dimanche 30 septembre 2012

Juin 1941 : des Français tirent sur des Français

La campagne de Syrie et du Liban, par Nabucco

En 1941, La Syrie et le Liban vivent depuis plus de 20 ans sous mandat français. Dés 1917-1918, la province de Syrie (regroupant à l’époque Syrie, Liban, Palestine, Jordanie) a apporté son aide aux alliés contre l’Empire Ottoman dont elle constitue une des plus riches provinces. Cependant, le rêve d’un Grand Orient indépendant est rapidement douché par la Conférence de San Remo et le Traité de Sèvres qui, en 1920, entérinent la dissolution de l’éphémère Royaume Arabe de Syrie et consacrent la présence française.
Les troupes françaises du Levant mettront sept ans ans (révolte de 1920-1923 et 1925-1927) pour pacifier le pays. Particulièrement le Nord où subsiste une forte hostilité des Alaouites et des Druzes. A partir de 1927, à défaut de souveraineté, la région se développe et se modernise (électrification, tramway, routes, écoles, agriculture moderne). Un début de libéralisation politique voit timidement le jour. En 1936, la France envisage d’accorder l’indépendance à la Syrie dans un délai de cinq ans. Néanmoins ce projet est définitivement enterré par le Parlement Français en 1938. Pour les puissances coloniales, à l’approche de la Seconde Guerre Mondiale, l’heure est au statu quo frileux, loin des grands bouleversements émancipateurs.
En 1939, nouveau camouflet pour les nationalistes arabes Syriens. Les Français désireux d’obtenir les bonnes grâces de la Turquie, cèdent à l’état kémaliste le sandjak d’Alexandrette, une petite province au Nord-Ouest de la Syrie où vit une minorité turque importante. Il s’agit de ménager la Turquie afin de conserver sa neutralité, voire de s’en faire une alliée contre l’Allemagne avec qui la guerre paraît imminente. Cette perte, considérée comme une annexion par les Syriens est encore, de nos jours, un sujet de querelle entre Turcs et Syriens.
Juin 1940. L’armée Française est défaite en six semaines par la Wehrmacht. Le Parlement Français vote à 88 % les pleins pouvoirs au Maréchal Philippe Pétain. Le 18 juin, un obscur général de brigade à titre temporaire nommé Charles de Gaulle lance un appel à la Résistance depuis la Radio de Londres. En juillet, à Vichy, dans la zone demeurée libre de l’occupant allemand, s’installe le gouvernement de l’État Français. Les forces militaires en métropole sont réduites à 100 000 hommes, sans aviation. La Marine de Guerre est neutralisée dans les ports de Toulon et Bizerte en Tunisie. L’escadre Française qui mouillait dans la rade de Mers el-Kebir en Algérie est bloquée, puis détruite par les Anglais le 3 juillet 1940 (1 300 morts, deux cuirassés, un croiseur et un contre-torpilleur mis hors de combat). Dans ce contexte, l’Armée du Levant (45 000 hommes, 120 canons, 90 chars et 289 appareils) constitue un enjeu stratégique en Méditerranée Orientale.

Troupes de l’Armée du Levant 1941.
Mai 1941. L’Irak, sous mandat britannique s’insurge et fait appel aux forces germano-italiennes pour combattre les Anglais (voir article précédent : Irak : d’une guerre l’autre http://www.egaliteetreconciliation..... Les Allemands négocient avec le gouvernement de Vichy le protocole de Paris (28 mai 1941). En échange d’un hypothétique allègement des conditions d’armistice, les Français accordent des facilités aux Allemands et à leurs alliés italiens en Méditerranée Orientale. Les Allemands et les Italiens sont autorisés à faire escale dans les aérodromes Syriens avant de rejoindre l’Irak en guerre contre les Britanniques (120 appareils de l’Axe transiteront pas la Syrie en mai 1941). Par ailleurs, une partie des armes stockées au Levant est livrée par les Français aux Irakiens. La Turquie autorise le transite de deux convois ferroviaires sur son territoire. Ce matériel obsolète, livré en renâclant, arrivera trop tard pour empêcher l’écrasement de la rébellion Irakienne par les Anglais. Le 12 mai 1941, en représailles, l’aviation britannique bombarde les aérodromes de Syrie.
Juin 1941. La conduite de la guerre en Syrie oppose les Britanniques aux Français Libres du général de Gaulle. Ces derniers veulent pénétrer en Syrie avec une petite force symbolique aux couleurs françaises dans le but de rallier les 45 000 hommes de l’Armée du Levant. L’idée n’est pas saugrenue, d’autant plus que les soldats Français ont été très perturbés par le transit vers l’Irak des appareils de la Luftwaffe et de la Regia Aeronautica italienne via les aérodromes syriens. Un an après le pire désastre de l’histoire de France, les cœurs ne sont pas apaisés. Le désir d’en découdre couve toujours sous la botte allemande. Mais il y a la manière. Les Britanniques en décident autrement. Ils veulent, une entrée en force. Une opération commune sous commandement britannique est décidée fin mai 1941. Désormais, on ne parlera plus de Français, mais de Gaullistes et de Vichystes.
7 juin 1941. Dans la nuit, les Britanniques déclenchent l’opération Exporter. Une force de 20 000 hommes attaque l’Armée Française du Levant forte de presque 40 000 militaires. Les Anglais qui s’attendaient à une randonnée de ’’Scouting for boys’’* sont confrontés à une résistance opiniâtre qui va durer cinq semaines. Les Français demeurés fidèles à ce qui leur semble le seul gouvernement national légitime suivent les ordres de Vichy et ne comprennent pas cet assaut. Du reste, plus aucun appareil allemand ou italien ne transite par la Syrie. Par ailleurs, l’intervention des Forces Françaises Libres de De Gaulle aux côtés des Britanniques apparaît comme un coup de poignard dans le dos.
L’opération Exporter est très académique dans sa conception et s’articule sur quatre axes. A l’extrême nord, les 17ème et 20ème Brigades d’infanterie Indienne sont chargées de cheminer au sud de la voie ferrée turque qui longe la frontière syrienne. Le but, malgré la faiblesse des moyens mis en œuvre, est important : interdire l’approvisionnement des troupes du Levant par la Turquie. Au centre, la 10ème division d’infanterie Indienne doit progresser sur la rive sud de l’Euphrate vers Alep la capitale du Nord. Plus au Sud, la Habforce (Légion Arabe et 4ème brigade de cavalerie Britannique) est chargée de se diriger, en plein désert, vers Palmyre et le terminal pétrolier de Tripoli au Liban. Enfin, à l’extrême Sud, le long de la côte libanaise et vers Damas, ont lieu, les attaques les plus importantes. Elles sont menées par la 7ème division australienne (moins sa 18ème Brigade qui se bat à Tobrouk en Lybie), deux brigades françaises libres (les 1ère et 2ème BFL de la 1ère Division Française Libre) et la 5ème Brigade indienne. La Royal Navy est chargée d’appuyer les troupes avec son artillerie de marine.

Durant une semaine, les attaques Britanniques marquent le pas et se heurtent à une résistance farouche de l’Armée du Levant. L’attaque frontale depuis le Nord de la Palestine est un échec. Il n’existe qu’une seule route côtière dominée par les Monts du Liban qui culmine à 3 000 mètres d’altitude. Un cadeau pour la défense qui fait des ravages parmi les troupes franco-australiennes. En parallèle, la percée vers Damas s’immobilise pour les mêmes raisons (relief escarpé). L’attaque de la Habforce progresse aisément dans le désert pour finir par stagner à l’approche des premiers contreforts des monts de l’anti-Liban, avant la vallée de la Bekaa. Globalement, il s’agit d’un échec pour cette première manche. Le général Wavell doit repenser son plan de bataille et d’abord recevoir des renforts.

Artillerie française de l’armée du Levant pendant les combats.
13 juin 1941. Deux Brigades de la 6ème division d’infanterie Britannique viennent renforcer le front au Sud de Damas. La Royal Air Force est renforcée par des prélèvements sur les forces positionnées en Egypte et en Irak. L’attaque Britannique reprend lentement. Sur le littoral, malgré la prise de Saïda, les progrès des franco-australiens sont très lents. Au Centre, la Habforce assiège la ville de Palmyre. Le 21 juin, Damas en Syrie tombe sous la pression des Britanniques, des Indiens et des Français libres.

Troupes Britanniques après la reddition de Palmyre le 3 juillet 1941.
A partir du 23 juin, la résistance des troupes françaises du Levant commence à donner des signes de faiblesse. A cette date, la Syrie est sous la pression d’un blocus naval et terrestre presque complet. Les unités françaises de l’Armée du Levant doivent se battre sans renfort et subissent une forte attrition. Les troupes du Commonwealth sont désormais plus nombreuses, mieux rafraîchies. Elles dominent la mer et les airs. Le 3 juillet 1941, Palmyre tombe. La 10ème division Indienne qui progresse le long de l’Euphrate s’approche dangereusement du centre de la Syrie, tandis que le 8 juillet les défenses françaises au sud de Beyrouth commencent à lâcher menaçant la capitale du Levant.
12 juillet 1941. Le Général Dentz, gouverneur de la province du Levant, après accord des autorités de Vichy, demande un cessez-le-feu et autorise la négociation d’un armistice. Celui-ci est signé, à Saint-Jean-d’Acre entre les Britanniques et les autorités de la Syrie mandataire le 14 juillet 1941. Les forces alliées ont perdu 4 000 hommes. Les Français de l’Armée du Levant dénombrent 6 000 victimes dont 1 000 tués, 37 000 d’entre eux sont faits prisonniers. Moins de 6 000 décideront de rallier la France Libre, les autres sont désarmés et renvoyés en France en août-septembre 1941.

Le Général Wilson signe la Convention de Saint Jean d’Acre en présence des délégués de Vichy.
Même si le pouvoir virtuel est détenu par les français libres, ceux-doivent compter sur la présence militaire amicale des Britanniques qui favorisent en sous-main les indépendantistes libanais et syriens. Les élections législatives de l’été 1943 portent au pouvoir les nationalistes syriens et libanais. Les gaullistes qui étaient intervenus en juin 1941 à la fois contre les forces de l’Axe, mais aussi les velléités hégémoniques britanniques doivent progressivement passer la main. Fin 1943 et début 1944, le Liban et la Syrie obtiennent leur indépendance. Au printemps 1945, Damas se soulève contre les derniers éléments militaires français qui y tiennent garnison. Un an plus tard, le 17 avril 1946, les dernières troupes françaises quittent le pays.
La campagne de Syrie-Liban s’inscrit dans la lutte entre les Britanniques et les forces de l’Axe germano-italien pour le contrôle de la Méditerranée Orientale et l’accès aux formidables réserves de pétrole du Moyen-Orient. En ce sens, cette bataille est le prolongement de la guerre d’Irak qui se déroula un mois auparavant (mai 1941). Le conflit qui oppose les Français de l’Armée du Levant aux Britanniques alliés aux forces françaises libres, bien que périphérique, revêt une grande importance stratégique pour l’effort de guerre allié.
En juin 1941, les Allemands mènent le siège du port de Tobrouk en Lybie, à quelques pas de la frontière égyptienne. Le 22 juin 1941, la Wehrmacht envahit l’URSS. La plupart des observateurs de l’époque ne donnent que quelques semaines de survie à l’Armée Rouge. Les Britanniques qui ont déchiffré les codes cryptés de la Wehrmacht (machine enigma) sont au courant depuis plusieurs semaines des projets d’Hitler concernant la Russie. A juste titre, ils craignent une poussée combinée de l’Afrika Korps vers le Proche Orient et de l’Ostheer, l’armée allemande en Russie, vers le Caucase et le Moyen-Orient. En ce sens, la présence d’une force de 40 000 français en Syrie et au Liban apparaît comme une menace pour les Britanniques qui se méfient de la neutralité du gouvernement de Vichy.
Par ailleurs, il ne sert à rien aux Britanniques de contrôler les champs pétroliers de Mossoul en Irak si la côte libano-syrienne n’est pas sécurisée. Les terminaux pétroliers des oléoducs se situent tous sur la côte méditerranéenne, l’un à Tripoli au Liban, l’autre à Haïfa en Palestine, à quelques kilomètres de la frontière libanaise. En mai 1941, les Irakiens coupent le pipeline reliant Kirkouk en Irak à Haïfa et redirigent le flux de pétrole vers le Liban vichyste au profit exclusif de l’axe germano-italien. Cette mesure de rétorsion est ressentie comme un casus belli par les Anglais qui décident alors de régler leur compte d’abord aux Irakiens, ensuite aux Français de l’Armée du Levant.
En ce qui concerne les Français, cette campagne est un épisode pénible de leur histoire. D’un côté, fidèle à une vieille tradition bourgeoise de compromission des élites , le gouvernement de Vichy, traîne des pieds, louvoie, ménage la chèvre et le chou, l’anglais et l’Allemand, pour finalement, perdre la chemise et le pantalon au profit de ses faux-amis ou de ses vrais ennemis. Cette vraie-fausse neutralité durera jusqu’en 1944 et l’arrivée des troupes alliées. Pour les gaullistes, le choix de l’alliance avec les Britanniques est net, même s’il n’est pas exempt d’arrière pensées. Les intérêts des Britanniques et de leur empire ne sont pas vraiment les mêmes que ceux des Français et le rapport de force est en défaveur de ces derniers. Dans ces conditions, à plusieurs reprises durant la Seconde Guerre Mondiale, on aura le sentiment d’assister à un marché de dupes.
La campagne de Syrie-Liban ne clôt pas la série des interventions Britanniques. Ceux-ci ont en juin sécurisé leur flanc sud en Syrie. Seule, au Nord-est, l’Iran demeure neutre, même si ses amitiés vont plutôt vers l’Axe par anglophobie. Le dernier acte de ce conflit périphérique se jouera dans ce pays en août et septembre 1941.
* Scouting for Boy : « Éclaireurs » est un ouvrage écrit par Robert Baden-Powell sur les fondements du scoutisme.
http://www.egaliteetreconciliation.fr

Révoltes populaires au Moyen-Âge

Les révoltes populaires constituent un phénomène qui reste encore mal connu, aussi bien dans leur forme populaire qu’insurrectionnelle. Cela tient aux sources qui proviennent presque exclusivement des autorités et qui ne donnent que le point de vue des pouvoirs en place et des couches sociales dominantes. Les historiens ont certes étendu le champ de leur approche en complétant les chroniques par des sources judiciaires ou comptables. Mais ils restent tributaires du langage de la répression.
Ainsi, pour désigner les révoltés du Bassin parisien en 1358, les chroniqueurs, appartenant au milieu clérical ou nobiliaire, les appellent "Jacques", de l’appellation "Jacques bonhomme" qui leur avait été donnée pour les tourner en dérision, et le chroniqueur Jean Froissart parle à leur sujet de "méchantes gens". D’autres traitent les révoltés de Gand, en 1380, de "ribauds, chétifs et merdailles". Dans tous les cas, ces jugements de valeur font référence aux populares, aux populaires, que les textes appellent aussi "le commun", le "peuple", "les menus" (contre les "gros" ), ou encore, chez ceux qui s’inspirent d’Aristote, les "gens mécaniques". Ces termes sont assez vagues, mais ils désignent les catégories inférieures de la société, par opposition à ceux que la fortune, le pouvoir, la notoriété sociale placent en position hiérarchiquement supérieure. Le problème consiste à situer la limite de cette stratigraphie sociale. Par exemple, parmi les révoltés de 1381, en Angleterre, on compte de nombreux membres du clergé, tel John Ball. Peut-on les considérer comme partie prenante du peuple, voire du petit peuple ? Si leur absence de fortune les place bien dans cette catégorie, ils font néanmoins partie du clergé et bénéficient d’un prestige qui les détache du peuple. A l’inverse, faut-il créer un fâcheux amalgame entre les populaires et les miséreux, ou encore les mendiants, et les englober tous dans le groupe des marginaux ? Le fait que les révoltes populaires soient, avant tout, aux yeux des contemporains, des troubles qui remettent en cause la hiérarchie sociale, ne doit pas dispenser d’une analyse fine des acteurs qui les animent. Quant à la révolte elle-même, les mots sont variés et ambigus. Elle commence avec le « murmure », lequel, dans les textes, se démarque mal de la rumeur. Le terme « effroi » ou celui de « commotion » sont employés dans un second temps pour montrer la peur et le choc que fait naître l’insurrection. Christine de Pizan et le récit anonyme du Bourgeois de Paris emplie aussi le mot "fureur" pour désigner les révoltes parisiennes de 1413 (Cabochiens) et de 1418. Les textes peuvent parler de conjuration, d’alliances ou de complots, mettant l’accent sur le serment et les contrats qui unissent les insurgés, ainsi que sur le caractère secret et inquiétant de la préparation. Enfin, l’emploi des termes "rébellion" ou "sédition" met l’accent sur l’infraction politique que commettent les insurgés par rapport aux pouvoirs établis et, du même coup, sur sa condamnation. Il est significatif que ces expressions politiques apparaissent surtout aux deux derniers siècles du Moyen Age, au moment où les pouvoirs étatiques s’affirment et où, sous l’influence du droit romain, se met en place le crime de lèse-majesté. Le vocabulaire reste donc ambigu, mais il donne quelques aperçus de la diffusion possible de la révolte par la rumeur, de sa structuration par la foi jurée, de son impact traumatisant et institutionnel. Saisir la révolte populaire est d’autant plus difficile qu’elle se confond parfois avec des manifestations hérétiques ou des dénonciations de l’hérésie, surtout pour les périodes les plus anciennes du Moyen Age. Il en est ainsi des Patarins de Milan (littéralement, ceux qui sont vêtus de chiffons) qui, entre 1045 et 1085, sont en lutte contre l’archevêque de la ville et dénoncent à la fois la simonie et le concubinage des prêtres. Ces insurgés sont en fait des fanatiques de la réforme grégorienne que leurs adversaires traitent d’hérétiques. Si leur mouvement donne aussi naissance à des revendications sociales, les Patarins ne rassemblent pas l’ensemble du petit peuple. D’autres insurrections à cette époque dans les villes du nord de la France, vont dans le même sens. De façon générale, le lien que l’hérésie entretient avec un idéal de pauvreté exacerbé facilite l’amalgame.

Les révoltes populaires connaissent deux temps forts, l’un au XIIè s, l’autre aux XIVe-XVe s. Cela ne veut pas dire que des révoltes n’ont pas eu lieu en dehors de ces périodes et que, à l’inverse, ces temps forts puissent être considérés comme des "révolutions". Le premier temps fort, celui du XIIe s., est lié à l’obtention des chartes de franchises. Il a été particulièrement violent dans le Nord où les affrontements ont opposé les bourgeois, soutenus par le peuple, aux seigneurs pour obtenir un certain nombre de privilèges, économiques, judiciaires et politiques. Mais l’Italie a aussi connu ses révoltes pour que puissent s’y développer les libertés urbaines, cette fois face à l’empereur et au Pape. La forme communale que prend le mouvement implique un serment entre les insurgés qui est, en lui-même, un acte répréhensible, puisqu’il lie des égaux, les bourgeois, et crée entre eux une alliance scellée devant Dieu. C’est l’une des raisons qui poussent certains clercs à condamner le mouvement, tel l’abbé Guibert de Nogent qui, à propos de la commune de Laon en 1115, parle de "commune" comme d’un mot "nouveau et détestable". Les privilèges obtenus par les insurgés ne sont pas minces, tels l’abonnement à la taille, la codification des amendes, la réglementation des marchés, et une liberté personnelle qui restreint la servitude. Le second temps fort des révoltes médiévales consiste en un véritable cycle à l’échelon européen entre 1350 et 1420 environ, qui a pour cadre les villes, mais aussi les campagnes. Ces deux grandes vagues ne doivent pas faire oublier l’existence d’une violence latente. Dans le cadre de la seigneurie, des affrontements violents peuvent se produire de façon ponctuelle entre le seigneur banal et ses dépendants. C’est le cas en Catalogne (P. Bonnassie), mais aussi en France du Nord où, entre 1050 et 1150, on a pu repérer une douzaine de cas où des révoltes se terminent par la mort du seigneur (R. Jacobs). Des révoltes peuvent aussi opposer les serfs à leur seigneur, surtout à partir du milieu du XIIIe s., quand les communautés serviles œuvrent pour acheter leur liberté, par exemple dans le Bassin parisien. D’autres révoltes, surtout au XIIIè s., opposent le peuple des villes aux patriciens qui détiennent et monopolisent le pouvoir. C’est le cas en Flandre, dans les villes où la laine se transforme en drap. La société et l’économie y opposent les gens de métiers au patriciat, et, au sein des gens de métier, les tisserands, détenteurs d’outils chers et perfectionnés, aux foulons et aux teinturiers, les « ongles bleus », dont le corps est le seul outil de travail. Dès 1245, des grèves ou "takehans" éclatent à Douai et s’étendent à Gand et à Liège. A partir de 1275, la Flandre subit de plein fouet l’arrêt des importations de laine anglaise. Dans les principales villes, la population au chômage réclame une enquête sur la gestion des échevins, d’autant que le poids de la fiscalité urbaine s’accompagne de malversations. Les artisans du textile, tisserands et foulons, s’unissent pour mener les insurrections. Onze échevins sur seize sont assassinés à Douai ; le beffroi de Bruges est incendié ; de nombreuses archives urbaines sont saccagées. Le comte de Flandre, d’abord favorable aux insurgés pour mieux contrer les échevins, se range du côté de la répression et les gens de métier sont sévèrement punis. A des châtiments individuels sévères – pendaisons, décapitations et bannissements – s’ajoutèrent de lourdes amendes. En même temps, le comte profite de la situation pour réduire le pouvoir des échevins. Les révoltes de la période 1350-1420 sont les mieux connues. Elles ont un caractère européen et touchent surtout les villes, mais aussi les campagnes. Leur simultanéité interdit de les traiter comme des phénomènes isolés. Par exemple, il apparaît bien que la Jacquerie qui embrase le Bassin parisien en mai-juin 1358 a des liens étroits avec le mouvement insurrectionnel d’Etienne Marcel à Paris et sans doute avec les mouvements qui agitent les villes de Flandre, en particulier Gand. L’information circule par le biais des lettres officielles, des contacts commerciaux et de la simple rumeur. C’est un véhicule puissant de la révolte. Il en est de même dans toute l’Europe à partir de 1378, au moment où s’ouvre à Florence, avec la révolte des Ciompi, un cycle de violences qui dure jusqu’en 1391 en Espagne. Chaque ville a certes une révolte spécifique, mais les liens entre les lieux sont étroits, par exemple entre Paris où sévissent les révoltés en deux vagues successives, l’une en 1380, l’autre en 1382 connue sous le nom de révolte des Maillotins, et Rouen qui connaît une Harelle en 1382. De la même façon, le réseau des insurrections est trop compact en Languedoc et en Catalogne pour que la révolte ne se soit pas répandue de façon exemplaire.
Les historiens sont de moins en moins convaincus du lien direct qui existerait entre misère et révolte. L’exemple le plus net est celui de la Jacquerie de 1358 où les acteurs sont des paysans cossus des terres riches du Bassin parisien ou des gens de métier recrutés dans les villes. Certains ont même acquis une certaine culture qui les situe parmi les élites paysannes (c’est le cas du meneur, Guillaume Cale). Les conditions que peut réunir une crise économique ne sont pas non plus suffisantes. On a pu montrer que si l’insurrection des Ciompi avait été liée au prix du pain, elle aurait éclaté dès 1375, au moment où se fait sentir une forte poussée du prix des denrées de première nécessité, qui a débuté en 1370 et chute en 1376-1377 (Ch. De La Roncière). Florence avait déjà connu une forte poussée de ce type entre 1335 et 1350, mais aucune révolte comparable à celle de 1378. Sur les quarante-trois émeutes qui se sont déclenchées à Florence entre 1343 et 1385, dans un seul cas, en 1368, le prix du pain est en question. Ce sont plutôt l’instabilité de la monnaie, les "remuements monétaires", les excès de la fiscalité et les évènements militaires qui suscitent les révoltes.
La place de l’impôt dans ces mouvements de la fin du Moyen Age est essentielle, si bien qu’on peut lier les révoltes à la croissance du système étatique, à un moment où le prélèvement fiscal doit encore être consenti par les populations. Dans cette perspective, il est normal que les révoltés soient d’abord ceux qui ne sont pas privilégiés et qui ne sont pas considérés comme assez misérables pour être exclus des rôles de taille. Pour eux, l’impôt est lourd. Il est normal aussi que les insurgés se recrutent parmi ceux qui, à l’échelle de leur village ou de leur paroisse, ont pris par ailleurs l’habitude d’appliquer un certains nombre d’idées démocratiques en votant l’impôt, le guet et la garde. Ceux qui se classent dans le noyau des fortunes moyennes prennent l’initiative. A Paris, en mars 1382, le cri de révolte est venu d’une marchande de cresson, donc d’une femme ayant un métier, modeste certes, mais a l’abri de la misère. La horde des exclus ne fait que suivre le mouvement, comme à Paris en 1418. Les marginaux, qui font tant peur, ne prennent pas l’initiative de la révolte. Pourtant, les chroniqueurs ont raison : ce sont les pauvres qui jouent de la violence contre les riches. Et il est probable qu’en 1380, les Tuchins, dans le Midi de la France, ont crié "Tuons, tuons tous les riches", utilisant le vocabulaire de la vengeance qui conduit à la guerre privée. Si les révoltés s’opposent d’abord aux collecteurs d’impôts, ce sont rapidement les riches qui sont visés, ce qui montre la force des antagonismes sociaux sur lesquels sont construites les hiérarchies. Le critère de fortune est insuffisant. Il faut tenir compte du degré d’acculturation, de l’accès aux soins médicaux et à l’hygiène, de la qualité du logement et de la valorisation du métier exercé. Par exemple, les bouchers sont des gens fortunés, mais ils exercent un métier déprécié, d’où leur rôle dans la révolte parisienne de 1413. A Florence, les travailleurs de la laine sont au bas de l’échelle sociale, mais avec des nuances qui placent les fileuses et les tisserandes derrière les hommes : être Ciompa est pire que d’être Ciompo (A. Stella). Face aux riches qui dominent la ville, que valent ces nuances? A Florence, les foyers des Bardi qui résident dans la Scala concentrent entre 20 et 30% des fortunes et pèsent d'un poids énorme. On peut alors se demander si une ville comme Florence (environ 70.000 habitants en 1378) est capable de sécréter des liens d'unité entre ses groupes sociaux ou si, au contraire, les hiérachies sont à vif au point de secréter des oppositions irréductibles, prêtes à éclater quand les circonstances politiques ou économiques sont favorables. Sur l'ensemble de la population, un tiers des ménages est déclaré "misérable". L'occupation de plus de la moitié des travailleurs est un simple gagne-pain, un travail sans honneur. Le paysage urbain porte les marques des ségrégations sociales: au centre sont les magnats ou les membres du Popolo qui ont exercé le pouvoir pendant le XIVè s., tandis que la périphérie est occupée par les pauvres ou les miséreux. Il y a bien deux villes dans la ville, à Florence comme à Milan et à Lyon où la Rebeyne de 1436 est venue des faubourgs. La muraille urbaine est aussi une fracture de chair et de sang. Les révoltés sont nées de ce dialogue devenu impossible entre les menus et les gros, parce que les menus sont des sortes d'étrangers dans leur cité, à un moment où l'esprit l'esprit civique et le sentiment d'identité urbaine se développent, partagés par tous. Il est tout à fait significatif que les révoltés tournent aussi leur violence contre les étrangers et les juifs. Les dettes et l'usure ne sont pas les seules en cause. La xénophobie s'assortit d'une sorte de croisade religieuse et les Ciompi ne revendiquent pas de s'appeler Popolo Grasso, mais Popolo di Dio. Ils défendent l'idée d'un territoire que souille la présence des juifs et des étrangers, d'un territoire dont ils doivent assurer la défense en désignant à leur tour des exclus, selon un processus qui leur fait retrouver l'identité que les riches leur ont confisquée.
Les engagements de ces populations dans la révolte aboutissent rapidement à un échec et d'ailleurs, l'insurrection se déroule elle-même dans un temps court, de l'ordre de la journée, au maximum de quelques semaines. Pourquoi ? La première explication tient à la rapidité de la répression, à armes inégales. Les Jacques ont des armes de fortune, au mieux des piques, et Charles de Navarre, qui les vainc à Mello le 10 juin 1358, est armé en chevalier. Les mouvements sont aussi morts d'une absence de programme politique de remplacement. Les insurgés n'imaginent pas d'autres modes de gouvernement que celui qui est en place, en particulier dans le royaume. Ils ne remettent pas en cause la personne du roi. Ils chargent ses officiers de toutes les fautes. Quand il existe l'amorce d'un programme politique, il est le fait de meneurs appartenant à d'autres couches sociales, te le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, à Paris en 1413 et en 1418. Il existe une idéologie millénariste qui peut servir de toile de fond à ces révoltés qui rêvent d'une société sans impôts, sans contrainte, sans nobles. Ainsi, la violence des Travailleurs anglais, en 1381, se teinte de millénarisme avec la fameuse prédication de John Ball : "Quand Adam bêchait et Eve filait, où était le gentilhomme?" La violence devient alors purificatrice, déviant vers des thèses considérées comme hérétiques (Wycliff, Hus) et c'est une des causes de son échec, car elle se manifeste par flambées d'où le mysticisme n'est pas exclu et elle débouche sur un rève à la fois passéiste et sécurisant. Il reste cependant à comprendre pourquoi la violence se met alors à flamber et à s'éteindre aussitôt. La révolte entretient avec la fête un certain nombre de points communs qui caractérisent les rites collectifs. Les dates choisies sont significatives, quand elles sont en rapport  avec le Carême et le Carnaval qui sont à la fois des temps de réformation et d'explosion sociale, comme c'est le cas à Rouen ou à Paris en 1382. Le temps de la révolte connaît aussi un déroulement inversé, puisque les révoltés commencent souvent à Vêpres et poursuivent leur action de nuit, ce qui signe un effet diabolique. Les sonneries des églises ou du beffroi deviennent anarchiques et le tumultes des Ciompi est aussi celui des petites cloches de la périphérie en discordance avec celles du palais. ce brouillage du temps, correspond celui de l'espace. Les portes de la ville sont fermées, des chaînes sont tendues dans les rues et, à l'inverse, les prisons sont ouvertes, un acte que seul peut se permettre le pouvoir souverain. Il est impossible que ces repères vacillent longtemps dans une société marquée  par des codifications rituelles très fortes comme l'est la société médiévale. Enfin, quand la violence se développe au point de transformer la révolte en massacre, il peut exister des points de non-retour que perçoivent les révoltés eux-mêmes. A Paris, en 1418, la révolte s'arrête et se retourne contre son chef, le bourreau Capeluche, quand celui-ci, enfreignant les tabous, met à mort une femme enceinte. La violence a ici transgressé plus que l'ordre social : elle a atteint les fondements de l'ordre culturel, c'est-à-dire des valeurs que partagent tous les acteurs, qu'ils soient pauvres ou exclus. La révolte trouve là ses propres limites parce que les lois de l'honneur qui unissent les hommes sont finalement encore plus fortes que les clivages sociaux.
Les révoltes populaires sont un échec, mais leur répétition, en particulier à la fin du Moyen Age, a entretenu une psychose de peur. Non seulement les insurgés sont présentés comme des criminels, mais le peuple tout entier gagne en laideur, donc en mépris et en rejet. A terme il est probable que la répétition des révoltes populaire a finalement servi le développement des pouvoirs centralisés et a conforté la place des privilèges. 

samedi 29 septembre 2012

L'histoire de France sacrifiée sur l'autel du mondialisme

L'Ecole n'enseigne plus l'histoire de leur pays aux jeunes Français. Elle s'occupe de former des citoyens du monde.
Jean-Christophe est à plaindre. Ce professeur d'histoire et géographie en région parisienne aime son métier, est convaincu de l'importance de sa mission et de l'héritage à transmettre aux lycéens qui lui sont confiés. Alors il fait ce qu'il peut, en se battant pied à pied contre l'Education nationale, ses programmes ubuesques et ses inspecteurs butés, contre le parti-pris aussi de ne plus enseigner aux jeunes Français l'histoire de leur pays, si passionnante pourtant.
Le bilan qu'il dresse est sévère : « L'histoire de France, dit-il, n'est abordée qu'à la faveur de quelques grands concepts, qui cherchent à démontrer que la construction européenne, le mondialisme et la démocratie sont la base et l'avenir du monde actuel. Aujourd'hui, un élève de seconde ignore que la France existait avant la Révolution. Après avoir travaillé sur "les Européens dans le peuplement de la terre ", puis "l'invention de la citoyenneté dans le monde antique" et "les sociétés et cultures de l'Europe médiévales" - où il n'est pas directement question de la France -, il va étudier, en abordant la Renaissance, "une cité précolombienne confrontée à la conquête et à la colonisation européenne ", puis la Cité interdite à Pékin, mais il n'entendra à aucun moment parler de François 1er, ni des châteaux de la Loire ! Il est donc fondé à croire que la France est née en 1789, ce qui rend d'ailleurs la période révolutionnaire incompréhensible, car comment fait-on une révolution contre ce qui n'existe pas ? J'essaie néanmoins de parler de l'histoire de France aux élèves, mais cela m'a été reproché. La chronologie est complètement déstructurée, je me bats pour la restaurer mais cela aussi m'a été reproché. Les élèves apprennent les deux guerres mondiales et l'histoire de la Shoah, puis voient la guerre froide, avant de revenir sur les totalitarismes et d'étudier l'Allemagne nazie : comment voulez-vous qu'ils s'y retrouvent. »
Cette analyse en forme de coup de gueule rejoint celle de Laurent Wetzel, ancien maire de Sartrouville et inspecteur de l'Education nationale à la retraite, interviewé dans le Figaro-Magazine du 24 août : « Les programmes d'histoire actuels sont trop ambitieux et très émiettés, au collège comme au lycée, estime-t-il. Le programme de cinquième, qui va de Mahomet à Louis XIV en passant par Luther et le Monomotapa cher à La Fontaine - mais en oubliant l'humanisme à côté de la Renaissance - ne peut être traité à raison d'une heure par semaine. Le programme de seconde, qui va de l'installation des Celtes en Europe aux révolutions de 1848, ne peut être traité à raison d'une heure et demie par semaine. Le programme de terminale L-ES, qui va de la vieille ville de Jérusalem à la gouvernance économique mondiale depuis 1944, en passant par le syndicalisme en Allemagne depuis 1875 et les rapports religion-société aux États-Unis depuis les années 1890, ne peut être traité à raison de deux heures par semaine. Les programmes doivent être allégés et recentrés, pour partie sur l'histoire de la France. »
La logique des programmes, c'est celle de la mondialisation
Mais n'est-ce pas là justement ce dont les idéologues de l'Education nationale ne veulent pas ? Exit la France, que ce soit des programmes d'histoire ou de ceux de géographie, qui sont peut-être encore pire, accuse Jean-Christophe. « La France n'apparaît plus indépendamment de l'Europe, dit-il. Elle n'est plus traitée comme un pays indépendant. La logique des programmes, c'est celle de la globalisation, de la mondialisation. On nous promet un monde obligatoirement meilleur, un monde de bisounours, un meilleur des mondes... »
Il suffit de consulter les programmes - préparés sous un gouvernement présumé de droite par le socialiste Richard Descoings - pour vérifier le bien-fondé de cette affirmation.
Ainsi, l'un des quatre thèmes principaux abordés dans le programme d'histoire de Terminale porte sur « les échelles de gouvernement dans le monde de la fin de la Seconde Guerre mondiale à nos jours : l'échelle de l’État nation, l'échelle continentale et l'échelle mondiale. »
De manière encore plus nette, le programme de géographie a trait à la « mondialisation et dynamiques géographiques des territoires ». Ses auteurs indiquent en introduction le « fil conducteur du programme » : « En classe de première, en histoire et en géographie, une approche du processus de mondialisation a déjà été entreprise. Le programme de terminale approfondit cette thématique et l'articule avec d'autres grilles de lecture du monde ; le phénomène de mondialisation est ainsi mis en regard avec des logiques plurielles d'organisation de l'espace mondial (géo-économiques, géopolitiques, géo-environnementales et géoculturelles).
Le programme propose des approches territoriales à différentes échelles, de la ville grandes aux aires continentales, pour prendre en compte la complexité et les évolutions d'une planète mondialisée. »
Voilà qui est clair et l'on comprend mieux dès lors, le peu de place aménagée à la France que ce soit en histoire ou en géographie. La mission de l'école ne consiste-t-elle pas désormais à former des citoyens du monde ?
Hervé Bizien monde & vie 8 septembre 2012

VIIIe siècle avant JC Homère dans le texte

L’œuvre d’Homère est immense, non seulement en quantité, mais par la place qu’elle occupe dans la littérature mondiale.
Ces 27.000 vers de L’Iliade et L’Odyssée sont disposés dans les deux textes en 24 parties ou «chants» qui devaient former des histoires indépendantes pouvant être racontées en une seule fois.
L’Iliade en quelques mots
Achille boude. Agamemnon, chef des armées grecques, lui a reprit son esclave préférée, Briséis. Il refuse donc obstinément de retourner combattre sous les murs de Troie. Depuis près de 10 ans, les armées des Grecs (ou Achéens) en font le siège pour rependre la belle Hélène, enlevée par Pâris, prince troyen. S’il ne se décide pas vite à repartir au combat, c’est la défaite assurée !
Pour sauver la Grèce, son meilleur ami, Patrocle, se fait passer pour le héros et parvient à faire reculer les Troyens. Mais c’est sans compter sur Hector, leur meilleur guerrier, qui parvient à tuer Patrocle.
Fou de douleur, Achille jure de se venger. Hector succombe sous ses coups, et son corps est traîné derrière le char de son vainqueur. Priam, roi de Troie, vient supplier Achille de lui rendre le corps de son fils : des funérailles solennelles vont pouvoir avoir lieu.
Franz Matsch, Le Triomphe d’Achille, 1882, palais de l’Achilleion (Corfou)
« Chante, Déesse, la colère d’Achille… »
La mort de Patrocle (chant XVI)
Et dès que Hector eut vu le magnanime Patrocle se retirer, blessé par l'airain aigu, il se jeta sur lui et le frappa dans le côté d'un coup de lance qui le traversa. Et le fils de Menoetios tomba avec bruit, et la douleur saisit le peuple des Achéens. De même un lion dompte dans le combat un robuste sanglier, car ils combattaient ardemment sur le faîte des montagnes, pour un peu d'eau qu'ils voulaient boire tous deux; mais le lion dompte avec violence le sanglier haletant. Ainsi Hector, le fils de Priam, arracha l'âme du brave fils de Menoetios, et, plein d'orgueil, il l'insulta par ces paroles ailées :
- Patrocle, tu espérais sans doute saccager notre ville et emmener, captives sur tes nefs, nos femmes, dans ta chère terre natale ? Ô insensé ! c'est pour les protéger que les rapides chevaux d’Hector l'ont mené au combat, car je l'emporte par ma lance sur tous les Troyens belliqueux, et j'éloigne leur dernier jour. Mais toi, les oiseaux carnassiers te mangeront. Ah ! malheureux ! le brave Achille ne t'a point sauvé » […].
Et le cavalier Patrocle, respirant à peine, lui répondit :
- Hector, maintenant tu te glorifies, car Zeus, le fils de Chronos, et Apollon t'ont donné la victoire. Ils m'ont aisément dompté, en m'enlevant mes armes des épaules […] Je te le dis, garde mes paroles dans ton esprit : Tu ne vivras point longtemps, et ta mort est proche. La Moire [le Destin] violente va te dompter par les mains d’Achille […] ». Il parla ainsi et mourut, et son âme abandonna son corps et descendit chez Hadès, en pleurant sa destinée, sa force et sa jeunesse.
Le bouclier d’Achille (chant XVIII)
Et il [Héphaïstos] jeta dans le feu le dur airain et l'étain, et l'or précieux et l'argent. Il posa sur un tronc une vaste enclume, et il saisit d'une main le lourd marteau et de l'autre la tenaille. Et il fit d'abord un bouclier grand et solide, aux ornements variés, avec un contour triple et resplendissant et une attache d'argent. Et il mit cinq plaques au bouclier, et il y traça, dans son intelligence, une multitude d'images. Il y représenta la terre et l'Ouranos [le Ciel], et la mer […].
Et il fit deux belles cités des hommes. Dans l'une on voyait des noces et des festins solennels.
[…] Puis, deux armées, éclatantes d'airain, entouraient l'autre cité. Et les ennemis offraient aux citoyens ou de détruire la ville, ou de la partager, elle et tout ce qu'elle renfermait. Et ceux-ci n'y consentaient pas, et ils s'armaient secrètement pour une embuscade, et, sur les murailles, veillaient les femmes, les enfants et les vieillards. Mais les hommes marchaient, conduits par Arès et par Athéna, tous deux en or, vêtus d'or, beaux et grands sous leurs armes, comme il était convenable pour des dieux; car les hommes étaient plus petits. Et, parvenus au lieu commode pour l'embuscade, sur les bords du fleuve où boivent les troupeaux, ils s'y cachaient, couverts de l'airain brillant.
Deux sentinelles, placées plus loin, guettaient les brebis et les bœufs aux cornes recourbées. Et les animaux s'avançaient, suivis de deux bergers qui se charmaient en jouant de la flûte, sans se douter de l'embûche.
Et les hommes cachés accouraient; et ils tuaient les bœufs et les beaux troupeaux de blanches brebis, et les bergers eux-mêmes. Puis, ceux qui veillaient devant les tentes, entendant ce tumulte parmi les bœufs, et montant sur leurs chars rapides, arrivaient aussitôt et combattaient sur les bords du fleuve. Et ils se frappaient avec les lances d'airain. La Discorde et le Tumulte et la Ker [la Mort] fatale s’y mêlaient. Et celle-ci blessait un guerrier, ou saisissait cet autre sans blessure, ou traînait celui-là par les pieds, à travers le carnage, et ses vêtements dégouttaient de sang. Et ces divinités semblaient des hommes vivants qui combattaient et qui entraînaient de part et d'autre les cadavres.
Achille tue Hector (chant XXIII)
Et Achille, emplissant son cœur d'une rage féroce, se rua aussi sur le fils de Priam. Et il portait son beau bouclier devant sa poitrine, et il secouait son casque éclatant aux quatre cônes et aux splendides crinières d'or mouvantes qu’Héphaïstos avait fixées au sommet. Comme Hespéros, la plus belle des étoiles qui se tiennent dans le ciel, se lève au milieu des astres de la nuit, ainsi resplendissait l'éclair de la pointe d'airain que le fils de Pélée brandissait, pour la perte d’Hector, cherchant sur son beau corps la place où il frapperait. Les belles armes d'airain que le fils de Priam avait arrachées au cadavre de Patrocle le couvraient en entier, sauf à la jointure du cou et de l'épaule, là où la fuite de l'âme est la plus prompte. C'est là que le divin Achille enfonça sa lance, dont la pointe traversa le cou d’Hector; mais la lourde lance d'airain ne trancha point le gosier, et il pouvait encore parler. Il tomba dans la poussière, et le divin Achille se glorifia ainsi :
- Hector, tu pensais peut-être, après avoir tué Patrocle, n'avoir plus rien à craindre ? Tu ne songeais point à moi qui étais absent. Insensé ! […] Va ! les chiens et les oiseaux te déchireront honteusement, et les Achéens enseveliront Patrocle ! »
Et Hector au casque mouvant lui répondit en s’exprimant avec difficulté :
- Je te supplie par ton âme, par tes genoux, par tes parents, ne laisse pas les chiens me déchirer auprès des nefs achéennes. Accepte l'or et l'airain que te donneront mon père et ma mère vénérables. Renvoie mon corps dans mes demeures, afin que les Troyens et les Troyennes me déposent avec honneur sur le bûcher.
Et Achille, aux pieds rapides, le regardant d'un œil sombre, lui dit :
- Chien ! Ne me supplie ni par mes genoux, ni par mes parents. Plût aux Dieux que j'eusse la force de manger ta chair crue, pour le mal que tu m'as fait ! Rien ne sauvera ta tête des chiens, même si on m'apporterait dix et vingt fois ton prix, et nuls autres présents; même si Priam, le fils de Dardanos, voulait te racheter ton poids d'or ! Jamais la mère vénérable qui t'a enfanté ne te pleurera couché sur un lit funèbre. Les chiens et les oiseaux te déchireront tout entier. »
Mort d'Hector, Histoire ancienne jusqu'à César, XVIe siècle, BnF, Manuscrit
Priam supplie Achille de lui rendre le corps de son fils (chant XXIV)
- Souviens-toi de ton père, ô Achille égal aux Dieux ! Il est de mon âge et sur le seuil fatal de la vieillesse. Ses voisins l'oppriment peut-être en ton absence, et il n'a personne qui écarte loin de lui l'outrage et le malheur; mais, au moins, il sait que tu es vivant, et il s'en réjouit dans son cœur, et il espère tous les jours qu'il verra son fils bien-aimé de retour d'Ilios. Mais, moi, malheureux ! qui ai engendré des fils irréprochables dans la grande Troie, je ne sais s'il m'en reste un seul. J'en avais cinquante quand les Achéens arrivèrent […]. Un seul défendait ma ville et mes peuples, Hector, que tu viens de tuer tandis qu'il combattait pour sa patrie. Et c'est pour lui que je viens aux nefs des Achéens; et je t'apporte, afin de le racheter, des présents infinis. Respecte les dieux, Achille, et, te souvenant de ton père, aie pitié de moi car je suis plus malheureux que lui, car j'ai pu, ce qu'aucun homme n'a encore fait sur la terre, approcher de ma bouche les mains de celui qui a tué mes enfants ! »
Il parla ainsi, et il remplit Achille du regret de son père. Et le fils de Pélée, prenant le vieillard par la main, le repoussa doucement. Et ils se souvenaient tous deux; et Priam, prosterné aux pieds d'Achille, pleurait de toutes ses larmes Hector, le tueur d'hommes; et Achille pleurait son père et Patrocle, et leurs gémissements retentissaient sous la tente. Puis, le divin Achille, s'étant rassasié de larmes, sentit sa douleur s'apaiser dans sa poitrine, et il se leva de son siège; et plein de pitié pour cette tête et cette barbe blanche, il releva le vieillard de sa main.
Giambattista Tiepolo, Le Cheval de Troie, 1770, The National Gallery, Londres
L’Odyssée en quelques mots
Les Dieux ont enfin décidé de laisser Ulysse rentrer chez lui. Retenu chez Calypso, le héros grec a hâte de revoir son île Itaque, où l’attend sa femme Pénélope. Mais le chemin du retour ne peut qu’être pavé d’épreuves : pendant que son fils Télémaque, parti à sa recherche, écoute ses anciens compagnons d’armes lui expliquer la chute de Troie, Ulysse doit lutter contre la tempête qui le fait naufrager sur les terres du roi Alkinoos.
C’est l’occasion pour lui de raconter à son hôte une partie de ses aventures : sa confrontation avec le Cyclope Polyphème, sa rencontre avec la redoutable magicienne Circé, sa descente au Royaume des morts. Puis voici les cruelles Sirènes, les pièges tendus par Charybde et Scylla et enfin l’arrivée chez la douce Calypso.
Finalement, Uysse quitte Alkinoos et retrouve Itaque où les prétendants tentent de s’emparer du pouvoir. Déguisé en mendiant, il réussit à vaincre ses adversaires à l’épreuve de l’arc avant de les massacrer, avec l’aide de Télémaque.
« Je suis Ulysse, le fils de Laërte… »
Ulysse et le Cyclope (chant IX)
Ulysse raconte à Alkinoos ses aventures chez le Cyclope Polyphème qui le retient prisonnier avec ses marins. Il lui a fait croire qu’il s’appelait « Personne »
Mes gens se tenaient près de moi ; le ciel décuplait notre audace. Soulevant le pieu d’olivier à la pointe acérée, ils l’enfoncèrent dans son œil ; moi, je pesais d’en haut et je tournais. […] Ainsi, tenant dans l’œil le pieu affûté à la flamme, nous tournions, et le sang coulait autour du bois brûlant. Partout, sur la paupière et le sourcil, grillait l’ardeur de la prunelle en feu, et ses racines grésillaient. […] Il poussa d’affreux hurlements ; la roche en retentit ; mais nous, pris de frayeur, nous nous étions déjà sauvés. Alors il s’arracha de l’œil le pieu souillé de sang et le rejeta loin de lui d’une main forcenée. Puis d’appeler à grands cris les Cyclopes qui vivaient dans les grottes des environs, sur les sommets venteux. En entendant ses cris, ils accoururent de partout ; plantés devant la grotte, ils voulaient connaître ses peines :
« Polyphème, pourquoi jeter ces cris d’accablement ? Pourquoi nous réveiller au milieu de la nuit divine ? Serait-ce qu’un mortel emmène malgré toi tes bêtes ? Serait-ce toi qu’on veut tuer, ou par ruse ou par force ? »
Le puissant Polyphème leur cria du fond de l’antre :
« Par ruse, et non par force ! et qui me tue, amis ? Personne ! »
Et les Cyclopes de répondre par ces mots ailés :
« Personne ! aucune violence ? et seul comme tu l’es ? Ton mal doit venir du grand Zeus, et nous n’y pouvons rien. Invoque plutôt Poséidon, notre roi, notre père ! »
Ils s’éloignèrent sur ces mots, et je ris en moi-même : mon nom et mon habile tour les avaient abusés !
Sous le charme de Circé, la magicienne (chant X)
Ulysse laisse ses compagnons aller visiter des rivages inconnus…
Ils découvrirent dans un val, en un lieu dégagé, la maison de Circé avec ses murs de pierres lisses. Autour se tenaient des lions et des loups de montagne, que la déesse avait charmés par ses drogues funestes. Mais loin de sauter sur mes gens, les fauves se levèrent et vinrent les flatter en agitant leurs longues queues. […]
Circé sortit en hâte, ouvrit la porte scintillante et les pria d’entrer ; et tous ces grands fous de la suivre ! […] Elle les conduisit vers les sièges et les fauteuils ; puis, leur ayant battu fromage, farine et miel vert dans du vin de Pramnos, elles versa dans ce mélange un philtre [potion magique] qui devait leur faire oublier la patrie, le leur servit à boire et, les frappant de sa baguette, alla les enfermer au fond de son étable à porcs. De ces porcs ils avaient la tête et les voix et les soies [poils du porc], et le corps, mais gardaient en eux leur esprit d’autrefois. Ainsi parqués, ils pleurnichaient, cependant que Circé leur jetait à tous à manger glands, faînes et cornouilles [fruits], qui sont la pâture ordinaire aux cochons qui se vautrent.
Pinturicchio, Le Retour d’Ulysse, 1509, National Gallery, Londres
Le retour d’Ulysse à Itaque : Argos, un compagnon fidèle (chant XVII)
Tandis qu'ils [Ulysse et son serviteur Eumée] se livraient à cet échange de propos, un chien affalé là dressa la tête et les oreilles : c'était Argos, le chien que de ses mains le brave Ulysse avait nourri, mais bien en vain, étant parti trop tôt pour la sainte Ilion [Troie]. Les jeunes l'avaient longtemps pris pour chasser le lièvre, le cerf et les chèvres sauvages. Mais depuis le départ du maître, il gisait là sans soins, sur du fumier de bœuf et de mulet qu’on entassait en avant du portail, afin que les valets d’Ulysse eussent toujours de quoi fumer son immense domaine. C’était là qu’était couché Argos, tout couvert de vermine. Or, à peine avait-il flairé l’approche de son maître, qu’il agita sa queue et replia ses deux oreilles ; mais il n’eut pas la force d’aller plus avant ; Ulysse, en le voyant, se détourna, essuyant une larme, vite, à l’insu d’Eumée ; après quoi il dit ces mots :
« Porcher, l’étrange chien couché ainsi sur le fumier ! De corps il est vraiment très beau, mais je ne puis savoir si sa vitesse à courre [à la poursuite du gibier] était égale à sa beauté, ou s’il n’était simplement qu’un de ces chiens de table, que les maîtres n’entourent de leurs soins que pour la montre [pour le plaisir de le montrer]. »
À ces mots, tu lui répondis ainsi, porcher Eumée :
« Celui-là c’est le chien d’un homme qui est mort au loin. S’il était resté tel, pour les prouesses et l’allure, qu’Ulysse le laissa au moment de partir pour Troie, sa forme et sa vitesse auraient tôt fait de t’étonner. Jamais les bêtes qu’il traquait dans les forêts profondes ne lui ont échappé ; il connaissait les pistes. Mais le voilà fort affaibli ; son maître a disparu loin de chez lui ; les femmes le délaissent, le négligent. Les serviteurs, dès qu’ils n’ont plus de maître à respecter, refusent d’accomplir le travail auquel ils se doivent. Zeus tonnant ôte à l’homme la moitié de sa valeur, dès l’instant que vient le saisir le jour de l’esclavage. »
À ces mots, il gagna la riche demeure et marcha droit vers la salle où se trouvaient les nobles prétendants. Mais Argos n’était plus : la sombre mort l’avait saisi, au moment de revoir Ulysse après vingt ans d’absence.
Sources bibliographiques du dossier et des textes
Les Collections de l’Histoire n°24 (La Méditerranée d’Homère. De la guerre de Troie au retour d’Ulysse), juillet-septembre 2004.
Alexandre Farnoux, Homère, le prince des poètes, éd. Gallimard (« Découvertes » n°555), 2010.
Paul Faure, La vie quotidienne en Grèce au temps de la Guerre de Troie - 1250 avant JC, Librairie Hachette, 1975.
Jacqueline de Romilly, Homère, Presses universitaires de France (« Que sais-je ? » n°2218), 1985.
Extraits de L’Iliade et l'Odyssée (édition Larousse, « Petits classiques »)
Isabelle Grégor http://www.herodote.net

jeudi 27 septembre 2012

Mensonges médiatiques, mensonges historiques : L'Algérie vue par Le Monde en 2012

Le conformisme, l’inculture et l’absence de tout regard critique ne cessent de progresser dans les médias. A partir du moment où une affirmation est politiquement ou historiquement correcte les journalistes se croient tout permis : à-peu-près et invraisemblances s’accumulent. Les faits n’interviennent plus, seule compte l’idéologie. Voici un décryptage d’un article du Monde. Le très rigoureux Pierre Milloz y compare ce qu’il a connu de l’Algérie et ce qu’en dit Le Monde.
Polémia.
Traitant d'une récente exposition sur l'Algérie, Le Monde évoque dans son numéro du 20 septembre dernier, sous la signature de Catherine Simon, « les tombereaux de morts “indigènes” que 130 années de colonisation ont laissés derrière elles ».
Des tombereaux… J'ai couru au dictionnaire Larousse : « Caisse montée sur deux roues, servant au transport des matériaux et se déchargeant par basculement ». Mme Catherine Simon ne dit pas où se faisait le basculement, mais son lecteur est invité à le deviner : la mer, sans doute, ou pis encore les charniers, bien sûr.
Et moi qui ai passé les trente premières années de ma vie en Algérie, et qui n'étais pas au courant ! Et mes grands-parents ne m'en ont jamais parlé ! Bien que leur ancienneté remontât aux années 1880, ils ne devaient pas être au courant non plus. Et pas davantage mes parents. Il est vrai qu'ils n'ont guère quitté Alger et que les services secrets massacraient sans doute plus facilement ailleurs que dans les grandes villes.
Pourtant l'expérience de mes beaux-parents plaide en sens contraire : ils ont vécu la plus grande partie de leur vie dans des petites villes « de l'intérieur », comme on disait, et il semble que durant toutes ces années ils n'aient pas davantage remarqué les hécatombes méthodiques d' « indigènes ». Les tombereaux étaient assurément nombreux et chargés et pourtant malgré les carnages la population augmentait rapidement de 3.750.000 en 1886 à 9.730.000 en 1954.
Si l'on interrogeait Mme Simon elle expliquerait sans doute que les tueries et les tombereaux qui en évacuaient les résultats constituaient un phénomène propre au bled. Mais là j'ai un exemple qui ferait hésiter. Mon oncle et ma tante ont été instituteurs de 1920 à 1946 dans le bled. Ils étaient affectés non dans une ville mais dans un douar de Kabylie : celui de Sidi Naaman, dans la vallée de l'Oued Chélif. Jusque dans les années trente (de ce que l'on m'a maintes fois raconté, je crois me souvenir que le pont fut construit en 1934), l'école et le douar étaient l'hiver coupés de la route d'Alger à Tizi-Ouzou par les crues de l'Oued Chélif. J'y ai passé plusieurs mois lorsque, après le débarquement américain du 8 novembre 1942 et les bombardements allemands qui ont suivi, mes parents ont jugé préférable de mettre leurs enfants à l'abri à Sidi Naaman. J'ai ainsi fait avec plaisir la connaissance des enfants du lieu scolarisés et des notables du douar avec qui mon oncle et ma tante avaient noué des relations amicales et conviviales.
Lorsque survinrent les événements de Sétif en 1945, on sut qu'après ce début de guerre civile, les auteurs de la sédition se repliaient vers l'ouest en Kabylie et pouvaient menacer l'école. Alors les hommes du douar de Sidi Naaman se sont constitués en groupes armés pour, jour et nuit, défendre celle-ci et les instituteurs.
Je n'ai jamais de ce côté non plus, entendu parler de tombereaux.
Il me vient à l'esprit que je me suis donné beaucoup de mal pour contester non pas une pensée mûrie sur une réalité complexe mais un réflexe conditionné. Celui-ci en vaut-il la peine ? Peut-être en ce qu'il est représentatif de certains médias, mais sûrement pas en lui-même car il exprime la plus attristante des imbécillités : l'imbécillité mécanique du robot.
Pierre Milloz, 25/09/2012 http://www.polemia.com

Lépante, entre mythe et réalité

Le Figaro Magazine - 07/09/2012

Un historien italien fait revivre la bataille navale de Lépante qui, en 1571, vit la victoire des Etats chrétiens sur l'Empire ottoman. En situant l'événement dans sa complexité géopolitique.
Ce jeune Espagnol n'était qu'un des 100 000 hommes qui s'affrontèrent au large des côtes grecques, le 7 octobre 1571, dans le golfe de Lépante. S'il avait été tué, un chef-d'oeuvre manquerait à la littérature mondiale : il s'appelait Miguel de Cervantès, et écrirait plus tard les aventures de Don Quichotte.
Lépante ? Que sait-on de cette bataille, sinon qu'elle mit aux prises des États chrétiens et l'Empire ottoman ? Alessandro Barbero, professeur à l'université du Piémont Oriental de Vercelli, est un spécialiste d'histoire militaire qui est aussi un romancier et un conteur hors pair. Plusieurs de ses livres - sur Waterloo, les grandes invasions ou les croisades - ont été traduits en français. Son dernier ouvrage, en 32 chapitres qui sont autant de tableaux vivants, restitue l'événement Lépante dans toute sa complexité *.
D'abord le contexte. En 1453, les Turcs, déjà maîtres des Balkans, s'emparent de Constantinople. Au XVIe siècle, le sultan fait de son empire une puissance maritime, pendant que l'Espagne s'impose dans le bassin méditerranéen à partir de ses ports de Catalogne et de ses possessions italiennes. En 1516 et en 1527, les Ottomans occupent la Syrie et l'Egypte, et poursuivent leur pénétration en Europe centrale. De son côté, le roi François Ier, qui veut conquérir le Milanais, fief de la couronne espagnole, cherche une alliance de revers contre son rival Charles Quint. Il la trouve, en 1535, en concluant un accord avec les Turcs. Au grand scandale des contemporains, on verra des opérations conjointes franco-ottomanes en Méditerranée.

Une coalition nouée par Pie V

D'autres Etats comptent dans ce jeu. Au premier chef Venise qui, utilisant ses nombreux comptoirs en Adriatique et en Méditerranée, commerce avec le Levant, parfois en bonne entente avec les Ottomans. Ensuite Malte, île gouvernée par les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem depuis que les Turcs ont pris Rhodes. Il faut encore citer Gênes, où Andrea Doria, prestigieux capitaine, sert successivement l'Espagne et la France... Ce que démontre Alessandro Barbero, c'est donc l'extrême subtilité de la géopolitique méditerranéenne dans les années qui précèdent Lépante.
En 1570, Chypre, possession de la République de Venise, tombe aux mains des Ottomans. À Rome, le pape Pie V s'efforce depuis longtemps de nouer les fils d'une coalition qui réunirait les Etats catholiques décidés à contrer l'expansion turque. La France de Charles IX, alors plongée dans les guerres de Religion et toujours alliée à la Porte, n'est pas concernée. La chute de Chypre, en l'occurrence, facilite la diplomatie pontificale. Appelant à la croisade contre les Turcs, le souverain pontife parvient à constituer une Sainte Ligue qui se dote d'une force navale destinée à porter le fer chez l'ennemi.

La victoire de Juan d'Autriche

L'escadre chrétienne, formée pendant l'été 1571, se compose de navires espagnols et vénitiens, pour l'essentiel, avec l'appoint de vaisseaux du Saint-Siège, de Gênes, d'autres petits États de la péninsule italienne, du duché de Savoie et des Hospitaliers de Malte. Au milieu du mois de septembre, cette flotte quitte Messine. Le commandement est confié à l'infant Juan d'Autriche, fils naturel de Charles Quint et demi-frère du roi d'Espagne Philippe II. L'escadre turque, au même moment, mouille devant le fort de Lépante (aujourd'hui Naupacte, non loin de Patras, en Grèce), sous la direction du capitaine de la mer Ali Pacha, qui est secondé par Euldj Ali, le gouverneur d'Alger. Ne se méfiant pas, les Ottomans se laissent prendre dans la nasse.
La surprise - et le choc - ont lieu au petit matin du 7 octobre. 300 bateaux ottomans font face à 220 navires chrétiens, dont l'infériorité numérique est largement compensée par la puissance de feu. Dès le début de la bataille, les canons des six galéasses de Venise, premiers navires cuirassés, font des ravages. Les Espagnols, eux, prennent à l'abordage les galères ennemies, dont les équipages sont décimés par les hommes des tercios. Le navire amiral ottoman est pris à son tour, et Ali Pacha décapité. Quand sa tête apparaît au bout du mât du navire amiral espagnol, c'est la débandade chez les Turcs, Euldj Ali étant le seul à retraiter en bon ordre.
À midi, l'affrontement est terminé. Il a été relativement bref, mais d'une extrême violence. La flotte chrétienne déplore 8 000 morts et 20 000 blessés ; les Ottomans, 30 000 morts ou blessés et 3 500 prisonniers. Sur les galères turques, 15 000 forçats chrétiens ont été libérés. Seulement une trentaine de navires ottomans se sont échappés : la flotte du sultan est anéantie. Les États chrétiens, eux, n'ont perdu qu'une douzaine de vaisseaux. A 24 ans, l'infant Juan d'Autriche entre dans la gloire...
« L'importance historique de Lépante, note Alessandro Barbero, tient surtout à son énorme impact émotif et à la propagande qui s'ensuivit. » Cette bataille montra aux Européens que les Turcs n'étaient pas invincibles, et le roi Philippe II se posa en rempart de la chrétienté. Mais d'un point de vue pratique, Lépante n'eut guère de conséquences : les dissensions entre chrétiens les empêchèrent de poursuivre leur avantage, les décourageant de tenter la reconquête des Dardanelles ou de Constantinople, rêve un temps caressé.
En 1573, deux ans après cette bataille historique, Venise, asphyxiée par le coût de la guerre et par l'arrêt de son commerce avec l'Orient, négociera pourtant avec les Turcs et leur abandonnera Chypre, le prétexte initial du conflit. Le pape Pie V avait beau donner un sens mystique à la victoire de Lépante, la realpolitik, celle-là même qu'on reprochait au roi de France, reprenait ses droits dans l'Europe catholique.
Jean Sévillia http://www.jeansevillia.com
* La Bataille des trois empires. Lépante, 1571, d'Alessandro Barbero, Flammarion. Traduit de l'italien par Patricia Farazzi et Michel Valensi.

mardi 25 septembre 2012

Un “Stonehenge” celtique découvert en Allemagne


Plan général de la sépulture par rapport aux constellations et à la Lune (crédits : Image courtesy of Römisch-Germanisches Zentralmuseum)
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Des chercheurs allemands ont découvert récemment, dans la Forêt Noire, en Allemagne, un site funéraire celte datant du 7e siècle avant J.-C. Celui-ci aurait été disposé en fonction de la position de la Lune et des constellations de l’hémisphère nord : un calendrier lunaire, en quelque sorte.
Des archéologues du Römisch-Germanisches Zentralmuseum de Mayence ont découvert à Magdalenenberg, dans la Forêt Noire (Allemagne), un tertre funéraire celte de plus de 100 mètres de longueur. Mais sa grande particularité est que les tombes qu’ils contient sont disposées autour d’une sépulture royale de façon à reproduire la position des constellations célestes visibles de l’hémisphère nord entre le solstice d’hiver et le solstice d’été.
Ainsi, contrairement au site anglais de Stonehenge, orienté vers le Soleil, celui de Magdalenenberg est orienté vers la Lune, lorsqu’elle occupe une certaine position : une configuration qui se reproduit tous les 18,6 années, et qui constitue la ‘pierre angulaire’ du calendrier celtique.
Grâce à un programme informatique spécial, le Dr. Allard Mees, du Römisch-Germanischen Zentralmuseum, a pu reconstruire les constellations observables durant l’ancienne période celtique, et en déduire que ce calendrier représentait le ciel du solstice d’été de l’année 618 avant J.-C., ce qui fait de ce site l’exemple le plus ancien et le plus complet de calendrier celtique orienté vers la Lune.
source :
http://religionsdelaterre.wordpress.com/

dimanche 23 septembre 2012

23 septembre 1939 : mort de Freud

Ce darwiniste forcené et cocaïnomane invétéré, génial fumiste, aura été le fondateur d’une pseudo-science psychologique : la psychanalyse, qui a la particularité de rendre névrosés ceux qui ne l’étaient pas avant de l’approcher.
Charlatanerie mêlant le vrai et l’absurde, le fatras monté par Freud et ses compères (presque uniquement ses coreligionnaires) tourne principalement autour du sexe – véritable obsession -, auquel tout est ramené.
En fait, Sigmund Freud a largement plagié le docteur Jean-Martin Charcot (un peu comme Einstein a plagié le Français Poincaré) concernant l’hystérie, l’inconscient, la suggestion par l’hypnotisme, le « ça », le « moi », etc., mais a ajouté ses délires pansexualistes.
La « théorie » fondamentale de la psychanalyse est basée sur le « complexe d’Œdipe » défini en l’occurrence comme le désir inconscient qu’aurait tout enfant de tuer son père pour entretenir des rapports sexuels avec sa mère…
Pour Freud, « l’enfant est un pervers polymorphe »…
Il n’est pas précisé, dans la pourtant très copieuse fiche wikipedia de Freud, que ce dernier a lui-même connu l’inceste dans sa jeunesse.
Ce « détail » capital amène pourtant à penser qu’il a probablement élaboré sa « science » en projetant universellement la névrose qui le rongeait suite à son traumatisme, afin de se déculpabiliser.
Il disait pourtant lui-même avoir « découvert » le complexe d’Œdipe au cours de son « auto-analyse ».
La « méthode psychanalytique » consistera, pour Freud et ses disciples, à s’efforcer de suggérer (sinon d’implanter) aux patients des pensées et des souvenirs à connotation sexuelle voire incestueuse, qui, sous l’apparence de les apaiser, vont véritablement les névroser.
On ne trouve pas non plus sur wikipedia certaines citations pourtant éloquentes de Freud, comme lorsqu’il exprimait sa peur du « danger de voir cette science devenir une affaire juive ».

Il écrivait aussi en 1908 :
« Nos amis [adeptes de sa théorie ; NDCI] aryens nous sont indispensables. Sans eux, la psychanalyse serait victime de l’antisémitisme ».
Et en 1912, il constatait amèrement :
« Mon intention de fondre ensemble juifs et goyim au service de la psychanalyse me semble un échec. Ils se séparent comme l’huile et l’eau ».
http://www.contre-info.com

jeudi 20 septembre 2012

NAISSANCE D'UN IMPERIALISME : LA GUERRE HISPANO-AMERICAINE DE 1898

Le déclenchement de la guerre hispano-américaine de 1898 marqua les débuts des États-Unis comme puissance impérialiste
[Ci-contre : couverture de l'étude de JD Avenel, Économica, 2007. Présentation éditeur : La guerre de 1898 qui opposa les États-Unis et l'Espagne pour la possession des dernières bribes de l'empire espagnol présente un caractère particulier. C'est à la fois un conflit mineur de courte durée, quelques semaines, et assez peu meurtrier, mais aussi – et surtout – un conflit qui va modifier la géopolitique mondiale. L'Espagne retombe au rang de nation européenne dépouillée de ses possessions et en proie à une crise morale qui durera jusqu'en 1940 ; les États-Unis accèdent au rang de puissance mondiale grâce en particulier à l'action remarquable du président Théodore Roosevelt. Dotés d'une base théorique que constitue la “doctrine de la Destinée manifeste”, d'une puissance économique et démographique déjà mûre et en train de constituer une marine qui feront d'eux la troisième puissance maritime mondiale, les États-Unis commencent cette ascension au terme de laquelle ils deviendront, moins d'un siècle plus tard, la principale puissance mondiale. L'auteur décrit, au moyen de sources manuscrites et d'une bibliographie dépouillées pour l'essentiel aux États-Unis, cette évolution peu analysée dans notre pays. Il laisse entrevoir les limites à la domination américaine. En effet, si les États-Unis ont conquis à peu de frais les anciennes colonies espagnoles, ils n'ont jamais été capables d'y installer un régime politique stable et démocratique conformément à l'idéal des Pères fondateurs : les Philippines connaissent depuis 1898 la guerre, localisée géographiquement certes, mais toujours présente et, à Cuba, le régime actuel n'est que l'aboutissement d'une suite de régimes forts qui se sont succédé durant le XXe siècle. Cf. aussi sur ce sujet : Le débat français sur “l'impérialisme” américain, 1898-1908, thèse d'Inès Bengadha Boufarès soutenue en 2007, Lille - Atelier national de reproduction des thèses, 2009]
Avant de narrer les faits, interrogeons-nous sur les motivations de cette guerre méconnue, mais ô combien pleine d'enseignements. Quelles raisons poussèrent les États-Unis à sortir de leur isolement et à renoncer à la doctrine Monroe ?
D'aucuns privilégient l'explication économique, réduisant ainsi le phénomène impérialiste à la perpétuelle recherche de nouveaux marchés, seule denrée capable d'apaiser temporairement l'appétit insatiable du Moloch Baal capitaliste. À la fin du XIXe siècle, l'Amérique avait oublié les horreurs de la Guerre de Sécession et elle prospérait. En 1876, la balance commerciale américaine montrait pour la première fois un excédent, mais la crise de 1893 rendit les investissements aux USA peu attrayants, les hommes d'affaires exportèrent leurs capitaux vers le Mexique (500 millions de $), l'Amérique latine, les Caraïbes et Cuba (150 millions de $). De ce fait, les USA consommaient les trois quarts de la production de sucre de Cuba qui en retour absorbait 25% des exportations américaines. Certes, aux abords de 1900, ces pays offraient un marché substantiel et une source de matières premières. Oui, le commerce extérieur passa de 404 millions de $ en 1865 à 1.635 millions de $ en 1890. Néanmoins il ne représentait toujours que 3 à 4% du PNB des USA. En réalité, les États-Unis n'avaient pas besoin de chercher des débouchés extérieurs, son énorme marché intérieur suffisait amplement pour absorber sa production. Quant aux surplus agricoles, comme ils ne pouvaient être vendus aux pays sous-développés de la région, ils étaient écoulés en Europe, à bas prix, au grand dam de nos paysans.
Les causes profondes du conflit
La volonté impérialiste ne résultait pas uniquement d'une nécessité inhérente au système capitaliste. En réalité, un faisceau de causes concouraient à la guerre. Les Américains ne voulaient plus que les Européens possédassent une tête de pont à 90 milles de leurs côtes. Ils souhaitaient également garantir leurs investissements dans l'île. La population américaine ressentait de la sympathie pour les Cubains qui luttaient pour leur indépendance. Pour justifier l'intervention, ils invoquaient des raisons humanitaires et les vertus de la démocratie. Pour les dirigeants, le conflit avec l'Espagne permettrait de distraire l'opinion de la crise économique qui avait débuté en 1893. Il offrait l'occasion d'acquérir, au détriment du moribond empire espagnol, les ports et les marchés nécessaires pour concurrencer des grandes puissances européennes. L'immense marché chinois avait été ouvert par les Japonais, mais pour l'exploiter, il fallait posséder des ports dans la région. Surtout, vers 1890, les États-Unis avaient achevé la conquête du continent de l'Atlantique au Pacifique. Certains Américains commencèrent à penser que la “destinée manifeste” ne s'arrêtait pas nécessairement aux rivages des océans. Les Anglo-saxons protestants, les Wasps avaient confiance dans la destin de leur nation, ils se sentaient investis d'une mission civilisatrice et ils avaient le sentiment de défendre une juste cause. La doctrine de la suprématie blanche avait engendré le système des réserves indiennes, la ségrégation des noirs, l'exclusion des immigrés chinois, maintenant elle justifiait l'impérialisme.
Quelques ténors entonnaient l'antienne nationaliste et une partie de la presse répandaient leurs thèses. Le capitaine de vaisseau Mahan, commentateur politique et militaire fort écouté, contestait la politique de non-intervention. Il affirmait que les États-Unis avaient besoin de bases dans le Pacifique comme dans les autres océans et qu'ils devaient construire une puissante flotte pour protéger le pays. Pour le sénateur Henry Cabot, il fallait ouvrir un canal qui rejoignît les océans. Pour le protéger, il fallait contrôler les Iles Hawaï et Cuba et posséder au moins une base dans les Antilles. Le futur-président Théodore Roosevelt prônait également l'impérialisme, car il était convaincu que les races supérieures devaient dominer les inférieures pour le progrès de la civilisation.
L'insurrection cubaine
Il ne manquait plus que l'occasion. La colonie cubaine avait déjà été secouée par plusieurs soulèvements. En 1895, le prix du sucre s'effondra. Au même moment, les États-Unis instaurèrent un tarif douanier protectionniste qui ruinait les planteurs et provoquait la chute des salaires. Une nouvelle fois, les Cubains, las de la misère et de l'impéritie du régime colonial espagnol, reprirent les armes. Les insurgés proclamèrent un gouvernement provisoire qui envoya des délégués à New York et Washington.
En réaction, la régente Marie Christine ordonna la répression de la révolte. Mais très vite il devint évident que l'insurrection ne serait pas facilement matée. En effet, les soldats espagnols n'étaient pas formés pour ce genre de conflit, ils étaient décontenancés par la tactique de la guérilla qui, même si elle était mal commandée, jouissait du soutien sans faille de la population. L'Espagne entretenait pourtant à Cuba une armée de 200.000 hommes, mais ils étaient aussi mal équipés que nourris et ils ne s'adaptaient pas au climat ; en 3 ans, 96.000 Espagnols succombèrent, pour la plupart de dysenterie, de la malaria ou de la fièvre jaune.
Afin de briser la résistance de la population, le général Weylen fit construire des camps de concentration dans lesquels s'entassaient hommes, femmes et enfants dans des conditions d'hygiène et de promiscuité atroces. En réponse, les insurgés attaquèrent et pillèrent les propriétés, y compris celles des planteurs américains, espérant ainsi susciter l'intervention américaine. En Amérique, la propagande cubaine organisait des meetings, des conférences, des manifestations et inondait le pays de brochures. La presse à scandales prit le relais. La concurrence entre journaux créa une inflation de nouvelles sensationnelles : maisons brûlées, prisonniers torturés, viols collectifs par les soudards ibères etc.
La marche martiale
Certes, les États-Unis avaient investi des capitaux considérables à Cuba, mais les milieux d'affaires restaient hostiles à une aventureuse intervention, or ils avaient soutenu l'élection du président Mc Kinley qui tenta de négocier avec le gouvernement espagnol, mais il n'avait pas l'appui du Congrès et de l'opinion publique surchauffée. De son côté, le gouvernement espagnol tenta d'éviter la guerre en faisant appel au Pape et en proposant l'autonomie à Cuba.
Malheureusement, le Ministre d'Espagne à Washington, le Senor Duprey de Lôme, eut la maladresse d'adresser, à un ami, une lettre dans laquelle il décrivait Mc Kinley comme un politicien hésitant et opportuniste. De surcroît, le diplomate insinuait que le gouvernement espagnol avait formulé les propositions conciliantes d'autonomie et de réforme à Cuba pour gagner du temps en attendant l'écrasement de la guérilla. Le document, volé, s'égara dans les bureaux de la rédaction du New York Journal qui s'empressa de l'éditer. Dupuy de Lôme dut remettre sa démission, mais l'opinion publique était indignée qu'on insultât ainsi son président. L'affaire mettait Mc Kinley dans une position délicate pour négocier un arrangement pacifique.
Un nouveau scandale allait mettre le feu aux poudres, au propre comme au figuré. Le 15 février 1898, le croiseur de bataille "Maine", que le président Mc Kinley avait envoyé pour protéger les ressortissants et les intérêts américains, explosa dans la rade de La Havane, entraînant la mort de 260 hommes d'équipage. L'opinion américaine s'enflamma comme les soutes à poudre du navire. Dans son rapport provisoire, la commission d'enquête instituée pour déterminer les causes de l'explosion n'excluait ni une cause interne (l'instabilité de la cordite, un incendie dans les soutes à charbon) ni une cause externe (mine ou torpille). Sans attendre les conclusions définitives, la presse se déchaîna contre les Espagnols. Aujourd'hui encore, la cause de l'explosion demeure un mystère, mais en tout cas on peut écarter l'hypothèse d'une attaque.
Le 8 avril, l'amiral Pasquale Cervera appareilla de Cadix, il avait reçu pour mission de détruire la base navale de Key West en Floride, puis de tenir le blocus des côtes. Pour ce faire, il ne disposait que d'un cuirassé et 5 croiseurs et, de surcroît, l'Espagne ne possédait pas de base convenable dans les Antilles. Assez anxieux, il s'arrêta dans les Îles du Cap Vert, espérant un règlement pacifique du conflit. La nouvelle de son départ provoqua une vague de panique aux États-Unis ! Chacun craignait de voir apparaître la flotte ibérique sur ses côtes. Le secrétariat à la défense était inondé de courriers affolés. Toutes les villes portuaires réclamaient l'envoi d'un cuirassé pour les protéger. Si les autorités avaient cédé à l'opinion publique, la flotte américaine aurait été dispersée le long des côtes. Pour calmer l'inquiétude des foules, l'armée ressortit quelques canons démodés qui rouillaient dans les arsenaux depuis la fin de la guerre civile. Ils finirent de s'oxyder en une vaine faction devant une mer où ne parut jamais la moindre fumée espagnole.
Le 11 avril, Mc Kinley demanda l'autorisation de mettre en action les forces armées ; le 21, l'Espagne rompit les relations diplomatiques ; le 25, les États-Unis déclarèrent la guerre à l'Espagne. Comme l'armée de terre ne comptait que 28.000 hommes, le gouvernement ordonna la levée de 200.000 volontaires. Soulignons que, depuis l'Indépendance, les États-Unis n'avaient jamais entretenu une forte armée de terre permanente, en dehors des périodes de guerre. Ce n'est qu'après 1945, qu'ils se doteront d'une armée de terre aux effectifs imposants. En revanche, sous l'impulsion des adeptes de Mac Mahan, ils avaient construit une puissante flotte durant les Années '90, devenant ainsi la troisième marine de guerre du monde.
Une guerre rondement expédiée
Avant l'ouverture des hostilités, le Département de la Marine avait nommé le commodore Dewey à la tête de la division de marine d'Extrême Orient, avec mission de menacer les Philippines. Dès son arrivée, il soumit ses hommes à un entraînement intensif, puis il concentra ses 4 croiseurs et ses 2 canonnières à Hong Kong. Déjà, le 30 avril, il se présentait devant les Philippines avec ses vaisseaux. Après quelques reconnaissances, le 1er mai, il trouva devant Manille, au mouillage de Cavite, une petite flottille espagnole composée de navires incapables de se battre en haute mer. Grâce à leur écrasante supériorité de feu, les Américains envoyèrent par le fonds les barcasses ibériques. Le bilan de la bataille était sans appel : 8 bateaux coulés, 167 morts, 214 blessés contre… 8 blessés américains ! Dewey n'avait plus qu'à attendre l'arrivée du corps expéditionnaire en provenance des États-Unis. Ce dernier débarqua le 13 août, le lendemain, la garnison espagnole se rendait.
De son côté, l'amiral Cervera reprit la mer le 29 avril, sur les injonctions de son gouvernement. Prudent et conscient de son infériorité, il ne croisa pas directement sur Porto Rico afin d'éviter la flotte américaine. Celle-ci avait été renforcée par le cuirassé Oregon qui avait contourné l'Amérique du sud, ce qui constituait une performance pour l'époque. De cette manière, l'amiral Simpson pouvait compter sur 5 cuirassés, 2 croiseurs cuirassés et quelques navires plus petits. Pendant que la flotte américaine sillonnait la côte nord de Cuba, dans les parages de La Havane, Cervera fit route par les petites Antilles, puis mit le cap sur Santiago. Le 19 mai, il jetait l'ancre dans le port. Des champs de mines et des batteries côtières disposées le long de l'étroit chenal interdisait l'accès au mouillage.
De son côté, l'armée de terre rassembla ses troupes à Tempa. Dans le camp, on trouvait un certain Théodore Roosevelt à la tête de ses volontaires, pour la plupart d'anciens cow boy et joueurs de cricket. Une bonne part resteront à terre ou devront abandonner leurs chevaux, faute de transports. Malgré le côté burlesque de l'affaire, Roosevelt acquit une réputation héroïque en participant à al campagne. Le 26 juin, le corps de 16.000 hommes débarqua à Daikiri, à 25 kilomètres à l'est de Santiago. Le 1er juillet, les Américains s'emparaient d'un fortin et des collines qui ceignaient Santiago, au prix de 1.500 morts. Mais l'expédition avait été improvisée, la logistique ne suivait pas, si bien que l'offensive s'enlisa.
Le 3, Cervera tenta une sortie avec ses 4 croiseurs et 2 torpilleurs. Il s'agissait de passer en force, à toute vitesse avant que les Américains ne réagissent. Les équipes des machines avaient reçu une bonne dose de rhum pour leur donner du cœur à l'ouvrage, ils remplirent les chaudières au risque de les faire exploser. Mais rien n'y fit. Les puissants vaisseaux américains détruisirent tous les navires espagnols. Ironie du sort, un seul vaisseau réussit à forcer le barrage, le Cristobal Colon, mais l'Oregon et le Brooklyn le rattrapèrent quelques heures plus tard et ils exécutèrent le découvreur de l'Amérique. Les Espagnols avaient perdu 160 morts et 1.800 prisonniers, dont l'amiral Cervera. Du côté américain, on ne comptait que quelques victimes. En revanche, les troupes terrestres avaient plus souffert, en 4 mois elles avaient perdu 5.700 morts dont 460 au combat, le reste de maladie. Le 17 juillet, Santiago capitulait.
Un colonialisme qui n'ose pas dire son nom
350px-10.jpg[Ci-contre : Situation en 1899]
Par le Traité de Paris du 10 décembre 1898, l'Espagne céda Porto Rico, l'île de Guam, l'archipel des Mariannes et les Philippines contre 20 millions de $ d'“indemnités”.Dans une euphorique foulée, les Américains officialisèrent également l'annexion d'Hawaï qu'ils occupaient depuis quelques années. Vers 1893, la reine hawaïenne avait tenté d'instaurer une monarchie absolue. Les planteurs américains avaient fomenté une insurrection qui servit à justifier l'intervention de leur gouvernement.
Cuba acquit soi-disant l'indépendance. En réalité, elle passait sous la tutelle de l'Oncle Sam. En effet, elle dut signer une convention par laquelle elle s'engageait à ne jamais passer d'accord mettant en question sa souveraineté sans l'autorisation du gouvernement américain. Elle devait accepter l'intervention américaine en cas d'"agression" par une puissance étrangère et elle ne pouvait pas contracter de dettes trop importantes. La convention fut inscrite dans la constitution et en vertu de celle-ci, les Américains occupèrent Cuba en 1906-1909, 1912 et de 1917 à 1922.
À partir de 1900, Porto Rico posséda une Chambre des Représentants, mais le conseil et le gouverneur étaient nommés par le président des États-Unis.
Quant aux Philippines, allait-on lui offrir l'indépendance ? Manille était la clé du commerce avec le Moyen Orient, on ne pouvait laisser la France, l'Allemagne ou l'Angleterre s'en emparer… Et les diverses églises protestantes rêvaient de convertir les autochtones. Ces indigènes étaient incapables de se gouverner, il fallait les prendre en charge, élever leur niveau de vie et pourvoir au salut de leurs âmes ! Le 4 février 1899, la population philippine se souleva, car elle ne voulait ni des nouveaux maîtres ni de leur religion. Les États-Unis devront envoyer 70.000 hommes qui vinrent à bout de la révolte, au bout de 3 années de guerre.
Cet épisode de l'histoire présente plusieurs aspects intéressants pour le spectateurs contemporains de l'impérialisme américain. Dans cette affaire, les médias de l'époque et les lobbies jouèrent un rôle déterminant dans le processus de décision du gouvernement. La presse manipula l'opinion publique en accusant les Espagnols de la destruction du Maine et en dénonçant les exactions de leurs troupes. En grossissant démesurément l'adversaire, elle provoqua la panique de la population. Hier le Maine, aujourd'hui, les armes de destruction massive
Quant aux lobbies, ils ne travaillaient plus pour la prospérité de l'Amérique, ils partaient à la conquête économique du monde pour leur seul profit, sous couvert d'un vent de libération. Hier la canne à sucre, aujourd'hui, le pétrole…D'un point de vue militaire, nous reconnaissons la manière américaine de faire la guerre : préférence pour le feu plutôt que le choc, avance technologique et supériorité navale. Hier les cuirassés, aujourd'hui, les porte-avions…
Surtout, une idéologie produisait ses premiers effets. Convaincus d'être investis d'une mission supérieure, les Américains tinrent un discours moraliste, recourant sans cesse à Dieu, la démocratie et la liberté, qui induisait le dédain des populations secourues et la haine de l'ennemi. Avec aplomb, ils affirmèrent qu'ils intervenaient pour libérer les opprimés, leur offrir la démocratie et l'opulence. Cent ans plus tard, Mister Bush, qu'en pensent les Cubains ?
Frédéric Kisters, .http://www.archiveseroe.eu