Au chant III de l'Iliade, Priam s'adresse à Hélène : "Tu n'es, pour moi, cause de rien, les dieux seuls sont cause de tout : ce sont eux qui ont déchaîné cette guerre"
(III, 164-165). Les vieux Troyens, au demeurant, quand ils voient
Hélène marcher sur les remparts, sont prêts à excuser tout à la fois
Troyens et Achéens "si pour telle femme, ils souffrent si longs maux. Elle a terriblement l'air, quand on l'a devant soi, des déesses immortelles"
(III, 156158). Hélène n'y serait pour rien ou plutôt, quand bien même y
serait-elle pour quelque chose, ce serait la faute de cette part
"divine" qui est en elle, cette beauté qui, précisément, la met du côté
des dieux et matérialise une destinée de nature divine. Voyons les
faits. Dans l'Iliade, il faut se rendre au chant XXIV pour trouver une
allusion à l'événement qui déclencha la guerre de Troie alors que les
dieux délibèrent au sujet du cadavre d'Hector, Héra, Poséidon et Athéna
conservent leur rancune à l'égard de Troie et de Priam : "ils
pensent à l'affront qu'en son aveuglement Pâris à ces déesses autrefois
infligea : lors, dans sa bergerie elles étaient venues, mais il leur
préféra celle qui lui fit don d'un objet de douloureux désir"
(XXIV, 28-30). À Héra et à Athéna Pâris-Alexandre préféra Aphrodite qui
lui fit don d'Hélène. Mais Pâris n'était en fait que l'instrument d'une
querelle qu'aux noces de Thétis et de Pélée, Éris avait suscitée entre
les trois déesses pour savoir laquelle des trois était la plus belle.
L'épisode figure dans les Chants Cypriens, une épopée perdue qui racontait les événements antérieurs à ceux qui sont évoqués dans l'Iliade, depuis les noces de Thétis et de Pélée jusqu'à la capture de Chryséis, la fille d'un prêtre d'Apollon, par Agamemnon. La guerre de Troie y apparaît en définitive comme le fruit d'un complot ourdi par Zeus et par Thémis. Zeus cherchait, en effet, à délivrer la terre du poids de tant de mortels ; Gaia, accablée par le nombre des hommes et par leur impiété, s'était plainte auprès de lui qui, d'abord, provoqua la guerre des Sept contre Thèbes puis qui, sur les conseils de Mômos ("Sarcasme"), maria Thétis à un mortel (ce sera Pélée et de l'union naîtra Achille) et engendra lui-même une fille très belle (de son union avec Léda naîtra Hélène). C'est ce qu'Euripide rappellera en faisant d'Hélène un instrument dont les dieux se sont servi pour dresser Grecs et Phrygiens les uns contre les autres "et provoquer des morts afin d'alléger la Terre outragée par les mortels sans nombre qui la couvraient" (Hélène, 1639-1642).
L'épisode figure dans les Chants Cypriens, une épopée perdue qui racontait les événements antérieurs à ceux qui sont évoqués dans l'Iliade, depuis les noces de Thétis et de Pélée jusqu'à la capture de Chryséis, la fille d'un prêtre d'Apollon, par Agamemnon. La guerre de Troie y apparaît en définitive comme le fruit d'un complot ourdi par Zeus et par Thémis. Zeus cherchait, en effet, à délivrer la terre du poids de tant de mortels ; Gaia, accablée par le nombre des hommes et par leur impiété, s'était plainte auprès de lui qui, d'abord, provoqua la guerre des Sept contre Thèbes puis qui, sur les conseils de Mômos ("Sarcasme"), maria Thétis à un mortel (ce sera Pélée et de l'union naîtra Achille) et engendra lui-même une fille très belle (de son union avec Léda naîtra Hélène). C'est ce qu'Euripide rappellera en faisant d'Hélène un instrument dont les dieux se sont servi pour dresser Grecs et Phrygiens les uns contre les autres "et provoquer des morts afin d'alléger la Terre outragée par les mortels sans nombre qui la couvraient" (Hélène, 1639-1642).
De
l'origine de la guerre à l'histoire des batailles, tout, en apparence,
dépend d'eux, l'idée même qui fait naître l'action puis le résultat
d'une entreprise. D'emblée, à propos de la querelle entre Achille et
Agamemnon, le poète le dit : "Qui des dieux les mit donc aux prises en telle querelle et bataille ? Le fils de Létô et de Zeus"
(I, 8-9) : Apollon a vu l'un de ses prêtres, Chrysès, méprisé par
Agamemnon (à qui il a refusé de rendre sa fille) et il descend des cimes
de l'Olympe décocher, neuf jours durant, ses traits à travers l'armée
jusqu'à ce qu'Achille appelle les gens à l'assemblée et que Calchas
révèle l'origine de son courroux. On le sait, Agamemnon contraint de
rendre sa captive, fera enlever Briséis, la "part d'honneur" d'Achille
qui s'en va alors implorer sa mère. C'est précisément au moment où Zeus
répond à la plainte de Thétis outragée en la personne de son fils qu'il
fait parvenir un message à Agamemnon sous la forme d'un songe mensonger
qui vient, alors que celui-ci est endormi, se poster au-dessus de son
front : "Je suis, sache-le, messager de Zeus... Il t'enjoint
d'appeler aux armes tous les Achéens chevelus – vite, en masse. L'heure
est venue où tu peux prendre la vaste cité des Troyens. Les Immortels,
habitants de l'Olympe, n'ont plus sur ce point d'avis qui divergent.
Tous se sont laissé fléchir à la prière d'Héra. Les Troyens désormais
sont voués aux chagrins. Zeus le veut" (Iliade, II, 26-33). Et
puisqu'Agamemnon croit qu'il va le jour même prendre la cité de Priam,
ignorant l'oeuvre que médite Zeus, il relance l'affrontement... Le monde
homérique est donc peuplé de divinités en relation pour ainsi dire
permanente avec les humains. Le dieu peut être favorable, défavorable,
hostile ou bienveillant mais dans tous les cas de figures, il va de soi
que son intervention est normale. On peut même aller jusqu'à dire que
l'intervention des dieux est au coeur de la psychologie des héros
d'Homère (Chantraine, 1952 : 48), ce que deux vers de l'Odyssée résument
: "les dieux peuvent rendre fou l'homme le plus sage, tout comme ils savent inspirer la sagesse au moins raisonnable" (XXIII, 11-13).
Si
le dieu inspire la crainte ou la colère, donne l'élan de l'action, cela
ne signifie pas que les héros sont dépourvus d'une volonté et d'un
caractère qui leur sont propres. Causalité divine et
causalité humaine coexistent, se doublent et se combinent comme le
montre particulièrement la collaboration, voire la symbiose, qui se
manifeste entre Athéna et Ulysse. Et lorsqu'à la fin de l'Iliade,
Achille s'entend dire par Thétis que, selon la volonté de Zeus, il faut
rendre le corps d'Hector, lui-même se laisse toucher par la pensée de
son père que lui rappelle Priam, manque de se fâcher à nouveau, puis
accepte... Dans de nombreux cas, au demeurant, ce sont les décisions
prises par les héros et leurs actions qui poussent les dieux à
intervenir : ainsi, quand Achille se bat avec Memnon, les deux mères
divines, Thétis et Éos, entrent en scène.
Ce
rapprochement du divin et de l'humain commande en définitive la place
des dieux dans l'épopée où le seuil que constitue l'immortalité tend à
être sans cesse franchi. Achille est le fils de Thétis,
Énée est le fils d'Aphrodite, Hélène est la fille de Zeus... Ces liens
de parenté ne sont qu'un élément qui explique l'intérêt que les dieux
manifestent à l'égard des hommes. Leur acharnement dans la lutte vient
d'une façon générale de leur attachement pour certains mortels, leurs
mérites ou leur piété – ou, inversement de leur aversion – et de la
nécessité qu'il y a pour eux à exiger des honneurs de la part des
hommes. Prenant parti pour les uns ou pour les autres – Héra, Athéna,
Poséidon sont de tout coeur avec les Achéens, Apollon est tout entier du
côté des Troyens, Aphrodite n'a d'yeux que pour Énée... – les dieux se
retrouvent combattant les uns contre les autres.
Or,
précisément, tout à leur passion pour les affaires des hommes les dieux
agissent et réagissent comme des hommes. Zeus a beau y faire, lui, le
roi, l'aîné, le père souverain, il doit constamment rappeler à l'ordre
sa famille prête à désobéir et à en découdre, ce qui ne manque pas de
donner à l'épopée ici et là des allures de comédie. Et chacun de se
quereller, de venir se plaindre à lui, de se moquer des uns et des
autres. Et lui d'interdire aux dieux de se mêler de la guerre, de
menacer de ses coups, de promettre le "Tartare brumeux" à ceux qui
désobéissent. Lui-même craint sa femme, Héra, toujours prompte à le
tancer : "... même sans cause, elle est toujours là à me chercher
querelle en présence des dieux immortels, prétendant que je porte aide
aux Troyens dans les combats" (Iliade, I, 518-521). Celle-ci peut
le berner, en éveillant son désir puis en l'endormant (Iliade, XIV,
158-350) pour laisser Poséidon donner toute sa mesure dans le secours
qu'il apporte aux Achéens. Ces histoires tout humaines dont l'épopée
regorge mettent en lumière le caractère anthropomorphique des dieux et
les limites de leurs pouvoirs.
On
comprend alors que lorsque les dieux descendent de l'Olympe pour
intervenir directement dans la mêlée, c'est sous une forme humaine, en
prenant, le plus souvent, l'aspect d'un proche de la personne à qui ils
veulent apparaître. Ce type d'épiphanie est fréquent : Aphrodite
apparaît à Hélène sous les traits d'une ancienne servante mais elle est
reconnue : sa gorge splendide, sa belle poitrine, ses yeux fulgurants
sont ceux d'une déesse (Iliade, III, 396-398). Athéna vient au secours
de Diomède qui la reconnaît et s'installe sur son char, saisissant le
fouet et les rênes pour conduire les chevaux contre... le dieu Arès
(Iliade, V, 839-842). Souvent, le dieu se cache dans une nuée aux yeux
de la foule et ne se laisse voir que par le personnage à qui il veut se
manifester : Apollon se fait reconnaître auprès d'Hector (Iliade, XV,
247-266) mais, au milieu des Troyens, il s'enveloppe d'un nuage (307).
Parfois, lorsque le dieu apparaît sous les traits d'un proche, il peut
laisser les mortels dans l'illusion : Apollon apparaît à Hector sous les
traits de son oncle maternel, le vieil Asios, l'encourage à repartir au
combat mais reste incognito (Iliade, XVI, 718). Les personnages
d'Homère s'attendent à tout moment à rencontrer un dieu sous une forme
humaine ; d'où la crainte, dans la bataille, de se trouver face à face
avec un dieu : "Serais-tu quelque Immortel descendu des cieux ? Je ne saurais combattre une des divinités célestes"
crie Diomède à Glaucos (Iliade, VI, 128). S'il arrive parfois que les
dieux interviennent dissimulés, par une métamorphose, dans le corps d'un
animal par exemple, la norme est bien une représentation
anthropomorphique des dieux.
On
peut donc dire qu'en jouant leur rôle dans la guerre de Troie, les
dieux révèlent, par la grâce du poète, leur anthropomorphisme, non
seulement plastique mais fondamental : les dieux agissent et se
conduisent comme des hommes. Autrement dit, la poésie épique donne une
forme organique et visible à la sphère du divin et, en faisant des dieux
les protagonistes d'un récit, elle leur attribue les qualités
spécifiques aux individus : ils ont un nom, une "personnalité" et un
caractère particuliers (Vegetti, 1993 : 388). Et
pourtant... Les dieux sont bien différents. D'une certaine façon, ils
apparaissent comme des héros dont l'areté (la valeur) aurait été poussée
jusqu'à ses extrêmes limites : ils les surpassent par la beauté, la
force, l'intelligence. L'éclat surgit dès qu'il est question d'un dieu.
Laissons parler Thétis : "Zeus à la grande voix, assis à l'écart, sur le plus haut sommet de l'Olympe aux cimes sans nombre"
(Iliade, I, 498-499). À cette image de la majesté divine, il faut
ajouter ce trait qui change tout : les dieux sont immortels. Après avoir
donné à Pélée des chevaux immortels qui pleurent la mort imminente de
leur jeune maître Achille, Zeus se lamente : "Pauvres bêtes !
Pourquoi vous ai-je donc données à Sire Pélée - un mortel ! – vous que
ne touche ni l'âge ni la mort ? Est-ce donc pour que vous ayez votre
part de douleurs avec les malheurs humains ? Rien n'est plus misérable
que l'homme entre tous les êtres qui respirent et marchent sur la terre" (Iliade, XVII, 443-447). Affirmation d'une supériorité qui fait des dieux des maîtres fondamentalement séparés des hommes.
Nul
doute que lorsqu'elle prend forme, l'épopée a pour toile de fond
quantité de récits mythiques traditionnels sur les divinités et les
puissances naturelles qui habitent et dominent le monde. Mais le plus
remarquable est que pour faire le récit des derniers jours de la guerre
de Troie, le poète, en sélectionnant, en mettant en œuvre et en
réélaborant un immense matériau, a esquissé pour les siècles à venir la
figure de ce qu'est un dieu grec.
Pierre SINEUX http://www.theatrum-belli.com
Editions Klincksieck
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