dimanche 27 février 2011

Les Goths et le trésor du Temple de Jérusalem

Parmi les fabuleux trésors attribués aux Goths, et dont quelques-uns ont été retrouvés, il en est un, en revanche, qui conserve tout son mystère et qui n’a eu de cesse d’alimenter depuis des siècles les plus folles spéculations : je veux bien sûr parler du fameux trésor du Temple de Salomon, qui, de par les aléas de l’Histoire, s’est finalement retrouvé sur le territoire actuel de la France, et pourrait fort bien s’y trouver caché aujourd’hui encore…
Le Temple de Jérusalem, dont le célèbre « Mur des Lamentations » constitue de nos jours l’ultime vestige, fut bâti aux alentours de l’an 960 avant l’ère chrétienne sous l’égide du roi juif Salomon. Erigé selon les instructions d’un symbolisme rigoureux prétendument reçues par Moïse au moment où celui-ci reçut de Yaveh lui-même les « Tables de la Loi », ce temple devint dès lors le lieu de culte le plus sacré du judaïsme, et tout un mobilier sacré y fut déposé.

Outre la mythique « Arche d’Alliance », renfermant les « tables de la Loi », ce mobilier sacré d’une richesse inimaginable comprenait également une pléthore d’objets cultuels extrêmement précieux, la plupart en or massif. Et après l’Arche, les deux objets les plus sacrés entre tous étaient la « Table des pains » ainsi qu’un énorme candélabre à sept branches nommé la Ménorah. La table, sur laquelle étaient posés douze pains azymes symbolisant la sortie d’Egypte des douze tribus d’Israël, était faite de bois d’acacia entièrement recouvert d’or. Quant à la Ménorah, le fameux candélabre, elle était sculptée d’une seule pièce dans l’or pur, et pesait un talent, c’est à dire très exactement 23, 565 kg, ce qui donne une idée de ses dimensions.
A plusieurs reprises, le temple et son trésor furent pillés.
Au VIIème siècle avant l’ère chrétienne, en l’an 626, le prophète Jérémie alla dissimuler l’Arche d’Alliance dans une caverne du mont Nébo, juste avant la déportation des Juifs à Babylone. Elle n’a jamais été retrouvée depuis.
Le roi Nabuchodonosor fit transporter à Babylone tout le reste du trésor, qui fut placé dans le temple de Bélus. Mais en -539, Cyrus, fondateur de l’empire perse, fait à son tour la conquête de Babylone, et restitue ce trésor aux Juifs.

Le Temple de Jérusalem fut reconstruit en -536, et le mobilier sacré y fut donc de nouveau déposé. En dépit de plusieurs autres péripéties, le trésor demeure ensuite à peu près entier pendant plusieurs siècles.
En l’an 70 de l’ère chrétienne, Titus, fils de l’empereur Vespasien, prend Jérusalem et pille de nouveau le Temple, avant que ses soldat n’y mettent le feu et le détruisent.
Une partie de l’énorme butin fut fondue et vendue, au poids de l’or, sur le marché syrien. Mais les pièces les plus précieuses et les plus « spectaculaires », pour leur part, furent ramenées à Rome. Parmi ce butin figure alors la fameuse Ménorah, présentée, entre autres objets emblématiques, lors du triomphe de Titus. L’arc de Titus, à Rome, commémore cet événement, et l’on peut précisément voir sur l’un de ses bas-reliefs une représentation du célèbre candélabre, porté par des soldats romains.
En l’an 410 de l’ère chrétienne, Alaric, roi des Goths, s’empare de Rome, et fait main basse sur les trésors accumulés par les empereurs romains successifs. Il meurt quelques mois plus tard, emporté par une maladie. Son beau-frère et successeur Ataulf établit alors le royaume Wisigoth d’Occitanie, dont Toulouse devient la capitale. C’est là, dans le « Château Narbonnais », situé sur l’emplacement actuel du palais de justice, qu’est alors entreposé le trésor des rois Goths, incluant ce qui a été pris à Rome. Moins d’un siècle plus tard, face à une menace franque se faisant de plus en plus pressante, les rois Wisigoths jugent plus prudent de le transférer à Carcassonne. Outre le mobilier sacré provenant du Temple de Jérusalem, ce trésor comprend alors, parmi d’autres richesses, deux autres objets mythiques : la mystérieuse « Table d’émeraude », ainsi que le « Missorium ».
Carcassonne, à l’origine modeste lieu fortifié par les Romains, est alors devenue sous l’égide des Goths une redoutable place forte. En l’an 508, le roi des Francs Clovis (Khlodwig), après avoir battu et tué Alaric II à Vouillé (en 507) et pris Toulouse, essaya en vain d’assiéger Carcassonne, avec la ferme intention de s’emparer du trésor des Wisigoths que la cité abritait. Le roi des Goths d’Italie, Théodoric le Grand, vint alors à la rescousse, et la menace franque fut repoussée. Celui-ci assura ensuite la régence pendant la minorité d’Amalric, fils et successeur désigné d’Alaric II, et, jugeant que le trésor était désormais trop exposé aux convoitises tant qu’il restait à Carcassonne, le fit transférer à Ravenne, en Italie. Mais quelque temps plus tard, Amalric, devenu majeur et roi, se le fit restituer, tandis que le royaume Wisigoth avait étendu sa superficie sur tout le territoire compris entre la Durance et Carcassonne.
C’est à partir de ce moment que se perd mystérieusement la trace du trésor. Même lorsque en 531, Amalric est vaincu par les Francs à Narbonne, ces derniers, qui énumèrent pourtant soigneusement tout ce qui fut pris à cette occasion, n’en font aucune mention. Certes, lorsque le royaume Wisigoth d’Occitanie commença à décliner et à se réduire dangereusement du fait des attaques franques, une partie du trésor gothique fut transférée vers le royaume Wisigoth d’Espagne, qui demeurait alors puissant. Mais lorsque les Arabes s’emparèrent à leur tour de ce royaume Wisigoth d’Espagne et de sa capitale Tolède, leurs chroniqueurs, pas plus que ceux des Francs, ne firent mention de ce trésor dans l’énumération pourtant fort minutieuse du butin qui fut pris…
Il est bien évident que si ledit trésor avait été retrouvé, les chroniqueurs Francs comme Arabes n’auraient pu manquer de le signaler, eux qui poussaient l’exactitude jusqu’à mentionner la moindre pièce, même de piètre valeur.  Le destin de ce fabuleux trésor wisigothique demeure donc aujourd’hui encore un mystère alimentant les plus extravagantes conjectures, puisque selon toute vraisemblance, il n’a pu être que dissimulé, pratique dont les Goths était fort coutumiers dès lors que l’approche d’un grand péril se précisait. D’aucuns ont d’ailleurs émis l’hypothèse que le fameux trésor de Rennes-le-Château, dont la découverte serait à l’origine de la subite fortune de l’abbé Saunière entre la fin du XIXème et le début du XXème siècles, pourrait fort bien avoir quelque rapport avec ce trésor, ou du moins avec une partie de ce dernier… D’autres sont persuadés que le Trésor du Temple de Jérusalem, dont la fameuse Ménorah, est en fait secrètement conservé depuis plusieurs siècles au Vatican…
Quoi qu’il en soit, l’énigme demeure entière.
L’étonnant destin de ce trésor très convoité, d’origine sémitique et moyen-orientale, et dont le dernier possesseur connu fut un peuple germanique l’ayant très probablement dissimulé au fin fond de la France méridionale, est en tout cas des plus singuliers.
Korreos (Hans CANY)  http://tpprovence.wordpress.com/

Desouche Histoire : Violence et criminalité dans la France moderne (XVe-XVIIIe)

Cet article s’inscrit dans la continuité des articles sur la culture populaire dans l’Ancien Régime. Après la vision du monde, les fêtes et coutumes populaires, ce troisième volet de la série vise à donner un aperçu de la violence dans l’Ancien Régime.

Brutalité et violence sont omniprésents à la fin du Moyen Âge et dans l’Ancien Régime (jusqu’à la fin du XVIIe). L’homicide, fréquent, est un crime banal qui est souvent pardonné par une lettre de rémission du roi.
En Corse (qui n’appartient pas encore à la France), entre 1683 et 1715, 900 meurtres en moyenne sont comptabilisés chaque année sur une population d’environ 120 000 habitants. A populations équivalentes, la mortalité due aux homicides sur l’île équivaut presque à la mortalité due à la guerre de 1914-1918 en France ! Dans l’Angleterre du XIIIe siècle, pour prendre une autre référence, le taux d’homicides est environ 100 fois plus élevé qu’aujourd’hui (de l’ordre de 1 pour 1000 contre environ 1 pour 100.000 de nos jours).
Il faut néanmoins savoir que les historiens ont énormément de peines à estimer le taux d’homicides à l’époque moderne, la justice ne traitant qu’une infime partie des crimes notamment dans les campagnes, les ruraux préférant régler leurs affaires entre eux (la justice est perçue comme un corps étranger à la communauté villageoise).

I. La violence ordinaire
● Profil du délinquant
Le délinquant type est un homme. Entre 1760 et 1790, les femmes ne constituent que 21,1 % des individus poursuivis en justice par le parlement de Paris. L’infanticide et le vol sont les crimes les plus récurrents chez les femmes, avec la sorcellerie qui devient très majoritairement féminine à partir du XVIe siècle. Dans les seuls actes de violence, les hommes sont ultra-majoritaires : en Artois de 1386 à 1660, les homicides répertoriés dans les lettres de rémission sont commis par des hommes dans 99,6 % des cas (chiffre pas totalement représentatif : les femmes reçoivent moins souvent la grâce royale, la violence féminine étant mois tolérée). Quand la femme tue, c’est pour se défendre d’un agresseur ou pour aider son mari en danger.
Les délinquants sont aussi essentiellement des jeunes célibataires, de 15 à 25 ans. A Dijon au XVe siècle, 85 % des violeurs sont célibataires et la moitié d’entre eux ont entre 18 et 24 ans. Les villes universitaires sont celles qui connaissent le plus grand nombre de crimes de sang. Au niveau socio-professionnel, c’est le menu peuple qui fournit le plus grand nombre de criminels : en 1488 à Paris, on enferme au Châtelet lors d’une semaine de juin 30 % d’artisans, 20 % de laboureurs et de manouvriers, 9 % de prostituées, 8 % de valets et d’apprentis et 3 % de mendiants…
Plus de la moitié des agressions sont commises à plusieurs, par ce qui n’est pas encore appelé « bande de jeunes » mais « royaumes de jeunesse ».
● Faits divers choisis
Les motifs de meurtre peuvent paraître aux contemporains parfaitement ridicules, étant souvent liés à la notion d’honneur. Ainsi, en 1536, à Saint-Hilaire, près de Cambrai, Hotinet Cuisette arbore son chapeau des grands jours, un bonnet orné de plumes. Jean Lempereur, qui croise son chemin, en arrache une : grave affront. Hotinet sort son couteau, Jean brandit son bâton. Hotinet, en position d’infériorité, s’enferme dans sa maison pour lui échapper tandis que Jean tente d’enfoncer la porte. Le cabaretier intervient, sort son épée et reçoit un grand coup de bâton qui l’étend sur le sol. Son beau-frère vient à la rescousse, sur rue sur Lempereur, le bat et lui plante sa javeline dans l’oeil. La victime « depuis ne parla et morut, V ou VI heures après ».
Dans la soirée du 6 janvier 1557, à Enghien (ville du Hainaut belge actuel), un jeune homme joue du luth sous la fenêtre de plusieurs filles pour les charmer. Un homme s’approche et se met à uriner contre une maison proche. L’homme « layssa plusieurs pets ». Il se rapproche du joueur de luth, se retourne puis fait sept ou huit autres pets. Le séducteur demande à l’homme « s’il les faysoyt en depit de lui » (c’est-à-dire par provocation). « Oui », répond-il, et les deux hommes sortent une épée. Le provocateur n’est que légèrement blessé mais une infection s’en mêle : il décède une dizaine de jours plus tard.
La taverne, dans la France d’Ancien Régime, est une « école de masse de la brutalité » (R. Muchembled) : l’ivresse libère les pulsions et des rixes peuvent se déclencher à la moindre occasion. En août 1426, des jeunes célibataires brisent un godet de terre déjà fendu, dans une taverne d’un village de Bourgogne. Le propriétaire mécontent grommelle contre eux. Un client s’associe à la colère du cabaretier, suivi par son fils et un autre client. Le propriétaire insulte les célibataires : « à l’umanité leur mère » (insulte touchant au tabou de l’inceste). Une bagarre démarre qui se termine par la mort du cabaretier.
● Wallons et Flamands, déjà…
Les frontières linguistiques (patois) constituent souvent des motifs de méfiance, même si les deux populations cultivent des mœurs semblables par ailleurs. Dans les tavernes, des rixes se déclenchent parce qu’un individu est énervé de ne pas comprendre un groupe de gens discutant en espagnol, en latin ou dans un autre patois…
Pour faire écho à l’actualité, des faits divers concernant les Flamands et Wallons ont été choisis. Pas d’homicide ici mais plutôt des rancœurs et violences verbales. En avril 1564, Antoine Chavatte, qui tente de séduire une fille à Poeringe, s’entend dire « Meschant Wallon ! ». « Ne te fie pas aux Wallons, car vous ne scavez ce qu’ils vouldront faire de vous ! » crie quelqu’un dans une taverne d’Hazebrouck en 1594. Le 1er juin 1597, deux groupes Wallons et Flamands s’insultent mutuellement dans un bois : « Wallons ! Flamands ! ». En juillet 1598, un paysan des environs d’Audenarde se plaint de la lourdeur des impôts et de la cherté des terres et conclut que c’est parce que les « Wallons mangent la sueur des Flamands ».
● Violence verbale : les injures à Dijon au XVIIIe siècle
Devant la justice, les affaires d’injure sont rares. Les archives judiciaires de Dijon au XVIIIe siècle livrent les injures pour lesquelles on pouvait être poursuivi en justice : « gueuse », « putain », « pastorelle » pour les femmes ; « souteneur de bordel », « coureur de gueuses », « mari cornard » pour les hommes sont les injures les plus fréquentes.
Autres injures : « laronnesse », « friponne », « vilaine », « voleuse », « chienne » pour les femmes ; « coquin », « fripon », « arlequin », « filloux », « voleur », « chien » « banqueroutier », « trompeur », « ivrogne », « imposteur », « marot », « fanfaron », « espion de foire », « homme de race pendu » pour les hommes.
II. Fêtes populaires et violence
Dans l’année, le temps des fêtes passe en danses et beuveries, mélangeant profane et sacré, avec des dérives qui inquiètent fortement l’Eglise (bagarres avec blessures pouvant parfois mener jusqu’à la mort, débordements sexuels pouvant mener aux viols). Certaines fêtes sont carrément des défouloirs où la violence est non plus une dérive mais est intrinsèque à la fête : la cournée à Langres, à la fin du XIVe siècle, consiste ainsi à se lancer mutuellement des pierres hors des murs de la ville ! A Namur, le jour des saints Innocents, le 28 décembre, la tradition veut que les hommes puissent fouetter les femmes qu’ils rencontrent tandis que leurs semblables jouent des farces en public. En Artois et en Champagne, une fête consiste à abattre un animal (porc, oie, boeuf,…) en lui jetant des pierres, des bâtons ou des couteaux. Le vainqueur des différents tournois organisés est alors déclaré « roi » pour un an et donne un banquet.
L’historien Robert Muchembled interprète ces fêtes comme des soupapes de sécurité, des dérivatifs qui permettent d’extérioriser ses passions et frustrations pour ressouder la communauté « qui ne risque plus de se briser en luttes intestines ». Les autorités civiles et ecclésiastiques réprouvent ces fêtes qui donnent lieu à des désordres et débordements, tentant de les faire disparaître (le nombre de fêtes diminue fortement aux XVIIe et XVIIIe siècles, non sans raison).
III. Le rapport à la justice et la « paix privée »
Les ruraux des XVe et XVIe siècles ne vont que rarement se plaindre auprès de la justice, une méfiance générale régnant à l’égard des institutions chargés de la rendre (justice seigneuriale, justice municipale, présidiaux, parlements,…). Les querelles sont généralement réglées selon le système de la « paix privée ». Cette paix consiste en une compensation matérielle et prend parfois la forme d’un contrat civil rédigé par un notaire ou un officier, lequel prévoit un dédommagement financier ou des messes pour le repos de l’âme du défunt (etc.) afin d’éviter la vengeance familiale des proches de la victime
Quelquefois, des gens de loi peuvent parfois arbitrer cette paix : le 1er août 1400, des échevins de Doullens (Picardie) font prisonnier deux garçons qui se battent. Ils les obligent à se jurer une paix puis libèrent le plus jeune des deux bagarreurs, qui a 17 ans. Il prend sa dague et blesse à l’épaule son ennemi encore dans la cellule. Or, une trêve imposée par les autorités doit être inviolable : la peine capitale s’applique aux adultes. Le jeune homme évoque son âge pour se défendre : il ne sait pas, affirme-t-il, « l’inconvénient qui se povoit ensuir de enfreindre ladicte paix ». Généralement, la justice sert davantage de moyen de pression dans la guerre que se livrent deux individus que comme une institution rendant justice.
Il faudra attendre la fin du XVIIe siècle pour voir cette situation changer, la justice entrant dans les moindres villages, appliquant des peines plus sévères, tandis que l’Eglise tridentine (de la Contre-Réforme) tente d’adoucir les mœurs. Cette action portera ses fruits : les violences diminuent très largement à partir de la fin du XVIIe.
IV. Le recul de la violence au XVIIIe siècle
Tout au long du XVIIIe siècle, la violence recule d’une façon considérable en France grâce aux efforts conjugués du pouvoir monarchique et de l’Église. Les violences contre les personnes diminuent fortement tandis que les vols tendent à augmenter par un effet de vases communicants. Au XVIIe siècle, dans le bailliage de Falaise en Normandie, 83 % des procès concernent des affaires de violence (meurtres, coups, injures), ce chiffre tombe à 47 % au XVIIIe siècle. Dans le pays d’Auge, les actes de violence qui passent devant les tribunaux sont quatre fois moins nombreux en 1781-1790 par rapport à 1703-1711. Ce recul de la violence se poursuit au XIXe siècle. Il semble que les hommes du XVIIIe se montrent plus tolérants à l’égard des injures qui ne dégénèrent plus en bagarres mortelles.
Parallèlement à cet effondrement de la violence, les juges se montrent plus sévères pour les voleurs, davantage pourchassés : à Paris, 5 % des voleurs d’aliments sont envoyés aux galères entre 1750 et 1755 ; ce taux monte à 15 % entre 1775 et 1790. Les juges se montraient jusqu’au milieu du XVIIIe siècle tolérants à l’égard du vol de nourriture de même que pour les vols dus à la misère, ce qui change alors. La propriété se voit davantage protégée, signe d’une évolution des mentalités.
Sources :
DUBY, Georges (sous la dir. de). Histoire de la France rurale. 2 – de 1340 à 1789. Seuil, 1992.
GARNOT, Benoît. Crime et justice aux XVIIe et XVIIIe siècles. Imago, 2000.
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vendredi 25 février 2011

Le guerrier nordico-germanique face au Destin

Quels que soient les textes envisagés, antiques inscriptions runiques, récits d'historiens latins, fragments de poèmes immémoriaux, Eddas, sagas de tous genres – fussent-elles rédigées à l'ère chrétienne scandinave –, formules juridiques, vestiges magiques, partout, toujours s'impose l'originale figure du Destin. Il était au commencement dans l'ébauche des monstres primitifs nés du contact entre chaud et froid, il sera à la fin, à la Consommation du Destin des Puissances (Ragnarök), sans doute préférable à la version Crépuscule des Puissances (Ragnarokkr), et c'est lui qui fera surgir, parmi les prairies toujours vertes du monde régénéré, les merveilleuses tables d'or – un jeu de hasard, sans doute – que les dieux suprêmes, “renés”, prisent plus que la bière miellée ou la chair inépuisable du sanglier de la Valhöll. Toute étude de la religion germanique et scandinave qui négligerait ce trait pour se confiner à une description de mythes, à une nomenclature de divinités ou de héros, se condamnerait, par là même, à passer à côté de l'essentiel, c'est-à-dire du sacré : car le sacré chez les anciens Germains, c'est le Destin, le sens du Destin, les innombrables figurations que prend le Destin. Tacite le notait déjà : “Les auspices et les sorts n'ont pas d'observateurs plus attentifs.”
D'un bout à l'autre du domaine germanique résonne la trompette fatidique de Heimdallr qui annonce la fin des temps : nul ne saurait se soustraire aux arrêts des Nornes. Les dieux eux-mêmes sont soumis à leurs lois. Tout est écrit d'avance. 
Comme au festin de Balthazar, tout a été compté, pesé, divisé. “Un jour, il faut mourir” : on se prend à imaginer quel trappiste austère a bien pu concevoir, avant le temps, cet univers fatidique dont l'issue, indubitable, est, au mieux, l'éternelle bataille dans le palais aux tuiles d'or dont, un jour, Surtr embrasera les voûtes, au pire les séjours glacés de la hideuse Hel, mi-noire, mi-bleue. Odinn, le maître de la sagesse et de la science ésotérique, le père des runes et de la poésie, sait qu'il périra, et de quelle façon ; Baldr a fait des rêves prémonitoires, Thôrr n'ignore pas que le venin du grand serpent de Midgardr le détruira. Urdr, la Norne qui veille auprès de la source de tout savoir où le grand arbre cosmique, Yggdrasill, plonge ses racines, domine le monde des dieux et des hommes. Dans le ciel du champ de bataille volent les valkyries fatales, messagères d'Odinn venues prendre leurs proies que guettent les corbeaux de mauvais augure; en mer, Rân a tendu ses filets où se prendront les marins feigir : voués à la mort par le sort; ici, on ne rêve pas, on est visité en rêve, à l'accusatif (mik dreymdi), et si l'on a vu le cheval funeste à robe grise, couleur de mort, on ne survivra pas. L'âme (hugr), qui est la forme interne (hamr) concédée à chaque homme par le Destin, s'est manifestée plusieurs fois à celui qu'elle habite, sous forme de fylgja, de hamingja, de spamadr ou de draumkona : dès lors, il connaît que le terme est proche. Demain, il sera tout soudain paralysé, en pleine action, par les lacs de la guerre (herfjöturr) ; un étrange sommeil, irrépressible, le clouera sur place, il aura de sinistres visions de sang sur le pain qu'il mange, ou de tête livide articulant d'obscures vaticinations. C'en est fait de lui. A chaque page des textes gnomiques, mythologiques ou héroïques des Germains fait étrangement écho le dernier vers du dialogue de Jésus et de Marie, dans la Passion de Jehan Michel : Accomplir faut les Écritures. Les affreuses filandières qui tissent sur un métier fait d'ossements, un fer de lance pour navette, les entrailles des hommes tendues par des têtes de morts, arrachent brutalement leur horrible toile. Ici finit l'histoire.
Le dieu suprême 
Voilà pourquoi l'on peut disputer pour savoir quel est le dieu suprême, si c'est Odinn, le parvenu d'origine asiatique, Thôrr, bonne brute roussâtre plus prompt de la massue que de la cervelle, ou le couple sensuel Freyr-Freyja, ou cet Alfôdur énigmatique : le dieu suprême porte mille noms et cette richesse lexicale devrait nous avertir. Il s'appelle audhna, tima, lukka, skôp, happ, goefa, gifla, forlôg, orlog : sort, destin. Devant lui, les Ases, les Vanes et les Alfes s'inclinent, créations poétiques avant tout, quand bien même elles remonteraient à d'authentiques traditions guerrières, juridiques ou agraires indo-européennes, quand bien même elles auraient récupéré en passant d'absconses réminiscences chamanistes transmises par les Sames avant qu'ils n'eussent été chassés de la péninsule scandinave par les Germains. Rien n'est plus impur que la religion nordique dans l'état où nous la connaissons : en strates successives, le temps y a déposé les apports de civilisations nombreuses, à jamais enfouies dans la mémoire, et ce sont des clercs chrétiens qui ont consigné la plupart des textes dont nous disposons. Mais les gravures rupestres du Bohuslàn, les conjurations de Merseburg et l'Edda de Snorri sont d'accord sur un point : plus haut que les dieux et les mythes, plus fort que le temps et la mort à laquelle il préside, se dresse le Destin. Nulle part cette obsession n'éclate mieux que dans le complexe Edda héroïque-Vôlsunga Saga-Nibelungenlied : il ne s'y trouve pas un seul personnage important qui ne connaisse d'avance son lot, tout a été annoncé dans le détail, tout se réalisera dans le détail. Si l'on s'en tenait à une vue plate des choses, toute la religion des Germains apparaîtrait d'une absurdité énorme, écrasante. Les dieux et les hommes ? Des fourmis qui s'en vont stupidement vers un terme inexorable qu'ils connaissent parfaitement, dont ils savent par coeur le chemin d'accès et les errements. A quoi bon vivre ? Un franc nihilisme ne vaudrait-il pas mieux ?
Une fureur de vivre
Or c'est ici la merveille : tout l'univers germanique répond violemment non. Une fureur de vivre habite les êtres que nous allons découvrir. L'esprit de la lutte (vighugr) est sur eux. La lâcheté est infâme, le suicide, inconnu, le scepticisme, méprisable. Le thème aux variantes sans nombre du Bjarkamdl hante cette littérature : il faut quitter la vie, voici la voix d'Odinn, voici les valkyries qui m'appellent à mon destin, réveillez-vous, réveillez-vous, valeureux compagnons d'armes, luttons !
Pourquoi ? C'est que le Destin est sacré. Il n'est pas de plus haute valeur. Et si l'on ne peut donner sa vie pour le sacré, vaut-il la peine de vivre ? Ou, plus exactement, si la vie peut être si passionnante, n'est-ce pas parce qu'elle est ce champ clos qui nous a été donné pour y faire chanter, éclater le sacré ?
Car le Destin s'incarne, le sacré se dépose en chaque homme. Nous accédons ici à la caractéristique la plus originale, la plus étonnamment moderne du paganisme germanique : l'homme ne subit pas son sort, il n'assiste pas à son destin en spectateur intéressé mais étranger, il lui est donné de l'accepter et de l'accomplir — de le prendre en charge, à son compte.
Valeur nouménale individuelle du Destin
On a longtemps cru que les Scandinaves, dans les siècles qui précédèrent la conversion au christianisme — VIIIe et IXe siècles —, avaient atteint une sorte d'irréligion, de scepticisme ou d'indifférence qui serait allée à l'encontre de ce qui vient d'être dit d'eux. Cela tenait à une phrase qui se rencontre souvent dans les textes : Hann blôtadi ekki, hann tradi à sinn eiginn màtt ok megin (”Il ne sacrifiait pas aux dieux, il croyait en sa propre force et capacité de chance”). Il y avait là, semblait-il, une attitude fort inhabituelle au Moyen Age où l'on avait voulu voir un trait exceptionnel, digne de peuplades que les “philosophes” du XVIIIe siècle français considéraient comme les régénératrices de l'Occident. Les recherches récentes de savants suédois, Folke Strôm et Henrik Ljungberg en particulier, ont établi qu'une telle interprétation ne reposait sur rien. Et comme nous sommes ici au coeur du problème, il vaut la peine de s'y arrêter.
Les divinités du Destin
Les anciens Germains pensaient que les divinités du Destin présidaient à la naissance de tout être humain, soit en la personne des Nornes elles-mêmes, soit sous la forme de Dises (disir, hindou dhisanas) qui, de divinités de la fécondité qu'elles ont dû être aux origines indo-iraniennes, en étaient venues en quelque sorte à dédoubler les Nornes. Le culte populaire chrétien des trois Marie, encore attesté au XXe siècle, assistant à la délivrance des femmes en couches, en est une survivance. Ces divinités fatidiques et tutélaires non seulement façonnaient le destin de l'homme qui venait de naître (verbe skapa : façonner, d'où le mot sköp : destinée, ce qui a été façonné), mais encore, mais surtout insufflaient en lui une sorte d'énergie vitale, une sorte de puissance propre qui serait désormais sa marque individuelle inaliénable, la coloration originale de sa personnalité. Cela s'appelait màttr : puissance, force interne, littéralement : mesure de ce dont on est capable, et megin : aptitude à pou voir et précisément capacité de chance. Il existait des épithètes explicatives, en relation avec ces notions; l'individu devenait fridsaell, apte à posséder la paix, et sigrsaell, capable de remporter la victoire. Envisagés non plus de façon objective, comme nous venons de le faire, mais subjectivement, c'est-à-dire par l'homme lui-même qui en était le dépositaire, ces concepts s'appelaient gaefa ou gifta — termes dérivant tous deux du verbe gefa : donner, et signifiant par conséquent “ce qui m'a été donné” —, mots qui traduisent tous deux notre idée de chance, mais avec une nuance importante que nous étudierons tout à l'heure.
Ce qu'il faut retenir pour l'instant, c'est que ce dépôt initial, cette dotation première, était la façon dont le Destin entendait que l'individu participerait au sacré. Cette opération de caractère magique instituait désormais une relation étroite entre l'enfant qui venait de naître et le monde des dieux dominé par le Destin. Il venait d'être pourvu d'une force immanente habitant aussi bien les éléments cosmiques que l'univers divin, il venait d'être associé au sacré. Voilà aussi pourquoi l'on déposait un instant le nouveau-né sur la terre, afin qu'il bénéficie de la force de la divinité tellurique, et pourquoi on l'élevait dans un geste d'offrande vers le ciel des Ases tandis qu'il était aspergé d'eau (ausa vatni). Il fallait que toute la nature visible et invisible entrât en communion avec le nouvel être. Il était littéralement sacralisé. Plus tard, après la christianisation, les Germains ne feront aucune difficulté pour adopter le baptême : ils connaissaient de longtemps cette manière symbolique de participer à l'Esprit. On notera bien que les hommes n'avaient pas l'apanage de cet attribut : les Ases en bénéficiaient de même (àsmegin) ainsi que les astres (solarmegin) et la terre elle-même (jardar megin). L'analogie de la notion avec celle de grâce chrétienne a quelque chose d'étrange : le Germain avait accès au noumène, il n'était pas écrasé par un fatum inexorable et méchant, il lui était donné d'y participer. Son corps était le réceptacle de cette force, sa vie s'en trouvait magnifiée. Sans aucun doute est-ce là le fondement de son orgueil, de son sens intransigeant de l'honneur, de son ambition, de son mépris des faibles : il était habité. Il n'avait pas connaissance, bien entendu, mais conscience de son destin, ou, plus exactement, il savait qu'il n'était pas seul.
La participation de l'individu à son destin 
Voici également pourquoi les rois étaient sacrés en leur personne. Puisque rois ou parce que rois, ils bénéficiaient d'un megin particulier dont la force se manifestait à leur capacité de victoire et, d'une façon qui ne semble curieuse qu'à première vue, au retentissement que leur avènement pouvait avoir sur les éléments naturels. Leur màttr ok megin devait naturellement se traduire par la paix et aussi par la fécondité de la terre et la clémence des saisons : puisqu'ils étaient de connivence avec les éléments cosmiques, il était normal que leur règne coïncidât avec d'excellentes saisons. Ils étaient rois “til àrs ok fridar”, pour une année féconde et pour la paix. S'il n'en était rien, si les catastrophes naturelles et politiques suivaient leur intronisation, on les sacrifiait rituellement, ils n'avaient pas le màttr ok megin voulu.
Dans un livre fondamental, Das Heilige im Germanischen, Walter Baetke a bien fait valoir ce rapport essentiel de cause à effet : vigja, c'est, étymologiquement, con-sacrer, associer au destin. Le surnaturel et le naturel s'interpénètrent ainsi : le hofgodi ou prêtre du temple ne tire pas son autorité d'une science ésotérique ou d'une initiation spéciale en dépit du dieu-chaman Odinn, il est seulement celui qui invite la communauté réunie dans le temple, autour de l'anneau des serments, près du vaisseau contenant le sang sacrificiel, à connaître des arrêts du sort. Le sacré chez les anciens Germains, c'est toujours une épiphanie. Mais une épiphanie du Destin, non une théophanie. L'extrême abondance des tournures impersonnelles dans le germanique ancien et dans la langue norroise témoigne de cette omniprésence. On ne dit pas : il eut un enfant, mais honum yard barn audit, il lui fut donné, échu d'avoir un enfant ; pas : il s'assit près de Björgölfr, mais hann hlaut at sitja hjà Bjôrge, il lui fut échu de s'asseoir près de Bjôrgôlfr (verbe hljota : se voir assigner quelque chose par le sort). Comme si tout, en dernière instance, remontait à ce pouvoir suprême. Et l'on pourrait multiplier indéfiniment les exemples. Nous venons de parler du verbe hljota : le vase sacrificiel s'appelait hlautbolli, les rameaux sacrificiels que l'on trempait dans le sang pour en asperger les assistants, hlautteinnar. Le juge ultime est toujours le Destin.
Car nous voici ramenés au fatalisme que nous cherchions à éviter. Si tout est ainsi, voulu d'avance, à quoi bon lutter ?
Sigurdr ayant appris de Gripir ce qu'il en serait de sa vie, pourquoi donc s'applique-t-il à courir vers son terme funeste ? La question n'a de sens que selon une perspective rationaliste, une prise de conscience positiviste des choses. Or, ici, nous sommes au-delà de la raison et de l'empirisme : nous sommes exactement dans le domaine du sacré.
Prendre le Destin en charge, ou vénérer le sacré vivant en soi
De tout ce qui vient d'être dit, on aura déduit sans peine que le sentiment de mépris pour soi-même était inconnu des Germains. C'eût été une manière de sacrilège, puisque chacun était le dépositaire de cette force de vie, de cette capacité de chance qu'était l'eiginn màttr ok megin. Au sens religieux du terme, l'homme était possédé du Destin. Par une conséquence toute naturelle, exceptionnellement conscient de son destin, il se veut un destin exceptionnel : toute la grandeur – et toute la faiblesse – du Germain païen est là. Suivons cette progression : l'Être à l'état pur, c'est le Destin ; il est donné à chaque individu de participer à cet être dès sa naissance ; il n'y a donc pas de solution de continuité radicale entre l'Être et l'individu. Lorsque l'Islandais dit : svà segir hugr mér (”J'ai le sentiment, le pressentiment que, ma conscience me dit que”), il sait bien que ce n'est pas exactement lui qui parle, mais cette force en lui qui anime ses reins et son coeur. Il y a quelque chose en lui qui est sacré ou qui témoigne du sacré, c'est cela qui l'incite à s'accepter lui-même, qui le rend digne de vivre et qui rend la vie digne de lui. Tel est le fondement de son courage, et aussi de son honneur.
L'appartenance à un monde transcendant
Il revient donc à l'individu de manifester à son tour cette appartenance au monde du transcendant, de faire valoir cette dignité : c'est cela qu'il appelle son honneur, avec une richesse de lexique aussi grande qu'en ce qui concerne le Destin (heidr, sômi, virding, metord, tirr, ordstir, frcegd, scemd). Si le sacré vit en l'homme, celui-ci en est rendu éminent. Mais il importe que nul n'en ignore. De cela découlent deux conséquences capitales : 
a) la dignité de l'homme, sa grandeur seront d'accomplir sa destinée, de l'incarner volontairement, de la prendre en charge ; 
b) il n'y a pas de solitaire : la mesure de cet accomplissement se prend au regard d'autrui, dont le témoignage a force de consécration publique.
Il faut développer chacun de ces deux points. 
Nous reviendrons à la notion de gaefa-gifta que nous évoquions plus haut. C'est ce que le Destin a concédé à l'homme, son lot, dirions-nous. Il faut remarquer que cette capacité est individuelle, elle ne s'étend pas à la famille ou au clan. Ensuite, qu'elle n'est pas acquise une fois pour toutes : le gaefumadr, l'homme qui a la gaefa, est susceptible de la perdre s'il a dérogé, et inversement, à force de courage, l'ôgcefumadr, celui qui n'a pas eu la gcefa, est capable de l'acquérir. Nous possédons même, avec la saga de Hrafnkell prêtre de Freyr, un bel exemple, littéraire à souhait il est vrai, de gaefumadr qui a déchu, puis qui a su retrouver par son énergie sa fortune première. Ici, à qui ose entreprendre il n'est rien d'impossible. Voici donc la notion de destin individualisée et prise en charge. Le Germain n'a pas choisi d'être tel qu'il est. Mais il lui appartient : 1) de connaître ce qu'il est, 2) de l'accepter sans barguigner, 3) de l'assumer. Dans cette série de verbes tient toute la grandeur épique de l'univers héroïque germanique ou nordique. Notion grandiose, d'un caractère tragique évident. Ce qui fait la grandeur de l'homme, ce n'est pas une révolte, romantique et vaine, contre le sort : c'est de s'en faire l'artisan volontaire, lucide, conscient. Alors, les perspectives se renversent. Il n'y a plus de victimes de la fatalité. Si l'homme assume sa gaefa, le voici gaefumadr, cela se sent, cela se sait, c'est un chef, il vaincra. S'il la refuse, c'est une épave, consciente de l'être en général. Évidemment, on ne saurait trop mettre en garde contre les défauts du système : d'abord, cette espèce d'injustice sociale, nettement exprimée par la Rigsthula que l'on lira dans les pages qui suivent et qui distingue la race des chefs de celle des hommes libres, puis de celle des esclaves, et qui fonde ainsi une discrimination en soi odieuse entre ceux auxquels le Destin s'intéresse et ceux qu'il dédaigne.
Force et volupté 
Ensuite, la politique de la force et l'exaltation excessive de la volonté qui, nous en avons fait naguère encore la triste expérience, sont les éternelles tentations germaniques. Mais, ces réserves nécessaires faites, les valeurs d'énergie, de dynamisme et de courage que suppose une telle vision de la vie sont éclatantes. Comme on dit en langage chrétien que les martyrs sont les témoins de Dieu, on peut affirmer que le gaefumadr est le témoin du Destin : il vit pour en affirmer le caractère sacré. Et s'il échoue, ce n'est pas seulement sa propre personne qu'il dégrade par là, c'est cette part de sacré qu'il renie. Aussi n'a-t-on pas le droit d'échouer dans ce monde : ici, la fin justifie les moyens tout comme, trop souvent, la force prime le droit. Autres failles… A vrai dire, je n'ai pas l'intention de faire le procès de cette attitude, mais il faut tout de même mettre en garde, en passant, contre les excès d'un certain wagnérisme qui passe rapidement de Bayreuth à Nuremberg. Sur ce point, les sagas islandaises sont suffisamment éloquentes, quand bien même nous aurions la certitude qu'elles ont été écrites en plein mie siècle, trois cents ans après la conversion de l'île. L'héroïsme, c'est d'avoir atteint son but, par tous les moyens, quels qu'ils soient, malgré toutes les épreuves, en dépit de tout code civique ou religieux si c'est nécessaire.
L'appréciation d'autrui
Pourtant, un autre trait curieux doit ici nous arrêter. L'homme n'est pas grand pour lui-même : il faut que ses actes soient connus. L'accomplissement du Destin doit prendre la forme, exactement, d'une manifestation. Quand les Hàvamàl disent que l'on est seul avec soi, ils veulent signifier que l'on est seul juge, en dernière instance, des motifs et de la valeur de ses actes, mais il en va de l'honneur germanique comme de la poésie pour la Pléiade : il doit voler par la bouche d'autrui sinon il ne signifie rien. Plus souvent encore que le mot honneur reviennent la réputation, le renom, l'estime. C'est au jugement de ses pairs que l'homme se connaît grand. On imagine difficilement la chose, mais la lecture des poèmes gnomiques de l'Edda et surtout celle des sagas en convainquent immédiatement : la capacité de chance de l'individu passe par l'appréciation d'autrui, il lui faut cette consécration. Tout meurt, disent les Hàvamàl dans leurs deux strophes les plus célèbres, les plus citées aussi, biens, argent, famille et toi-même, mais la réputation ne périt jamais. La justification de cette attitude est aisée si l'on a suivi notre raisonnement. Le sacré, c'est ce qui inspire une profonde vénération, disent les dictionnaires. La forme sociale qu'elle prend chez les anciens Germains, c'est l'estime ; l'un des mots qui signifient réputation en langue norroise se dit ordstir, littéralement, agitation de paroles ! Reprenons encore une fois notre dialectique : l'homme s'est fait de lui-même une idée qui est la traduction de son destin, il va chercher toute sa vie durant à la manifester par ses actes ; il aura atteint son but si cette idée est reconnue d'un commun accord par ses contemporains. La société est le champ clos où se fait la réputation d'un homme, c'est-à-dire où s'avère la forme de son destin.
Au milieu du XIIIè siècle encore, on voit un tout jeune homme menacé de mort imminente se lamenter parce que nulle saga n'adviendra de lui (Thorgils Saga skarda), et quelques années plus tôt, deux frères refuser de capituler sans combattre contre une trentaine d'adversaires, parce que, sans cela, ils ne seraient pas dignes de donner lieu à légende (Islendinga Saga). De même que le roi, parce qu'il est roi, a été doté d'une destinée exceptionnelle qu'il doit traduire par ses victoires et par la prospérité de son peuple, de même le vrai Germain, parce qu'il participe du sacré, est tenu de vérifier ce privilège par ses actes. J'en donnerai un exemple d'autant plus convaincant qu'il est plus tardif : il sort de la très brève Svinfellinga Saga, écrite à la fin du mile siècle, sans aucun doute par un clerc islandais chrétien. L'action se passe dans l'Est de l'île. Le maître de la région est un important bondi, Ormr. Sa soeur a épousé un certain Ogmundr qui partage avec Ormr la suprématie dans ce district. Les deux hommes sont parvenus à vivre en bonne intelligence, à tel point qu'Ogmundr a accepté de prendre chez lui pour l'élever, suprême honneur dans ce milieu, le fils cadet d'Ormr, Gudmundr. Ormr a aussi un autre fils, Sœmundr, un ambitieux, un gaefumadr, qui promet d'être un grand chef, c'est-à-dire que, selon la terminologie reçue, il est tyrannique, injuste, difficile à traiter, mais ambitieux. Ormr mort, Sœmundr qui est son fils aîné reprend son autorité et manifeste tout de suite ses prétentions en faisant de mauvaises querelles à Ogmundr. Les choses vont leur train et Sœmundr parvient à faire légalement condamner Ogmundr par l'althing, ce qui représente un affront évident et ressenti comme tel par tout le monde. Comme toutes les sagas, celle-ci est émaillée des expressions moeltist vel, illa : on parla bien, mal de telle et telle chose. Pour l'heure, on parle mal d'Ogmundr. Cela n'est pas supportable. L'échec, rappelons-le, c'est la négation de soi. Contre toutes les lois, contre la famille, puisque Sœmundr est le neveu d'Ogmundr, contre l'affection même, car Ogmundr chérit Gudmundr, le frère de Sœmundr, contre l'Église qui lui prodigue de bons conseils et s'interpose à plusieurs reprises, Ogmundr, toute foi jurée, toute trêve faite, toute paix conclue, fera surprendre les deux jeunes hommes et les fera décapiter : les deux, car en laisser un en vie signifierait signer son propre acte de décès, puisque le survivant n'aurait de cesse que son frère ne soit vengé. Au cours d'une scène poignante à cause de son laconisme, Gudmundr qui va être exécuté regarde son père adoptif et lui dit : “Il serait bon de vivre encore, parrain.” Mais Ogmundr, bien que rouge comme sang et profondément affecté – les détails de ce genre sont généralement tenus pour des faiblesses par les auteurs de sagas qui les omettent –, répond : “Je ne le peux pas, fils. Tu dois mourir.” Sans doute Ogmundr sera-t-il condamné, ses biens saisis, lui-même exilé. N'importe, il a sauvé son honneur et sa réputation. On parlera de lui en bien. Il ne pouvait céder. De tels traits nous semblent à bon droit barbares, mais il faut s'efforcer de les comprendre, à défaut de pouvoir les admettre. L'offense que représentent, pour Ogmundr, les agissements de Seemundr, dépasse infiniment le cadre étroit de sa personne. Je tiens que c'est ce dépôt sacré que le Destin a mis en lui, qui fait donc sa valeur et dont il a su se montrer digne en devenant un grand chef, qui est atteint par les exactions de Sœmundr. L'insulte faite à Ogmundr est un affront subi par la part sacrée de sa personne : crime inexpiable. Frapper un prêtre est un sacrilège puisqu'il représente Dieu. Attenter à l'honneur germanique est un sacrilège, puisque l'homme est l'incarnation, partielle et provisoire, sans doute, mais vivante du Destin.
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Régis BOYER
Editions Fayard (1992)
685 pages, 34 euros

UNE LÉGENDE NOIRE : Henri II et Catherine de Médicis

Dessinée par les pamphlétaires huguenots, l'image déformée de Henri II, et plus encore celle de son épouse, n'ont cessé d'être véhiculées par les historiens hostiles à la monarchie. Leur réhabilitation reste difficile.
Né en 1519, puîné de François Ier et de Claude de France, Henri, duc d'Orléans, n'était pas appelé à régner. La mort soudaine de son frère changea la donne. Au grand dam du roi… Il n'aimait guère ce fils et, si, en 1526, devoir, en échange de sa propre liberté, livrer en otage à Charles Quint le dauphin, « trésor de la France », lui avait brisé le coeur, y joindre le duc d'Orléans lui avait moins coûté. De cette longue captivité espagnole, où son aîné contracta la tuberculose qui l'emporta prématurément, Henri rapporta un caractère introverti, peu fait pour l'aider à conquérir l'affection paternelle.
Fin manoeuvrier, vrai capétien
Didier Le Fur, son dernier biographe, le met d'emblée en évidence : Henri n'aurait pas dû régner. On s'était gardé de l'y préparer, dans la crainte ordinaire du tort causé au roi par ses cadets. Pis encore : la propagande royale, si active chez les derniers Valois, l'avait superbement ignoré dès sa naissance, tandis qu'à grand renfort de prophéties, elle prédisait à un dauphin qui n'atteignit pas ses vingt ans un avenir impérial…
Le Fur ne cultive pas l'anecdote et le travail remarquablement fouillé qu'il propose est avant tout un portrait du roi, non de l'homme derrière la fonction. Quelle image Henri II veut-il renvoyer de lui-même ? Quel rôle joue-t-il ? Quelles ambitions incarne-t-il ? Très vite, se dessinent, entre l'avenir que François Ier croyait avoir tracé, les objectifs qu'il avait fixés, et ceux de Henri II, une rupture, un refus de toute continuation du programme paternel. Évident dès les premières heures du règne, en 1547, avec le renvoi immédiat de la coterie de la duchesse d'Étampes, favorite du monarque défunt, et le rappel du connétable de Montmorency, jadis disgracié, le changement l'est bien davantage quand Henri marque son désintérêt pour les possessions italiennes, longue chimère de ses prédécesseurs. Plus réaliste, il se fixe d'autres priorités : reprise de Calais sur l'Anglais, consolidation des frontières de l'Est par la conquête des Trois Évêchés.
Bilan considérable aux yeux de la postérité, mais invisible pour les contemporains. Eux ne virent que la lourde défaite de Saint-Quentin en août 1557, l'humiliation infligée par Philippe II lors du traité du Cateau-Cambrésis, qui soulignait le renoncement aux conquêtes italiennes. C'est oublier que, dans l'esprit du roi, ce n'était qu'une trêve ; seule sa mort accidentelle, en 1559, la rendit définitive.
Le Fur démonte la mise en scène du pouvoir royal, son rapport à l'opinion publique, la perception de la politique par ceux qui comptent, en France et à l'étranger, les changements apportés par l'imprimerie et la diffusion des idées ou des critiques. Face à cette modernité en marche, Henri II se révèle fin manoeuvrier et vrai Capétien, conscient des intérêts de la France.
Cela l'amène à prendre contre les Réformés, qui menacent l'unité du royaume, des mesures sévères. Ils ne le lui pardonneront pas, présentant sa disparition comme une manifestation de la justice divine.
Le plus étonnant étant qu'ils voient alors en la reine, contre laquelle ils s'acharneront ensuite, leur alliée la meilleure…
Mission impossible
Catherine de Médicis ne partage pas, en effet, l'opinion de son mari quant aux mérites d'une répression ; faire des martyrs lui paraît, à raison, une erreur. Autant qu'elle le pourra, elle tentera, pendant quarante années de pouvoir direct ou indirect, de l'éviter. Jean-François Solnon, auteur d'une très remarquable réhabilitation d'Henri III (Perrin), s'est aussi intéressé à sa mère, et a tenté de dégager une image de la Régente qui ne soit pas la caricature surgie des attaques protestantes et ligueuses, puis des auteurs des Lumières et enfin des fantasmes romantiques. Tâche ardue. Lorsque tant de scories sont venues recouvrir la mémoire d'un personnage historique, que tant de mensonges ont été ressassés à son propos, jusqu'à s'imposer comme une vérité intangible, il est presque vain d'essayer de rétablir la réalité. Figure archétypale de la mauvaise reine, étrangère, ambitieuse, criminelle, l'Italienne a servi les intérêts de trop d'ennemis de la monarchie. Revenir sur son portrait entraînerait de dangereuses remises en cause des idées reçues. C'est tout à l'honneur de Solnon d'avoir accepté cette mission impossible et de proposer de Catherine un portrait équilibré, honnête, juste.
Pour la paix civile
S'il est attentif aux sentiments de son héroïne, conscient que le fait d'être orpheline à l'âge d'une semaine, otage des factions florentines, menacée de mort par les ennemis des Médicis, puis, en tant que leur seule héritière légitime, objet de convoitises matrimoniales peu désintéressées, pèse lourd dans la construction d'une personnalité, Solnon constate aussi combien l'adolescente maîtrise déjà les pires situations. Intelligente, courageuse, pragmatique, elle sait, parce qu'elle est une fille et, à ce titre, ne dispose ni de la force ni de la violence comme moyens de défense, biaiser, ruser, accommoder, afin de survivre, voire de triompher. Cette stratégie féminine sera interprétée par une historiographie masculine comme la preuve d'une duplicité monstrueuse, quand elle n'est qu'une nécessité. Solnon le comprend.
Il faut replacer le rôle de Catherine, veuve à quarante ans d'un homme qu'elle avait adoré quoiqu'il lui eût imposé sa liaison avec Diane de Poitiers, dans le contexte du temps. Aux velléités des Grands de profiter de l'extrême jeunesse du roi pour s'imposer aux affaires s'ajouta la crise religieuse, les principaux rivaux, Guise d'un côté, Bourbons et Montmorency de l'autre, s'étant divisés en catholiques inconditionnels et protestants politiques, factions entre lesquelles nul arrangement n'était possible. L'incontestable grandeur de Catherine aura été d'essayer de sauver la paix civile, ne consentant à la violence que lorsque toute conciliation devenait irréaliste. Soumise aux menaces de l'Espagne, et aux plaintes de Rome, il lui fallut du caractère pour imposer sa vision du bien du royaume. Le principal reproche qui lui fût fait est d'avoir refusé d'entrer dans les querelles particulières pour ne songer qu'à l'intérêt commun : position intenable face à des factions emportées par leurs passions…
Partis pris
La parution d'une nouvelle biographie de la reine, signée Jean- Pierre Poirier, marque les limites d'un travail de réhabilitation universitaire. S'adressant au grand public, l'auteur ne va pas à l'encontre de ses partis pris. Puisque tant d'historiens ont instruit à charge contre Catherine, pourquoi plaider sa cause ? Voici donc, utilisées contre elle, les anecdotes graveleuses, les accusations de luxure et de sadisme, même si nul ne sait si Brantôme, en les relatant, parlait de la reine ; son goût supposé pour les sciences occultes et les poisons, son absence prétendue de discernement dans les affaires, l'inexistence de « son programme politique », son manque de sérieux dans l'étude des dossiers, sa responsabilité dans la préparation de la Saint-Barthélemy, tous points dont Solnon a démontré l'inanité.
Certes, Jean-Pierre Poirier le reconnaît, Catherine eut le mérite de séparer le temporel du spirituel, elle a anticipé sur « les valeurs républicaines »… Mais elle ignorait tout des mouvements économiques ; pis encore, elle ne s'y intéressait pas ! Son oeuvre de mécène, ambitieuse, n'a pas survécu aux drames des temps : et qu'importe qu'on ne puisse l'en tenir responsable ! Enfin, elle aurait considéré la France comme un bien de famille qu'il fallait à tout prix conserver à ses fils. Mais n'est-ce pas le rôle d'une reine régente, et l'un des intérêts essentiels d'un système qui soustrait le pouvoir aux ambitions personnelles des compétiteurs ? En cela, Catherine fut exemplaire. Reste que notre époque peine toujours davantage à le comprendre.
ANNE BERNET L’ACTION FRANÇAISE 2000 du 1er au 14 octobre 2009
* Didier Le Fur : Henri II ; Tallandier, 625 p., 30 s.
* Jean-François Solnon : Catherine de Médicis ; Perrin, 450 p., 23 s.
* Jean-Pierre Poirier : Catherine de Médicis ; Pygmalion, 450 p., 24,50 s.

mercredi 23 février 2011

La Grande Guerre : Pour que l’étranger ne foule pas le pavé de Paris

Cela s’est passé il y a quatre-vingts ans, jour pour jour.

Nos pères, nos grands-pères, nos arrière-grands-pères y étaient. Ils avaient vingt ans. Ils étaient savetier à Belleville, cultivateur à Rosporden, berger à Corbara, fils de famille au manoir de Hurepoix, et ils avaient rendez-vous à Verdun, un gros bourg de la Meuse, à deux cents kilomètres de Paris.
Là, enfouis dans des tranchées, ils avaient passé une nuit de neige dans l’attente d’un assaut qu’on leur disait certain. Au matin, un jour blême s’était levé sur la terre gelée et muette.
C’était, le 21 février 1916 ; il était 7h15.
Soudain, la première ligne du bois des Causses semble se soulever de terre dans un gigantesque éclair de feu. Toute la position française, au nord de Verdun, est soumise à un tir d’artillerie intense. Jamais on n’a assisté à pareil déchaînement de feu et d’acier.

Dans “Le Soldat de Verdun”, Jacques Péricard, magnifique soldat français (voir page 16) dont le fils, Michel Péricard, journaliste, est aujourd’hui député RPR, raconte :
« Il y a des 150 et des “Minen” pour détruire les parapets et combler les tranchées en ensevelissant leurs défenseurs ; des 210 et des 305 pour abattre les chênes et les haies, pulvériser les futaies ; des 380 pour défoncer les ouvrages bétonnés, s’attaquer, jusqu’à Génicourt et Troyon, aux ponts par où pourraient arriver des secours ; des 420 pour pilonner les forts et contraindre leurs défenseurs à s’enfouir au fond des casemates. Il y a des shrapnels pour arroser les ravins inaccessibles aux obus et battre les routes ; des gaz toxiques pour empoisonner les survivants possibles du déluge d’acier. »
En quelques heures, deux millions d’obus sont lancés sur le triangle étroit Brabant-Ornes-Verdun.
La tactique de l’assaillant est claire : à coups d’obus, le “Trommelfeuer” va abattre, écraser, niveler bois, abris et tranchées, anéantissant les poilus et creusant à travers les défenses un long couloir où les troupes d’assaut s’élanceront, arme à la bretelle, traversant le champ de ruines pour la plus grande “Festeparade” de l’histoire.
Cette idée est née des entretiens entre l’Etat-major et les fabricants de canons, le “complexe militaro-industriel”, comme on dit aujourd’hui. Ce sera une formidable publicité pour les “produits de la Ruhr” à l’intention des clients du monde entier.
Et quel mannequin vedette pour cette campagne ! Le Kaiser en personne, qui, conduit jusqu’à la Grand-Place de Verdun, le long du couloir creusé par le fer et le feu “made in Germania”, posera, au milieu de ses troupes fraîches…
Ce plan impeccable va pourtant échouer. Pourquoi ? Parce que, contre toute attente, les Français ne se débandent pas.


Pendant neuf heures, le savetier de Belleville, le cultivateur de Rosporden, le berger de Corbara, le fils de famille de Hurepoix ont été plongés en enfer. Etourdis par le bruit, saoulés par la fumée, suffoqués par les gaz et les miasmes, précipités à terre et jetés les uns contre les autres, projetés en l’air et retombant, abasourdis, au milieu des débris humains qu’enterre et déterre le bombardement, océan de feu dont les vagues géantes joueraient avec les corps comme avec les galets sur le sable. Ensevelis, assommés, enlisés dans la boue glacée, les Français ont tenu, tout simplement.

Vers 16 heures, sous la neige qui recommence à tomber et dans le vacarme des canons allemands qui ont allongé leurs tirs, les patrouilles allemandes s’élancent en avant, lance-flammes en main. Elles pensent ne rencontrer que des cadavres gelés.

Passé les premières positions où ne gisent que morts et agonisants, les hommes sont là. « Toute la journée, nous avons courbé l’échine. Les blessés et les mourants nous entourent de toute part » (G. Champeaux, 164e RI). Ils sont là, « couchés à même le sol, suçant la glace pour boire, coupant, pour manger, des morceaux de viande à même les cuisses des chevaux éventrés » (témoignage d’Henri Goursaud, 20 ans). Ils sont là : « Sur cinq poilus, deux sont enterrés vivants sous leur abri, deux sont plus ou moins blessés, le cinquième attend » (Maurice Brassard, 56e BCP). Ils sont là, « héros sans le savoir. Je n’ai jamais vu de déserteur ni entendu parler de suicide » (Robert Zwang, 19 ans).
Ils sont là et les Allemands ne passent pas.

Le 31 décembre 1916, après dix mois de combat, trois cent quatre-vingt mille hommes seront tombés a Verdun, dont cent soixante-deux mille tués.
Les autres, bras coupés, jambes arrachées, yeux crevés, poumons brûlés, gueules cassées porteront jusqu’à leur mort, méprisés et moqués mais, plus que tout, oubliés, les stigmates d’un combat où la jeunesse de France a été broyée pour que l’Etranger ne foule pas le pavé de Paris.

Y pense-t-on parfois, dans cette France où l’envahisseur peut gueuler “Nique ta mère” sans qu’un seul de ses fils ne se lève pour chasser le barbare à coups de pied au cul ?

Serge de Beketch,  Le Libre Journal de la France Courtoise - n° 88 du 17 février 1996.

L'affaire Beljanski

Jean-Marie Abgrall in Les charlatans de la santé.

La révélation du cancer dont souffrait François Mittérand est venue alimenter une polémique qui avait pris naissance prés de quinze ans plus tôt. Le président aurait été l'un des bénéficiaires d'un médicament miracle produit par Mirkos Beljanski. Vérité ou rumeur ? Il y a fort à parier que nul ne le saura jamais réellement.

À la fin des années 1980, un holding financier, Abraxas, confiait au professeur Jean Cahn un produit dont on lui demandait de vérifier l'efficacité sur le virus du sida. L'expertise, confiée au professeur Andrieu, directeur du laboratoire d'immunologie des tumeurs à l'hôpital Laennec de Paris, donnait des résultats "remarquables", selon les expérimentateurs, en inhibant in vitro la libération d'interleukine-6 par des globules blancs provenant de malades séropositifs. Malgré ces résultats prometteurs, les produits Beljanski n'obtinrent jamais d'AMM (autorisation de mise sur le marché) nécessaire à leur commercialisation. Au contraire, Beljanski se refusa à toute étude susceptible d'aboutir à une véritable reconnaissance de ses produits.

Né en 1923, Mirkos Beljanski obtient en 1948 un doctorat de biologie. Il intègre l'Institut Pasteur, où il travaille dans le laboratoire du professeur Lépine sur le vaccin de la poliomyélite. Quelques années plus tard, il devient le collaborateur du professeur Monod et axe ses recherches sur l'ADN et sa fonction. Après l'obtention du prix Nobel de médecine en 1965 par Monod, Lwoff et Jacob, Beljanski se fâche avec son ancien collègue et quitte l'Institut Pasteur. Il occupe alors un poste de directeur de recherche à la faculté de pharmacie de Châtenay-Malabry. C'est à cette époque qu'il se consacre à des recherches appliquées, en particulier sur le cancer, puis sur le sida.

En 1983, Beljanski fait parler de lui en commercialisant un produit destiné à restaurer le taux des globules blancs dans le sang. Ce produit est présenté par la presse patamédicale comme le médicament miracle destiné aux cas désespérés, tel celui de la jeune Valérie, âgée de onze ans, guérie d'aplasie médullaire après traitement par le RLB (Remote Leucocyte de Beljanski). Quinze ans plus tard, le RLB n'a pas à notre connaissance eu de retombées médicales - ce qui est pour le moins étonnant s'agissant d'un médicament d'une telle portée !

Après sa retraite en 1988, Beljanski se réfugie à Ivry-sur-Seine, dans un garage qu'il baptise du nom pompeux de Centre de recherches biologiques (CERBIOL). C'est là qu'il met au point ses divers produits, qui sont commercialisés de façon illicite par l'intermédiaire d'une association de soutien : Cobra. Pendant près de quinze ans, malgré la publication de résultats de laboratoire apparemment prometteurs, Beljanski se refuse à révéler la composition de ses produits et refuse de se soumettre aux protocoles de vérification réclamés pour l'obtention des AMM. Comme pour beaucoup de substances, les résultats obtenus par les divers produits Beljanski lors d'expérience in vitro ne peuvent pas être extrapolés à l'individu vivant, et les produits Beljanski n'ont jamais fait la preuve réelle de leur efficacité in vivo.

Peu à peu, Beljanski et les siens s'inscrivent dans une logique de citadelle assiégée, développant une thématique paranoïaque. Beljanski devient le "chercheur persécuté", en butte aux multinationales du médicament et incompris par les autorités médicales.
Dans un courrier du 27 août 1990, le ministre de la Santé Claude Évin condamne sans ambages les produits Beljanski.

Sur le plan scientifique on ne peut qu'émettre les plus expresses réserves sur les revendications de M. Beljanski. Les preuves de qualité, d'innocuité et d'efficacité exigées de tout médicament avant sa mise sur le marché ne peuvent, en effet, résulter de simples témoignages ou de quelques cas non contrôlés.
Ce dossier a été transmis pour étude au groupe de travail spécial mis en place à ma demande pour accélérer l'étude des thérapeutiques de ces maladies. L'analyse des dossiers de vingt-sept patients traités pour infection VIH pendant plus de trois mois n'a pas montré d'efficacité.
Aucun dossier concernant des patients atteints de cancers n'a été adressé par M. Beljanski.

L'association Cobra change de nom pour celui de "La Main tendue", tandis que Beljanski est accueilli par Le Patriarche, qui finance ses recherches et lui procure la population de séropositifs nécessaire. Quelle que soit la valeur des travaux de Beljanski, on ne peut que s'étonner de cette alliance... "Si tu dînes avec le diable, utilise une cuillère à long manche."

A lire :
- Médecines parallèles et cancers. Dr. Olivier Jallut
- La magie et la raison. Simon Schraub
- Petit traité de l'imposture scientifique. Aleksandra Kroh
- Les charlatans de la santé. Jean-Marie ABGRALL

A visiter :
- Les traitements "alternatifs" contre le cancer
- La loi d'airain de Ryke Geerd Hamer

mardi 22 février 2011

Emma de Normandie (987 - 1052) « Des rois pour fils et des rois pour époux »

On imagine à tort que Guillaume le Conquérant fut le premier Normand à s'asseoir sur le trône d'Angleterre. Une soixantaine d'années avant Hastings, il fut précédé par une jeune fille prénommée Emma…
Stéphane William Gondoin
Première couronne : Aethelred II
Elle est fille du duc de Normandie Richard Ier et sœur du duc Richard II. C'est ce dernier qui décide, au commencement de l'année 1002, de la marier avec le roi d'Angleterre Ethelred II (ou Æthelred II).
Elle compte alors une quinzaine de printemps et a environ 20 ans de moins que l'homme auquel on l'unit. Veuf à une ou deux reprises, Æthelred est déjà le père d'une dizaine de marmots. Emma arrive donc en terre inconnue et se perd dans une immense famille dont elle ne parle même pas la langue. Le plus vieux de ses beaux-fils a à peine son âge.
Bien vite, Emma découvre que l'homme auquel on l'a unie sans lui demander son avis est un monstre inapte et sanguinaire. C'est notamment lui qui ordonne le massacre de tous les Danois d'Angleterre le fameux jour de la Saint-Brice, dans une sorte de Saint-Barthélemy du Nord.
Les laconiques textes contemporains laissent entrevoir qu'elle n'éprouve que du mépris pour ce roi faible, cruel, incapable d'endiguer les assauts scandinaves, prêt à toutes les bassesses. Elle lui donne néanmoins deux fils, Édouard et Alfred, ainsi qu'une fille nommée Godgifu. Durant ces années «d'apprentissage», elle affirme son caractère et prend goût au pouvoir.
En 1013, la pression scandinave sur l'Angleterre devient si forte, qu'Emma et sa famille doivent s'exiler brièvement en Normandie, à la cour de son frère Richard II. Le couple royal peut revenir dans l'île dès l'année suivante, mais les deux plus jeunes enfants restent à la cour ducale pour y être élevés en sécurité. Seul Édouard, l'aîné, semble les avoir accompagnés et jouer un rôle dans le déroulement des événements.
Seconde couronne : Knut le Grand
Æthelred s'éteint en 1016, alors que le chef danois Knut (ou Knútr) mène à bien la conquête de son royaume. Emma peut espérer jouer un rôle politique en tant que mère de deux héritiers potentiels au trône, mais l'invasion étrangère menace de réduire ses espoirs à néant. Elle risque même de perdre son douaire dans la tourmente.
Elle n'hésite donc pas un instant lorsque Knútr, monté sur le trône à la pointe de son épée, lui propose de l'épouser. En s'unissant à la veuve de son prédécesseur, le nouveau souverain s'inscrit dans la continuité dynastique et légitime sa conquête. Emma reste quant à elle reine des peuples d'Angleterre. Ils y gagnent tous deux. Édouard retourne pour sa part promptement en Normandie «pour éviter d'être égorgé».
Knútr le Grand devient ensuite roi du Danemark (1019) et de Norvège (1028), constituant ce que les historiens nomment fréquemment l'Empire danois.
À son bras, Emma régne 18 ans sur l'Angleterre. De nombreux signes laissent entrevoir un gouvernement exercé de concert. Elle semble aussi avoir assumé la régence du royaume durant les absences répétées de son mari. Elle lui donne un fils, Hörthaknútr, et une fille, Gunnhildr. Elle oublie les trois enfants de son premier mariage, qui vont connaître un long exil en Normandie.
Le triomphe
Knútr décède en 1035, laissant derrière lui, outre Hörthaknútr, un fils né d'une union illégitime appelé Harold HarefootPied-de-Lièvre). (
Hörthaknútr étant alors retenu au Danemark, il ne peut défendre ses intérêts en personne. Emma s'en charge, mais Harold et sa mère parviennent à l'évincer. Elle doit, pour la seconde fois de son existence, se résoudre à prendre le chemin de l'exil. Elle trouve cette fois refuge en Flandre et complote sans cesse pour tenter de replacer son fils sur le trône. En 1040 enfin, Harold meurt subitement.
Emma et Hörthaknútr voguent aussitôt vers l'Angleterre à la tête d'une impressionnante flotte. Elle accomplit enfin son rêve et devient la toute puissante «mater regis», la mère du roi. Elle se souvient de son fils Édouard, qui vit en Normandie depuis 20 ans, et l'invite à se rendre auprès d'elle, sans doute pour des raisons purement politiques. Elle fait également rédiger vers cette époque un ouvrage à sa gloire, l'«Encomium Emmae Reginae» (Éloge de la reine Emma).
La chute
Mais dans la vie d'Emma, les bonheurs et les moments de triomphe sont souvent éphémères. En 1042, Hörthaknútr décède brutalement au cours d'un banquet et Édouard ceint la couronne à son tour. Emma espère se maintenir au pouvoir à ses côtés et exercer une sorte de régence occulte. Elle n'y parvient que très peu de temps.
Édouard, dit le Confesseur, n'a rien oublié du mépris avec lequel elle l'a autrefois traité et il l'écarte sans ménagement des affaires dès 1043.
Ainsi s'achève la carrière politique d'Emma de Normandie, deux fois reine d'Angleterre et mère de deux rois. Elle termine ses jours paisiblement dans son domaine de Winchester et s'éteint le 6 mars 1052. Un poète résume ainsi sa vie à la fin du XIe siècle : «Elle avait des rois pour fils et des rois pour époux».

Note sur l'auteur :
Stéphane William Gondoin, historien et journaliste normand, est l'auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la période médiévale.
Il a notamment publié Emma de Normandie, reine au temps des Vikings (987-1052) (éditions La Louve, 2010).

dimanche 20 février 2011

Rome et l’Ibérie, la guerre de Numance

Bonjour à tous ! Cette semaine, nous changeons de lieu et d’époque, pour un épisode peu connu de l’histoire antique : la difficile conquête par les Romains de la péninsule ibérique.

Numance, reconstitution
Reconstitution d’une partie de la muraille et de la porte d’entrée de Numance.

L’Ibérie avant l’arrivée des Romains est un territoire morcelé entre de nombreux peuples et tribus (Tartessiens, Vaccéens, Vettons, Turdetans, Astures, Cantabres, Alergetes,…) dont les deux principaux sont les Lusitaniens et les Celtibères. La péninsule n’est pas unie par une culture commune, à la différence de la Gaule, mais divisée en quatre zones principales que l’on peut délimiter avec les inscriptions retrouvées en quatre langues : la Celtibérie au centre, la Lusitanie au centre-Ouest, l’Ibérie sur la côte méditerranéenne (langue non indo-européenne), la Tartessie au Sud-Ouest (non indo-européenne). A cela il faut ajouter des comptoirs carthaginois dans le Sud et grecs à l’Est : ces peuples étrangers viennent s’installer pour exploiter les grandes richesses minières de l’Ibérie (or, argent, fer, plomb, étain), la péninsule étant alors perçue comme l’« eldorado » de la Méditerranée.
Les Romains arrivent dans la péninsule pendant la seconde guerre punique (218-202 av. J.-C.) pour y chasser les Carthaginois, objectif rempli avec succès dès 208 (chute de Gadès). Mais une fois le conflit terminé, ils ne repartent pas pour autant : ils poursuivent au contraire la guerre en soumettant une à une les tribus locales. Dès 197 av. J.-C, la péninsule est divisée en deux provinces : la Citérieure (Est) et l’Ultérieure (Sud-Ouest), chacune étant dotée d’un préteur (gouverneur) avec une légion de 5.000 hommes renforcés d’auxiliaires venant d’Italie. Pour autant, les hostilités sont loin d’être terminées : les autochtones vont par plusieurs fois secouer violemment le joug romain.

Pièces romaines

Monnaie romaine du IIe siècle : sur le côté face, les deux symboles de l’Hispanie – le lapin et le rameau d’olivier (tenu par l’individu agenouillé) –, sur le côté pile, l’empereur Hadrien (d’origine hispanique). L’Hispanie signifie étymologiquement « le pays des lapins » car les premiers Phéniciens qui débarquèrent en Ibérie virent des lapins en abondance.

I. Les Romains et la guerre en Ibérie (195-139 av. J.-C.)
Dès 195 av. J.-C., les autochtones commencent à voir d’un mauvais œil l’installation durable des Romains dans la péninsule, et supportent mal les réquisitions forcées de blé et le service militaire obligatoire. Les indigènes se soulèvent à de nombreuses reprises : en 192, le préteur d’Ultérieure, Lucius Aemilius, est battu à l’Est par le peuple des Bastules et à l’Ouest par les Lusitaniens. Signe révélateur de grandes difficultés, le Sénat ajoute en 188 à la légion de chaque province un contingent de 3.000 hommes et de 200 cavaliers. Les préteurs envoyés en Hispanie mènent la guerre et remportent tantôt des succès, tantôt de cuisants échecs, les autochtones opposant une résistance particulièrement farouche (l’Ibérie sera jusqu’en 133 un vrai gouffre humain, et le recrutement se fait difficilement à Rome).
En 180 av. J.-C., Tiberius Sempronius Gracchus arrive en Citérieure en tant que préteur et mène une répression féroce contre les Celtibères ; mais à une révolte écrasée dans le sang succède une nouvelle révolte. Gracchus détruit ainsi plus d’une centaine de villes, réduisant parfois les habitants en esclavage. Il parvient à instaurer une paix durable en 180 av. J.-C. en concluant des accords et rentre à Rome célébrer un triomphe.
Dès 155 av. J.-C., les agitations reprennent. En représailles, le préteur Servilius Galba mène en 151-150 av. J.-C. une répression impitoyable contre les insurgés, passant au fil de l’épée les habitants de nombreuses cités, vieillards, femmes et enfants compris. Ces massacres aboutissent à une révolte générale des Lusitaniens et des Celtibères. En 147 av. J.-C., un berger lusitanien nommé Viriathe (ou Viriatus), ayant survécu à l’un des massacres de Galba, prend la tête des rebelles de Lusitanie et parvient à infliger à l’armée romaine de lourdes défaites, tantôt lors d’opérations de guérilla, tantôt lors de batailles rangées. Jusqu’en 139 av. J.-C., il parvient à mettre en échec les troupes romaines et contraint les consuls à signer des traités humiliants, rapidement cassés par le Sénat de Rome.
Ayant visiblement peu de foi en les armes après tant d’échecs, le consul Quintus Servilius Caepio décide de recourir à l’assassinat. Des lieutenants de Viriathe, soudoyés par les Romains (donnée non certaine mais très probable), égorgent leur chef pendant son sommeil en 139 av. J.-C. C’est ainsi que se terminent les guerres lusitaniennes : affaiblie par la disparition de Viriathe, la Lusitanie tombe sans grande résistance.

II. L’origine de la guerre de Numance

Carte d'Hispanie

Les deux provinces d’Hispanie et les principales villes (dates de fondation entre parenthèses). Le Nord-Ouest reste insoumis.
En 153 av. J.-C., la cité de Ségéda, proche géographiquement de Numance, entame la construction d’une enceinte fortifiée, décision qui n’est pas du goût de Rome qui y voit une menace dans la région. Aussitôt, les Romains réagissent en demandant à Ségéda le paiement d’un tribut et l’envoi d’un contingent militaire. Les habitants de Ségéda rejettent la demande, affirmant qu’ils sont dans leurs bons droits : en effet, les Romains avaient conclu un traité avec les habitants qui stipulait que ceux-ci étaient exemptés de tribut et de service militaire. Mais Ségéda a oublié que les traités de Rome ne sont valides que tant « qu’il [le] paraîtra bon au Sénat et au Peuple Romain » (formule écrite à la fin de chaque traité)… Le traité n’est valide que tant qu’il s’agit de la volonté du Sénat, ce qui n’est ici plus le cas… Les habitants de la cité fuient alors vers la cité amie de Numance.
Numance est la principale ville des Arévaques, un des peuples celtibères, dans le Nord-Est de la péninsule ibérique. Située dans le bassin supérieur du Duero, elle compte 4.000 à 8.000 habitants selon les historiens latins antiques, environ 2.500 selon les archéologues actuels. Les Romains vont perdre, de 143 à 133 av. J.-C., 6.000 hommes contre Numance « la seconde terreur des Romains après Carthage ».

III. Le siège de Numance
« Autant Numance fut inférieure en richesses à Carthage, Capoue et Corinthe, autant elle leur fut égale à toutes par sa réputation de courage et d’honneur : à ne juger que les combattants, elle fut même le plus beau titre de gloire de l’Hispanie. Car, sans rempart, sans tours, située près d’un fleuve sur une hauteur peu élevée, elle résista seule pendant onze ans avec quatre mille Celtibères à une armée de quarante mille hommes ; mieux, non contente de leur résister, elle leur porta des coups sensiblement plus durs et leur imposa des traités déshonorants. » (Florus, Epitomé, I, 34).

Numance, reconstitution
Vue aérienne du site de Numance.

Numance refuse la deditio (rédition sans condition) imposée par Rome et prend les armes sous le commandement d’un certain Karos ou Karykos. Une première bataille a lieu dès 153 av. J.-C. entre le consul Quintus Fulvius Nobilior et les Celtibères, à proximité de Numance. Les Romains disposent alors de 30.000 hommes dont 300 à 500 cavaliers numides et dix éléphants de guerre envoyés par Massinissa, ami du peuple romain. Fulvius se décide à lâcher ses éléphants, provoquant l’épouvante chez les Numantins qui courent se réfugier dans leur cité ; c’est alors qu’un éléphant est atteint à la tête par une pierre et se retourne contre les troupes romaines, imité par ses congénères. Cet événement sème le désordre dans les rangs romains et les Numantins en profitent pour prendre le dessus. Les Romains sont finalement contraints à la retraite. Ils perdent 4.000 hommes.
Suite à cette première bataille, deux préteurs et leurs armées, Pompeius Nepos et Hostilius Mancinus, vont successivement tenter de soumette la ville, en vain. Pompeius se voit obligé de recruter les soldats par tirage au sort en raison du peu d’enthousiasme des citoyens romains à aller combattre les Celtibères. Les Numantins parviennent à force d’embuscades à repousser ses 30.000 hommes et 2.000 cavaliers et à le forcer à signer un traité qui sera cassé par le Sénat. Hostilius Mancinus et ses 24.000 hommes, encerclé dans son camp, est lui aussi vaincu en 136. Pour conserver sa vie et celle de ses hommes, il est contraint de signer un traité humiliant aussitôt annulé par le Sénat de Rome : le général est livré en signe de déshonneur par les Romains aux portes de Numance, nu et mains liées, mais les autochtones ne lui ouvrent pas leurs portes.
Pour en terminer une bonne fois pour toutes, Rome se décide à envoyer en 134 av. J.-C. un homme providentiel, Scipion Émilien, qui s’est illustré par l’incendie de Carthage à la fin de la troisième guerre punique (146 av. J.-C.). Les Numantins demandent alors à se rendre à des conditions honorables, offre qui est refusée par Scipion souhaitant faire de cette cité un cas exemplaire. Le général restaure la discipline militaire sur le camp, fait édifier autour de la cité un fossé, des murs et trois camps (configuration semblable à Alésia) ; et coupe l’accès à la rivière afin de rendre toute communication extérieure ou tout apport de vivres impossibles dans le but d’affamer les Numantins.
Dans ces conditions, le siège dure 5 mois avant que la cité ne tombe (été 133). Les Numantins tentent quelques sorties mais ne parviennent pas à atteindre les Romains pour se battre. Une fois à bout de vivres, les habitants, plutôt que de se rendre, se suicident collectivement : les Romains, en entrant dans la ville, ne trouvent pas un seul habitant à emmener enchaîné. De même, tout le butin potentiel a été détruit. Florus écrit que les Romains « ne triomphèrent que d’un nom ».
Ainsi prirent les guerres celtibériques, même si l’Ibérie connaîtra encore quelques révoltes sporadiques mais sans grande importance dans les décennies qui suivront.

Ruines de Numance
Ruines archéologiques de Numance.

Sources :
BASLEZ, M.-F. ; WOLFF, C. Rome et l’Occident, 197 av. J.-C.-192 ap. J.-C. Atland, 2010.
LE ROUX, Patrick. La péninsule ibérique aux époques romaines. Armand Colin, 2010.
RICHARDSON, John Stuart. Hispaniae. Spain and the Developpement of Roman Imperialism, 218-82 BC. Cambridge University Press, 1986.