nocturne”, la couleur rouge et le “ciel auroral et crépusculaire”.

Naturellement, cette hypothèse s'applique uniquement au domaine indo-européen. De plus, le raisonnement ne vaut que pour le rapport entre les couleurs des 3 cieux, considérées comme une donnée de base, et les autres groupes ternaires (mondes, castes, natures). Mais à son tour le caractère ternaire des cieux dans la conception reconstruite appelle une explication. Bien que primitive par rapport aux autres structures ternaires, celle-ci ne peut être considérée comme une donnée immédiate de l'expérience. On peut en concevoir d'autres, par ex. une division binaire (jour/nuit), ou au contraire une division distinguant plus de 3 couleurs. À cette question, l'hypothèse proposée n'apporte pas de réponse.

Q : Quelle est, selon vous, la signification de ces tripartitions ?

On sait que les groupements ternaires sont fréquents dans les diverses cultures. Il peut s'agir tout simplement dé l'application aux cycles temporels (et, par delà, aux structures fondées sur eux) d'un quasi-universel. Dans ce cas, le caractère ternaire ne comporterait pas de signification particulière. Mais elle peut en comporter une. J'en vois un indice dans le rattachement étymologique proposé jadis par E. Benveniste (Hittite et indo­-européen, p. 86-87) du nom de nombre “trois”, *tréy­es, à la racine *ter- “traverser”, “dépasser” : « Par rapport à “deux”, observe Benveniste, le nombre “trois” implique une relation de “dépassement” qui est justement celle que la racine *ter- signifie lexicalement ». Assurément, on peut en dire autant de chaque nombre. Il convient donc de trouver une justification plus précise, qui s'applique seulement à “trois”. Peut-être faut-il la chercher dans ces nombreux récits mettant en scène un personnage qui parvient à se tirer d'une situation en apparence inextricable, exprimée sous la forme binaire d'un dilemme, en imaginant un troisième terme : ce qu'on ne peut faire “ni le jour, ni la nuit”, on le fera à l'aurore, ou au crépuscule. Le troisième terme est celui qui permet à l'homme supérieur de surmonter l'obstacle des dilemmes qui bloquent le commun des mortels.

Q : Quelles sont les questions qui restent en suspens concernant les Indo-Européens ?

Il y en a beaucoup du point de vue linguistique, liées à la reconstruction du système grammatical et phonologique. Il y a essentiellement la question de l'habitat primitif et des migrations. Autrement, de façon générale, les idéaux, les valeurs, la vision du monde sont restitués sans grandes difficultés. Il n'y a pas un nombre illimité de sociétés traditionnelles. On arrive assez bien à se les représenter. Il suffit de quelques indices pour les “classer” dans un type ou dans un autre. Par contre, savoir où et quand ils ont vécu est une autre affaire.

Q : Plus on recueille d'éléments sur les migrations indo-européennes, plus on se rend compte que celles­-ci ont couvert une grande partie, sinon la totalité du continent euro-asiatique. Que sait-on aujourd'hui des poussées vers l'est ?

Pour la Corée, il existe un témoignage indirect par l'archéologie. Nous situons cette présence au IIIe siècle av. JC, probablement des Iraniens. En Chine, les Tokhariens étaient établis au Turkestan chinois vers les VIe et VIIIe siècles de notre ère. D'eux nous possédons des inscriptions et des textes.

Q : Pour vous, d'où viennent les Indo-Européens ?

Des régions circumpolaires. Un grand nombre d'éléments tirés des traditions indo-européennes prouvent de façon évidente cette origine.

Q : En-dehors de vous-mêmes, y-a-t-il d'autres spécialistes du monde indo-européen qui défendent l'hypothèse de l'origine arctique des Indo-Européens ?

Chez les Soviétiques, l'idée fait son chemin. Mais cela est mal vu pour des raisons diverses. Néanmoins ils sont moins inhibés que d'autres !

Q : Avez-vous d'autres travaux actuellement en cours ?

Oui, beaucoup. Sur différentes épopées du monde indo-européen, notamment sur l'épopée homérique et sur Beowulf. Il y a également un ensemble d'études sur les aurores, ainsi que sur les jumeaux divins. Par ailleurs, j'ai de nombreuses idées sur la Lune, le mois, leurs places dans le monde indo-européen. Enfin, bien entendu, il y a toutes les études linguistiques.

 Propos recueillis par Christophe Levalois, Sol invictus n°2, hiver 1987-1988.

http://www.archiveseroe.eu/histoire-c18369981/99

Byzance la Secrète (Pascal Dayez-Burgeon)

 

Pascal Dayez-Burgeon, agrégé d’histoire, est l’auteur de plusieurs livres d’histoire.

Si l’Empire byzantin a disparu, les questions des rapports entre l’Orient et l’Occident auxquelles il a été confronté un millénaire durant se posent toujours avec acuité.  Savoir comment Byzance a tenté d’y répondre ne peut que nous intéresser.

C’est la raison de cet essai. Pascal Dayez-Burgeon veut souligner la modernité de Byzance, malgré le décalage historique, l’altérité culturelle et la réticence que suscitent les langues mortes ou les périodes révolues. Traiter de Constantinople et de ses monuments emblématiques, rappeler les quinze dynasties et les quatre-vingts empereurs qui se sont succédé sur le trône, évoquer les Byzantins, leurs travaux, leurs joies et leurs peines, retracer l’épopée de cet empire qui, pendant onze siècles, a résisté envers et contre tout, ce n’est pas uniquement faire œuvre d’érudition. C’est aussi essayer d’en tirer des enseignements pour le présent et le futur.

Byzance la Secrète, Pascal Dayez-Burgeon, éditions Perrin, 320 pages, 21 euros

A commander en ligne sur le site de l’éditeur

https://www.medias-presse.info/byzance-la-secrete-pascal-dayez-burgeon/76514/

dimanche 27 février 2022

L'absurdité de l'athéisme | Café Richelieu

Le voyage aux enfers - Le rituel initiatique de Catabase

La maladie de la démocratie

 

« Si l’on se représente tout un peuple s’occupant de politique, et, depuis le premier jusqu’au dernier, depuis le plus éclairé jusqu’au plus ignorant, depuis le plus intéressé au maintien de l’état actuel jusqu’au plus intéressé à son renversement, possédé de la manie de discuter sur les affaires publiques et de mettre la main au gouvernement ; si l’on observe les effets que cette maladie produit dans l’existence de milliers d’êtres humains ; si l’on calcule le trouble qu’elle apporte dans chaque vie, les idées fausses qu’elle met dans une foule d’esprits, les sentiments pervers et les passions haineuses qu’elle met dans une foule d’âmes ; si l’on compte le temps enlevé au travail, les discussions, les pertes de force, la ruine des amitiés ou la création d’amitiés factices et d’affections qui ne sont que haineuses, les délations, la destruction de la loyauté, de la sécurité, de la politesse même, l’introduction du mauvais goût dans le langage, dans le style, dans l’art, la division irrémédiable de la société, la défiance, l’indiscipline, l’énervement et la faiblesse d’un peuple, les défaites qui en sont l’inévitable conséquence, la disparition du vrai patriotisme et même du vrai courage, les fautes qu’il faut que chaque parti commette tour à tour, à mesure qu’il arrive au pouvoir dans des conditions toujours les mêmes, les désastres, et le prix dont il faut les payer ; si l’on calcule tout cela, on ne peut manquer de se dire que cette sorte de maladie est la plus funeste et la plus dangereuse épidémie qui puisse s’abattre sur un peuple, qu’il n’y en a pas qui porte de plus cruelles atteintes à la vie privée et à la vie publique, à l’existence matérielle et à l’existence morale, à la conscience et à l’intelligence, et qu’en un mot il n’y eut jamais de despotisme au monde qui pût faire autant de mal. »

Fustel de COULANGES

Ce très beau texte – dont on admirera aussi bien le souffle que la densité – a été souvent cité par Maurras et l’Action française. Il a été retrouvé dans les papiers du grand historien après sa mort. La maladie qu’il décrit c’est la démocratie. L’auteur de La Cité antique en avait analysé le fonctionnement et perçu toute la malfaisance. Ses observations valent pour les démocraties modernes que cette maladie frappe plus ou moins suivant qu’elles n’ont pas ou qu’elles ont des garde-fous. En France, ces garde-fous sont quasi inexistants. Il est proclamé de façon constante que rien n’est supérieur à la prétendue volonté du peuple. Rien de sacré ne s’impose à elles. Pour capter la volonté populaire, les partis et les clans peuvent user sans vergogne de tous les moyens, promesses démagogiques, tromperies, intimidations.

Des luttes féroces

 Sans doute, serait-il excessif de parler dans la France d’aujourd’hui de « tout un peuple s’occupant de politique » : l’abstention progresse et les partis politiques de droite comme de gauche désintéressent de plus en plus. Il reste que la lutte des hommes, des clans, des partis pour le pouvoir est continuelle et que ses effets se font sentir sur la vie sociale comme sur le gouvernement et l’administration du pays. Fustel de Coulanges fait ressortir combien la compétition acharnée pour le pouvoir est malsaine. Quand il parle d’« amitiés factices et d’affections qui ne sont que haineuses », on ne peut s’empêcher de penser au spectacle que nous donnent nos politiciens, et particulièrement aux coups bas qu’ils se portent entre eux pour occuper la première place. Les luttes les plus féroces ont lieu à l’intérieur des partis. La lutte pour le pouvoir n’a pas le caractère d’une compétition loyale dominée par le souci des intérêts du pays mais d’une guerre civile larvée où chacun se réclame de la démocratie à l’encontre de son adversaire. Après le scrutin, les vainqueurs proclament partout : « On a gagné », et entreprennent d’écraser les vaincus en défaisant ce que leurs prédécesseurs ont pu réaliser. Le pays pâtit naturellement de ces luttes continuelles qui entretiennent un trouble permanent. Il lui arrive même d’être ainsi conduit au désastre comme en 1940 où s’effondra la IIIe République. Fustel de Coulanges fait ressortir aussi la dégradation des mœurs, « l’introduction du mauvais goût dans le langage, dans le style, dans l’art », et tout ce qui contribue à « l’énervement… d’un peuple ». L’histoire de nos républiques en témoigne. La démocratie conduit à la perte des qualités qui font les peuples forts. Elle compromet l’avenir en reportant à plus tard le règlement des problèmes qu’elle n’ose pas régler maintenant par électoralisme.

Un diagnostic sévère
Le jugement de Fustel de Coulanges est sévère. Pourtant l’historien n’était pas un polémiste, c’est en observateur des régimes politiques qu’il porte un diagnostic sur la démocratie. Il y voit une forme de despotisme. Cela choquera les tenants du “politiquement correct“ qui opposent volontiers la démocratie et la dictature. Il existe pourtant un despotisme de la démocratie. L’ennui, c’est qu’on peut se débarrasser d’un dictateur en le renversant, mais la démocratie, elle, prétend émaner du peuple, alors même qu’elle le trompe et l’asservit intellectuellement et mentalement.

De l’Ordre injuste et du devoir de rébellion

 

L'Antigone d'Anouilh, 1944

Maurras, chantre et théoricien de l’Ordre, s’efforça toute sa vie d’expliquer la différence entre l’Ordre bienfaisant exercé par un souverain légitime et sa caricature, le césarisme. Contre une tyrannie qui bafouerait les principes supérieurs, « inécrits », de la civilisation, c’est la rébellion qui devient légitime. La figure emblématique d’Antigone a souvent été mise en avant pour nous donner un Maurras faisant de l’Ordre un moyen plus qu’une fin, et justifiant l’insurrection dès lors qu’elle a pour but de rétablir l’Ordre véritable ; ce fut le discours de Pierre Boutang, repris par plusieurs de ses continuateurs.

Cependant Maurras nous a laissé très peu de textes sur Antigone. Rien de comparable avec Jeanne d’Arc ! Nous en connaissons trois : d’abord des extraits d’une lettre à Maurice Barrès, datée de décembre 1905 ; puis un article de 1944 faisant suite à la première représentation de la pièce éponyme de Jean Anouilh ; enfin deux poèmes composés à Riom en 1946.

Ces deux derniers textes ont été réunis dans une plaquette tirée à 320 exemplaires chez un imprimeur de Genève, le jour même du 80e anniversaire de Maurras, le 20 avril 1948. À cette date, Maurras a quitté Riom pour Clairvaux depuis un peu plus d’un an. Contrairement à d’autres publications de ces premières années d’emprisonnement, Antigone Vierge-Mère de l’Ordre est une édition de luxe, soignée et sans coquilles.

Les deux poèmes ont été repris dans La Balance Intérieure, puis dans les Œuvres capitales, avec quelques retouches.

Il n’est pas inutile de revenir sur la lettre de 1905. Il est question d’Antigone dans le post-scriptum, qui est un commentaire de Maurras sur le livre de Barrès Le Voyage de Sparte, lequel paraîtra en librairie en janvier 1906. Antigone y occupe le chapitre 9. Maurras n’y consacre que quelques mots ; cependant l’essentiel du texte de 1944 est déjà esquissé, et Maurras utilise dès cette époque la formule « l’anarchiste, c’est Créon ! » :

J’aime aussi beaucoup Antigone, et vous m’avez fait admirer votre courage. N’est-il pas dur, pourtant, de laisser à Dreyfus les lois inécrites et éternelles ? Je me suis souvent demandé si la constitution de la famille antique ne faisait pas que l’anarchiste, c’est Créon…

… Mais je suis bien heureux d’avoir lu votre Antigone. Vous avez bien raison de la préférer à tout. Oui, les Chœurs ! Pour moi ils correspondent aux premiers souvenirs de l’idée de la perfection. L’Odyssée à huit ans, les Chœurs d’Antigone à quinze ans ont été mes grandes révélations de la poésie hellénique et universelle. Mais vous l’avez bien dit : la maturité est plus belle que la verdeur, le plein midi de Sophocle et de Phidias supérieur à cette aube aux doigts de rose qui ouvre les feuillets d’Homère…

Ceci étant, quand on lit le texte de Barrès, comme d’ailleurs la pièce d’Anouilh, on n’y retrouve guère l’interprétation de Maurras. Chaque auteur a la sienne. L’imagination de Barrès, qui voit Hémon survivre et épouser Ismène pour prendre le pouvoir à Thèbes sous l’influence de Tirésias ne manque pas d’un certain don pour la fiction !

Revenons donc à Maurras, et faisons d’Antigone une Jeanne d’Arc antique. Tant que nous restons dans le commentaire de Sophocle, l’argumentation est limpide ; d’ailleurs, le Chœur est là pour nous la confirmer. Mais si l’on veut en tirer une leçon de pratique politique, le jeu reste largement ouvert. Et c’est souvent le vainqueur qui imposera sa loi, qui décidera a posteriori que l’ancien pouvoir était aussi tyrannique et illégitime que celui de Créon, et que les révolutionnaires avaient suivi l’exemple sacré d’Antigone… ou, au contraire, que ce pouvoir était légitime et n’a utilisé la force armée que pour préserver le bien commun contre une sédition criminelle.

Quand le Chœur est absent, les rapports de force y suppléent… mais est-ce bien maurrassien ?

http://maurras.net/2012/11/28/de-lordre-injuste-du-devoir-de-rebellion/#more-1841

Guerre en Ukraine : quand Polémia analysait les manœuvres de l’oligarchie

  

Par Michel Geoffroy, auteur de : Le Crépuscule des LumièresImmigration de masse. L’assimilation impossibleLa Super-classe mondiale contre les peuples et La Nouvelle guerre des mondes ♦ La guerre a éclaté entre l’Ukraine et la Russie. Les forces armées russes ont envahi l’Ukraine et atteignent en cette matinée du 25 février la ville de Kiev. Toute guerre est évidemment tragique mais le déclenchement de celle-ci était prévisible. Michel Geoffroy, analyste que connaissent bien les lecteurs de Polémia, avait évoqué l’avancée de l’OTAN en Ukraine il y a un mois encore dans un article limpide : « La coronafolie nous aveugle sur les manœuvres de l’oligarchie ». Nous republions donc son article, qui traite de plusieurs sujets autres que celui de l’expansion de l’OTAN aux portes de la Russie. Sans juger du bien-fondé de l’attitude de Vladimir Poutine, force est de constater que son attaque aurait pu être prévue si les Occidentaux avaient été plus conscients des conséquences de leurs actes. Le fameux masque, symbole de cette folle période du Covid, ne couvrait pas seulement la bouche des « élites » occidentales, mais aussi les yeux.
Pour se déciller les yeux, place à la republication de l’article de Michel Geoffroy sur les manœuvres de l’oligarchie.
Polémia

La coronafolie nous aveugle sur les manœuvres de l’oligarchie

L’avantage de la focalisation permanente sur la « pandémie » est bien sûr politicien pour Emmanuel Macron : elle permet de phagocyter l’élection présidentielle, en effaçant tout débat sur son déplorable bilan. Voire en essayant de modifier le processus électoral à son profit, sous prétexte de faire face à une nouvelle « contamination ». Mais plus encore, l’épidémie sert de divertissement à l’oligarchie, au sens propre du terme, pour nous faire oublier la politique de plus en plus dangereuse qu’elle conduit à nos dépens. La coronafolie nous aveugle.

Pendant qu’on nous parle d’épidémie, l’oligarchie continue en effet de programmer le chaos migratoire en Europe.
En 2021, l’agence Frontex a recensé 200 000 franchissements illégaux des frontières extérieures de l’Union européenne, soit une augmentation de 57 % par rapport à 2020. Encore ne s’agit-il que de chiffres officiels. En France, le nombre de mineurs non accompagnés a officiellement doublé en trois ans.

En d’autres termes, le changement de population qu’a programmé l’oligarchie en Europe s’accentue, avec la bénédiction des juges, du patronat, des ONG, des islamo-gauchistes et des gouvernements.
Et les violences au sein des sociétés multiculturelles et multiethniques que sont devenus les pays européens ne cessent plus, de même que les agressions contre les édifices ou symboles chrétiens. Certains chrétiens d’Orient nous le disent : cela a commencé comme cela chez eux aussi…
Mais cela réjouit les oligarques : car ce sont surtout les pauvres qui en sont victimes ! Et plus la population européenne vit dans la peur, plus elle se soumet.

Pendant qu’on nous parle d’Omicron, l’oligarchie poursuit ensuite en toute impunité sa tentative d’encerclement belliqueux des puissances émergentes

Aujourd’hui en Europe, après les révolutions de couleur, le projet affiché de l’OTAN est de s’étendre à l’Ukraine, malgré les mises en garde répétées de la Russie.

Car l’Ukraine dans l’OTAN, c’est non seulement la violation délibérée de la promesse faite à Gorbatchev par les États-Unis lors de la chute de l’URSS. Ce n’est pas seulement le refus obstiné de modifier une alliance qui ne se justifie plus. C’est surtout le remake, mais à l’envers, de la crise des missiles de Cuba : ce sont des bases américaines tout à côté de la Russie, des armes nucléaires de l’OTAN en mer Noire ou en mer d’Azov.

Mais pour nos médias et la plupart de nos politiciens, fidèles relais des positions du département d’État américain, c’est bien sûr la Russie qui menace l’Ukraine, pays fragile sinon factice porté à bout de bras et de dollars par les Occidentaux. Lesquels ne trouvent rien à redire non plus aux déclarations invraisemblables des « responsables » américains promettant en permanence une avalanche de sanctions illégales contre tous ceux qui déplaisent à l’oncle Sam.

Et pas une semaine de répit dans le bourrage de crânes – comme on disait pendant la guerre de 1914-1918 – contre les Russes, les Iraniens ou contre les Chinois !

Nous sommes en pleine 4ème guerre mondiale ! - Le Zoom - Michel Geoffroy - TVL

En Asie aussi, l’oligarchie joue à la guerre

En Asie, face à la Chine dont la progression illustre la remise en cause de la domination américaine – occidentale – sur le monde comme l’avait prévu Samuel Huntington, on nous rejoue avec Hong Kong, Taïwan ou le sort des Rohingyas le même psychodrame belliqueux.

Veut-on nous faire mourir pour Taïwan sous prétexte que les États-Unis ont promis, imprudemment, d’apporter leur soutien à ce résidu historique de la guerre civile chinoise ? Doit-on vraiment considérer que nos intérêts stratégiques se situent en mer de Chine ?

Et comme il est plaisant de voir tous ces Occidentaux qui ont bradé leurs empires coloniaux prendre aujourd’hui fait et cause pour les manifestants de Hong Kong qui réclament le maintien de leur statut… d’ancienne possession anglaise ! Et alors qu’ils matraquent sans états d’âme et comme les Chinois leur propre population qui manifeste.

Pendant qu’on nous endort sur l’air des vaccins, l’oligarchie rêve d’enrôler l’Europe dans une nouvelle guerre mondiale et, si possible, une nouvelle fois sur son propre sol

Une guerre religieuse, une guerre civile ou une guerre avec la Russie, qui viendrait s’ajouter à la guerre économique. Quelle belle perspective quand on voit ce que l’oligarchie a fait du Moyen-Orient !

Parce que, dans le nouveau système économique dans lequel elle nous a fait entrer, l’oligarchie mondialiste n’a plus besoin des Européens vieillissants. L’intelligence artificielle, les délocalisations et l’immigration pourvoiront à tous les besoins des grandes entreprises mondialisées. Et parce que la superclasse mondiale vit déjà dans un monde à part, transnational et surprotégé. Que les Européens s’appauvrissent ou n’aient plus de travail ne réduira en rien sa richesse ni son confort[1].

Que l’Union européenne soit de plus en plus tyrannique – et sur ce plan la crise du Covid a servi de révélateur, comme on dit en photographie – ne peut que servir les intérêts de la superclasse mondiale : cela contribuera à museler ces peuples réticents aux bienfaits de l’heureuse mondialisation !

Et que la révolution arc-en-ciel ou woke détruise la civilisation de la vieille Europe ne gêne nullement la superclasse mondiale : ses futurs marchés, son avenir se situent en Afrique, en Asie et dans le Pacifique. Et demain sur d’autres planètes que les milliardaires programment déjà d’exploiter. Alors, adieu, vieille Europe !

***

La coronafolie ne nous prive pas seulement de nos libertés. Elle nous rend aussi sourds et aveugles aux menaces qui s’accumulent sur notre avenir.

Michel Geoffroy 25/02/2022

[1] Les dix plus grandes fortunes du monde ont engrangé 402 milliards de dollars au cours de l’année

https://www.polemia.com/guerre-en-ukraine-quand-polemia-analysait-les-manoeuvres-de-loligarchie/

Histoire des décorations (Bertrand Galimard Flavigny)

 

Bertrand Galimard Flavigny est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’histoire des ordres de chevalerie, notamment l’ordre de Malte, ainsi que sur la bibliophilie.

Le système des récompenses honorifiques est aussi ancien que les sociétés constituées. Ainsi, les Romains avaient compris que les supériorités des naissances ne supposaient pas toujours la supériorité des talents et des vertus.

De là l’institution des récompenses militaires, dona militariaainsi que des récompenses civiles. Et de nombreux éléments de leur système de récompenses honorifiques ont resurgi tout au long des siècles suivants.

Après avoir rappelé l’histoire des ordres de chevalerie et leur aspect militaire et religieux, l’auteur aborde la création par Louis XIV de l’ordre royal de Saint-Louis, premier ordre de chevalerie uniquement institué pour être la récompense et la marque de la valeur, des services et des talents militaires. Pour y être admis, il fallait avoir servi dans l’armée pendant dix ans, durée rapidement portée à vingt ans. La religion catholique étant religion d’Etat, seuls les officiers catholiques pouvaient être admis. Premier des ordres de mérite, l’ordre royal de Saint-Louis n’exigeait aucune preuve de noblesse à fournir. L’ordre de Saint-Louis, dès sa création, sera le plus populaire en France, l’un des plus prestigieux d’Europe et jouira d’une estime particulière en dehors de l’armée, à telle enseigne qu’il ne fut pas concerné par la loi du 6 août 1791 abolissant les ordres royaux.

Une part importante de ce livre est bien évidemment consacrée à la Légion d’honneur dont les insignes furent et sont encore la partie émergée du système des récompenses honorifiques. Mais l’auteur évoque également l’histoire d’autres récompenses telles que l’ordre impérial de la Réunion, l’ordre de la Libération, l’ordre national du mérite, la Médaille militaire, etc.

Histoire des décorations, Bertrand Galimard Flavigny, éditions Perrin, 320 pages, 22 euros

A commander en ligne sur le site de l’éditeur

https://www.medias-presse.info/histoire-des-decorations-bertrand-galimard-flavigny/76766/

samedi 26 février 2022

1er septembre 1795 : patrimoine et vandalisme

 En ouvrant au public, le 1er septembre 1795, le Musée des monuments français dont il avait la charge, Alexandre Lenoir entendait faire prendre conscience à ses compatriotes de la richesse extraordinaire que constitue leur patrimoine national. C'était là œuvre de salut public, car il fallait sauver ce qui pouvait encore l'être, après la vague de vandalisme qui a marqué les premières années de la Révolution.

Le mot vandalisme est utilisé pour la première fois par l'abbé Grégoire, le 14 fructidor an III (31 août 1794) à propos de la nécessaire protection des inscriptions romaines de la Gaule, martelées parce qu'écrites dans cette langue d'obscurantisme qu'est le latin ... il dit : « On ne peut inspirer aux citoyens trop d'honneur pour ce vandalisme - qui ne connaît que la destruction. » Il est vrai qu'au nom des Lumières, de la raison et de la nécessité de faire du passé table rase, les casseurs ont pu s'en donner à cœur joie. Effacement systématique des signes de la royauté sur les monuments, les meubles, les tapisseries, les objets, destruction des statues royales de la galerie des rois à Notre-Dame, pillage du mobilier de Versailles, saccage des Tuileries, démembrement ou destruction des châteaux de Marly, Meudon, Bellevue, Louveciennes, Saint-Germain, Choisy-le-Roi... Par ailleurs sont visés tous les témoignages d'un ordre féodal et d'un catholicisme honnis : chartes et terriers brûlés, sépultures violées, statues, gisants, portraits de famille détruits, châteaux incendiés, monastères démolis, églises saccagées, cloches, châsses et objets du culte fondus ... La description est longue de cette « catastrophe culturelle qu'a été la Révolution » (Jean Tulard).

La destruction la plus emblématique est sans doute celle qui a visé l'abbaye de Saint-Denis. Nécropole royale depuis 638, abritant l'étendard de guerre des rois de France (un drapeau rouge appelé «oriflamme», dont le symbolisme remonte à l'époque préchrétienne), Saint-Denis avait toutes raisons d'être spécialement visée : le 1er août 1793, la Convention décréta que les tombeaux des « ci-devant rois » devant être détruits. On défonça les cercueils et on jeta les ossements dans une grande fosse. Mais statues et gisants furent sauvés grâce à l'intervention d'Alexandre Lenoir, à ses risques et périls. La restauration des sépultures royales devait être ordonnée par Napoléon en 1806. 

Par sa courageuse intervention, Lenoir avait démontré que tous les révolutionnaires n'étaient pas des obscurantistes. Il obtint même, grâce à l'appui de Bailly, que fussent réunis les objets d'art provenant des biens nationaux (ceux qui avaient pu être sauvés... ) et ce dépôt unique fut installé dans le couvent des Petits-Augustins, au 16 de la rue du même nom. Lenoir devait rester, pendant une trentaine d'années, l'administrateur de ce Musée des monuments français dont il avait été le père spirituel. Le patrimoine lui doit beaucoup. Son nom mérite donc d'être rappelé, aujourd'hui où les ministres de la Cultures successifs (Trautmann continuant fidèlement Douste-Blazy) sont, de fait, les pires ennemis du patrimoine et en font la démonstration permanente.

Pierre VIAL National Hebdo du 28 août au 3 septembre 1997

Les Indo-Européens

 indo2010.jpg

Édition revue et augmentée d'un des 2 volumes de Jean Haudry consacrés aux indo-européens parus aux PUF dans la collection “Que sais-je ?” (et retirés du catalogue suite aux remous médiatiques de “l'affaire Lyon III” en 1998). Il comporte pour son second retirage (janvier 2011) un « Aperçu d’un lexique de la tradition indo-européenne ».

Présentation éditeur : Tandis que le monde moderne voudrait effacer notre Histoire, et formater nos Mémoires, ce livre est essentiel pour qui veut comprendre ce que les Européens étaient aux origines.

• Recension : Vidéo (P. Vial)

Éditions  : – de la Forêt, 224 p., juin 2010.

Commandes  : par écrit aux Éditions La Forêt, 87 montée des Grapilleurs, 69380 Saint-Jean-des-Vignes (04.78.85.79.99). Prix : 22 € (+ 4 € de frais de port)

Entretien avec Jean Haudry

Professeur à l'Université Lyon III, vous dirigez l'Institut d'Études Indo-européennes. Pouvez-vous nous dire en quelques mots qui étaient les Indo-Européens ?

Bien que je ne dirige plus l'Institut (mon ami Allard m'a remplacé dans cette fonction), je continue à me consacrer aux études indo-européennes. Les Indo-Européens ne peuvent se définir, dans un premier temps, que comme “locuteurs de l'indo-européen reconstruit”, comme des indo-européanophones comme il existe des “francophones”, etc. C'est seulement dans un deuxième temps, à partir de la reconstruction (fondée en grande partie sur celle de la langue) de la civilisation matérielle et de la culture, en particulier de la “tradition indo-européenne” qu'on peut parler de “peuple indo-européen”, et chercher à le situer dans l'espace et dans le temps, c'est-à-dire par rapport aux sites archéologiques actuellement connus.

Peut-on parler d'unité des Indo-Européens ? À quand remonte celle-ci ? Comment s'est formée la communauté primitive ?

On peut sans aucun doute parler d'une “période commune” de l'Indo-Européen et donc de ses locuteurs les Indo-Européens ; sinon, la notion même d'indo-européen, langue commune dont sont issues les langues indo-européennes par un processus de dialectalisation, serait vide de sens. Cette période commune se situe au Néolithique et se termine avec ce que certains préhistoriens nomment “l'âge du cuivre” : le nom du “cuivre” (*áyes-) figure en effet dans le vocabulaire reconstruit, tandis qu'on n'y trouve ni le nom du bronze, ni celui du fer. La localisation la plus probable du dernier habitat commun est le site dit des “Kourganes”, en Ukraine, aux Ve et IVe millénaires. Quant à la formation de l'ethnie, je persiste à croire, après E. Krause, Tilak, et quelques autres, qu'elle s'est effectuée dans les régions circumpolaires arctiques. Mais, en l'absence de confirmation archéologique, ce n'est là qu'une hypothèse, et qui ne fait pas, tant s'en faut, l'unanimité.

Existe-t-il un type physique spécifiquement indo-européen ?

La réponse à cette question ne peut être que “statistique” : aucune langue n'est liée par nature et définitivement à une ethnie ou à une race. Mais de même que la grande majorité des locuteurs des langues bantu sont de race noire, et que la grande majorité des locuteurs du Japonais sont de race jaune, on peut affirmer sans risquer de se tromper que la grande majorité des locuteurs de l'indo-européen étaient de race blanche. On peut même préciser, en se fondant sur la tradition indo-européenne, qui associe constamment le teint clair, les cheveux blonds et la haute stature à son idéal social et moral, que la couche supérieure de la population, au moins, présentait ces 3 caractères. Les documents figurés de l'époque historique confirment cette hypothèse ; mais l'archéologie préhistorique, sans l'infirmer positivement, ne la confirme pas non plus : il semble bien que les migrations indo-européennes n'aient pas été des mouvements massifs de populations. Par là s'explique l'apparente contradiction entre les 2 points de vue : un petit groupe peut véhiculer et transmettre l'essentiel d'une tradition, mais il ne laisse guère de traces anthropologiques de sa présence sur le terrain.

Quelle était la vision du monde des Indo-Européens ?

Le formulaire reconstruit (plusieurs centaines de formules) exprime manifestement les idéaux et les valeurs d'une “société héroïque”, un type d'organisation sociale préféodale bien connu, qui se prolonge à l'âge du bronze et même au début de l'âge du fer. On peut supposer qu'elle était déjà constituée en ce qui concerne les Indo-Européens, au Néolithique final (à “l'âge du cuivre”). Dans cette “société héroïque”, la gloire et la honte sont les 2 forces principales de pression (et de répression) sociales. Il s'agit de ce que les ethnologues nomment shame cultures, par opposition aux guilt cultures, dans lesquelles ce rôle revient au sens du péché. Gloire et honte affectent à la fois l'individu (qui, par la “gloire impérissable” atteint la forme supérieure de la survie) et sa lignée toute entière, ascendants et descendants. D'où une inlassable volonté de conquête et de dépassement de soi, et des autres.

Que signifie le concept “d'idéologie tripartite” ? Avait-il un objectif précis ?

On nomme “idéologie tripartite” la répartition de l'ensemble des activités cosmiques, divines et humaines en 3 secteurs, les “trois fonctions” de souveraineté magico-religieuse, de force guerrière et de production et reproduction, mise en lumière par Georges Dumézil. On ne saurait parler d'un “objectif” quelconque à propos de cette tripartition : il s'agit en effet d'une part (essentielle) de la tradition indo-européenne, et non d'une construction artificielle, comme celles des “idéologues”. C'est pourquoi le terme d'“idéologie” ne me paraît pas très heureux ; il conduit à cette confusion, quand on n'a pas présente à l'esprit la définition qu'en a donné Dumézil.

“La révolution française” semble avoir fait disparaître la conception trifonctionnelle de la société, êtes-vous d'accord avec cette vision des choses ?

Est-il sûr que la conception trifonctionnelle était vivante dans la société d'Ancien Régime finissant ? J'en doute. L'abolition des 3 ordres, qui représentaient effectivement une application du modèle trifonctionnel n'a fait qu'entériner un changement de mentalité et un changement dans les réalités sociales. La noblesse avait depuis longtemps cessé d'être une caste guerrière et privée de ses derniers pouvoirs politiques par Louis XIV, il ne lui restait que des “privilèges” dont la justification sociale n'était pas évidente. On peut à l'inverse estimer que la Révolution a donné naissance à une nouvelle caste guerrière sur laquelle Napoléon Bonaparte a tenté d'édifier un nouvel ordre social.

 Est-il possible d'adapter une nouvelle tripartition à nos sociétés post-industrielles ?

Je ne crois pas que la tripartition fonctionnelle représente un idéal éternel et intangible, tel le dharma hindou. La fonction guerrière a perdu aujourd'hui une grande part de sa spécificité, écartelée entre la science et la technique d'une part, l'économie de l'autre. Quant à la fonction magico-religieuse, on peut se demander qui en est aujourd'hui le représentant. Elle se répartit sur un certain nombre d'organisations (et une multitude d'individus) dont on ne peut attendre une régénération de nos sociétés, bien au contraire. Mais nombre de sociétés indo-européennes anciennes n'étaient pas organisées sur le modèle trifonctionnel. Seuls, les Indo-Iraniens et les Celtes, en développant une caste sacerdotale, ont réalisé à date ancienne une société trifonctionnelle. Or, ce ne sont pas les peuples qui ont le mieux réussi dans le domaine politique.

Est-ce à dire que cette nouvelle tripartition puisse être un élément de renouveau de nos civilisations ?

Un renouveau de nos civilisations (je dirais plutôt : une régénération de nos peuples) ne saurait venir d'un retour à un type d'organisation politique, économique et social des périodes médiévales ou proto-historiques. Je sais bien qu'il existe dans nos sociétés des gens qui ont pour idéal “l'âge d'or” de la horde primitive vivant de cueillette. L'archaïsme et la régression sont des phénomènes typiques des périodes de décadence ; ils sont la contrepartie sociale de l'infantilisme sénile. Le renouveau ne peut venir que d'un retour aux forces vives de la tradition, c'est-à-dire aux idéaux et aux valeurs qui ont fait le succès historique des peuples indo-européens, qui a abouti à l'émergence du monde civilisé, industrialisé et développé. Il s'agit d'abord de la volonté d'être, dans le monde et dans la durée : d'aimer la vie, de la transmettre, de lutter contre toutes les formes de mort, de décadence, de pourriture. Il s'agit aussi de la volonté d'être soi, de maintenir la différence capitale entre le sien et l'étranger. Ces 2 idéaux ne sont d'ailleurs pas spécifiques : ils sont communs à tout groupe humain qui souhaite exister comme tel et avoir un avenir. Nos ancêtres indo-européens ont voulu davantage : on constate dans leur tradition une volonté d'être “plus que soi”, de se dépasser, de conquérir, et pas seulement des territoires, d'accéder à cette surhumanité que certains d'entre eux, les Grecs, ont nommée “héroïque” et que tous, même sans la nommer, ont connue. C'est dans cette perspective que le modèle trifonctionnel peut être un élément de renouveau, comme échelle de valeurs, et non comme principe d'organisation sociale.

Professeur Haudry, nous vous remercions de nous avoir accordé cet entretien.

Propos recueillis par Xavier Cheneseau, Vouloir n°68/70, 1990.

http://www.archiveseroe.eu/histoire-c18369981/99

Louis XVII (Hélène Becquet)

 

Hélène Becquet, ancienne élève de l’Ecole nationale des chartes, est agrégée d’histoire et docteur en histoire.

Né en 1785, mort en 1795, le fils de Louis XVI n’a eu qu’une existence éphémère sur laquelle il n’a guère eu de prise. Ce livre raconte l’histoire d’un prince devenu roi trop tôt, auquel la Couronne aura finalement coûté la vie, mais offert la postérité.

Précisons qu’il n’est pas question dans ce livre du « mystère Louis XII » et du sujet de la survivance de l’enfant du Temple, l’auteur considérant que les expertises ADN, qui ont eu lieu récemment, prouvent matériellement la mort du fils de Louis XVI.

Hélène Becquet nous fait revivre les dix petites années qui séparent la naissance fastueuse du duc de Normandie de la mort tragique de Louis XVII au Temple. La chute de la monarchie et le régicide en avaient fait le seul roi légitime pour toutes les sensibilités royalistes, mais un roi enfermé, dont le sort ne cessait d’inquiéter, et qui, surtout, ne put donner aucune impulsion politique. Louis XVII fut doublement impuissant par son âge et par son emprisonnement, mais le sang royal dont il est issu, les malheurs et les souffrances qu’il a subis lui confèrent en regard une double légitimité. Et le fait que ce soit un enfant qui n’ai jamais régné lui confère une aura tragique qui séduit bien au-delà des partisans de la monarchie française.

Louis XVII, Hélène Becquet, éditions Perrin, 304 pages, 20,90 euros

A commander en ligne sur le site de l’éditeur

https://www.medias-presse.info/louis-xvii-helene-becquet/76844/

Paganini : le violoniste du diable.

vendredi 25 février 2022

Harald et le Bluetooth

Images (inédites) d'une reine : Marie Antoinette

Martin Luther, la face cachée d’un révolutionnaire (Angela Pellicciari)

 

Angela Pellicciari est une historienne et une spécialiste des rapports entre la papauté et la franc-maçonnerie.

Si les catholiques ont de tout temps subi les calomnies et les persécutions, à partir de 1517, la persécution contre l’Eglise se renforce parce que, à la suite de Luther, de nombreuses nations devenues protestantes voient leur haine contre Rome justifiée par la prédication de cet ex-moine augustinien devenu le « Moïse allemand ».

Ce livre nous rappelle que la haine envers Rome que Luther manifeste par ses paroles, ses œuvres et ses gravures, tout au long de sa vie publique, a conduit à une attaque militaire contre les nations catholiques ainsi qu’à une attaque culturelle menée à travers une réécriture systématique de l’histoire.

Le protestantisme va mener à la fin de la vérité théologique. Selon Luther, chacun peut interpréter la Parole de Dieu en se fiant à l’assistance personnelle de l’Esprit Saint. En résulte une interprétation autant subjective que fantaisiste de la volonté de Dieu. C’est la dissociation de la liberté avec la vérité. Franc-maçonnerie, despotisme éclairé, jacobinisme, révolutions en découleront. Et les nations protestantes vont aussi donner naissance à la première internationale de l’histoire : l’internationale protestante, divisée sur tout, sauf sur la haine anti-catholique.

Aujourd’hui, dans de nombreux milieux, y compris se disant catholiques, on tient presque pour acquis que Luther avait raison et l’Eglise catholique tort. Ce livre se propose de remettre les pendules à l’heure et d’esquisser les contours essentiels à la compréhension de la Réforme luthérienne, à partir de documents et en examinant de près les écrits de Luther, même ceux dont la presse et les livres évitent de parler.

Un livre précieux en ces temps de grande confusion.

Martin Luther, Angela Pellicciari, éditions Téqui, 158 pages, 14,50 euros

A commander en ligne sur le site de l’éditeur

https://www.medias-presse.info/martin-luther-la-face-cachee-dun-revolutionnaire-angela-pellicciari/76876/

jeudi 24 février 2022

Le réveil de la Revanche

 

Marthe- film sur la guerre de 14

La Revanche aurait été la vraie souveraine de la France durant la troisième République jusqu’à la Grande Guerre ?

L’idée n’est pas neuve pour Maurras quand il la reprend dans son article du 11 août 1914. Il l’a déjà utilisée, dans Kiel et Tanger en particulier. Qu’est-ce à dire ?

Le roi de France pourrait être remplacé par une idée ? faute de souverain, on accepterait une sorte de royauté abstraite, celle du pays, du peuple sur le territoire, bref l’idée de la nation remplacerait le roi, ou du moins lui servirait de succédané dans des temps sombres ou pour faire face au péril ?

Nous sommes une fois de plus, en cet été 14, au cœur de contradictions dont ni Maurras ni l’A. F. ne sortiront jamais vraiment : devant l’imminence du péril, les frontières politiques et même idéologiques s’effacent. La question n’est pas tant de savoir si cet effacement est pertinent que de questionner son intelligibilité pour ceux qui s’y trouvent contraints. Avec quelle conscience de ces contradictions nécessaires font-ils ce choix que les uns trouveront admirable, que d’autres leur reprocheront amèrement ?

Du côté républicain, il est évident que la guerre sera une aubaine : elle permettra de sceller définitivement un patriotisme qui, quoi qu’en disent ceux qui y adhèrent dans les rangs royalistes, sera un patriotisme républicain : Jean de Viguerie a amplement montré dans ses Deux Patries combien ce pro Patria mori est d’essence révolutionnaire, combien il était étranger à la France d’Ancien Régime, et combien l’ambiguïté qu’il entretient se révélera mortifère pour les restes intellectuels de cette ancienne France.

Maurras voit-il la menace ? sans doute. Et d’autant plus que les voix ne manquent pas pour le mettre en garde en privé contre une union sacrée, voix catholiques surtout. C’est le temps où le futur cardinal Baudrillart écrit dans ses Carnets : « Ils ne veulent l’Union Sacrée que pour nous étrangler sans même que nous puissions crier. »

Mais du coté des politiques, des nationalistes engagés dans le débat politique, ces propos de catholiques ne trouvent aucun écho. Les trois grandes voix de Maurras, de Barrès et du vieil Albert de Mun dans L’Écho de Paris se joignent sur un thème : celui de la guerre du droit, de l’ennemi barbare, de l’Allemagne qu’il faut abattre coûte que coûte. Dans le cas de Maurras, on a l’impression qu’il est entraîné contre ses propres principes. Où est passé le politique d’abord ? où la brillante analyse de Kiel et Tanger qui conduisait à dire que la République n’a pas de politique étrangère, qu’elle n’en use que dans la mesure où son combat idéologique contre la France ancienne en est renforcé ? Où sont passés les appels à abattre le régime comme un préalable à tout bien possible ? On veut bien que toute une génération ait été traumatisée par la guerre de 1870 et ses suites, comme cet article du 11 août 1914 le rappelle, et qu’elle verse dans un anti-germanisme forcené, mais tout cela devait conduire au moins à des réserves de la part de Maurras.

Les lit-on ces réserves ? d’abord il ne faut pas oublier que la censure s’exerçait : y avait-il moyen d’émettre ces réserves ? nous n’en savons pas grand chose. Maurras aurait-il eu la possibilité de les émettre, l’aurait-il fait ? Tout donne plutôt à penser que l’urgence du moment l’a conduit à simplifier, à endosser un ralliement au régime qu’il pensait provisoire, fait pour sauver l’essentiel face à l’ennemi. Les heures dramatiques sont peu propices aux distinctions fines. Enfin aurait-il émis quelques réserves, ses propres troupes l’auraient-elles écouté ? L’exercice était plus facile pour des anarchistes, des pacifistes ou même pour des socialistes sur une lancée encore Jaurésienne.

L’adhésion à l’Union Sacrée sera maintenue tout au long du conflit, et l’immédiate après-guerre, avec la chambre bleu horizon, semblera même un temps donner raison aux nationalistes qui ont pour leur immense majorité osé cette synthèse dans l’été 1914. On sait que de cruelles désillusions suivront, aboutiront au retour de Briand, au Cartel, au Front populaire puis au désastre de l’été 40.

Rien donc ? pas la moindre hésitation à embrasser sous la pression des événements ce que Viguerie appelle justement le patriotisme révolutionnaire ? Il y a bien quelque chose, mais cela reste du domaine de l’appréciation personnelle : cette belle au bois dormant un peu sourde qui peine à se réveiller au son des crises diplomatiques et des multiples coups de canons peut sans doute être lue comme une figure un peu ridicule où Maurras fait entrer quelque amertume, surtout quand on se souvient de ses textes antérieurs sur l’abandon coupable par la République de l’idée de Revanche.

http://maurras.net/2013/05/16/reveil-de-revanche/#more-1944

Lire ses classiques : La Civilisation de la Renaissance en Italie

 Raphael

Œuvre foisonnante, la Civilisation de la Renaissance en Italie de Jacob Burckhardt (1860) s'attache à décrire l'émergence de l'individu moderne.

La thèse

La Civilisation de la Renaissance en Italie est moins une histoire qu'un portrait : celui de la mentalité d'un peuple (Volkgeist) et de l'esprit d'un temps (Zeitgeist), l'une et l'autre indissociablement liés dans une civilisation que l'on ne peut appréhender que par l'histoire culturelle (Kulturgeschichte).

Burckhardt est de ce fait l'héritier de la philosophie allemande qui, depuis Herder (1744-1803), donne à la notion de Kultur un sens national. Du XIVe au XVIe siècle, l'Italie est le lieu d'émergence de l'individu moderne, qui devient le sujet de son histoire. Il déchire le voile médiéval (« tissu de foi et de préjugés, d'ignorance et d'illusion ») qui l'empêchait de voir le monde tel qu'il est. L'ensemble du livre de Burckhardt s'enroule autour de cette idée centrale. L'exaltation de la subjectivité se comprend dans le contexte de la concurrence politique et idéologique des États, dont Burckhardt décrit la typologie dans sa première partie : « L'État considéré comme une œuvre d'art ». L'historien en approche l'histoire par l'art de la guerre, le jeu de la diplomatie ou les techniques de maniement des âmes par la propagande. Ainsi, en Italie, l'État « apparaissait comme une création calculée, voulue, comme une machine savante ». C'est la lutte politique qui, par une sorte de darwinisme social, crée les conditions d'une individualisation. Burckhardt s'attache à en relever les manifestations. Il décrit tour à tour le « désir de gloire » qui enfièvre la société et l'essor de la « raillerie et du mot d'esprit » qui vient le moquer. La quête passionnée des vertus de l'Antiquité est plus la conséquence que la cause de cet imaginaire nouveau. Les humanistes puisent dans le passé romain de quoi les armer dans leur « découverte du monde et de l'homme ». Voyages lointains, sens du paysage et de la nature, anatomie, lyrisme poétique : autant d'expressions d'un regard lucide sur le monde. Cette ambition nouvelle modifie les règles du jeu social : croyant repérer en Italie un « nivellement des classes », Burckhardt dépeint avec subtilité le raffinement des cours, l'éloquence politique, l'art de la conversation comme autant de stratégies de distinction. « Moins la supériorité de la naissance conférait de privilèges, plus l'individu était obligé de faire valoir ses avantages, mais plus aussi le cercle social devait se rétrécir ». Burckhardt clôt son livre sur le problème des mœurs et de la religion. Entre « dépravation morale » et aspiration vers Dieu, l'Italie des derniers siècles du Moyen Âge apparaît sous sa plume comme la préfiguration ambiguë d'un mouvement qui ne pourra pourtant se réaliser qu'ailleurs, en accomplissant l'idéal individualiste de la Renaissance : la Réforme protestante.

Qu'en reste-t-il ?

Œuvre foisonnante, dont la force suggestive est servie par une écriture flamboyante, la Civilisation de la Renaissance en Italie a exercé, pour le meilleur et pour le pire, une influence durable sur l'historiographie. Qui, avant Burckhardt, avait songé à faire de l'éloquence des notaires, du sens du paysage chez les peintres ou de la passion des princes pour les collections et lés ménageries des objets d'histoire ? Il est alors sans doute vain de souligner les manques : travaillant essentiellement sur des sources littéraires et narratives, Burckhardt se désintéresse totalement de l'économie, de l'histoire du travail ou de celle des techniques. Les classes populaires ne sont guère conviées au festin, sinon sous la figure vague d'un « peuple » subissant toujours l'histoire des grands. Fasciné par le détail des analyses, le lecteur d'aujourd'hui ne peut toutefois plus adhérer au sens général que Burckhardt voulait leur donner. Il postule en effet une double rupture, entre Moyen Âge et Renaissance d'une part, entre l'Italie et l'ensemble de l'Europe d'autre part, que toute l'historiographie récente contribue à réduire. De là le grand paradoxe de ce livre : Burckhardt défend l'idée d'un changement radical, mais le décrit en une grande synthèse immobile. Pour lui, la Renaissance italienne est un bloc : il fait de l'histoire totale, mais d'un objet imaginaire.

Patrick Boucheron, L'Histoire n°253, 04/2001.

Éditions françaises de La Civilisation de la Renaissance en Italie :

  • Format numérique (tr. H. Schmitt, Plon, 1885) : tome I / tome II
  • tr. H. Schmitt revue par R. Klein, Plon, 1958
  • tr. H. Schmitt revue par R. Klein, Le Livre de poche, coll. Biblio-essai, 3 vol., 1986.
  • tr. H. Schmitt revue par R. Klein, préf. de Robert Kopp, Bartillat, 2012, 642 p., 28 €.

 nota bene : « Si le livre de Burckhardt fut annoncé dans la Revue germanique dès sa parution, il fallut attendre un quart de siècle pour qu’il soit traduit en français — traduction sur la base de laquelle se sont faites depuis (non sans quelques corrections) toutes les autres éditions, y compris la dernière en date. Mais parler du “livre de Burckhardt” est déjà un abus de langage. Ce que cette première et (quasi unique) traduction française propose, ce n’est pas, en effet, le travail et la pensée de Burckhardt, mais une véritable refonte et reformulation de son livre. Elle se base sur la troisième édition du texte (1877), deux fois plus volumineuse que les précédentes — édition due à un certain Geiger qui prit avec l’ouvrage original des libertés dont son avant-propos laisse juger : “J’ai cru devoir respecter le caractère général de cet ouvrage et me contenter de faire des changements de peu d’importance. J’ai donc laissé subsister le texte presque en entier, me bornant à ajouter fréquemment des mots isolés ou même plusieurs lignes ; ce n’est qu’à titre d’exception que j’ai intercalé des passages d’une certaine étendue. Il est résulté de cette manière de procéder que, partout où nos idées sur le sujet traité par l’auteur se sont modifiées par suite de recherches plus récentes, les notes que j’ai remaniées, en prenant pour bases les recherches en question, ne cadraient plus exactement avec le texte”. Autant dire qu’il est impossible de retrouver la pensée propre de Burckhardt sous ces métamorphoses. L’essai brillant (de dimensions raisonnables) est transformé en somme érudite. Pour le lecteur français qui n’a pas accès à la langue allemande, la traduction, toujours reprise sur les bases de cette édition-écran, revient à confisquer la pensée. Or, c’est sur la base de ce travestissement, de cette confiscation que s’est faite une grande partie de la réception de Burckhardt en France (du moins en langue française). C’est notamment le cas du premier article important publié sur Burckhardt dans une revue française : une recension de la traduction publiée par le professeur de littérature Émile Gebhart dans la Revue des Deux Mondes [« La théorie de J. Burckhardt », 1885. Repris dans : La Renaissance italienne et la Philosophie de l'Histoire, Librairie Léopold Cerf, 1887] », extrait de : Marc Crépon, « L’art de la Renaissance selon Burckhardt et Taine (la question des appartenances) » in : Revue germanique internationale n°13, 2000.

Jugements critiques :

• Traiter une époque dans son intégralité : « Publié à une époque où la discipline [l'histoire] était la chasse gardée soit des conteurs d’épopée à la Michelet, soit des positivistes plus arides, la Civilisation déroutera par sa vision non chronologique. Y est privilégiée une approche des faits humains en synchronie, plutôt qu’un récit des événements liés par des rapports de causalité. Au travers des plongées opérées par l’essayiste dans les conceptions de l’état, de l’individu, des rapports interpersonnels, des mœurs et des pratiques religieuses, c’est une société qui ressurgit, dans sa vivante complexité et sa richesse. » (F. Saenen, salon littéraire, 2013)

• « Quelle lumière les historiens ont-ils jetée sur l'histoire des civilisations ? Selon Guizot, la civilisation, au sens du XVIIIe siècle, constitue un progrès d'ordre social et intellectuel, dans une recherche d'équilibre des composantes de vie collective. Toutefois, l'étude de Guizot se réduit au cadre d'histoire politique, placée sous le signe de la lutte entre les deux principes de l'autorité et de la liberté. Jacob Burckhardt analyse un moment de l'histoire de l'Occident qu'il saisit aux sources italiennes. Sa vision de la civilisation se limite au triple aspect de l’État, de la religion et de la culture. Burckhardt passe sous silence l'organisation matérielle et sociale de l'Italie de cette époque de la Renaissance. Selon Oswald Spengler, chaque culture forme une expérience unique et manifeste une originalité. De même que Burckhardt, Spengler néglige les aspects de la civilisation matérielle. Il a voulu dégager le destin des valeurs spirituelles qui constituent, selon lui, une microcosme des civilisations. » (Roland Lamontagne, Problématique des civilisations, 1968)

• Nietzsche continuateur de Burckhardt ? : « La “question” de la Renaissance, et plus exactement de la Renaissance italienne, n’est pas premièrement pour Nietzsche la question d’une période de l’histoire de la philosophie caractérisée comme telle : elle est premièrement la question d’une civilisation “haute”, des conditions de son émergence, des causes de son déclin, de sa valeur en regard d’autres civilisations et, enfin et surtout, du projet qu’elle porte peut-être de médication pour notre civilisation “basse” et de fondation d’une nouvelle civilisation. C’est sur cette question de la civilisation que Nietzsche croise Burckhardt. Lorsque Nietzsche arrive à Bâle en 1869, Burckhardt a déjà publié deux textes majeurs sur la Renaissance : le Cicerone de 1855, dont la seconde partie est consacrée aux œuvres d’art italiennes post-antiques, et surtout la Civilisation de la Renaissance en Italie de 1860. C’est par ces ouvrages que Nietzsche fait sa première entrée dans la culture renaissante. Les textes plus tardifs de Burckhardt (de publication posthume) sur les Grecs et sur la conception générale de l’histoire témoignent pour une large part de son dialogue avec la pensée nietzschéenne : c’est là la partie la mieux connue des relations entre Burckhardt & Nietzsche. Pour la Renaissance, Nietzsche a recueilli la pensée burckhardtienne à son état achevé. Nous voulons dans cette étude montrer de quelle façon il se l’approprie sur un double plan : historico-sociologique d’une part, au sein d’une réflexion sur les caractères de la haute civilisation, anthropologico-psychologique d’autre part, au sein d’une réflexion sur la constitution de l’humanité supérieure », extrait de : Thierry Gontier, « Nietzsche, Burckhardt et la “question” de la Renaissance », in : Noesis n°10, 2006.

Bibliographie :

http://www.archiveseroe.eu/histoire-c18369981/98