Parmi les monarchies hellénistiques surgies du démembrement de l’empire d’Alexandre le Grand, le royaume des Séleucides occupe une place à part. Les historiens de l’époque hellénistique mettent en avant, traditionnellement, deux traits caractérisant ce royaume : son immensité et sa fragilité.
La
dynastie issue de Séleucos eut à gérer, comme les Achéménides l’avaient
fait avant elle, de nombreux peuples toujours prompts à l’indiscipline
ou à la sédition. L’on oppose ainsi toujours cette fragilité intrinsèque
de la construction politique des Séleucides à la relative solidité des
autres ensembles du monde hellénistique : monarchie "nationale" des
Antigonides de Macédoine, royaume reposant sur la stabilité et la
prospérité d’une cité-État comme Pergame ou s’étant coulé dans des
institutions pré-existantes, comme dans le cas des Lagides, qui ont su
recueillir le fruit des efforts de centralisation et d’administration
des Pharaons.
Dans
ce contexte, plus encore que pour les autres monarchies, l’armée
apparaît comme le soutien du souverain et la garante de la perpétuation
de la dynastie. Dans l’idéologie de la royauté hellénistique, le
souverain est d’abord un chef de guerre qui possède son royaume "par la
lance", en vertu du droit de conquête. Il ne peut garder son rang qu’en
demeurant toujours victorieux.
Dans
la réalité ensuite, l’armée assuma, de 301 av. J.C. à 64 av. J.C., la
tâche de combattre les ennemis extérieurs (Égyptiens, Parthes puis
Romains).
Un bref rappel de l’histoire montre l’importance vitale de la guerre dans l’évolution des territoires séleucides.
Dès
le IIIè siècle, l’Inde et les régions les plus orientales étaient
indépendantes politiquement et ne gardaient que des contacts commerciaux
avec l’empire séleucide. En 249, se détacha la Parthie dirigée par la
dynastie arsacide. Des régions comme la Cappadoce, le Pont, la
Paphlagonie, la Bithynie et l’Arménie étaient constituées de
principautés indépendantes sous la férule de dynastes et roitelets
locaux.
Les
Séleucides durent compter en Asie mineure sur la présence de leurs
rivaux lagides et sur l’indépendance du royaume de Pergame. La Syrie
méridionale, dite Coélé-Syrie, fut une cause permanente de guerre entre
les Séleucides et les Ptolémées au cours des IIIè et IIè siècles.
Au
fur et à mesure des amputations territoriales, le centre de gravité de
l’empire séleucide fut de moins en moins oriental et de plus en plus
méditerranéen et des deux capitales, ce fut Antioche sur l’Oronte qui
l’emporta par rapport à Séleucie sur le Tigre. Les souverains séleucides
furent dans l’ensemble médiocres et peu furent à la hauteur de la
tâche, à quelques exceptions notables.
Antiochos
III, en particulier, sut rétablir l’autorité de la dynastie et se lança
dans une ambitieuse expédition orientale pendant huit années. Il
réussit à reprendre aux Égyptiens la Coélé - Syrie en 198 av. J.C. mais
ses projets heurtèrent Rhodes, Pergame et les cités qui firent appel à
Rome qui s’offusqua de la promotion d’Hannibal comme conseiller
d’Antiochos. La guerre en Grèce se révéla un échec et Antiochos III fut
vaincu à Magnésie-du-Sypile en 189 av. J.C. L’année suivante, le traité
d’Apamée marqua un recul territorial des Séleucides qui perdirent leurs
possessions jusqu’au Taurus.
Le
but de cette étude est double : il s’agit, d’une part, d’étudier les
différents corps de cette armée d’après les sources antiques
disponibles. Il s’agit ensuite de comprendre comment les Séleucides
avaient organisé le dispositif défensif de leur royaume. Cela conduira à
mettre en valeur le rôle exceptionnel de la Syrie du Nord, qualifiée
souvent d’"autre Macédoine" par les sources antiques, tant
l’hellénisation y était profonde et la fidélité à la dynastie
indéfectible.
L’armée
séleucide était constituée de très nombreux corps au recrutement et aux
missions variables. L’armée régulière était recrutée parmi la
population du royaume. Son noyau était la fameuse phalange. Les contingents
indigènes étaient forts nombreux et étaient conduits au combat par leur
dynastes et chefs traditionnels. Tite-Live mentionne à Magnésie un
contingent conduit par un certain Ariathathès de Grande Cappadoce. Les
unités militaires d’élite, comme les Argyraspides et Hypaspistes, agèma
de la cavalerie, comprenaient un forte part de Gréco-Macédoniens. Les
mercenaires, enfin, ne doivent pas être oubliés. Certains ne se louaient
que le temps d’une campagne : on les appelait les xenoi. D’autres demeuraient pour une période plus longue ou définitivement : c’étaient les mistophoroi.
Les plus nombreux étaient les mercenaires gréco-macédoniens. Mais il y
avait des mercenaires indigènes à la forte personnalité ethnique comme
les fameux Galates.
L’armée régulière
La Phalange : rôle militaire et recrutement
La
Phalange occupe une place centrale dans l’armée séleucide et cela pour
deux raisons. Sur les champs de bataille, la Phalange est la "Reine des
batailles", après avoir supplanté les Hoplites de l’époque classique. En
temps de paix, c’est sur la Phalange et secondairement sur les
mercenaires que repose l’effort de surveillance des frontières.
La
Phalange était le corps d’armée gréco-macédonien par excellence de
l’armée séleucide. Elle était directement issue, par la tactique qu’elle
employait et les armes qu’elle utilisait, de la phalange d’Alexandre le
Grand.
La
question de la nature et de la fonction de chaque type de troupes dans
l’armée séleucide est complexe en raison, d’une part, de la souplesse du
vocabulaire militaire, et d’autre part, de l’existence de multiples
termes pour désigner un même corps. Ainsi les Phalangistes étaient
couramment désignés, selon une terminologie officielle, par le terme de
"Macédoniens" et, d’une manière non-officielle, par les expressions de "pezétairoi" "sarisphoroi" ou de "troupes lourdes" (ta baréa tôn oplôn).
La
Phalange, en formation de combat, est composée de fantassins alignés
sur 32 rangs de profondeur comme à Magnésie-du-Sipyle ou 16 rangs comme le décrit Polybe. Cette formation porte le nom grec de Zuga. La Phalange pouvait former un carré de 20.000 hommes.
La
question de l’armement de la phalange séleucide a suscité maintes
controverses. L’arme de base du phalangiste séleucide est la sarisse,
une pique de 6 mètres. Le bouclier utilisé par les phalangistes
séleucides était de petite dimension, 45 centimètres de diamètre. Les
boucliers étaient munis de poignées pour permettre aux deux bras de
tenir la sarisse. En position de combat, les cinq premiers rangs
tenaient leurs sarisses abaissées, formant une barrière de piques
infranchissables.
G.T.
Griffith a posé le problème du degré d’utilisation de la cuirasse dans
les armées du monde hellénistique. Il a émis l’hypothèse que les soldats
de Philippe n’en possédaient pas, réservant cette caractéristique aux
seuls officiers. Mais B. Bar-Kochva plaide en faveur de la présence de
plastrons dans les armées séleucides, ne serait-ce que pour protéger
leurs soldats des ennemis parthes qui furent les constants adversaires
de la dynastie et qui avaient la réputation d’être des archers émérites.
Les
descriptions des batailles dans lesquelles s’illustrèrent les soldats
permettent d’avoir une idée des effectifs de la Phalange en situation de
combat :
Vingt mille Macédoniens à la bataille de Raphia en 217 av. J.C.Seize mille phalangistes furent alignés par les Séleucides à Magnésie-du-Sypile en 189 av. J.C.
On
explique généralement cette brusque décrue par les pertes importantes
subies lors de l’expédition de Grèce dans les années précédentes.
Antiochos
IV combla les pertes de la Phalange si bien qu’à Daphnè, lors d’une
revue militaire, en 166 av. J.C. 20.000 Macédoniens défilèrent devant le
souverain. Parmi eux, il y avait 10.000 Chrysaspides (i.e. portant un
bouclier doré) et 5.000 Chalkaspides (i.e. portant un bouclier de
bronze) en plus des Argyraspides. La difficulté du texte de Polybe
réside dans le fait qu’il existait sans doute un écart important entre
l’armée qui combattait sur le champ de bataille et celle qui défilait.
Le
problème du recrutement de la phalange est posé. Trois catégories
étaient susceptibles de fournir des hommes pour la phalange : les Grecs
établis dans les villes, les Macédoniens résidant dans le royaume et les
indigènes. Les Macédoniens était le principal vivier, non exclusif,
pour la Phalange. Les Grecs résidant dans les villes jouissaient par
leur citoyenneté d’exemptions. Cela n’excluait pas que des jeunes gens
des villes, poussés par un esprit aventureux ou simplement par goût du
lucre, s’engagent individuellement dans l’armée.
Le second élément est constitué par des indigènes. À Raphia, Polybe oppose explicitement une phalange asiatique constituée de "l’élite de tout le royaume".
Le fait que nous n’ayons de mention de l’existence de ce corps qu’en
217 av. J.C. s’explique aisément. Séleucos et ses successeurs immédiats
eurent soin d’organiser une phalange gréco-macédonienne, supposée plus
loyale, avant de s’intéresser aux potentialités militaires offertes par
les indigènes. L’entraînement au maniement était long et d’autant plus
difficile pour des soldats ignorant tout de l’art militaire macédonien.
Cette
phalange asiatique disparaît totalement après Raphia. Cela
signifie-t-il que ce corps aurait prouvé sa faible valeur militaire et
que les souverains en auraient tiré toutes les conséquences ? A. Aymard
fait remarquer que Tite-Live, dans sa description de la bataille de
Magnésie, donne un chiffre très supérieur à l’addition des différents
corps de troupes énumérés. La différence entre ces deux chiffres
pourrait alors correspondre à la phalange asiatique.
Une autre explication peut être avancée : les 20.000 soldats de la Phalange sont décrits comme "armés à la macédonienne".
Il ne nous est nulle part dit qu’ils possédaient tous l’ethnique
macédonien. On peut penser que dans la Phalange auraient été amalgamés
des éléments indigènes et macédoniens.
Si
l’on retient l’hypothèse d’un amalgame de soldats ethniquement
différents, il faut penser que les désastres militaires subis par la
dynastie expliquent l’entorse à la règle.
C’est
là que le rôle de la Syrie du Nord dans le recrutement de la Phalange
prend tout son sens. C’était un immense réservoir d’hommes dans lequel
la monarchie pourra puiser tout au long de son histoire, une "nouvelle
Macédoine". Dans cette région, le réseau de colonies gréco-macédoniennes
était particulièrement dense. G.T. Griffith, dans son livre sur les
mercenaires, a montré le lien qu’il y avait entre l’existence de
colonies séleucides dispersées dans l’empire et le recrutement. Il a
montré que ces colons n’étaient ni des sujets ni des mercenaires, mais
des sujets du roi astreints aux obligations militaires.
Surgit la question de la mobilisation en cas de danger des hommes de la Phalange et celui de la "levée en masse".
E. Bikerman a bien montré qu’à ce sujet, deux problèmes se posaient
pour les souverains : la levée en masse était-elle techniquement
réalisable ? Et si oui, était-elle politiquement souhaitable ? B.
Bar-Kochva a critiqué Bikerman en disant que celui-ci avait trop insisté
sur les difficultés pratiques et politiques d’une telle mobilisation
générale. Mais, pour n’en rester qu’à la seule Syrie du Nord, les
arguments de Bikerman semblent justifiés. Une pression militaire trop
forte pouvait, même au cœur du royaume, provoquer des troubles. Quant
aux limites techniques, elles sont évidentes. Il ne suffisait pas de
posséder des soldats. Les Séleucides avaient en ce domaine des
possibilités immenses. Les 6 000 hommes levés dans une région comme la
Cyrrhestique en sont la preuve. Il fallait aussi pouvoir équiper,
nourrir et payer l’armée. La révolte des Cyrrhestiens de 221 a.v. J.C. a
pour motif de départ un retard dans le paiement des soldes.
Mais l’armée régulière ne se réduisait pas à la seule Phalange.
L’infanterie légère
L’infanterie légère dite des agiles comprenait, d’une part, les peltastes et, d’autre part, des troupes spéciales (archers).
Les peltastes formaient l’infanterie légère. Ils combattaient avec un bouclier.
Le
recrutement fut très difficile après la paix d’Apamée qui interdisait
aux Séleucides de lever des troupes dans la sphère d’influence de Rome.
La cavalerie régulière
Son
recrutement était semblable à celui de la phalange. Le problème est que
ces cavaliers macédoniens ne sont jamais mentionnés en tant que tels.
Si des cavaliers ne sont pas décrits comme mercenaires, indigènes ou
cavaliers de la Garde, c’est à ce type de troupes que l’on a affaire.
Les
6 000 cavaliers cataphractes de Magnésie mentionnés par Tite-Live font
partie de ce type de troupes. B. Bar-Kochva range dans cette catégorie
de troupes les Nyséens qui défilent à Daphné, en expliquant que
c’étaient des Grecs montant des chevaux de Margiane, explication qui
peut se soutenir.
Les Troupes d’élite
Les
troupes d’élite comportaient à la fois des unités d’infanterie et de
cavalerie. Les termes sont multiples pour les désigner. Tite-Live
emploie à Magnésie-du-Sipyle l’expression "regia cohors".
Le
même Tite-Live utilise pour parler de cette élite de soldats des
Argyraspides ("ceux qui portent un bouclier d’argent"). Certains
écrivains grecs parlent de doruphoroi.
Le
Mot d’Hypaspistes est également employé. C’est un terme qui apparaît
sous Philippe II. Les Hypaspistes avaient remplacés les somatophylakes
et ils étaient désignés dans la terminologie officielle sous le nom
d’"d’hypaspistes royaux" ou d’"agèma des Hypaspistes".
Selon Arrien, les Hypaspistes changèrent de nom et s’appelèrent argyraspides lors de l’expédition en Inde.
Pourtant,
il est fait mention à quelques reprises de l’existence des Hypaspistes
dans les armées séleucides (par exemple lors du siège de Sardes en 214
av. J.C.).
En revanche, on ne parle pas des Hypaspistes à Raphia et Magnésie.
Pour
E. Bikermann, les Argyraspides et les Hypaspistes se confondent, ce qui
n’est pas l’avis de Bar-Kochva pour lequel les Hypaspistes formaient
une unité d’élite dont le professionnalisme dépassait encore celui des
Argyraspides.
L’agèma de la cavalerie
Aux
régiments d’infanterie de la garde correspondaient des unités d’élite
de cavalerie. C’est cette cavalerie qui avait la première place autour
du Roi sur le champ de bataille. Les termes sont, une fois de plus,
divers.
On parle de Basilikè ilè ou de regia ala ou d’agèma de la cavalerie, on emploie également le terme d’hétaires ou compagnons.
On
peut supposer l’existence de deux corps d’armée différents : d’un côté,
l’"agèma de la cavalerie" composée d’Iraniens ; de l’autre, les
hétaires qui formaient l’escadron royal et dont le recrutement s’opérait
chez les Gréco-Macédoniens.
La Syrie du Nord "arsenal du royaume"
Si
Antioche-sur-l’Oronte était la capitale politique incontestée du
royaume, Apamée fut la principale ville militaire de l’Empire. C’est là
où, d’après les auteurs anciens, en particulier Polybe, se réunissaient
les armées à la veille d’une expédition militaire. Base de départ des
expéditions vers l’Orient séleucide, remarquable point d’appui pour
défendre le royaume, Apamée était pour une autre raison une ville
militaire : c’est ici qu’était cantonnée l’élite des troupes de la
dynastie et les corps que l’on peut appeler "techniques".
Strabon
insiste sur cet aspect militaire et énumère les différents corps
spécialisés : l’administration militaire, les haras royaux, le dépôt des
éléphants, "les maîtres d’équitation, les maîtres d’armes et les professeurs à gages des arts de la guerre".
Quels types de soldats composaient ces différents corps ?
Les
historiens divisent traditionnellement les soldats séleucides en deux
catégories : d’une part, les troupes levées le temps d’une expédition où
l’élément mercenaire est très présent ; d’autre part les troupes qui
forment l’armée permanente. L’examen attentif des soldats résidant à
Apamée permet de conclure à l’existence d’une troisième catégorie de
troupes.
Ces hommes sont membres de l’armée permanente qui protège la Syrie du Nord, cœur du royaume.
Il faut donc nous prononcer sur l’origine de ces soldats : mercenaires ou soldats gréco-macédoniens résidant dans le royaume ?
La
présence de mercenaires parmi eux est à peu près certaine. Derrière ces
"professeurs à gage des arts de la guerre", ne doit-on pas reconnaître
des figures de mercenaires monnayant leur science guerrière dans les
différents royaumes hellénistiques ? Mais, d’une part, la monarchie
devait attirer les meilleurs éléments gréco-macédoniens, puisque Apamée
était située au centre d’une région au centre d’une région fortement
hellénisée. D’autre part, des éléments orientaux, iraniens notamment,
furent sans aucun doute nécessaires, du moins au début, dans certains
corps (éléphants, chars à faux…) que la tradition militaire grecque
ignorait.
Dans
l’armée séleucide, les corps se distinguaient moins selon leur origine
ethnique que d’après leur armement et leur façon de combattre. Plutarque
met dans la bouche de Flamininus une remarque tout à fait significative
à cet égard, affirmant à propos des troupes séleucides que "c’était toujours le même poisson mis à toutes les sauces".
Le Logistérion Stratiôtikon
C’est une pièce essentielle de l’administration militaire séleucide à Apamée. Quelle est sa fonction exacte ?
B. Bar-Kochva le traduit par "ministère de la Guerre" en utilisant la terminologie anglaise de War Office.
Mais un "ministère de la Guerre" suppose, en plus des tâches
d’intendance, un titulaire fixe chargé de définir une politique
militaire et une stratégie globale, en coordination avec l’état-major.
Cela ne cadre guère avec le fonctionnement de l’État en général et de
ses institutions militaires en particulier.
Les
fonctions militaires, surtout au plus haut degré, ne sont pas définies
avec précision chez les Séleucides. La conduite à tenir est fixée au
sein du conseil qui, autour du monarque, regroupe les "amis" du roi et
quelques fonctionnaires civils ou militaires. Nous voyons ce conseil
fonctionner à plusieurs reprises chez Polybe, à la veille d’expéditions
contre Molon.
L’étude de l’étymologie de l’expression "logistérion stratiôtikon"
montre que l’institution devait se cantonner à des tâches matérielles
(approvisionnements, remonte, fournitures, d’armes, logement des
soldats).
On
pourrait suggérer comme traduction "bureau du ministère de la guerre".
Mais cela a encore le désavantage de postuler l’existence d’un
ministère, ce qui est un anachronisme dans l’Orient séleucide.
J.-
Ch. Balty propose comme traduction "bureau des vérifications des
comptes de l’armée". La traduction de Bar-Kochva est trop générale, mais
celle de Balty trop précise. Je propose "intendance générale de
l’armée", qui a l’avantage de rendre à la fois le caractère technique
des missions dévolues à cet organisme et son caractère centralisé.
Les haras d’Apamée
Si
Antioche-sur-l’Oronte était la capitale politique incontestée du
royaume séleucide, Apamée était la principale ville militaire de
l’Empire.
C’était
surtout parce qu’elle abritait les haras royaux qu’Apamée jouissait
d’un tel renom dans le domaine militaire. On y trouvait, au dire de
Strabon, 3.000 étalons et 3.000 juments. Loin de se limiter à être un
simple entrepôt de montures fraîches, Apamée possédait une école de
cavalerie.
De
ces soldats préposés à l’entretien des Haras, que savons nous ?
S’agissait-il de Gréco-Macédoniens ou d’indigènes ? Strabon n’est pas
explicite sur ce point. On peut arguer de la présence probable de Gréco-
Macédoniens.
Mais
d’autres arguments plaident en faveur de la présence d’un élément
indigène : les Séleucides avaient l’habitude de dédoubler chaque corps
en deux, l’un grec, l’autre indigène. On ne voit pas pourquoi ce qui se
serait passé pour l’agèma n’aurait pas eu lieu pour le corps des haras.
Les éléphants
Parmi
les corps d’élite de l’armée séleucide, les éléphants occupaient une
place de choix. Ces animaux étaient une des originalités de l’armée
séleucide.
C’est
en 302 av. J.C que Séleucos, un peu avant la bataille d’Ipsos, reçut du
roi indien Chandragupta un troupeau de 500 éléphants. 480 arrivent en
Cappadoce. 400 combattent effectivement : 20 ont dû mourir en route et
80 se sont révélés incapables de combattre, victimes des rigueurs de
l’hiver.
Après
l’établissement de la dynastie en Syrie, les éléphants furent
naturellement regroupés dans cette région ; à Apamée, l’éléphant devint
une figure familière aux populations de Syrie.
Le prestige des éléphants était grand dans le royaume séleucide. Prestige pour la dynastie puisque Séleucos était appelé "éléphantarque".
Prestige aux yeux des adversaires de la dynastie puisqu’en 162 av. J.C.
les Romains exigèrent des Séleucides qu’on abatte le troupeau. Prestige
dans la hiérarchie militaire puisque le grade d’"éléphantarque"
fut créé pour les officiers chargés de commander ce corps. Les
éléphants avaient droit aux honneurs militaires et on leur attribuait
des décorations sous forme de phalères d’argent.
Les
éléphants étaient soumis à un rigoureux entraînement militaire : on
leur donnait des boissons enivrantes et on les aspergeait de liquide
rouge pour qu’ils ne soient pas effrayés par leur propre sang.
Les
éléphants étaient revêtus d’une cuirasse et une tour était placée sur
le dos de l’animal avec un cornac et quatre tirailleurs. Paul Goukowsky
attribue cette "révolution militaire" dans le domaine de l’utilisation
de l’éléphant de combat aux monarchies hellénistiques et la date de
300/280 av. J.C. Ni les Indiens, ni les armées d’Alexandre ne
connaissaient l’usage de la tour.
On
pouvait les utiliser soit en corps largement autonomes soit comme
soutien à d’autres corps d’armée. Ils furent utilisés comme protection
face aux cavaleries adverses, avant que les Séleucides n’obtiennent une
écrasante supériorité en ce domaine.
Des
troupes combattaient aux côtés des éléphants pour les protéger. À
Magnésie des troupes légères se sont trouvées aux côtés des animaux.
Les chars à faux
La
présence de chars à faux mérite d’être mentionnée car c’est un trait
original de l’armée séleucide et un héritage de l’époque achéménide.
Les
auteurs antiques ne portent pas de jugement sur l’efficacité tactique
de cette arme. Elle fut faible car toutes les rencontres se terminent
par la défaite de l’armée utilisant ce type d’engins. Le satrape Molon,
en 221 av. JC., se sert des chars à faux comme couverture pour les
autres troupes : il veut avoir le temps de les disposer à l’abri de ce
providentiel "rideau". Mais celui-ci est écrasé par les éléphants.
À Magnésie-du-Sipyle, les chevaux des chars à faux, accablés par les archers, se retournèrent contre l’armée d’Antiochos III.
L’utilisation
des char à faux était considérablement limitée par la nécessité d’un
terrain plat. Cela excluait les territoires montagneux d’Iran et de
l’est de l’Empire, les étendus sablonneuses d’Egypte et les champs de
bataille de Grèce.
Les chars à faux furent donc au mieux inefficaces, au pire catastrophiques.
Le train
Les
masses d’hommes qui composaient l’armée séleucide en campagne ne se
déplaçaient pas seuls. Ils avaient besoin d’être approvisionnés en
permanence.
Aussi
les gens du train étaient-ils fort nombreux. On parlait, à leur sujet,
dans le vocabulaire militaire des armées hellénistiques de "ceux qui
sont dans le bagage" ou aposkeuè. Cependant ce terme très
général semble recouvrir des réalités très différentes, comme l’a bien
montré M. Holleaux en effectuant un salutaire effort de clarification
terminologique.
L’aposkeuè du soldat recouvre deux réalités. Une réalité matérielle, tout d’abord. L’aposkeuè
pourrait se traduire alors par "bagage", "équipage", ou "équipement".
Cela inclut non seulement tout ce que le soldat avait en début de
campagne militaire mais également tout ce dont il a pu s’emparer au
cours des opérations c’est-à-dire le butin. La seconde réalité est
humaine. L’aposkeuè signifie alors la "suite du soldat". C’est, comme l’écrit Bikerman "les valets d’armes du soldat, sa famille, son personnel domestique".
Beaucoup
de soldats des troupes régulières étaient effectivement mariés, même si
leur épouses ne suivaient pas automatiquement l’armée.
Concernant
l’existence des valets d’armes, Bikerman est allé très loin dans ses
interprétations. Considérant que chaque soldat avait un valet d’armes,
il a estimé que l’on devait doubler voire tripler les effectifs des
soldats pour avoir une idée du nombre des non-combattants. Bar-Kochva a
répondu à Bikerman en démontrant que seuls les officiers des mercenaires
possédaient un valet d’armes.
Il faut ensuite distinguer l’aposkeuè de chaque soldat et l’aposkeuè de l’armée. Cette dernière est constituée de l’ensemble des aposkeuai individuelles des soldats, d’autre part du skeophoron c’est-à-dire le "train" stricto-sensu
qui comprend les machines de guerre, l’artillerie, les services de
ravitaillement, la remonte, les convois d’armes. Tout cela relève de
l’intendance générale de l’armée. À cela s’ajoutent les non-combattants
qui se joignent à l’armée en campagne, espérant vivre dans son sillage :
boulangers, cuisiniers, acteurs, marchands d’esclaves, apportant
jusqu’aux fers à destination des prisonniers, gens de mauvaise vie,
maraudeurs. L’armée d’Antiochos VII, levée pour faire face au danger
parthe, comportait un grand nombre de ces non-soldats. Posidonios
insiste longuement sur ce fait auquel il attribue l’échec de
l’expédition. L’armée qui s’ébranla en 221 av. J.C. pour aller combattre
Molon et qui franchit le Tigre en trois endroits comportait une aposkeuè.
Le
centre militaire de la monarchie, Apamée-sur-l’Oronte, voyait affluer
toute cette population temporaire à chaque début de campagne. On peut
penser que des structures d’accueil de ces troupes existaient à Apamée.
Dans le cas contraire, cela aurait exposé la population de la Syrie du
Nord à une pression émanant des soldats qui se serait rapidement révélée
insupportable pour les civils.
Malgré toutes les précautions prises, l’aposkeuè
ne pouvait totalement couvrir les besoins des immenses armées levées
par les Séleucides. L’armée en était réduite à vivre sur le pays. On
dépendait alors, lorsque l’armée était loin de ses bases de Syrie du
Nord, du bon vouloir des villes et des alliés locaux.
Nourrir
les soldats était un bon moyen de se les attacher. Ne pas subvenir ou
subvenir imparfaitement aux besoins de l’armée pouvait se révéler
dangereux pour le monarque. Ainsi Héracléon de Beroia, favori
d’Antiochos VIII, offrait aux soldats des banquets par tables de mille.
Les repas étaient servis par des valets ayant des sabres aux côtés. Le
ministre agissait ainsi pour attacher ces soldats non au roi mais à sa
personne.
Les troupes du génie
Des troupes du génie accompagnaient les armées qui s’ébranlaient d’Apamée pour partir en campagne. On les appelait leitourgoi.
Ces
soldats sont présents aux côtés d’Antiochos III lors de son expédition
en Haute-Asie. Un témoignage de Pline nous révèle l’existence d’un
service cartographique. Pline indique la distance entre les villes de
l’Inde d’abord d’après les bématistes d’Alexandre, puis ceux de Séleucos
Ier. Les cartes militaires trouvées à Doura-Europos ont été fabriquées
probablement d’après les cartes des armées hellénistiques.
L’artillerie et les engins de siège
Les
témoignages sur l’artillerie des Séleucides sont rares et
fragmentaires. Cette unité faisait vraisemblablement partie des corps
d’élite de la monarchie basée en Syrie du Nord et qui étaient adjoints
aux armées rassemblées à Apamée à la veille de chaque nouvelle campagne.
Deux
utilisations de l’artillerie étaient possibles : en rase campagne et en
batterie de sièges. C’est dans l’écrasante majorité des cas la seconde
option qui a prévalu, ce qui semble logique.
La
seule mention de l’utilisation d’artillerie en rase campagne vient du
récit de la bataille des Thermopyles en 191 av. J.C. Mais nous ne savons
pas exactement quels types d’engins étaient déployés.
En
batterie de siège, le rôle de l’artillerie n’était point négligeable.
La prise des forteresses était nécessaire pour contrôler le plat pays.
Une grande partie des opérations militaires menées par l’armée séleucide
consista en des sièges interminables de villes et de citadelles. La
citadelle de Jérusalem résista pendant des années après la victoire des
Maccabées. Il fallut un an et demi pour que se termine le siège de
Sidon. Auparavant, Antiochos dut attendre devant Sardes deux années
avant de pouvoir prendre la ville.
La marine
Le caractère continental du royaume séleucide explique la modestie longtemps affichée à l’égard d’une politique navale active.
Des
flottes furent formées sur la mer Caspienne où un certain Patroklès
conduisit une expédition. Le bassin méditerranéen ne fut un champ
d’action que sous le règne d’Antiochos, au moment où ce dernier parvint à
s’emparer de la Coelé-Syrie, du port de Séleucie-de-Piérie tenu par ses
ennemis lagides et d’une grande partie de l’Asie Mineure.
Le
recrutement des équipages ainsi que la fourniture des navires varièrent
selon les règnes. La flotte rassemblée par Séleucos II provenait
exclusivement des cités grecques de la côte asiatique. La flotte
d’Antiochos III provenait de la Pamphylie et de la Phénicie. Les cités
grecques ne pouvaient qu’être méfiantes face à un souverain qui voulait
mettre fin à leur autonomie.
La
flotte d’Antiochos III a connu des variations sensibles d’effectifs :
en 197 av. J.C., on peut dénombrer 100 navires pontés dits kataphraktoi et 200 navires légers. D’après Tite-Live, la flotte d’Antiochos n’en aligne que 70 et 30.
En tous les cas, pendant toute la période, les Séleucides ne purent rivaliser avec leurs adversaires lagides.
Au
total, on ne peut que conclure, après ce bref examen, à la multiplicité
des héritages militaires présents dans l’armée séleucide. Cette
diversité a nui à la dynastie face aux adversaires qui auront peu à peu
raison d’elle : les Parthes et les Romains.
Malgré
de nombreux aspects positifs, la Syrie du Nord, ce cœur de l’empire
séleucide, ne fut pas, quoiqu’en aient dit les auteurs anciens, une
simple reproduction de la Macédoine, transposée en Orient. Plutôt qu’une
"autre Macédoine", la Syrie du Nord fut, dans l’esprit des souverains séleucides, une "Macédoine rêvée", et, dans la réalité, une "Macédoine inachevée".
Pierre-Emmanuel BARRAL http://www.theatrum-belli.com
Source du texte : STRATISC.ORG
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