Cela s’est passé il y a quatre-vingts ans, jour pour jour.
Nos pères, nos grands-pères, nos arrière-grands-pères y étaient. Ils avaient vingt ans. Ils étaient savetier à Belleville, cultivateur à Rosporden, berger à Corbara, fils de famille au manoir de Hurepoix, et ils avaient rendez-vous à Verdun, un gros bourg de la Meuse, à deux cents kilomètres de Paris.
Là, enfouis dans des tranchées, ils avaient passé une nuit de neige dans l’attente d’un assaut qu’on leur disait certain. Au matin, un jour blême s’était levé sur la terre gelée et muette.
C’était, le 21 février 1916 ; il était 7h15.
Soudain, la première ligne du bois des Causses semble se soulever de terre dans un gigantesque éclair de feu. Toute la position française, au nord de Verdun, est soumise à un tir d’artillerie intense. Jamais on n’a assisté à pareil déchaînement de feu et d’acier.
Dans “Le Soldat de Verdun”, Jacques Péricard, magnifique soldat français (voir page 16) dont le fils, Michel Péricard, journaliste, est aujourd’hui député RPR, raconte :
« Il y a des 150 et des “Minen” pour détruire les parapets et combler les tranchées en ensevelissant leurs défenseurs ; des 210 et des 305 pour abattre les chênes et les haies, pulvériser les futaies ; des 380 pour défoncer les ouvrages bétonnés, s’attaquer, jusqu’à Génicourt et Troyon, aux ponts par où pourraient arriver des secours ; des 420 pour pilonner les forts et contraindre leurs défenseurs à s’enfouir au fond des casemates. Il y a des shrapnels pour arroser les ravins inaccessibles aux obus et battre les routes ; des gaz toxiques pour empoisonner les survivants possibles du déluge d’acier. »
En quelques heures, deux millions d’obus sont lancés sur le triangle étroit Brabant-Ornes-Verdun.
La tactique de l’assaillant est claire : à coups d’obus, le “Trommelfeuer” va abattre, écraser, niveler bois, abris et tranchées, anéantissant les poilus et creusant à travers les défenses un long couloir où les troupes d’assaut s’élanceront, arme à la bretelle, traversant le champ de ruines pour la plus grande “Festeparade” de l’histoire.
Cette idée est née des entretiens entre l’Etat-major et les fabricants de canons, le “complexe militaro-industriel”, comme on dit aujourd’hui. Ce sera une formidable publicité pour les “produits de la Ruhr” à l’intention des clients du monde entier.
Et quel mannequin vedette pour cette campagne ! Le Kaiser en personne, qui, conduit jusqu’à la Grand-Place de Verdun, le long du couloir creusé par le fer et le feu “made in Germania”, posera, au milieu de ses troupes fraîches…
Ce plan impeccable va pourtant échouer. Pourquoi ? Parce que, contre toute attente, les Français ne se débandent pas.
Pendant neuf heures, le savetier de Belleville, le cultivateur de Rosporden, le berger de Corbara, le fils de famille de Hurepoix ont été plongés en enfer. Etourdis par le bruit, saoulés par la fumée, suffoqués par les gaz et les miasmes, précipités à terre et jetés les uns contre les autres, projetés en l’air et retombant, abasourdis, au milieu des débris humains qu’enterre et déterre le bombardement, océan de feu dont les vagues géantes joueraient avec les corps comme avec les galets sur le sable. Ensevelis, assommés, enlisés dans la boue glacée, les Français ont tenu, tout simplement.
Vers 16 heures, sous la neige qui recommence à tomber et dans le vacarme des canons allemands qui ont allongé leurs tirs, les patrouilles allemandes s’élancent en avant, lance-flammes en main. Elles pensent ne rencontrer que des cadavres gelés.
Passé les premières positions où ne gisent que morts et agonisants, les hommes sont là. « Toute la journée, nous avons courbé l’échine. Les blessés et les mourants nous entourent de toute part » (G. Champeaux, 164e RI). Ils sont là, « couchés à même le sol, suçant la glace pour boire, coupant, pour manger, des morceaux de viande à même les cuisses des chevaux éventrés » (témoignage d’Henri Goursaud, 20 ans). Ils sont là : « Sur cinq poilus, deux sont enterrés vivants sous leur abri, deux sont plus ou moins blessés, le cinquième attend » (Maurice Brassard, 56e BCP). Ils sont là, « héros sans le savoir. Je n’ai jamais vu de déserteur ni entendu parler de suicide » (Robert Zwang, 19 ans).
Ils sont là et les Allemands ne passent pas.
Le 31 décembre 1916, après dix mois de combat, trois cent quatre-vingt mille hommes seront tombés a Verdun, dont cent soixante-deux mille tués.
Les autres, bras coupés, jambes arrachées, yeux crevés, poumons brûlés, gueules cassées porteront jusqu’à leur mort, méprisés et moqués mais, plus que tout, oubliés, les stigmates d’un combat où la jeunesse de France a été broyée pour que l’Etranger ne foule pas le pavé de Paris.
Y pense-t-on parfois, dans cette France où l’envahisseur peut gueuler “Nique ta mère” sans qu’un seul de ses fils ne se lève pour chasser le barbare à coups de pied au cul ?
Serge de Beketch, Le Libre Journal de la France Courtoise - n° 88 du 17 février 1996.
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